À propos de : Glenn Robinson, Global Jihad, A brief History, Stanford University Press, 264p. ISBN : 9780804760478. 38 euros.
L’ouvrage de Glenn E. Robinson intitulé Global Jihad propose une interprétation globale de l’islam radical depuis l’invasion de l’Afghanistan en 1979 par l’Union soviétique jusqu’à présent. Son ouvrage suppose une continuité en termes non seulement d’idéologie, mais aussi de contenu mental auprès des acteurs de ce mouvement, tout au long de son parcours depuis les années 1970 jusqu’à présent. Ce type d’analyse a été déjà entreprise au sujet d’al-Qaïda par des chercheurs comme Jean-Pierre Filiu en France et ses Neuf vies d’Al Qaïda (Fayard 2009).
Il distingue quatre périodes dans le phénomène qu’il appelle, à la suite de beaucoup d’autres, le djihadisme. Il tente d’établir un trait d’union entre ces quatre périodes par le recours, comme on le verra, à un type de mouvement social qu’il qualifie de « mouvement de rage ».
La première période débute avec l’invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique en 1979, l’année même de la révolution iranienne qui aboutit peu après à l’instauration d’une théocratie en Iran sous l’égide de l’ayatollah Khomeiny. La seconde période débute avec l’invasion de l’Irak par l’armée américaine en 2003, épaulée par les Britanniques. La troisième période correspond à l’instauration d’un nouveau type d’organisation djihadiste qui donna naissance à l’État islamique en Irak et en Syrie en 2014 et la quatrième période correspond à l’avènement d’un mouvement dispersé de djihad dans le monde entier.
Chacune de ces périodes (la troisième et la quatrième se chevauchent) est marquée par l’hégémonie d’un intellectuel ou un leader charismatique que décrit longuement Robinson : la première, par Abdullah Azzam, la seconde par Usama Bin Laden, la troisième par Abu Musal al Zarqawi et quelques autres dont le calife autoproclamé al-Baghdadi, et la quatrième par Abu Musab al-Suri. L’auteur donne de nombreuses indications biographiques sur ces idéologues et ces leaders à partir d’une bibliographie déjà connue. Il nous décrit chaque période avec sa spécificité.
Quatre grandes périodes
La première est marquée par l’idéologie d’Azzam qui introduit une vision du djihad globalisé marquée par la prééminence du martyre. Le sunnisme traditionnel dissociait largement l’un de l’autre et c’est Azzam qui introduit la mort sacrée au service du djihad comme un fait saillant et entend attirer les musulmans en Afghanistan afin de lutter contre l’occupation de ce pays musulman par les non-musulmans russes, en s’appuyant sur la notion d’obligation individuelle et impérative (fard al ayn). Dans sa perspective, la guerre en Afghanistan ne devait pas se cantonner aux Afghans, mais impliquer les musulmans du monde entier. Il s’appuie notamment sur les avis religieux (fatwa) d’Ibn Taymiyya, juriste du XIVe siècle qui faisait de la défense des terres musulmanes contre l’occupation par les non-musulmans (notamment les Mongols) un devoir religieux impératif. Pour Azzam, la libération de la Palestine entrait dans la même logique du djihad global que celle l’Afghanistan, dans la lutte contre l’occupation de terres musulmanes par des non-musulmans.
La seconde période est marquée par l’hégémonie de Seyyed Qotb, l’idéologue des Frères musulmans qui a tiré la vision de cette organisation vers la révolution permanente, proche de celle qu’un Trotsky avait prônée quelques décennies plus tôt. Pour l’auteur, Azzam, influencé par Qotb a mis en place le dispositif idéologique pour légitimer un djihad global qui trouvera son développement ultérieur avec Al Qaïda et par la suite, l’État islamique en Syrie et en Irak.
Robinson insiste sur l’innovation d’Azzam qui introduit de manière active le martyre dans le djihad global. Ce faisant, il minore systématiquement l’influence du chiisme à ce sujet. Des penseurs comme Shariati, Motahhari, et bien d’autres avaient, depuis les années 1960 actualisé cette notion en le soustrayant à la conception traditionnelle, doloriste et quiétiste et en lui insufflant, surtout en la personne de Shariati, une âme révolutionnaire. Par le truchement du Liban et les traductions de leurs ouvrages en arabe, des milieux sunnites ont été influencés par cette conception active du martyre dans la promotion de la révolution au nom de l’islam.
Pour Robinson, l’islamisme sunnite d’une part globalise le djihad et d’autre part promeut la figure du martyr dans un sens activiste et révolutionnaire à l’encontre de l’hégémonie occidentale et les gouvernements musulmans marqués par la djahiliya, notion empruntée par Qotb au penseur indo-pakistanais Mawdudi, en la radicalisant : ce sont des gouvernements marqués par « l’ignorance » dans un sens péjoratif, à l’image des idolâtres d’avant et après l’avènement de l’islam. La révolution au nom de l’islam serait, dans cette perspective, une nécessité pour mener activement la lutte contre les nouvelles formes d’idolâtrie, tout particulièrement chez les « faux musulmans » qui défendent une version frelatée de la religion d’Allah.
