Une réflexion théologico-philosophique sur le pardon et la réconciliation
En vue de la réconciliation d’une société en conflit
Juan Garriga Gonzalez est présentement étudiant à la maîtrise à la Faculté de Sciences Sociales et Économiques (FASSE) de l’Institut Catholique de Paris. Nous publions ici un extrait de son mémoire de maîtrise en théologie.
La réconciliation (du latin reconciliare : remettre en état) dit davantage que la conciliation. Concilier (du latin conciliare : assembler) signifie mettre d’accord des personnes divisées dans leurs opinions, leurs intérêts ou se trouvant en litige, de manière à les amener à un arrangement, à un accommodement. La conciliation vise donc le règlement d’un différend, la solution d’un désaccord. Avec son préfixe véhiculant une idée de répétition ou de retour à une situation antérieure, réconciliation signifie « rétablir des liens d’amitié ou d’affection entre des personnes fâchées, brouillées, opposées jusqu’à la crise, jusqu’au conflit. Il s’agit d’un changement de rapports et de relations, qui suppose une modification psychologique des sentiments, dispositions, attitudes : la paix succède à l’inimitié, l’entente à l’hostilité, l’union à la rupture. Se réconcilier, c’est se remettre bien ensemble, redevenir amis » (Adnès, 1983 : p. 236).
Le pardon présuppose une faute qui offense quelqu’un. Celle-ci provoque divers types de réactions. La réponse instinctive à l’offense est la violence. La faute commise du fait de sa violence engendre une réponse de même type. Une telle violence risque fort de se nourrir de la haine et de se justifier en invoquant le droit de se défendre. Il y a cependant une autre sorte de réponse à l’offense. Elle en appelle à la justice, elle se conçoit comme une réponse raisonnable et concrète, visant à la réparation (ou à la compensation) du dommage causé par l’offense. Enfin, le pardon peut être aussi une réponse à la faute qui offense. Si l’on définit le pardon comme le fait de regarder comme non avenu un acte hostile ou contrariant - l’offense - dont on décide de ne plus tenir rigueur à celui qui en fut responsable, l’idée de réconciliation implique de toute évidence celle d’un pardon au moins implicite. Le pardon dit l’existence d’une relation entre deux personnes : il est essentiel que l’une pardonne (la victime de l’offense), l’autre (l’agresseur) pouvant, mais pas nécessairement, demander à être pardonné. Mais on ne passe pas de plain-pied du pardon à la réconciliation, car ce n’est pas parce que je pardonne à autrui que je suis prêt pour autant à en faire un ami. La réconciliation comporte un aspect de retour à la communication personnelle qui n’est pas nécessairement inhérente au pardon. On peut pardonner à l’offenseur qui ne me le demande pas, mais pour se réconcilier il faut toujours être deux, et être d’accord. La réconciliation entre personnes est réciproque, que les torts et griefs aient été mutuels ou non. La notion de réconciliation se vérifie non seulement entre individus particuliers, mais aussi entre groupes, collectivités, nations, dans la mesure où ces réalités humaines constituent des personnes morales (Adnès, 1983 : p. 236).
On peut dire que, dans un sens strict, le pardon est à la base de la vraie réconciliation. Le pardon efface la dette qu’a laissée la faute. La réconciliation supprime l’inimitié, rétablissant les rapports blessés entre les personnes. Le pardon est un mouvement de l’âme, un mouvement du cœur, un acte gracieux qui ne peut pas s’imposer. La réconciliation, c’est la manifestation du pardon à l’extérieur, à la personne qui a causé l’offense. Il y a des situations où l’on pourra pardonner mais peut-être pas se réconcilier. La réconciliation est la suite naturelle du pardon mais ce n’est pas systématique. Peut-on se réconcilier sans se pardonner ? Si on reste fidèle à la définition, non. Il faudra accepter des degrés progressifs dans le processus du pardon, jusqu’à aboutir à ce moment gracieux et fécond que rendra possible la vraie et profonde réconciliation.
La source biblico-théologique du pardon
L’Ancien Testament
Au moment de l’Exil et à son retour, le peuple d’Israël a trouvé sa cohésion autour du Livre (La Bible). Les textes produits à cette époque reflètent la foi monothéiste. Le texte sacré est compris comme les péripéties d’une histoire où Dieu et le peuple élu échangent leurs dettes et leur pardon. La Bible est donc l’anamnèse d’une histoire pardonnée.
Israël a élaboré ainsi des stratégies essentiellement rituelles pour exorciser les conséquences de la transgression. Celles-ci n’ont pas cessé d’exister, mais c’est seulement après l’Exil qu’on trouve, dans les différentes rédactions de la Loi, la gradation et la diversification de rites – surtout sacrificiels – destinés à purifier des fautes commises, fautes dont l’évaluation a connu elle-même un effort croissant de discernement.
Les recherches sur le Pentateuque nous laissent dans l’incertitude au moment de définir le concept de pardon rituel de la faute ou de la purification de la souillure. En témoigne la diversité des règles sur la fonction des sacrifices qui, tant au jour des Expiations (Lévitique 16) que dans le cas des péchés commis par inadvertance (Lv 4-5, 13 et Nb 15, 22-31), sont fixées pour pardonner les péchés (Smyth-Florentin, 1994 : p.41). Dans ces cas, l’offense est enlevée du coupable pour être emportée au loin sur le bouc émissaire. Les liturgies pénitentielles et les cérémonies du sacrifice propres à ces moments peuvent être placées sous le signe de la réconciliation, puisqu’elles tendent, en obtenant le pardon de Dieu, à rétablir la communion avec Lui.
Le roi de Jérusalem était astreint à intervalles réguliers à un rite de confession des fautes collectives, ou d’humiliation accompagné de sacrifices substitutifs. Ces rites lui permettaient de se réinstaller dans sa fonction de médiateur des dons divins (fertilité, fécondité) au bénéfice de son pays et de son peuple. Les Psaumes royaux (Ps 18 (17) ; 20 (19) ; 21 (20) ; 28 (27) ; 45 (44) ; 61 (60) ; 63 (62) ; 110 (109) ; 132 (131) ; mais surtout Ps 72 (71) et 144 (143)) semblent bien avoir un lien avec ces rites que tout le Proche Orient connaissait. Ce dont il s’agissait, c’était de rétablir les conditions d’une coexistence avec le divin et les autres, notamment, dans le cas où un ou plusieurs membres de la communauté avaient transgressé les lois explicites ou implicites qui régissaient la vie commune et la combinaison des conventions qui la fondaient.
Au retour de l’Exil, lorsque le Livre va prendre la place fondatrice de l’identité du peuple, et aussi au moment où la survie du peuple comme nation dépendra d’une relecture de son histoire (Smyth-Florentin, 1994 : p.44), on trouvera plusieurs récits de conflits - avec leurs solutions - entre Dieu et le peuple élu. Le plus célèbre est celui de l’épisode du veau d’or (Ex 32). Mais on peut aussi faire mention de deux autres passages en Genèse :
+ La rencontre entre Jacob et Esaü, les frères rivaux (Gn 33,4 : Esaü courut à sa rencontre, l’étreignit, se jeta à son cou et l’embrassa ; ils pleurèrent). La fratrie israélienne est fondée sur la crise où se dénouent les liens de la dette mutuelle au profit d’un don mutuel (don et acceptation des offres de réparation) qui oblitère les effets du vol de la bénédiction paternelle, mais non le souvenir.
+ La démarche de Joseph, le seul grand héros du pardon. L’histoire est connue. La faute – la vente de Joseph aux Egyptiens par ses frères jaloux – est transcendée par le pardon. Ce pardon peut être considéré comme divin, parce que Joseph ne veut pas se substituer à Dieu (Gn 50, 19 : Joseph leur répondit : « Ne craignez point. Suis-je en effet à la place de Dieu ?). Joseph lui-même interprète les événements passés comme l’expression d’un projet qui fera l’histoire future d’Israël.
D’autres exemples peuvent être encore donnés :
+ La demande de pardon de Saül à Samuel, le prophète (1 S 15, 25).
+ La supplique d’Absalon, que David, son père, relève et embrasse (2 S 14, 33)
+ Le geste du prophète Nathan qui accorde à David le pardon de la part de Dieu (2 S 12, 13).
+ La prière de Salomon (1 R 8, 30ss).
+ La prière de David qui demande pardon à Dieu pour le recensement (1 Ch 21,8 ; 2 S 24,10).
+ La cérémonie expiatoire au retour de l’Exil (Ne 9, 17).
Ainsi que différents textes prophétiques comme Isaïe 1, 10-20.
Dans ce texte on peut remarquer que le sacrifice offert à Dieu ne le rend pas aveugle aux injustices que commettent les hommes, au contraire, Dieu prend le parti de ceux qui souffrent d’un malheur causé par les autres : les pauvres, les étrangers maltraités, les exclus. Dieu ne peut pardonner aux méchants que s’ils sont prêts à rétablir la justice et à restaurer le droit. Le prophète insiste sur l’aspect moral et religieux de la rentrée en grâce auprès de Dieu par la conversion, la pénitence et l’obéissance aux commandements divins. Dieu ne peut pardonner à qui ne se convertit pas. Par ailleurs, l’idée d’un médiateur qui, malgré son innocence, subit à la place des pécheurs le châtiment qu’ils avaient mérité, et réalise de la sorte leur réconciliation avec Dieu, apparaît avec le Serviteur souffrant d’Isaïe (52, 13 - 53, 12).
On peut lire aussi Isaïe 55,7 (Dieu est riche en pardon) ; Jérémie 5,1 (le pardon de la ville lié à la justice et la vérité de ses habitants) ; 31,31-34 (l’Alliance nouvelle basée sur le pardon) ; 33,6-9 (le pardon, remède et guérison, en vue du bonheur et la paix) ; 36,3 (repentir et pardon) ; 50,20 (le pardon efface les péchés) ; Ezéchiel 16, 59-63 (la promesse d’un pardon total) ; 18, 21-23 (repentir et conversion dans la pratique du droit et la justice, cela amène à la vie) ; Amos 7, 1-6 (intercession d’Amos par le peuple menacé) ; Michée 7,18 (l’appel au pardon divin).
