Marian Burchardt, « Regulating Difference. Religious Diversity and Nationhood in the Secular West »

Marian Burchardt (2020), Regulating Difference. Religious Diversity and Nationhood in the Secular West, New Brunswick, Rutgers University Press, 240p.

Avec Regulating Difference, le sociologue des religions allemand Marian Burchardt nous offre une contribution remarquable qui vient sensiblement épaissir la matière à partir de laquelle réengager les débats autour des questions de laïcité et de régulation étatique de la religion en sciences sociales des religions. L’ouvrage aborde ces questions à partir d’une comparaison entre deux « nations sans État » (lire : souverains), le Québec et la Catalogne, où l’auteur a effectué des séjours de recherche entre 2012 et 2017 et lors desquels il multiplié les entretiens avec des acteurs, mené une recherche archivistique et fait de l’observation participante (lors de manifestations autour de la Charte des valeurs québécoise notamment). Le résultat est un ouvrage touffu et serré qui s’est mérité le prix du meilleur ouvrage de l’année 2021 de la Société Internationale de Sociologie des Religions (SISR). Il faut souligner d’emblée que l’auteur fait un usage exemplaire de concepts autrement saturés et fortement contestés (et contestables), dont sécularisation, sécularisme, séculier et compagnie (sauf bémol, voire infra). Ces termes sont bien définis et délimités à leurs significations d’abord institutionnelles, les rendant dès lors opératoires, ce qui, en soi, est notable.

L’ouvrage se compose d’une riche introduction et de cinq chapitres thématiques abordant tour à tour les rapports entre diversité religieuse et sécularisme, la contestation récente des modèles de régulation de la religion, la thématique spatiale liée à la diversité religieuse (où permettre l’établissement de nouveaux lieux de culte par exemple), une étude plus approfondie sur le cas du voile intégral (niqab, burqa), ainsi qu’un chapitre sur le renouveau du religieux sous une forme « culturelle », le tout chapeauté d’une brève conclusion.

Burchardt veut distinguer son approche de celles centrées sur la réponse législative et juridique face à la diversité religieuse comprise comme un donné pour saisir cette dernière comme le produit de discours et de politiques, mais aussi, plus largement, comme un élément constitutif des imaginaires sociaux et politiques. Ce qui ressort de cet examen comparatif est d’abord la manière dont la question de la régulation religieuse est intimement liée à l’idée de nation comprise dans son évolution historique. En effet, « dans des nations sans État, les inquiétudes liées à la diversité religieuse produite par l’immigration sont inextricablement liées à la « question nationale » » (p.9, traductions par l’auteur). Empruntant au concept de gouvernementalité de Michel Foucault, l’auteur souhaite montrer comment la diversité est un thème, voire un moyen par lequel opère la « gouvernance néolibérale ». Pour l’auteur, il ne va pas de soi que la « diversité » devienne l’objet d’attention politique du simple fait de l’immigration. Plutôt qu’une catégorie descriptive, l’auteur soutient « que nous devrions explorer la manière dont la diversité religieuse est elle-même investie en tant que catégorie épistémique et administrative à travers laquelle les États observent les sociétés, rendent leurs populations lisibles, et contribuent à reconfigurer les allégeances culturelles » (p.27). Burchardt propose par le fait même de sortir la question religieuse de son cloisonnement disciplinaire pour montrer comment elle est une donnée fondamentale pour penser l’ordre social et la construction de l’État-nation pour les sciences sociales en général. On ne saurait être plus d’accord.