Cette notion a été mise chez les idéologues du djihad global en relation avec cette autre, le takfir, l’excommunication, des musulmans qui défendent un « Islam américain » (Khomeini) ou un islam du pouvoir illégitime (islam de sultan) comme l’affirmera le Jordanien Maqdisi, l’idéologue éminent de l’islam djihadiste.
La deuxième période du djihad globalisé s’annonce avec l’attaque des tours jumelles à New York par al-Qaïda et le triomphalisme de ce dernier qui se targue d’avoir pu venger les musulmans contre l’Amérique, cet « ennemi lointain » qui devait, aux yeux de Bin Laden mobiliser les musulmans, de préférence à la lutte contre « l’ennemi proche », des États asservis par l’Amérique et les puissances hégémoniques occidentales.
La troisième période débute avec l’invasion de l’Irak et culmine dans la création de l’État islamique en 2014 jusqu’à sa chute en 2017. Cette période est représentée par Abu Musab al-Zarqawi qui n’apporte pas de changement majeur dans l’idéologie du djihad global, mais tente de mettre en place une stratégie nouvelle par rapport à al-Qaïda en jetant les fondements d’un nouveau califat territorialisé. Son apport personnel est une cruauté qui va très au-delà de celle d’al-Qaïda, un antagonisme vis-à-vis des chiites qui les déclare infidèles et rend impossible tout compromis avec eux. Il prône aussi la création d’un État apocalyptique, le califat, afin de rassembler les musulmans du monde entier en appliquant la vision d’un Abu Bakr Naji, l’auteur (sous pseudonyme) qui prônait dans The management of Savagery (traduction anglaise), à savoir l’application des formes dures d’action terroriste dans des territoires sous l’égide des États impies afin de faire peur à la population hésitante et aux détenteurs du pouvoir pour qu’ils le cèdent aux représentants authentiques de l’islam djihadiste.
On sait que l’État islamique en Irak et en Syrie créé fin juin 2014 visait à mettre en place une théocratie basée sur ces principes, après la mise à mort de Zarqawi par les bombardements américains en 2006.
La quatrième vague du djihad, selon Robinson, débute presque en même temps que la troisième, notamment avec la défaite des talibans par la coalition occidentale sous l’égide des États-Unis en 2002. Le personnage central qui a marqué cette période est Abu Musab al-Suri, le théoricien du djihad individuel, constitué de petits groupes plus ou moins autonomes qui exercent la violence révolutionnaire de manière autonome, une organisation unifiée du type al-Qaïda étant désormais impossible, compte tenu de l’intervention des puissances diaboliques occidentales. Ce phénomène s’étend par-delà la défaite de l’État islamique en octobre 2017 jusqu’à présent, des groupes djihadistes plus ou moins restreints semant la terreur en Occident tout autant que dans les pays musulmans dominés par de « faux musulmans ».
Un mouvement nihiliste ?
La description que donne Robinson du phénomène djihadiste présente un intérêt certain pour ceux qui voudraient se faire une idée plus ou moins globale de celui-ci dans un ouvrage aux dimensions réduites. Mais là ne réside pas l’originalité de l’auteur. Celui-ci cherche aussi à théoriser le djihadisme en proposant, à partir des idées d’un chercheur de Berkeley, Ken Jowitt, une conception fondée sur ce qu’il appelle les « mouvements de rage » (movement of rage). Par cela il entend les mouvements violents caractérisés par le rejet de l’héritage des Lumières, par la volonté d’élimination des élites et de tous ceux qui ont été touchés par la modernité (ce qu’il appelle le « gnosicide », c’est à dire la mise à mort de tous ceux qui ont un savoir moderne et ont été marqués par la culture moderne) et la volonté de faire régresser la société à un état de pureté renvoyant à celui d’avant la modernisation.
Enfin, l’auteur prétend que ces mouvements sont nihilistes. Il introduit une distinction entre le nihilisme dans la pensée philosophique et le nihilisme politique et social. Cette distinction n’est pas convaincante dans la mesure où l’on ne saurait introduire une rupture entre les deux de manière absolue. Autrement, pourquoi appeler « nihiliste » un mouvement ? Sa réponse est que ces mouvements sont répressifs de manière disproportionnée.
Pour commencer, le djihadisme relève difficilement d’un mouvement nihiliste. Cette notion qui a été introduite initialement à ma connaissance par André Glucksmann dans son ouvrage Dostoïevski à Manhattan, puis reprise par Olivier Roy entre autres, marque à mes yeux une incompréhension totale de la dimension religieuse du djihadisme. Je pense personnellement que le djihadisme pèche plutôt par « pléthorisme », ayant des convictions religieuses soustraites à tout débat et des affirmations frontales qui ne souffrent aucune remise en cause. C’est contre une modernité déstructurante (et humiliante pour les jeunes d’origine immigrée dans les banlieues en France et les « poor districts » dans d’autres pays européens) que ces jeunes adhèrent à des idées absolutisées pour lesquelles ils sont prêts à sacrifier leur vie.