En résumé :
Dieu a fait savoir par ses prophètes qu’il ne prenait pas plaisir à l’effusion du sang versé devant sa face et qu’il ne réclamait rien d’autre que le repentir, la conversion et la justice ; les sacrifices n’ont en fait jamais été interrompus et ils sont restés jusqu’au temps de Jésus l’acte le plus élevé du culte (Moingt, 1994 : p. 93). La théologie de l’Ancien Testament explique […] que c’est Dieu et non le sacrifice qui fait l’expiation […] cela veut dire qu’il reste le seul maître de son pardon, mais la loi sacrificielle suppose qu’il ne l’accorderait pas si le coupable ou le peuple ne lui offrait réparation (ibidem : p. 94).
Si le Dieu de la Bible ne pardonne pas, c’est que le peuple ne se repend pas. Si le Dieu de la Bible punit, c’est pour rendre justice, pour défendre ceux qui ont subi le mal causé par les coupables ; c’est pour corriger, faire subir une épreuve, parce qu’il espère que le redressement viendra, que son peuple trouvera le chemin de retour (Saint Cheron et alii, 1992 : p. 94). Cependant, un total renouvellement des relations de l’homme pécheur avec Dieu dû à la pure grâce divine n’est pas ignoré de l’Ancien Testament comme on peut le voir en Osée 2, 16 - 22 (Dieu aime son peuple, même pécheur) ; Isaïe 43, 22 - 25 (malgré tout le péché, Dieu l’efface et ne se souvient pas des fautes) ; Ezéchiel 6, 8 - 10 (Dieu épargne un petit reste) ; 36, 24 - 27 (Dieu sauve de toutes les souillures et donne un cœur nouveau) (Adnès, 1983 : p. 237).
Dans le Livre des Proverbes on peut signaler deux exemples. En 17, 9 pardonner signifie « couvrir la faute » : qui jette le voile sur une offense cultive l’amitié. L’offensé ne tient plus compte de l’offense, ce qu’il démontre en refusant de la rappeler. En 19,11 il est dit que la fierté de l’homme, c’est de passer sur une offense. Cela veut dire que l’offense n’intervient plus dans la façon de voir l’offenseur après sa repentance. Pardonner sera ici « passer sur la faute ».
Dans la littérature sapientielle on peut donner d’autres exemples à savoir Psaumes 25,11 ; 32,5 ; 51 ; 86,8 ; 99,8 ; 103,3 ; 130,4 ; Les Lamentations 3,42 ; Sagesse 6,6 ; 13,8 ; 18,2 ; L’Ecclésiastique 5,5.6 ; 16, 7.11 ; 18,2 ; 20, 28 ; 21,1 ; 27, 21 ; 34,19 ; 45,23, mais surtout dans le chapitre 28,2 : Pardonne à ton prochain l’injustice commise ; alors, quand tu prieras, tes péchés seront remis, où apparaît la dimension du pardon à deux niveaux, par rapport à Dieu et par rapport au prochain.
Le mot « réconciliation » est peu utilisé dans les livres de l’Ancien Testament (Bogaert, 1987 : p.1096). Trois fois dans le deuxième livre des Maccabées, toujours pour désigner le rétablissement d’une situation d’amitié entre Dieu et les hommes, situation rompue par le péché (2Mc 1,5 : qu’Il exauce vos prières et se réconcilie avec vous ; 7, 33 : il se réconciliera de nouveau avec ses serviteurs ; 8,29 : priant le Seigneur miséricordieux de se réconcilier entièrement avec ses serviteurs). L’Alliance faite entre Dieu et le peuple d’Israël marque la vie du peuple en termes de relation privilégiée. Les prophètes rappelleront à plusieurs reprises les exigences de fidélité qui en découlent. Ils exprimeront le renouvellement de l’Alliance, c’est-à-dire le retournement du peuple infidèle vers Dieu à travers des images comme celle de l’épouse qui retourne vers son mari après son adultère (Os 2,20, Jr 31, 31-34). Le mot « réconciliation » ne figure pas dans ces versets, la rencontre réconciliatrice sera exprimée en termes de recherche de Yahvé de la part du peuple (Os 5,15) et de la part de Dieu : Il se laissera trouver (Jr 29, 13- 14).
Le Nouveau Testament
Hannah Arendt, philosophe renommée du XXe siècle, a osé écrire que « c’est Jésus de Nazareth qui fait découvrir le rôle du pardon dans le domaine des affaires humaines » (Arendt, 2005 : pp. 304-305). Cette affirmation se trouve dans son chapitre sur l’action, dans son ouvrage Condition de l’homme moderne. Elle veut montrer que « le pardon peut être le correctif nécessaire des inévitables préjudices résultant de l’action ». Arendt conclut que le pouvoir de pardonner est avant tout un pouvoir humain. Elle souligne que l’accent mis sur le devoir de pardonner est dû évidemment à ce que les hommes ne savent pas ce qu’ils font. Il n’est pas nécessaire de mettre l’accent sur de grands crimes ou sur la mauvaise volonté humaine. Il s’agit des manquements, des « faits de tous les jours dûs à la nature même de l’action qui constamment établit de nouveaux rapports dans un réseau de relations, et il faut que l’on pardonne, que l’on laisse aller, pour que la vie puisse continuer en déliant constamment les hommes de ce qu’ils ont fait à leur insu ». Seul les hommes qui se délient mutuellement de ce qu’ils font peuvent vivre et agir avec liberté, comme libres agents, « c’est parce que qu’ils sont toujours disposés à changer d’avis et à prendre un nouveau départ que l’on peut leur confier ce grand pouvoir qui est le leur de commencer de neuf, d’innover ».
Cette affirmation est surprenante sous la plume d’une philosophe, mais pas loin de la vérité comme on verra ensuite. De son côté Xavier León-Dufour, dans le Dictionnaire du Nouveau Testament, définit ainsi le terme « pardonner » : « rétablir la relation entre deux êtres, rompue à cause d’une offense » (Zumstein, 1994 : p.74). Cela peut être spécifié d’une double manière :
1.- Le pardon fondateur et transformateur dont témoigne le NT est toujours le pardon de Dieu (Mt 6, 12 ; 18, 21-35 ; Lc 17, 3s ; Mc 11,25). Le pardon est également appelé à devenir une dimension de l’existence croyante. Le pardon pratiqué par l’homme est second par rapport au pardon qui vient de Dieu.
2.- Mc 1, 14-15 : Après que Jean eut été livré, Jésus vint en Galilée. Il proclamait l’Évangile de Dieu et disait : « Le temps est accompli, et le Règne de Dieu s’est approché : convertissez-vous et croyez à l’Évangile ». L’histoire troublée entre Dieu et le peuple élu atteint son point culminant, son kairos dans la personne de Jésus de Nazareth. Le pardon de Dieu vient à l’existence et à la parole dans le destin d’un homme, Jésus de Nazareth : la figure pardonnante de Dieu s’incarne dans la parole, la pratique et la mort de Jésus (ibidem, p.75).
La prédication de Jésus
Il s’agit en tout cas de faire droit à la radicalité de l’agapè [1] évangélique vécue par Jésus. Stanislas Breton, dans son article « Grâce et pardon » affirme que le pardon traverse le don – un don sans repentance – d’une ombre de tristesse. Selon lui, la tristesse de Dieu dans la Bible est faite « d’une colère contre le galvaudage des dons divins » et de « la tendresse maternelle qui s’émeut de compassion pour le pécheur et qui l’attend, sur le bord de la route, pour lui tendre la main et l’élever, en le relevant, à l’inouï d’une surabondance de grâce » (Breton, 1986 : p.188). L’histoire d’Israël, on l’a déjà rappelé, fait droit à ces contrastes.
Breton signale le chapitre 15 de l’évangile de Luc comme le lieu où se montre l’émotion créatrice de Dieu qui cherche l’homme, l’enfant perdu. Pour lui, « l’autorité du Père s’y affirme, non sous la forme d’un impératif d’un éducateur, mais sous les espèces d’un milieu d’attraction qui suscite, aux profondeurs du fils prodigue, la réminiscence d’un originel, d’un orient qu’il semblait n’avoir jamais connu » (ibidem).
Le cadre d’intelligibilité où s’inscrit le pardon divin dans la Bible et surtout dans l’Évangile peut être décrit comme :
1.- Don originel (en soi sans repentance)
2.- Ombre de tristesse (colère et tendresse) pour les dons, refusés ou compromis.
3.- Recherche du prodigue et du perdu
4.- Joie de le retrouver (Lc 15, 7 : je vous le déclare, c’est ainsi qu’il y aura de la joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se convertit, plus que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de conversion)
5.- Surabondance de grâce, là où le péché a abondé.
Cette esquisse est, pour Breton, incomplète en raison du devoir de pardonner qui nous incombe à tous. « Dieu ne peut pardonner à celui qui ne pardonne pas » (Breton, 1986 : p.189). De plus, le juste lui-même doit, dans ses jugements, prendre pour modèle la miséricorde de Dieu. Jésus reprendra et transformera cette double leçon, car le pardon des offenses n’est pas seulement une condition préalable de la vie dans le Christ, il en est un des éléments essentiels et une obligation sans fin : soixante-dix fois sept fois (Mt 18, 21-22).