Ce qui frappe au premier abord lorsque l’on compare le Québec et la Catalogne, c’est leurs trajectoires relativement similaires en termes de sécularisation des années 1960 à 1990, et leurs différences notoires face à la diversité religieuse depuis (p.5). Alors qu’au Québec les débats constamment ravivés au sujet des « accommodements raisonnables » ont mis à jour une forte conflictualité dans la société entre partisans d’une laïcité libérale et ceux d’une laïcité républicaine, la situation en Catalogne, où une approche multiculturaliste y fait presque consensus, est nettement plus pacifiée. Quels sont les facteurs permettant de comprendre ces orientations différentes ? La réponse apportée par Burchardt montre, contre Mahmood et Asad notamment, comment la « sécularité » (ou laïcité) n’est pas une forme modulaire mais qu’elle est profondément enracinée dans les particularités et les histoires nationales (pp.92-93). Parmi les facteurs déterminants, il faut compter notamment sur les manières de concevoir le projet moderne et la place de la sécularisation et de l’idéologie séculariste (et du coup le rapport à la religion) dans les définitions de la nation (p.10).

Je dois dire que, comme Québécois, je suis souvent exaspéré par la manière dont le cas du Québec est représenté et analysé. Tandis que les chercheurs Français ont tendance à plaquer la réalité française au cas québécois, les chercheurs s’exprimant en anglais démontrent une quasi-totale incompréhension de la réalité québécoise, ce qui se traduit le plus souvent par des « analyses » fortement normatives qui déplorent l’attachement d’une majorité de Québécois à une laïcité qu’ils qualifient de « fermée », versus la laïcité dite « ouverte », libérale, à laquelle eux-mêmes adhérent (en reprenant en cela les catégories philosophiques et non sociologiques de Charles Taylor, notamment, pour qui la « laïcité à la française » constitue une abomination à tendance fascisante). Ces caractérisations de la laïcité sont loin d’être neutres (n’est-il pas mieux d’être « ouvert » que « fermé » ?), et j’ai le plus souvent l’impression extrêmement désagréable de revivre une séance de « Québec bashing  » (matraquage du Québec) si commun dans l’espace public et les médias anglo-canadiens, dont j’ai été si souvent le témoin au cours de mon existence. Les chercheurs québécois, eux, sont bien souvent tellement ancrés dans l’une ou l’autre opinion (ce que Burchardt a bien vu) que leurs productions sont également pétries de normativité au point d’éluder une véritable analyse sociologique. J’avoue donc avoir ressenti beaucoup d’appréhension au moment d’entamer ce livre, même si je connaissais la qualité des travaux de Marian Burchardt. Or je dois dire qu’il s’agit là d’un des meilleurs sinon du meilleur ouvrage traitant du Québec par un « étranger » à ma connaissance. Je tiens enfin « le » texte à faire lire à des lecteurs anglophones s’ils veulent comprendre le Québec. Je ne peux que présumer que les sections sur la Catalogne, que je connais nécessairement moins bien, sont de la même eau. La présentation des histoires respectives de la Catalogne et du Québec en introduction sont admirables, et la suite des chapitres rajoute à chaque fois des sections qui épaississent aussi bien le compte-rendu historique et contextuel que l’analyse.

Bien que le Québec et la Catalogne partagent une histoire dans laquelle le catholicisme a été la religion historique incontestée de la majorité, leurs trajectoires singulières ces dernières décennies sont à mettre en rapport avec la manière dont s’est joué le couplage entre le rapport au catholicisme et le rapport à la puissance dominante, à savoir le Canada et l’Espagne. Pour le Québec, l’auteur fait à juste titre remonter l’histoire jusqu’à la conquête britannique de 1753 et le destin subséquent des Canadiens-Français comme citoyens de seconde classe. Au dix-neuvième siècle, le nationalisme civique et universaliste des Patriotes, dont les révoltes ont été réprimées dans le sang par la puissance coloniale, a cédé le pas à un siècle de « Pax Britannica » pendant laquelle l’Église catholique s’est érigée à la fois comme le rempart de l’identité canadienne-française et le gage, pour l’Empire, de la docilité du peuple. Rome a remplacé la France comme point de focale, en quelque sorte, et l’Église s’est constituée en sorte de « crypto-État » responsable de plusieurs missions sociales et éducatives. Ce nationalisme non-contestataire élaboré sur des bases ethniques, linguistiques et religieuses, promu et entretenu par l’Église, a duré jusqu’à la fin du règne de l’autoritaire premier ministre du Québec Maurice Duplessis en 1959. C’est à partir de ce moment que s’est déclenchée cette formidable vague de changement et de modernisation que l’on nomme la « Révolution tranquille ». Cette dernière est à la fois une réalité historique, lors de laquelle s’est constituée l’État québécois, et le mythe d’origine d’une nation désormais québécoise (et non plus canadienne-française) ayant enfin embrassée la modernité et rejetée l’obscurantisme catholique (pp. 16-22).