Dans cette voie, les protagonistes de ce type de mouvement n’hésitent pas à mettre à mort des populations entières, l’exemple type étant les soldats de Daesh en Syrie et en Irak. L’auteur cite aussi les Khmers rouges qui ont tenté d’éliminer physiquement tous ceux qui étaient originaires de la capitale Phnom Penh, ceux qui parlaient une langue étrangère ou maîtrisaient un savoir moderne…
D’après l’auteur ce ne sont pas les pauvres et les démunis qui rejoignent ce type de mouvement, mais ceux qui ont le sentiment de ne pas pouvoir bénéficier des fruits de la modernité en raison de la corruption des élites. Le djihadisme, pour l’auteur, relève de ce type de mouvement. Il cite en passant le travail de Diego Gambetta montrant que les ingénieurs sont ceux qui sont surreprésentés dans le djihadisme.
La rage n’explique pas tout
Dans son analyse, Robinson fait appel non seulement aux Khmers rouges, mais aussi aux Gardes rouges en Chine, aux nazis surtout parmi les « chemises brunes » (les SA, Sturmabteilung) hitlériennes, des « White nationalists », des talibans en Afghanistan et de Boko Haram au Nigéria, tous ces mouvements relevant de la « rage ».
Il pense que ce type de mouvement social apporte une explication satisfaisante à la vision régressive et répressive du djihadisme. Mais de nombreux points demeurent inexpliqués. En effet, il observe qu’al-Qaïda parvient à mobiliser quelques milliers de sympathisants et que l’État islamique, plusieurs dizaines de milliers. Mais l’explication ne fait pas intervenir la singularité de cet État qui donne sens à une utopie territorialisée opérant comme une forme nouvelle de « corporéité sociale » : elle propose une vie aux jeunes en Europe et dans le monde musulman non seulement « pure », mais aussi, à l’abri de besoin dans ses premières années (2014-2015), cumulant l’ascension sociale dans ce monde et les mérites dans l’autre. L’utopie de Daesh, dans son contenu anthropologique, est différente de celle d’al-Qaïda dans le vécu de ceux qui l’ont rejoint et dont le nombre est de très loin supérieur à la capacité de mobilisation d’al-Qaïda (si on divise par le nombre des années de son existence étatique, Daesh attire plusieurs dizaines de fois de jeunes qu’al-Qaïda). L’État territorial permet à Daesh d’organiser des attentats en Europe et ailleurs qui sont incommensurablement supérieurs en logistique et en sophistication à ceux d’al-Qaïda (par exemple l’attentat du 13 novembre 2015 à Paris), ce qui, à son tour, l’a entouré d’une aura de sacralité cautionnée par le succès (on réussit parce que Dieu est avec nous). Cet État n’est pas susceptible d’être compris uniquement par le truchement d’un « mouvement de rage », il a sa propre logique et surtout, il concilie l’utopie de la territorialisation de facto avec celle de la déterritorialisation dans les attentats. Plus il se fait répressif, plus il flatte les aspirations de nombreux individus souffrant d’humiliation, mais aussi de l’anomie (surtout les petites classes moyennes).
Si la dimension hyper-répressive du djihadisme mérite une explication, l’auteur, comme nombre de spécialistes, ne fait pratiquement pas appel à l’anthropologie et surtout, prétend comprendre un phénomène complexe comme le djihadisme sans faire appel à la crise de société, de la famille, de l’anomie et à la sociologie urbaine (les quartiers pauvres, que ce soit en France, en Angleterre ou en Tunisie). Les mouvements de rage apportent une analyse significative du djihadisme, mais ne l’expliquent pas entièrement. Tous les mouvements de ressentiment vont dans le sens de la répression qui peut s’aggraver sans déboucher sur le génocide comme Les Khmers rouges, mais ils peuvent procéder d’un emballement de l’antagonisme aveugle comme dans le génocide Tutsi/Hutu avec un arrière-plan historique complexe, du type de la généralisation de la violence analysée par René Girard. Robinson pense pouvoir expliquer les caractéristiques du djihadisme dans ses quatre configurations à partir des « mouvements de rage ». Si on analyse le djihadisme européen, les populations d’ingénieurs n’y sont certainement pas majoritaires et nombre de jeunes d’origine immigrée et de condition socio-économique fragile avec un arrière-plan d’exclus y sont majoritaires. Chez eux on découvre autant l’attrait de l’utopie de Daesh (l’État islamique) que le sentiment de rejet par la société globale ainsi que l’anomie chez les acteurs djihadistes des classes moyennes.
Le phénomène djihadiste, tant dans sa composante moyen-orientale, Sud-est asiatique qu’européenne est trop complexe pour pouvoir s’expliquer par le recours à un type de mouvement social, fût-ce de « rage ». La dénomination « mouvement de rage » devient même un obstacle à la compréhension de phénomènes qui exigent une analyse en tant que « fait social total » incluant les dimensions sociale, politique, économique, culturelle et psychologique.