Les trois paraboles de Luc chapitre 15 fonctionnent sur l’opposition perdu - retrouvé. La parabole de la brebis perdue laisse entrevoir la relation entre Dieu et ses créatures perdues : Dieu est incroyablement proche de celui qui se perd, passionnément attaché à retrouver ce qui est perdu (Zumstein, 1994 : p. 77). La parabole de la drachme perdue met en place le rôle de la femme qui cherche un objet banal, mais un objet infiniment précieux. Aboutir dans cette recherche est le seul fondement de sa joie. Le Dieu qui se dévoile au détour de ce récit est le Dieu qui cherche avec passion ce qui est perdu, sans s’interroger sur les causes de la perte. Puis vient la parabole du fils prodigue. Le père occupe un rôle fondamental. Il est celui qui seul peut effacer le passé et créer un authentique avenir et celui qui seul peut dépasser la simple justice pour faire exister l’amour. De cette façon le père, Dieu, permet d’effacer le passé marqué par la transgression, pour ouvrir un avenir réellement neuf.
Par le biais du récit, Jésus fait surgir au sein même du monde la figure d’un Dieu aimant passionnément ses créatures et décidé à renouer avec elles une relation rompue. La joie du Dieu de Jésus est de libérer ceux qui sont victimes du passé et d’ouvrir devant eux un espace de vie retrouvée. « Au moment même où Jésus prononce une parabole, Il crée l’espace et la condition du pardon. Il le fait advenir pour ses auditeurs » (ibidem, p. 78).
Mais la note haute de la prédication de Jésus est l’amour des ennemis. Jésus en parle dans le Sermon sur la Montagne en Matthieu (Mt 5, 44) et en Luc (Lc 6, 35). L’amour des ennemis est une imitation du Père (soyez parfaits – Matthieu ; soyez miséricordieux – Luc). Le nom de Père donné à Dieu dit le caractère exceptionnel de la relation qui se tisse entre les hommes et Dieu à partir de la présence de Jésus comme rénovateur de l’Alliance. La présence de Jésus donne un caractère nouveau à l’appel de Dieu comme Père, même que la façon de s’adresser à Dieu comme Père abondait dans la prière juive de l’époque.
S’appuyant sur la parole de Jésus, Matthieu et Luc affirment que la pratique de l’amour ne comporte pas de limites, l’agapè s’exerce même à l’égard des ennemis.
Matthieu s’adresse au monde juif du premier siècle. La parole du verset 5, 43 est extraite du Lv 18, 19 (première partie). La deuxième « tu haïras ton ennemi » n’est pas une prescription vétérotestamentaire. L’ennemi auquel se réfère le verset est l’ennemi de la communauté religieuse. Cela se comprend dans le contexte de la séparation rigoureuse juifs/païens et des rivalités qui s’exercent entre les courants du judaïsme du premier siècle (Chaire Jean Rodhain, 1999 : p.54). À cette époque, de nombreux textes de Qumran manifestent la haine des ennemis. La communauté chrétienne ne peut pas se situer dans une pareille atmosphère spirituelle. L’amour des ennemis demeure une règle de vie, même en temps de persécution. Matthieu souligne l’attitude de Dieu qui communique ses biens à tous.
Dans le cas de Luc, faire du bien, bénir, prier décrivent des actions explicitant la façon d’aimer. Luc interpelle chaque membre de la communauté, car les exemples concrets avancés aux vv. 29-30 sont formulés à la deuxième personne du singulier. Deux motifs justifient les exigences de Jésus, l’un est proprement humain : comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux (Règle d’Or - elle renvoie à une convergence morale des différents traditions : par exemple, dans le judaïsme : « Ce que tu tiens pour haïssable, ne le fais pas à ton prochain. C’est là toute la Loi, le reste n’est que commentaire » (Hillel, Talmud, sabbat, 31-A), l’autre motivation est le comportement même de Dieu. Le disciple est appelé à être miséricordieux comme le Père est miséricordieux en remettant la dette ou la faute de l’offenseur : remettez, et il vous sera remis (Lc 6, 36-37).
Il faudrait ici faire une analyse du chapitre 18 de Matthieu, mais on s’arrêtera aux versets 21 - 35. Ici, la motivation de l’agapè chrétienne est présentée sous forme originale : la parabole du débiteur impitoyable. La surabondance du pardon accordé par Dieu introduit à la pratique de l’agapè dans la vie quotidienne. Le pardon est donc énoncé en termes de remise de dettes. Le don - le pardon est une forme de don, c’est-à-dire l’abandon de ce qui est dû - est substitué à la revendication du droit. La dette due est éteinte. Le droit est mis de côté, même s’il légitime l’usage de la violence faite à autrui pour obtenir à tout prix le remboursement de cette dette. Cet abandon du droit est justifié par J. Moingt :
Jésus ne conteste pas le droit d’obtenir justice, il dévoile la violence qui se cache dans la revendication du droit et les effets pervers qui en découlent, et il dévoile, par contraste, la puissance du pardon de régénérer des relations humaines perverties par l’abus du droit (Moingt, 1994 : p. 91).
Cependant, l’abandon de son droit pour quelqu’un ne suscite pas toujours dans son bénéficiaire une pareille générosité envers l’autre. L’exemple de la parabole le confirme. Le serviteur pardonné use de violence pour faire valoir son droit à l’encontre de son débiteur. Il retombe sous la violence du droit en refusant de répercuter le pardon reçu. C’est la question de toujours : quelles sont les chances pour que le pardon l’emporte sur la violence ? (ibidem, p. 92). Le pardon est un acte entièrement gratuit, qui ne donne aucune assurance que le bénéficiaire en usera de la même façon à notre égard. Mais il y a toujours une assurance :
En effet, si vous pardonnez aux hommes leurs fautes, votre Père céleste vous pardonnera à vous aussi ; mais si vous ne pardonnez pas aux hommes, votre Père non plus ne vous pardonnera pas vos fautes. (Mt 6, 14-15).
C’est l’expérience du don gratuit. Celui qui est conscient du pardon que Dieu lui accorde, et, qui à son tour, pardonne à un autre, se découvre devenu un homme nouveau, parfait comme le Père céleste, selon la conception typique de Matthieu (Mt 5, 48). Quiconque fait cette expérience accède au royaume de la gratuité et découvre ainsi qu’elle seule peut accomplir la perfection des relations humaines. Pardonner gratuitement est la perfection de la liberté. Quand on libère autrui de ses dettes, on est vraiment libre. La liberté se prend en se donnant. L’acte de gratuité du don est l’expérience d’un enrichissement en humanité. La force du droit est à elle seule incapable d’éradiquer la violence puisqu’elle en fait usage ; seule peut la désarmer la renonciation de l’offensé à son droit - conclut Moingt - car la gratuité ne laisse pas de reste, sinon la provocation de l’offenseur à rentrer en soi-même : Et moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre (Mt 5, 29) (ibidem).
Abordons maintenant la prière que Jésus a enseignée : le Notre Père. On y reconnaît une structure en deux parties, chacune avec trois demandes. Ces demandes se correspondent terme à terme :
Que ton nom soit sanctifié --- Donne-nous aujourd’hui le pain dont nous avons besoin,
Que ton Règne vienne --- Pardonne-nous nos torts envers toi, comme nous-mêmes nous avons pardonné à ceux qui avaient des torts envers nous,
Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel --- Et ne nous soumets pas à la tentation ; mais délivre-nous du Mauvais.
La deuxième demande de la deuxième partie mise en connexion avec la deuxième de la première partie peut être interprétée selon l’idée que le Royaume de Dieu se construit sur la base du jubilé permanent du pardon et de la remise des dettes les uns envers les autres.
On peut porter attention à l’expression « comme nous-mêmes nous avons pardonné », présente aussi en Mc 11, 25 et Mt 18,33. La force de cette parole, c’est de dépasser l’imitation pour établir un lien de proportion rigoureuse : de la mesure dont vous mesurez on mesurera pour vous en retour (Mt 7,2 ; Lc 6,38). Nous sommes au cœur de l’Évangile : « le pardon est plus qu’annoncé, il est donné ». Entrer dans la sphère du pardon, c’est à la fois être introduit dans un secret divin, et se trouver obligé de le partager : si nous pardonnons, nous devenons « pères » à notre tour à l’égard de nos proches. Le Père se fond et se confond dans la foule de ceux qui pardonnent comme le Père leur a pardonné. C’est la perfection : agir comme le Père, être parfait (Matthieu) ou miséricordieux (Luc).
Les actes de Jésus
La société juive du début du premier siècle était une société caractérisée par des phénomènes d’exclusion. Tous ceux qui étaient exposés à l’impureté ou qui ne connaissaient pas la Torah ou la méprisaient : malades, publicains, prostitués, petit peuple ignorant tombaient sous le coup de l’exclusion. Jésus, en prenant place à la table des pécheurs (Mc 2, 15 - 17) met en question la séparation religieuse érigée entre ceux qui se considéraient justes et ceux qui étaient considérés comme pécheurs. Le monde juif dans lequel vit Jésus est marqué par l’exclusion. Cette exclusion repose sur la distinction entre le pur et l’impur. À cette époque, celui qui est déclaré impur est exclu de la vie sociale et religieuse car il représente une menace pour celles-ci. Ce peut-être une menace physique : par exemple la lèpre que l’on croyait fortement contagieuse. Ce peut-être également une menace morale et surtout spirituelle : il s’agit alors d’exclure celui dont toute la vie est gangrenée par le péché. Dans l’Evangile Marie-Madeleine et Zachée en sont de parfaits exemples. Ces pécheurs publics, comme on les appelle alors, sont séparés de la communauté, et séparés de Dieu : ils n’ont plus accès aux synagogues et encore moins au temple. Par la communion que Jésus accorde aux exclus, il signifie le pardon de Dieu. En plus, Jésus arrive à prononcer une formule de pardon qui a quelque chose de rituel : tes péchés te sont pardonnés (Mc 2, 1-12 ; Lc 7, 36-50) en se référant à deux de ces exclus : un malade et une pécheresse. Dans les deux cas foi et pardon vont de pair. Au point de départ il y a la foi signifiée par la marche vers la personne de Jésus et la proclamation du pardon est la reconnaissance par Jésus de cette foi. La marche vers Jésus s’achève sur une rencontre, un dialogue, une parole reçue d’un autre. Ainsi, Jésus restaure pour tous, sans condition préalable, la possibilité d’une relation renouvelée au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.