En Catalogne, le catholicisme n’a jamais pu constituer un pilier de l’identité nationale parce qu’il est la religion commune à toute la péninsule et qu’il a toujours été perçu comme ayant son siège à Madrid. La langue de l’Église était en effet l’espagnol depuis 1714, lorsque la Catalogne tomba sous le pouvoir de l’Espagne. L’Église catalane a certes commencé l’usage du catalan à la fin du dix-neuvième siècle, mais la définition de l’Espagne comme pays catholique a agi comme un frein à l’incorporation d’une dimension religieuse dans la composition de l’identité de la nation catalane, par opposition, du dix-neuvième au vingtième siècle. Les forces libérales et modernistes en Catalogne ont ainsi opposé un projet de nation séculière contre le conservatisme catholique, comme en France et ailleurs. Les aléas de la Guerre civile et de la dictature de Franco au vingtième siècle ont résulté en une « faible mémoire collective du catholicisme » (p.16). À partir du tournant démocratique, à défaut d’un ancrage consensuel dans le catholicisme, la Catalogne s’est orientée vers l’Europe et l’international, adoptant une attitude et une politique de valorisation de la diversité. Qu’il s’agisse de l’anticléricalisme du début du vingtième siècle ou de la promotion contemporaine de la diversité au nom de la laïcité, une forte continuité ressort du fait de l’opposition, dans tous les cas, au privilège catholique (sous-entendu espagnol).

Passons outre le par ailleurs intéressant chapitre (3) sur les dimensions spatiales de la régulation de la diversité religieuse pour dire deux mots sur la question du voile intégral (chapitre 4), qui a déchiré les mouvements féministes des deux nations. On y voit en effet comment les différentes significations attachées au voile musulman entrent en résonnance avec ces couplages entre religion, sécularité et nation. Si le niqab ou la burqa sont répudiés par une majorité tant en Catalogne qu’au Québec, la nature et le contenu des débats y ont été passablement différents. En Catalogne, le cas du voile intégral a été pour l’essentiel dissocié de la question des autres symboles religieux minoritaires. Cela a été possible parce, selon Burchardt, « il n’y a pas de tension fondamentale entre la diversité religieuse et la conception dominante de l’identité catalane » (p.150). Les arguments des organisations mobilisées en faveur du bannissement du port du voile intégral ont ainsi pu dénoncer ce dernier sur la base d’une enfreinte au principe de convivialité nécessaire à la démocratie, tout en faisant la promotion des droits des femmes et des immigrés. Au Québec, le port du voile intégral a été perçu comme étant en continuité avec les autres symboles religieux ayant suscité des débats publics et ayant occupé l’espace médiatique, voire comme symbole religieux ultime. Contrairement à la Catalogne, les revendications des minorités religieuses de soustraction aux normes communes ont été nombreuses au Québec et au Canada plus largement : port du turban dans la gendarmerie royale ou l’administration étatique, port du kirpan sikh à l’école obligatoire, présence d’érouv dans les quartiers de Montréal, construction de Sukkot juives sur des balcon, port du voile intégral dans des cours de francisation, demande de givrage de fenêtres d’un centre de sports et de loisirs pour ne pas offenser la vue de jeunes juifs orthodoxes… Tout cela dans un contexte juridique défini pour l’essentiel par les politiques multiculturalistes du gouvernement fédéral et la Charte des droits et libertés canadienne qui fonde une définition strictement subjective de la religion. Contre l’opinion dominante suivant laquelle la judiciarisation est gage de neutralité et de pacification des débats par leur dépoliticisation, particulièrement répandue dans les cercles libéraux, Burchardt note à juste titre comment l’effet a été au contraire de fortement politiser et de polariser le débat tout en multipliant les recours devant les tribunaux, faisant de chaque affaire un nouvel épisode dans un psychodrame sans cesse relancé et empêchant de fait l’émergence d’une solution pacificatrice.