Les récits de miracles expriment d’une autre manière la pratique libératrice de Jésus. La maladie était considérée comme l’expression du châtiment divin. Jésus s’insurge contre cette idée. Il se fait guérisseur pour arracher l’homme à la fatalité de la souffrance et pour le rendre proche du Dieu le Père (Mt 8, 16-17 ; Mc 5, 25-34 ; 10, 46-52 ; Lc 13, 10-17). « Par son activité thaumaturgique, Jésus donne au mot pardon sa véritable dimension : c’est de recréer l’homme abattu, c’est de libérer l’homme aliéné, c’est de créer les conditions d’une vie nouvelle » (Zumstein, 1994 : p. 79).
La mort de Jésus
La tradition de l’Église primitive rattache le thème du pardon des péchés à la mort de Jésus. S’agit-il d’une expression de la foi postpascale ou d’un élément de la prédication de Jésus ? La tradition du dernier Repas (Mc 14, 22 - 25) lie la mort de Jésus et le pardon des péchés. L’important à souligner est que, devant la possibilité de sa mort violente, Jésus n’abdique pas sa confiance en la proche venue du Règne. Le péril imminent, le risque de la mort s’intègre bien dans son message annonçant le Royaume de Dieu. Le pain partagé signifie que, même lorsqu’il meurt, la relation entre Jésus et ses disciples va se maintenir, et que cette mort même fonde une communion appelée à durer. La parole sur la coupe renvoie sans doute au thème de la nouvelle alliance qui va être scellée dans sa mort (ibidem, p. 80).
Jésus pendant sa vie a révélé que Dieu n’est qu’amour et pardon. C’est à travers la mort en croix, qu’Il va confirmer cette puissance qui définit Dieu, son Père. Au moment de la douleur suprême, il laisse Dieu inscrire dans sa chair la loi nouvelle du pardon sans condition : Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font (Lc 23, 34). Jésus se livre à la mort dans un acte de totale gratuité : pour témoigner que Dieu abandonne tous ses droits, renonce à toute vengeance, remet toute dette à tous (Moingt, 1994 : pp. 94 – 95).
Selon Stanislas Breton, dans la parole de Jésus que nous venons de rappeler, il faut remarquer la conjonction « car » qui semble donner l’ultime raison du pardon. A son heure dernière, au moment où Jésus va rendre l’esprit, « il est probable que cette absolution avait une portée universelle » (Breton, 1986 : p. 190). Breton ne voit pas ici un principe de limitation qui atténue la gravité de la faute. Il appelle à considérer une sorte d’illimité, c’est-à-dire « la malice pure et simple, une malice de lucidité absolue » (ibidem). Philosophiquement parlant, c’est le « mal radical ». Théologiquement parlant, c’est « l’innommable perversité ». La parole de Jésus en ce moment radical semble dire que « si grave que soit le péché, il ne saurait atteindre la malice absolue » (Breton, 1986 : p. 191). Ce concept - limite de l’infinité de la malice pure, on ne saurait le transformer en une vérité de fait, quelle que soit la dimension inexorable du mal que nous, humains, pouvons commettre.
D’après Breton, le Christ, qui connaissait ce qu’il y a dans l’homme, n’a point méconnu cette marge d’ignorance, cette faiblesse qui accompagne tout acte humain, même délibéré. Cependant, le Christ en croix n’ignore pas le sérieux du péché quand il dit que « le jugement appartient au Père, car le Fils ne juge personne, il est venu sauver » (ibidem).
Jésus nous fait prendre conscience de cette ombre d’inconnaissance qui fait partie, en chacun de nous, de notre singularité. Le pardon donc, en Dieu comme en nous, par participation, connote une largeur d’esprit, une grandeur du cœur qui ne soupçonne pas le mal et qui cherche sinon à l’excuser, du moins à le comprendre. Mais le pardon va plus loin que cette amoureuse intelligence des limites d’autrui. La capacité en l’homme de se faire ce qu’il est et de répondre de son être comporte l’authentique pouvoir de faire le mal et le droit d’en revendiquer l’initiative. On ne peut nier cela, sinon on nierait « la générosité divine elle-même qui s’expose, en faisant l’homme à son image, au risque de sa propre négation » (Breton, 1986 : p. 192).
Le pardon, pour Breton, est surabondant. Quand l’offense atteint le maximum de son intensité, « c’est alors que se déploie dans le libre devenir de son essence le pardon », selon le mot bien connu de Saint Paul : « Là où le péché abondait, la grâce surabonde ». Ce surcroît de bien se situe au-delà de toute justice. Breton s’exprime ainsi :
La surabondance du pardon reflète l’immotivé de l’amour créateur, d’autant plus créateur qu’il ne suppose rien de désirable en celui qui en est objet. La gratuité de la grâce se soustrait à tout principe de raison. Le pardon n’est que l’extension, dans la sphère du mal, de cette injustifiable gratuité (ibidem).
Le pardon, mené jusqu’à son sens le plus profond et le plus grand par le Christ, ne peut être imposé au nom d’aucune loi humaine. Néanmoins, l’exigence qui relève de la croix de Jésus nous dit sans cesse la nécessaire gratuité de la relation à l’autre (Moingt, 1994 : p. 89). Il faut du moins avoir le désir d’essayer de substituer le pardon à la violence.
Un dernier point à souligner est l’obstacle absolu auquel se heurte l’évangile de la miséricorde : le péché contre l’Esprit Saint. Lc 12, 10 : Et quiconque dira une parole contre le Fils de l’homme, cela lui sera pardonné ; mais qui aura blasphémé contre le Saint Esprit, cela ne lui sera pas pardonné. Le blasphème contre l’Esprit saint est l’analogue évangélique du « mal radical ». Il est irrémissible puisqu’il refuse la générosité inconditionnelle du pardon. Cela ne signifie pas une restriction à la miséricorde, « qui sera toujours douce et pieuse avec ce blasphème, mais qui par générosité, laissera à l’être libre le dernier mot de son accueil ou de son refus » (Breton, 1986 : p. 193).
Dans le Nouveau Testament, le terme réconciliation (verbe katallassein, avec l’idée d’échange, de réciprocité) est employé par Saint Paul dans quatre textes fondamentaux (Bogaert, 1987 : p. 1096) :
+ L’épître aux Romains, chapitre 5 : toute l’épître développe le processus du salut qui s’opère en faveur des juifs et des païens. Les uns comme les autres sont pécheurs (Rm 1, 18s) mais rendus justes par la foi et en paix avec Dieu par Jésus Christ (Rm 5,1).
+ Deuxième épître aux Corinthiens, chapitre 5, 18-21 : Paul invite à se laisser réconcilier avec Dieu. Il appelle à cette réconciliation au nom de sa mission d’apôtre.
+ L’épître aux Colossiens, chapitre 1, 19-22 : Les Colossiens, païens convertis, participent comme tout baptisé au corps du Christ, alors qu’ils étaient étrangers, « ennemis de Dieu ». Paul, en étant conscient de la grandeur historique des juifs dans le plan du salut de Dieu, sera le plus ardent défenseur de l’accueil des « incirconcis » (Ga 2).
+ L’épître aux Ephésiens, chapitre 2, 11-22 : La réconciliation des Juifs d’une part et des païens, d’autre part, avec Dieu, opère la réconciliation de deux peuples que tout séparait : il n’y a plus de Juif, ni de Grec (Ga 3, 28). De ce qui était divisé, le Christ a fait une unité (Ep 2, 14) et ainsi, le mystère se dévoile en s’accomplissant, la Bonne Nouvelle est proclamée et réalisée : Les païens sont admis au même héritage, ils sont membres du même corps, associés à la même promesse, en Jésus Christ, par le moyen de l’Évangile (Ep 3, 6).
Pour faire le point
On peut tirer quelques conséquences de ce parcours biblico-théologique sur le pardon et la réconciliation. Elles nous aideront dans notre réflexion :
1. L’image de Dieu qui se dégage de l’Évangile, c’est celle d’un Dieu qui aime passionnément ses créatures et qui est décidé à renouer avec elles une relation rompue. La joie du Dieu de Jésus est de libérer ceux qui sont victimes du passé et d’ouvrir devant eux un espace de vie retrouvée en relation avec Lui et avec leurs proches. Le pardon de Dieu, donné en Jésus Christ, nous appelle à pardonner à notre tour. Parce qu’en pardonnant Dieu révèle son « humanité », sa parenté profonde et essentielle avec nos attentes et nos réactions humaines, il nous appelle à vivre ce pardon dans nos relations humaines, au cœur de notre humanité, avec une volonté d’accueil et de rencontre de l’autre. Cela signifie par exemple que l’on doit se réconcilier avec son frère avant de porter son offrande à l’autel (Mt 5, 24), c’est-à-dire que la justice prime le sacrifice. C’est là que s’inscrit le pardon : dans la relation entre personnes, dans la rencontre, dans le face à face envers nos proches, où l’on peut dialoguer et donner et recevoir la parole du pardon. Du coup, il convient de rappeler que la communauté chrétienne est fondée sur le pardon. En elle, l’acceptation de l’autre, la volonté que chacun trouve sa place, que chacun soit lui-même, avec ses défauts et ses dons, sont autant de formes du pardon.
2. Jésus de Nazareth est l’incarnation de l’amour divin, de la créativité divine au sein du monde. Jésus s’est mis du côté des pauvres et des opprimés de son époque et lui-même est devenu victime. En acceptant la place des victimes, Dieu offre en Jésus le pardon et la solidarité avec tout le genre humain, c’est-à-dire la nouvelle alliance, ouvrant ainsi l’espoir d’une régénération pour tous, qu’ils soient offenseurs ou offensés. Ainsi, le pardon du point de vue chrétien est plutôt re-création, transformation de la totalité de l’existence, ouverture à un nouvel avenir.
3. En regardant Jésus comme victime, pardonnant à ses offenseurs, remettant toutes dettes à tous à l’heure même de la croix, on se rend compte que l’acte du pardon suppose la décision de l’offensé. Le pardon doit émaner des offensés, c’est-à-dire des victimes. Si nous les observons, nous pouvons apercevoir les situations injustes qui doivent être changées. Les victimes éclairent la réalité. Alors, pour rendre opportun le processus du pardon et de la réconciliation, sera nécessaire un engagement réel qui implique la dénonciation de l’injustice et le travail pour apporter à tous plus de possibilités de vivre dignement. Le pardon n’est pas seulement une assurance verbale, mais une mise en garde contre les causes qui provoquent les injustices en vue d’en éviter leur retour, en vue aussi d’en garder la mémoire pour éviter l’oubli. Combattre ces injustices, c’est-à-dire les effets du péché (la réalité diamétralement opposée à la volonté de Dieu), signifiera la conversion des rapports sociaux inégaux, l’engagement pour la restauration de la dignité humaine des offensés et la réhabilitation des offenseurs.
4. La question de savoir si une réconciliation entre les offensés et les offenseurs est possible n’est pas une exigence morale ou éthique, mais une question relevant de la gratuité de la grâce. La capacité et la disposition à pardonner à ceux qui nous ont offensés relèvent de l’expérience de l’amour, de la solidarité et de la reconnaissance. Lorsqu’une personne n’a fait l’expérience d’aucune reconnaissance, d’aucun amour, d’aucune acceptation de sa valeur, cette personne ne sera pas en mesure d’avoir la force et l’amour nécessaires pour offrir la réconciliation à une autre qui lui aurait causé des torts. L’expérience de l’amour, le fait d’être accepté et l’expérience de la solidarité permettront de rompre la spirale de la violence et de la vengeance, la spirale de l’aliénation par la haine. C’est l’expérience du don gratuit de Dieu. Je pense à cet égard que nous ne pouvons pas spiritualiser banalement l’intercession de l’amour gratuit de Dieu : il intercède concrètement dans l’histoire à travers la solidarité des hommes et des femmes entre eux. C’est à cela que conduit l’unité entre l’amour de Dieu et celui du prochain, telle qu’elle apparaît dans l’interprétation que Jésus donne du premier commandement (Lc 10, 25-37). L’acte de gratuité du don est l’expérience d’un enrichissement en humanité.
5. Le pardon peut régénérer les relations humaines perverties par les abus de tout type. L’acte du pardon - acte gracieux - peut laisser de côté les exigences du droit en vue d’appliquer la justice, pour aller plus loin et ouvrir une opportunité nouvelle dans les relations humaines blessées. Mais il se heurte à plusieurs obstacles : il ne peut être imposé au nom d’aucune loi humaine. Même offert gratuitement, le pardon prend le risque légitime du refus, de la non-réciprocité, de la non-ouverture au don. On ne peut pas contourner les résistances humaines à la rencontre réconciliatrice avec l’autre.
6. C’est pourquoi la réconciliation comporte un processus de réflexion morale, un processus spirituel. Prendre au pied de la lettre les commandements exigeants de Jésus, de façon immédiate pour tout résoudre d’un coup, cela serait naïf et superficiel et l’on peut se demander si cela serait même possible. Si l’on prend l’exemple du Fils Prodigue (Lc 15, 11-32), on a besoin de temps pour se rendre compte de l’égarement, de la faute, pour se repentir et pour vouloir entamer le chemin de retour. Toute démarche réconciliatrice du point de vue chrétien suppose, à mon avis :
+ l’éclaircissement de la conscience : la vérité des faits s’illumine dans notre conscience.
+ la reconnaissance du dommage causé et le repentir intérieur.
+ la résolution de changer de comportement, d’aller vers l’autre.
+ la demande de pardon avec la réparation de l’offense, si possible.
+ Si le pardon est accepté, et si l’offensé le veut, le renouement des liens fraternels.
Une réflexion philosophique sur le pardon
Plusieurs philosophes ont parlé du pardon (Vladimir Jankélévitch, Jacques Derrida, etc. parmi les plus célèbres). Je me réfère ici à la réflexion de Paul Ricœur. Cette approche philosophique peut atteindre un nombre plus important de personnes à Cuba, compte tenu de la déchristianisation à laquelle la société cubaine a été soumise pendant les dernières décennies.
L’économie du don
Paul Ricœur affirme que le pardon n’appartient pas à l’ordre juridique ; il ne relève même pas du plan du droit. Le pardon échappe au droit par sa logique. La logique du pardon relève de l’économie du don, en vertu de la logique de surabondance qui l’articule et qu’il faut bien opposer à la logique d’équivalence présidant à la justice ; à cet égard le pardon est une valeur non seulement supra-juridique, mais supra-éthique (Ricœur, 1995 (1) : p. 206). Mais il importe de rappeler que le pardon n’abolit pas la justice.
Dans son article « La Règle d’Or en question » (Ricœur, 1994 : p. 273 – 279), Ricœur définit la perspective de l’économie du don, sur laquelle la religion vise à placer toute expérience, y compris l’expérience morale :
Perspective : sens, signification, direction (pas comme fondement).
Don : c’est envisager une donation originaire qui a pour bénéficiaire toute créature, et non seulement la seule humanité et sa moralité.
Économie : le don s’exprime dans un réseau symbolique beaucoup plus vaste que celui qui gravite autour de la confession et de la rémission des péchés.
Ricœur souligne que le premier prédicat de la bonté ressortant de l’économie du don s’attache à l’être créé en tant que tel ; il est donc présent avant toute détermination proprement morale (Gn 1,31 : Dieu vit tout ce qu’il avait fait : cela était très bon). Tel est le sens supramoral de la bonté dans l’économie du don. Reconnaître cette bonté créaturelle, c’est répondre par une humilité révérentielle à l’égard du Créateur et par une compassion sans limite à l’égard de toutes les créatures. Autrement dit, nous sommes bénéficiaires d’un don inaugural, don qui ouvre notre présence au monde, qui fonde nos rapports d’amour et d’amitié et qui par son caractère gracieux, est surabondant. C’est cet excès de l’amour (c’est par grâce que tout cela vous est donné) que Ricœur met en regard de l’équivalence de la justice. Il y a l’excès dans l’amour et l’équivalence dans la justice.
La Règle d’Or peut être considérée comme étant la maxime qui préside à la justice : Comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux (Lc 6, 31) ou : Ainsi tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux (Mt 7,12).
Ricœur se demande quel sens nouveau pourrait revêtir la Règle d’Or si on replaçait sa fondation dans la perspective de l’économie du don et non dans l’autonomie de la liberté, selon Kant. Les conditions de validité d’une bonne volonté qui voudrait le « bon sans restriction » - selon Kant - peuvent être donnés dans la ligne déontologique d’une réflexion sur la forme impérative que prend le critère de la moralité. Le jugement de validité porterait sur les maximes subjectives que se donne un sujet agissant, sans égard pour les inclinations qui les motivent et pour les chances de réussite qui en accompagnent l’effectuation. Le critère suprême serait l’impératif catégorique, c’est-à-dire un impératif qui vaut sans égard pour aucune inclination empirique. La justification dernière serait l’énoncé transcendantal de l’autonomie, c’est-à-dire d’une liberté qui se donne à elle-même une loi, la loi même d’universalisation de ses propres maximes. Kant analyse le contexte de la Règle d’Or. Celui-ci est dominé par le commandement d’aimer ses ennemis, qui est lui-même un commandement supra-éthique. Or ce commandement paraît effectivement très proche de l’économie du don. Il se tient au point où le don engendre l’obligation. Ce commandement nouveau relève de la logique de la surabondance qui s’oppose comme deux pôles opposés à la logique d’équivalence de la justice qui gouverne la morale quotidienne (Ricœur, 1994 : p. 277).
Comment dès lors ne pas opposer la logique de la surabondance - de l’économie du don – à la logique de l’équivalence, qui semble culminer dans la Règle d’Or ? Pour Ricœur, la Règle d’Or demeure dans la mouvance de la loi du talion. Elle peut être interprétée comme : Je donne afin que tu me donnes. Mais Jésus lui-même nous met en garde contre cette interprétation perverse de la règle, en Lc 6, 32-35 :
Que si vous aimez ceux qui vous aiment, quel gré vous en saura-t-on ? Car même les pécheurs aiment ceux qui les aiment. Et si vous faites du bien à ceux qui vous en font, quel gré vous en saura-t-on ? Même les pécheurs en font autant. Et si vous prêtez à ceux dont vous espérez recevoir, quel gré vous en saura-t-on ? Même des pécheurs prêtent à des pécheurs afin de recevoir l’équivalent. Au contraire, aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien attendre en retour. Votre récompense alors sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut, car il est bon, Lui, pour les ingrats et les méchants.
Le commandement nouveau est un correctif supra-moral plutôt qu’un substitut de la Règle d’Or, maxime suprême de la moralité. Le commandement de l’amour opèrerait la conversion de la Règle d’Or qui se dépouillerait de son penchant intéressé en vue d’adopter une attitude d’accueil de l’autre. « Je donne afin que tu me donnes » serait corrigé de la manière suivante : « parce qu’il t’a été donné, donne aussi à ton tour » (ibidem, p. 278). Le commandement nouveau peut recevoir son secours de la Règle d’Or. A lui seul, en effet, le commandement nouveau marque plutôt la suspension de l’éthique. Quelle loi pénale pourrait procéder directement, sans le détour de la Règle d’Or, du commandement nu d’aimer les ennemis ? Quelle distribution de tâches et de rôles, d’obligations et de devoirs, pourrait résulter d’un commandement dont la réciprocité paraît exclue ?