C’est dans ce contexte très particulier que l’interdiction du port du voile intégral a ainsi pu être étendu aux autres formes de voile, puisque cette pratique s’est de fait retrouvée au cœur du projet d’instituer la laïcité comme un principe structurant par rapport à toutes les formes d’interaction avec la puissance publique, des administrations jusqu’à l’école. Au Québec, la burqa a ainsi symbolisé la présence problématique des religions dans l’espace public. Burchardt a bien saisi comment cette appréhension à l’égard des symboles religieux comme le voile plonge ses racines dans l’histoire, et comment le port de signes religieux ostentatoires suscite une réaction de malaise chez bien des québécois, et en particulier les femmes, comme signifiant un retour à un passé douloureux. En effet, l’image d’un corps de femme couvert évoque les vestiges oppressifs d’une religiosité catholique contrôlante et patriarcale. Avec la Révolution tranquille, le féminisme s’est profondément implanté au Québec, et l’égalité hommes/femmes est largement vécue comme étant une valeur fondamentale de l’identité québécoise (ce qui se traduit par des politiques proches des pays scandinaves en matière de garde à l’enfant et de congé parental, par exemple). C’est pourquoi le voile musulman, même lorsqu’il n’est pas intégral, renvoie pour beaucoup à une inégalité qui est ressentie comme étant rétrograde et inacceptable, en contradiction avec la conception qu’ont bien des québécois et des québécoises de ce qu’est une société moderne. Cette réaction s’enracine dans la conception suivant laquelle il faut achever la Révolution tranquille, ferment du sentiment national. L’analyse de l’auteur renvoie ainsi à une compréhension des logiques profondes qui façonnent les réponses catalanes et québécoises au sujet du voile, sans tomber dans un jugement de valeur (même si l’on sent bien que ce dernier a une opinion sur le sujet). Le travail minutieux de l’auteur permet ainsi de sortir de l’opposition stéréotypée entre des Catalans « ouverts » et des Québécois « fermés », voire racistes.

Cette adhésion à une version républicaine de la laïcité au Québec en lien avec un passé catholique perçu comme une oppression renvoie à un dernier paradoxe : d’où vient, du coup, le fort attachement des Québécois à une identité catholique et au catholicisme comme pierre d’assise de l’identité nationale ? Cet attachement est bien illustré par l’unanimité de l’appui populaire et partisan pour le maintien d’un crucifix accroché dans le Salon Bleu de l’Assemblée nationale, la chambre la plus importante et le haut-lieu des institutions démocratiques du Québec, alors même que la province affiche un des plus bas taux de pratique dominicale en occident. On retrouve toutefois un attachement similaire au catholicisme en Catalogne, en tant que dimension essentielle de l’histoire du peuple catalan. Ce phénomène est en effet largement répandu dans tout l’Occident et correspond à ce que le sociologue des religions québécois Raymond Lemieux, il y a plus de trente ans déjà, a dénommé la « religion culturelle ». Ce genre de revalorisation de la religion sous l’appellation « culture » est également présente en dehors de l’Occident, en Chine et au Japon notamment, et cela constitue sans doute un des développements les plus importants à comprendre et à élucider parmi les recompositions religieuses en cours de par le globe.