Ricœur conclut que, détaché de la Règle d’Or, le commandement d’aimer les ennemis n’est pas éthique, mais supra-éthique, comme toute l’économie du don auquel il appartient. Pour ne pas virer au non-moral, il doit réinterpréter la Règle d’Or et ce faisant, être aussi réinterprété par elle. Le commandement nouveau ne saurait éliminer la Règle d’or ni se substituer à elle. Comme conséquence, ce qu’on appelle l’éthique chrétienne, « l’éthique commune dans une perspective religieuse » (ibidem, p. 279), implique selon lui une tension entre l’amour unilatéral et la justice bilatérale et aussi l’interprétation de l’un dans les termes de l’autre. Ajoutons que nous considérons qu’il n’y a pas de morale ou d’éthique chrétienne. Il y a seulement des chrétiens qui essayent de vivre leur existence à la lumière de l’Évangile. La foi au Christ suscite une compréhension spécifique de soi, d’autrui, de la société et de Dieu, entraînant un comportement personnel et communautaire spécifique. Le mode de cette reconnaissance n’est pas préétabli, il appartient à la créativité et au risque de la foi. Mais quelle est la spécificité de l’éthique chrétienne ? Les sources bibliques mettent en relief « le mouvement, la richesse symbolique, leur capacité d’interpellation, leur non-conformisme créateur ». L’Évangile est la révélation de l’amour patient de Dieu à notre égard. Annoncer cet Évangile ne peut que signifier s’inscrire soi-même dans cet amour et cette patience qui n’anticipent pas sur le jugement dernier au nom d’une vérité abstraite, idéologique, mais laissent la vérité faire son chemin dans la chair même de ceux qu’elle rejoint. Aimer, c’est d’abord se laisser interpeller par la situation d’autrui. Le chrétien est invité à un travail lent et patient sur soi-même pour se laisser aimer et aimer comme Dieu aime. (Erich Fuchs, L’éthique chrétienne. Du nouveau testament aux défis contemporains, Genève : Labor et Fides, 2003 (4e de couverture) – Eric Fuchs est professeur honoraire d’éthique à l’université de Genève).
Ce travail de réinterprétation mutuelle ne laisse pas la pensée en repos. Mais il est aussi un travail pratique parce que « les applications de cette dialectique dans la vie quotidienne, au plan individuel, au plan juridique, au plan social et politique, sont innombrables et parfaitement praticables » (Ricœur, 1994 : p. 279). La Règle d’Or est placée de façon concrète au cœur d’un conflit incessant entre l’intérêt et le sacrifice de soi-même. La même règle peut pencher dans un sens ou dans l’autre, selon l’interprétation pratique qui en est donnée.
Ricœur propose de relier dans une sorte d’oxymore (figure qui consiste à allier deux mots de sens contradictoires pour leur donner plus de force expressive) l’absence de mesure propre à l’amour et le sens de la mesure propre à la justice à partir de Lc 6, 38 : Donnez, et l’on vous donnera ; c’est une bonne mesure, tassée, secouée, débordante, qu’on versera dans votre sein ; car de la mesure dont vous mesurez on mesurera pour vous en retour. Il dit que le défaut de mesure est la bonne mesure. La surabondance devient la vérité cachée de l’équivalence. Équivalence et surabondance, c’est le noyau de la question. Comment passer de l’une à l’autre ? Comment l’équivalence peut-elle être transfigurée par la surabondance ? « L’esprit du pardon, le même que l’esprit de l’amour, qui travaillant la justice du dedans, exige d’elle qu’elle soit toujours plus juste, c’est-à-dire à la fois plus universelle, plus égale, plus attentive à la singularité de chaque cas » (« Les difficultés du pardon », Leçon académique de Paul Ricœur à l’Institut catholique de Toulouse, p. 5.).
Une première approche du pardon
Donc, Ricœur affirme que le pardon se trouve précisément à l’intersection de l’excès, de l’absence de mesure propre à l’amour et du sens de l’équivalence dans l’échange propre à la justice. Le pardon n’est pas d’abord ce que nous octroyons. Le pardon est d’abord ce que nous demandons, et que nous demandons à la victime. Il faut d’abord dire qui peut exercer le pardon. En absolu, ce ne peut être que la victime (Ricœur, 1995 (1) : p. 207). Le pardon n’est jamais dû. Le pardon ne peut être que demandé, mais la demande peut être légitimement refusée. Toute demande de pardon doit pouvoir affronter le refus, ce qui veut dire qu’il y a de l’impardonnable (Ricœur, 1995 (2) : p. 191). Dans toute demande de pardon il y a une clause secrète, la possibilité de dire non. Accepter la réponse négative à la demande de pardon fait aussi partie de la générosité.
Pour qu’il y ait pardon, il faut bien sûr qu’une faute ait été commise, un tort ou une offense faite à autrui. Ricœur s’y réfère en ces termes :
Il ne peut en effet y avoir pardon que là où l’on peut accuser quelqu’un, le présumer ou le déclarer coupable. Et l’on ne peut accuser que des actes imputables à un agent qui se tient pour leur auteur véritable. En d’autres termes, l’imputabilité est cette capacité, cette attitude, en vertu de laquelle, des actions peuvent être mises au compte de quelqu’un. […] L’imputabilité constitue à cet égard une dimension intégrante de ce que j’appelle l’homme capable (Ricœur, 2000 : pp. 596-597).
La région de l’imputabilité est à chercher du côté de l’articulation entre l’acte et l’agent, entre la matière des actes (« le ‘quoi’ des actes ») et la personne qui a eu la puissance de les exécuter (le ‘qui’ de la puissance d’agir). Cette articulation peut être affectée, blessée. C’est là que se fait l’expérience de la faute (ibidem, p. 597).
Faute, aveu, mémoire
Une faute doit être reconnue, attribuée. La forme spécifique que prend l’attribution à soi de la faute est l’aveu. L’aveu est un acte de langage par lequel le sujet prend sur soi l’accusation de cette blessure infligée à un autre. L’acte d’avouer atteste déjà d’une puissance de liaison créatrice d’histoire. A travers un récit, l’acte d’avouer est une remémoration, une reconnaissance de ce qu’un événement réel a laissé des traces qui doivent être qualifiées.
La réflexion qui découle de la reconnaissance de soi conduit au foyer de la mémoire du soi, c’est-à-dire au lieu de l’affection constitutive du sentiment de faute. C’est là que se découvre l’inadéquation du moi à son désir le plus profond. Se révèle alors en nous ce désir d’intégrité, mieux perçu dans ces moments où défaille notre effort pour exister authentiquement (ibidem, p.599).
Ricœur distingue entre l’être que nous sommes et l’effort que nous faisons pour exister, c’est-à-dire pour accomplir l’être propre du désir d’intégrité lui-même. C’est ici, si on la qualifie comme mal, comme non-être, que la faute est rapprochée des autres expériences négatives qui sont autant de participations au non-être : c’est l’échec en tant que contraire au succès, la solitude, en tant que rupture de la communication réciproque, le conflit, en tant qu’antagonisme indépassable, donc source de dissymétrie entre l’auteur de l’action et son récepteur. « Replacée dans cette perspective, l’expérience de la faute revêt la dimension du mal » (ibidem, p. 600).
La référence au mal suggère aussi l’idée d’un excès, d’un trop insupportable. L’auteur suit Jean Nabert pour introduire l’idée de l’injustifiable. Ce concept désigne :
… cet excès du non-valable, cet au-delà des infractions mesurées à l’aune des règles que la conscience morale reconnaît : telle cruauté, telle bassesse, telle inégalité extrême dans les conditions sociales me bouleversent sans que je puisse désigner les normes violées […] ce sont des maux qui s’inscrivent dans une contradiction plus radicale que celle du valable ou non-valable et suscitent une demande de justification que l’accomplissement du devoir ne satisferait plus […] Ces maux sont des déchirements de l’être intérieur, des conflits, des souffrances sans apaisement concevable (Ricoeur, 2000 : p. 601).
Le mot injustifiable, ou impardonnable, peut s’appliquer non seulement aux acteurs de crimes en raison de l’immensité du mal, mais aussi au lien plus intime qui unit l’agent à l’action, le coupable au crime. C’est pour cela que l’action humaine est à jamais livrée à l’expérience de la faute. Même si la culpabilité n’est pas originaire, elle est à jamais radicale. C’est cette adhérence de la culpabilité à la condition humaine qui, semble-t-il, la rend non seulement impardonnable de fait, mais impardonnable de droit. C’est pour cela qu’arracher la culpabilité à l’existence reviendrait, semble-t-il, à détruire cette dernière de fond en comble. Ricœur cite cette conclusion démontrée avec précision par Nicolaï Hartmann, dans son Éthique :
L’éthique n’a pas une telle conception du péché, n’ayant pas de place pour elle. Dans la culpabilité morale il n’y a rien que l’on puisse séparer de l’homme coupable en tant que personne, rien qui existerait pour soi en tant que substance. Il y a en fait un fardeau de culpabilité, de même qu’il y a chez l’individu coupable le désir de pouvoir s’en débarrasser. Il existe aussi une limite à la capacité de tenir bon et un effondrement moral sous le poids de la faute. Mais chez l’homme il n’y a, en principe, aucun ingrédient l’empêchant d’être bon qui serait dû à sa culpabilité. Au fond la possibilité de progresser moralement existe toujours – elle est enracinée dans le désir même qu’il en soit ainsi et elle grandit avec lui. Le désir du bien n’est jamais réduit, quelles que soient les circonstances, à la simple impuissance. C’est la force la plus positive qui s’oriente vers la bonté.
La permanence et le caractère ineffaçable de la culpabilité sont nécessairement liés à la liberté morale. La culpabilité dure inévitablement aussi longtemps que les valeurs qui la condamnent. Elle survit à la personne, tout comme le mérite moral lui survit également. Personne ne peut se débarrasser de sa culpabilité, si l’on a si peu que ce soit la capacité de l’éprouver. Le mal où cette culpabilité peut avoir une existence tangible constitue une dimension axiologique de notre conduite ; et celle-ci ne peut être changée, que ce soit par un changement de disposition ou par un meilleur comportement de la part d’un autre. A vrai dire, le pardon est simplement un acte moral de la part de celui qui pardonne et ne concerne que sa conduite envers le coupable : il est dû à la supériorité morale de celui-là, ou à son humble conscience du fait que lui-même ne vaut pas mieux. Le pardon peut fort bien enlever chez le coupable cet aiguillon particulier de la culpabilité qui se trouve logé dans le mépris et l’hostilité mérités que lui voue l’homme qui a été lésé ; et le pardon peut redonner au coupable cette paix extérieure qu’il a rejetée ; mais il ne peut jamais supprimer la culpabilité morale elle-même. Moralement il existe bien ce qui représente le triomphe du bien sur le mal, toujours d’abord imputable, bien sûr, à une conversion intérieure ; mais il n’y pas d’annulation de la culpabilité en tant que telle. Nicolaï Hartmann, Ethics – Volume III Moral freedom., London : George Allen & Unwin LTD, 1932., pp. 271-272.
De cela suit qu’on ne peut pour personne supprimer l’être-coupable de l’action mauvaise, parce qu’elle est inséparable du coupable. On revient au concept d’imputabilité. « L’expérience de la faute est si adhérente à l’imputabilité qu’elle en est l’organe et le révélateur ». Si on peut atténuer la morsure de la faute, son aiguillon, on ne peut pas supprimer la culpabilité elle-même. On peut témoigner de la compréhension au criminel, non l’absoudre. La faute est par essence impardonnable non seulement de fait, mais de droit. C’est comme si le lien entre la faute et le soi était indissoluble. Mais, pour notre auteur « il y a le pardon ».
Le pardon existe !
C’est comme un défi inverse à ce qui vient d’être dit dans la philosophie de Hartmann. Ricœur emprunte l’expression « illeité » à Levinas. Ce vocable désigne chez Lévinas le « il absolu ». En l’utilisant, Lévinas insiste sur le caractère radical de l’absence de la transcendance, de sa séparation : le jamais présent de la transcendance, sa manière de « se montrer sans se montrer » comme trace spécifique par son caractère énigmatique. Le visage d’autrui où l’illeité a laissé sa trace, « convertit » l’absence absolue en la présence énigmatique d’un visage, qui ne trahit pas cette absence absolue pour autant qu’il la convertit en commandement éthique et surtout pas en présence phénoménale. (Voir : Rodolphe Calin, François-David Sebbah, Vocabulaire de Lévinas, Paris : Ellipses, 2002, pp. 34-35).
Cette « illéité » est celle de la hauteur d’où le pardon est annoncé, sans que cette hauteur doive être trop vite assignée à quelqu’un qui en serait le sujet absolu. Le pardon est comme une voix, une voix d’en haut. Ricœur affirme :
Elle est d’en haut comme l’aveu de la faute procédait de la profondeur insondable de l’ipséité. C’est une voix silencieuse, mais non muette. Silencieuse, car ce n’est pas une clameur comme celle des furieux ; non muette, car non privée de parole. Un discours approprié lui est en effet dédié, celui de l’hymne. Discours de l’éloge et la célébration (Ricœur, 2000 : p. 601).
Le discours typique du pardon est l’hymne. Le pardon exprimé à travers l’hymne n’a pas besoin de dire qui pardonne et à qui. Simplement, il y a le pardon. Il y a le pardon comme il y a la joie, comme il y a la sagesse, la folie, l’amour. L’auteur indique que l’amour et le pardon sont de la même famille (ibidem, p. 605).
Suivant le développement que Saint Paul fait dans l’hymne à l’amour de la Première Lettre aux Corinthiens, chapitre 13, Ricœur souligne l’accent que met l’Apôtre sur l’amour (la charité). Elle ne tient pas compte du mal, elle ne se réjouit pas de l’injustice, mais elle met sa joie dans la vérité. Elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout (1Co 13, 4-7). Ricœur en conclut :
Si donc elle ne tient pas compte du mal, c’est qu’elle descend dans le lieu de l’accusation, de l’imputabilité, qui tient les comptes du soi-même. Si elle s’énonce au présent, c’est que son temps est celui de la permanence, de la durée la plus englobante […] elle ne passe jamais, elle demeure. Et elle demeure plus excellemment que les autres grandeurs […] La plus grande, parce qu’elle est la Hauteur même (Ricoeur, 2000 : p. 605).
Si la charité excuse tout, ce tout comprend l’impardonnable. Le pardon est inconditionnel, il est sans exception et sans restriction.
Séparer l’agent de son acte
De l’avis de Ricœur, tout se joue finalement sur la possibilité de séparer l’agent de son acte. Le coupable, rendu capable de recommencer, telle serait la figure de ce déliement qui commande tous les autres. À ce point-ci, Ricœur s’interroge : « est-ce possible, est-il possible de séparer le coupable de son acte ? » (ibidem, p. 638).
Selon Derrida, séparer le coupable de son acte, pardonner au coupable, tout en condamnant son action, serait pardonner à un sujet autre que celui qui a commis l’acte. De son côté, Ricœur soutient qu’il faudrait chercher « un argument de découplage au cœur de la puissance d’agir, à savoir entre l’effectuation et la capacité que celle-ci actualise » (ibidem). Cette dissociation intime signifiera que la capacité d’engagement du sujet moral n’est pas épuisée par ses inscriptions diverses dans le cours du monde. Cette dissociation exprimerait un acte de foi, un crédit adressé aux ressources de régénération du soi.
Pour rendre raison de cet acte de confiance, Ricœur propose d’assumer l’ultime paradoxe que proposent les religions inscrites dans la mémoire abrahamique, celui du pardon et de la repentance (Ricœur, 2000 : p. 638). Il s’agit de bien autre chose que d’une transaction. Ce paradoxe suggère l’idée d’un cercle d’un genre unique en vertu duquel la réponse existentielle au pardon est en quelque façon impliquée dans le don lui-même tandis que la priorité chronologique du don est reconnue au cœur même du geste inaugural de repentance. « S’il y a le pardon, il demeure, comme il est dit de l’amour dans l’hymne. S’il est la hauteur même, il ne permet ni avant ni après, il est antérieur à toute attente à la façon d’un don immérité et sans retour attendu » (Ricœur, Leçon académique à l’Institut catholique de Toulouse, p. 5). Le pardon demeure tandis que la réponse de la repentance arrive dans le temps, qu’elle soit soudaine, qu’elle soit progressive. « Le paradoxe est précisément celui du rapport circulaire entre ce qui « demeure » à jamais et ce qui advient chaque fois » (ibidem, p. 639).
Ricœur affirme que cet acte de déliement affectant le rapport de l’agent à l’acte n’est pas philosophiquement aberrant. Il prend appui sur la métaphysique aristotélicienne qui définit l’être comme acte et comme puissance. Aussi radical que soit le mal - et il l’est en effet en tant que maxime de toutes les maximes mauvaises - il n’est pas originaire. Radical est le penchant au mal, originaire est la disposition au bien : « De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors le monde, il n’est rien qui puisse être sans restriction tenu pour bon, si n’est seulement une bonne volonté » (E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, cité par Ricœur, 2000 : p. 640). Ricœur remarque que les formules de Kant qui marquent l’articulation du penchant au mal sur la disposition au bien réaffirment cet enracinement. « La disposition primitive de l’homme est bonne » (Kant).
Rétablir l’humanité
C’est dans cette disposition primitive au bien que réside la possibilité du rétablissement de l’être humain dans sa force. On a déjà parlé plus haut de la bonté originelle de la création. En faisant référence au récit de la chute adamique, Ricœur montre que « la chute est racontée comme un événement primordial inaugurant un temps après l’innocence. Le résultat est la contingence radicale du statut historique devenu irrémédiable mais nullement fatal quant à son advenue […] Cet écart par rapport au statut de créature tient en réserve la possibilité d’une autre histoire inaugurée chaque fois par l’acte de repentance et scandée par toutes les irruptions de bonté et d’innocence au cours du temps » (Ricœur, 2000 : p. 640).
Ricœur conclut que sous le signe du pardon, la personne coupable est tenue pour capable d’autre chose que de ses délits et de ses fautes. « Elle serait rendue à sa capacité d’agir et l’action rendue à celle de continuer » (ibidem, p. 642). C’est de cette capacité restaurée que s’emparerait la promesse qui projette l’action vers l’avenir. « La formule de cette parole libératrice, abandonnée à la nudité de son énonciation, serait : tu vaux mieux que tes actes » (ibidem). Si la faute ne peut être déracinée, la dette peut être levée. C’est alors le travail tacite du pardon dans notre existence, de séparer la dette de la faute, de l’ouvrir à la rémission (Ricœur, Leçon académique à l’Institut catholique de Toulouse, p. 6).
Pardon – mémoire – oubli
Un autre aspect de cette problématique à jamais inachevée du pardon est sa relation avec la mémoire et l’oubli. Bien que non dû, le pardon n’est pas sans finalité. Cette finalité a rapport avec la mémoire. Son projet n’est pas d’effacer la mémoire ; bien au contraire, son projet, qui est de briser la dette, est incompatible avec celui de briser l’oubli. Le pardon est une sorte de guérison de la mémoire, l’achèvement de son deuil ; délivrée du poids de la dette, la mémoire est libérée pour de grands projets. Le pardon donne un futur à la mémoire (ibidem).