C’est à cette question de la religion culturelle qu’est consacrée le chapitre 5 de l’ouvrage, et c’est aussi le cœur de la proposition théorique et analytique de l’auteur. Face à cette montée de la « religion comme héritage » (heritage religion), c’est-à-dire la traduction et le réinvestissement de symboles, de sites et de référents « religieux » comme faits « culturels » essentiels à l’identité nationale, Burchardt note comment ces développements sont inassimilables par les théories classiques de la sécularisation, pour qui la montée des États-nation doit entraîner la perte des fonctions et des significations sociales de la « religion ». Si certains chercheurs sont d’avis que cette montée de la « religion culturelle » équivaut à un émiettement de la religion et une distanciation à l’égard des référents chrétiens traditionnels, l’auteur insiste ici plutôt sur le fait que ce phénomène dénote un accroissement de la signification et du rôle de la « religion » (du christianisme hérité pour être précis) pour les États-nations. Pour lui, « la montée de la religion comme héritage est le produit d’une incertitude à propos des définitions de l’identité nationale » (p.157) face aux processus de modernisation, de sécularisation, de pluralisation et de mondialisation. Suivant le québécois Jean-François Laniel (lui-même reprenant les analyses de Raymond Lemieux), il convient de prendre en compte la manière dont la pratique, l’appartenance et les croyances sont désormais disloquées. C’est ainsi que l’auteur peut reprendre à son compte une phrase lumineuse d’Alfonso Pérez-Agote, selon qui « l’Espagne est passé du statut de pays catholique à être un pays avec une culture catholique » (cité p.157).

Pour Burchardt, la religion culturelle est une « nouvelle forme de religion » qui nécessite une approche idoine. En effet, les perspectives habituelles sur la religion culturelle en rendent compte comme si elle résultait d’une attitude passive et défensive par rapport à un objet inerte. C’est-à-dire qu’elle est conçue comme une forme amoindrie, comme une perte. À rebours, les données recueillies par l’auteur militent pour la reconnaissance d’une attitude active et passionnée à l’égard de la religion culturelle, allant jusqu’à la mobilisation : « La religion comme héritage implique des engagements et des pratiques que les personnes mobilisent en fonctions d’objectifs et de valeurs. » (p.159) Pour Burchardt, les sociologues devraient prendre plus au sérieux la manière dont l’immigration et la diversité produisent de nouvelles conditions pour des contestations et des réinvestissements des questions d’identité nationale et du rapport de ces dernières à l’héritage religieux. Pour ce faire, il propose le concept de « religious heritage assemblage » qui se traduit plutôt mal en français et perd de sa force évocatrice. La notion d’assemblage réfère notamment au fait que la religion comme héritage est composite et feuilletée : elle est 1) mobilisée par des gens ordinaires dans leur rapport affectif à l’appartenance collective ; elle est 2) canonisée et élaborée par des institutions culturelles comme des musée ; enfin, elle est 3) codifiée et institutionnalisée juridiquement et politiquement en lien avec la citoyenneté et les définitions de la culture commune (p. 159).

Les récits de terrain et les entretiens dont fait état l’auteur montre bien comment les québécois, pour parler d’eux, passent d’un registre à l’autre en référence au catholicisme et son héritage. Ainsi le passé catholique peut être tout à la fois associé à une période de noirceur et d’oppression dont il faut absolument continuer de s’éloigner pour achever la Révolution tranquille, puis faire l’objet d’un attachement sincère légitimant la préservation des églises et du patrimoine religieux qualifié « d’œuvre d’art ». Le génie de Burchardt est de prendre ses données de terrain au sérieux : « En conséquence, les églises doivent être transformées en des sortes de musée  ; rien de plus, mais rien de moins. » (p. 161, emphase ajoutée) Avec cette autre phrase lumineuse, Burchardt sort d’une opposition stéréotypée et stérile entre religion et séculier, et ainsi d’une vision de la muséalisation comme dé-religiosification et donc sécularisation ou sortie de la religion. Au contraire, les études muséales ont depuis longtemps montré que les musées officient une fonction de sacralisation au service de la nation et de l’État. Il en est de même ici. La mutation de la « religion » en culture permet ainsi une « resacralisation séculière » (p. 167), même au Québec, où une société moderne a été construite sur les ruines d’un passé religieux enterré et dépassé. Un attachement similaire au « passé catholique » existe en Catalogne, où un label « Catalogne Sacrée » (p. 171) a été créé par l’Église elle-même dans le cadre d’une politique de (re)valorisation du patrimoine (un patrimoine qui coûte bien moins cher à entretenir dans le climat ibérique que dans les extrêmes canadiens). Pour Burchardt, en somme, l’attrait politique et culturel de la religion comme héritage s’explique par la manière dont cette dernière coalise et galvanise les processus de construction de la nation, tant par l’État que les citoyens, face à une diversité croissante et la mise à l’épreuve des référents nationaux et des marqueurs de citoyenneté (p. 195).

En conclusion, l’ouvrage de Burchardt montre comment les débats autour de la religion comme héritage affectent et participent à recomposer l’ensemble du paysage religieux, y compris les religions minoritaires et issues de l’immigration. Ce n’est pas, comme l’affirme Lori Beaman, une manière de préserver une religion majoritaire contre celles des minorités. Ce livre montre aussi comment les cas du Québec et de la Catalogne ne peuvent se comprendre sans le rapport antagoniste, et du coup structurant, au Canada multiculturaliste et à l’Espagne catholique respectivement. Ces analyses sont bienvenues, et il faut espérer que certaines leçons seront retenues par d’autres chercheurs dans notre discipline. Au-delà des modèles unidimensionnels, Regulating Difference montre comment les dynamiques de l’appartenance nationale et le rapport à la religion sont à comprendre dans leurs complexités et leurs relations propres, tout en tenant à distance une analyse qui ne verrait que des particularismes incomparables. Au contraire, c’est bien l’exercice comparatif savamment manié qui permet ici de faire apparaître les lignes-forces et les facteurs déterminants des mutations en cours.

À terme, il ne me reste que deux critiques mineures, mais qui ont leur importance. La première a trait au fait que le lien entre ce qui est décrit comme relevant d’une « gouvernance néolibérale » et d’une situation relative aux changements du capitalisme mondialisé ne fait l’objet d’aucune discussion, ni démonstration, ni opérationnalisation. Ensuite, il subsiste un effet de flou dans l’analyse. Que signifie parler d’une « nouvelle forme sociale de religion », ou de « sacralisation séculière » ? Est-ce encore de la « religion » ? Que veut dire « séculier », du coup ? Le concept de « sécularités multiples » défendu par l’auteur est-il vraiment le meilleur pour rendre compte de la situation actuelle ? Si l’auteur a eu le brio d’éviter plusieurs écueils relatifs à l’articulation de la religion aux concepts de séculier, de sécularité et de sécularisation, il ne les a en effet que repoussés (aucune différence n’est faite entre « religion » et catholicisme, par exemple). À ce titre, Burchardt semble avoir mal compris Raymond Lemieux, à qui il réfère cursivement p. 165, au sujet de la religion culturelle. Pour Lemieux, qui préconisait une approche fonctionnelle (et distinguait entre « la religion » et « les religions » comme le catholicisme), la religion culturelle était une nouvelle forme sociale de religion au sens plein (il est en fait l’auteur de la formule utilisée par Burchardt), et il insistait ailleurs sur le fait que la sécularité produisait ses propres formes religieuses, les « sécularités religieuses ». Burchardt ne s’est pas rendu compte qu’une large partie de son approche emprunte en fait la voie tracée par Lemieux, tout comme il n’a pas vu que les indécisions et les tensions résiduelles dans son analyse ont été anticipées et en fait réglées par ce dernier il y a déjà longtemps. Pour autant, l’auteur pousse certainement la discipline dans la bonne direction, et on ne peut trop recommander la lecture de cet ouvrage.

// Article publié le 20 mai 2022 Pour citer cet article : François Gauthier , « Marian Burchardt, « Regulating Difference. Religious Diversity and Nationhood in the Secular West » », Revue du MAUSS permanente, 20 mai 2022 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Marian-Burchardt-Regulating-Difference-Religious-Diversity-and-Nationhood-in
Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP | squelette