Il faut donc faire un travail de mémoire (ou de remémoration). Cela consiste à prendre soin de ne pas oublier ce qui est arrivé, ce que nous avons fait, quels torts nous avons commis et ce que nous avons souffert nous-mêmes. Le sens de ce travail de remémoration est une sorte de fidélité au passé et aux victimes de la violence. Sa récompense serait la séparation entre la réalité aussi pénible soit elle et les projections fantastiques par lesquelles nous nous disculpons. Donc la séparation entre la vérité et l’illusion. Ce travail de remémoration doit être accompagné de ce que Ricœur appelle travail de deuil. Le deuil au cœur de la mémoire signifie que nous devons nous réconcilier avec l’idée de la perte définitive, non seulement la perte d’objet ou d’amour ou de haine, mais la perte de la prétention même à construire une histoire sans perte. La crainte de la perte au niveau de notre prétention à tout réparer doit être tenue pour vaine. C’est accepter qu’il y ait de l’inextricable et de l’irréparable dans les choses humaines (ibidem). Ce détachement arrivera au point où ces objets perdus pourront être de nouveau intériorisés, dans un mouvement de réconciliation (Ricœur, 1995 (3) : p. 81).
Par rapport à l’oubli, Ricœur soutient qu’oublier c’est alors ne plus se soucier. L’oubli est une figure de l’insouciance. Il implique qu’on ne s’occupe plus de ce qui est arrivé, c’est-à-dire qu’on le laisse de côté. Ricœur parle d’un bon oubli, qui n’est pas une fuite qui chercherait à effacer tout ce qui s’est passé. Dans l’imputation, nous avons l’idée de rendre des comptes, de faire nos comptes. Oublier consisterait à ne plus compter, à ne plus faire des comptes, à sortir du régime de la comptabilité (Ricœur, Leçon académique à l’Institut catholique de Toulouse, p. 6), c’est-à-dire, à briser la dette.
Parvenu à ce point, Ricœur place le pardon au point de convergence entre le travail de remémoration et le travail de deuil. Le pardon est le contraire de l’oubli de fuite ; on ne peut pardonner que ce qui n’a pas été oublié. Mais le pardon accompagne l’oubli actif, lié au travail de deuil. Celui-ci ne porte pas sur les événements dont la trace doit être protégée, mais sur la dette dont la charge paralyse la mémoire et par extension la capacité à se projeter de façon créatrice dans l’avenir. C’est la dette qui doit être brisée, effacée, oubliée.
Ricœur fait une remarque importante en disant que le pardon ne se résume pas à la simple addition du travail de remémoration et du travail de deuil. Le pardon s’ajoute à l’un et à l’autre travail, et en s’ajoutant, il apporte ce qui n’est pas travail, mais précisément don, c’est-à-dire, sa générosité. Le pardon est plus que un travail parce qu’il ne s’exerce pas, il se demande, et se demande à la victime. « Or, qui se met sur le chemin de la demande de pardon doit être prêt à entendre une parole de refus. Entrer dans l’aire du pardon, c’est accepter de se mesurer à la possibilité toujours ouverte de l’impardonnable. Pardon demandé n’est pas pardon dû. C’est au prix de ces réserves que la grandeur du pardon se manifeste » (Ricœur, 1995 (3) : p. 81).
Un dernier mot sur le pardon au niveau politique. L’insertion du pardon dans la région que Ricœur appelle la violence historique (Ricœur, Leçon académique à l’Institut catholique de Toulouse, p. 6) est pour lui la plus problématique. Il emprunte l’idée de l’incognito du pardon au philosophe Klaus Kodalle. Au niveau des haines historiques entre communautés historiques, l’oubli paraît indisponible, inaccessible. Les mémoires collectives, hantées, s’insultent mutuellement. A ce niveau d’inimitié, l’hostilité va jusqu’à souhaiter et vouloir la destruction de l’adversaire (ibidem, p. 3). On dit que les peuples ignorent le pardon, mais là où prévalent la haine et la culture de la mort, Kodalle en vient à introduire l’idée de ce qu’il appelle l’incognito du pardon dans la normalité, l’instauration de relations simplement normales entre voisins hostiles, le retournement de la logique de la mort. Ricœur ajoute une touche supplémentaire où la marque du pardon est plus visible. Il rappelle les gestes ponctuels, rares, extraordinaires, qui ne forment pas système, mais qui ponctuent de place en place le tissu fragile de la normalité. Par exemple : celui du chancelier Willy Brandt s’agenouillant au pied du Mémorial juif de Varsovie, la poignée de mains entre Rabin et Arafat, la demande de pardon du roi Juan Carlos pour l’expulsion des Juifs de l’Espagne, etc. C’est pour Ricœur l’issue modeste des conflits mortels qu’une longue mémoire a nourris (ibidem, p. 4).
Pour faire le point
Que peut-on tirer de cette réflexion par rapport à la problématique ici traitée ? J’attire l’attention sur les points suivants :
1. Le rappel de la bonté créaturelle qui nous définit tous avant toute détermination proprement morale, - bonté dont l’activité peut se déployer dans la compassion, dans une attitude d’accueil à l’égard de toute créature. On a reçu un don qui encourage à donner à notre tour.
2. La prise de conscience de l’éternelle tension entre l’équivalence que promeut la justice et la surabondance de l’amour, là où Ricœur situe le pardon, demande à faire à la victime qui a subi la conséquence d’une faute. La victime est l’unique instance qui peut octroyer le pardon.
Une faute, un tort, une offense ont été commis… quelle réponse, en dehors de la violence ? :
1re réponse : La justice – (équivalence) : Poursuite légale selon le droit, visant la punition de l’offenseur et la réparation du dommage causé à la victime.
2e réponse : Le pardon – (surabondance) :
+ L’offenseur – demander le pardon.
+ L’offensé – octroyer le pardon (avec la possibilité de le refuser).
3. Le pardon implique un processus. Le pardon se situe à une hauteur telle que, s’il est octroyé, il demeure dans le temps, tandis que la réponse, c’est-à-dire la repentance, peut être soudaine ou arriver progressivement. La pardon est générosité, est don. Il peut y avoir différents cas de figure dans le processus du pardon, par exemple :
1er cas : L’offenseur : « Ne pas demander, ne pas reconnaître l’offense commise » L’offensé : « Offrir le pardon en attendant la reconnaissance et la repentance… qui pourront ou non arriver dans le temps ».
2e cas : L’offenseur : « Demander pardon, une fois la faute reconnue » L’offensé : « Octroyer ou non le pardon ».
4. La séparation entre l’acte et l’agent. Il est possible de séparer l’agent de son acte parce que la capacité d’engagement moral de la personne ne s’épuise pas dans ses inscriptions diverses au cours des événements. Il est nécessaire de croire par un acte de foi à la disposition au bien de l’être humain. L’aveu de l’offenseur, comme un appel à la mémoire de soi, peut réveiller le désir de prouver son intégrité et d’exister authentiquement.
5. Si la faute ne peut pas être déracinée, si elle a laissé des empreintes ineffaçables, la dette peut être enlevée, ouverte à la rémission. Une personne coupable peut être tenue pour capable d’autre chose que ses délits et fautes. La dette enlevée signifie pour elle la restauration de la capacité de poursuivre l’action humaine. La personne vaut mieux que ses actes.
6. Le travail de remémoration et le travail de deuil. La conjonction de ces deux mouvements aidera à la récupération du passé. De cette façon, on restera fidèle aux victimes et conscient de leurs souffrances, on les aidera à se réconcilier avec leurs pertes, en visant toujours un avenir différent et heureux.
7. Oublier, ce n’est pas effacer le passé. Les traces qu’il a laissées doivent être protégées, pour éviter de retomber dans les erreurs. Oublier signifie dans notre cas : ne pas faire de comptes, briser la dette qui paralyse la mémoire. La dette brisée ouvrira la porte à un avenir différent, à de nouvelles actions constructives.
8. La possibilité de gestes de pardon, gestes symboliques qui peuvent encourager à se détourner de la logique de la haine et du mépris envers les offenseurs.
L’application concrète
Je pense maintenant aux moyens d’appliquer ces réflexions à notre problématique. D’abord, je me situe au niveau populaire, dans les relations humaines quotidiennes entre des voisins, entre des compagnons de travail, entre des habitants de quartiers - relations qui ont été blessées de diverses manières. Les réflexions que nous venons de proposer pourront aider peu à peu à surmonter les rancunes et inimitiés qui ont rendu difficiles les relations sociales. Les promoteurs de la réconciliation censés travailler avec le peuple pourront aussi en faire usage. À travers les médias on pourra transmettre des réflexions, des témoignages qui aideront à réveiller dans le for intérieur des hommes et des femmes de meilleurs sentiments à l’égard du prochain et de la société. Il ne s’agit pas d’imposer la réconciliation à tout prix. Ce serait une façon d’agir superficielle. Le défi consiste à travailler pour rendre propice la reprise des relations d’une manière nouvelle dans un nouveau cadre social. On aura besoin de temps pour aider les personnes à surmonter les rancunes et les désirs de vengeance vis-à-vis de ceux qui ont privés de leurs droits et leur ont causé des torts. Je rappelle que « le pardon implique une démarche de conversion profonde qui ne peut s’accommoder des apparences ou des gestes extérieurs non informés du dedans par une inspiration spirituelle forte » (Valadier, 2000). Dans aucune situation on ne peut abuser de l’appel au pardon pour trouver de trop faciles solutions aux conflits.
À ce niveau-là, il est d’une importance vitale de travailler pour éviter deux attitudes : l’enfermement dans le passé et la tentative d’effacement du passé. Au niveau populaire, certains aimeront rester ancrés dans le temps perdu, remâchant les possibilités de développement humain et social anéanties, les droits enfreints, déplorant tout ce qui s’est passé et qui leur a porté préjudice. Ceux-ci peuvent nourrir de l’hostilité envers les citoyens engagés dans l’appareil de l’État. D’autre part, l’influence des acteurs externes – conservateurs – tendra à rétablir le statut qui avait la société auparavant. Ni l’une ni l’autre position n’auront d’effets positifs. La reconstruction du pays comme nation va dépendre de la saine relecture de l’histoire vécue. La réflexion théologico-philosophique entreprise nous aidera tous à comprendre l’importance de la récupération de la mémoire.
Le travail vers la réconciliation nationale demandera du temps. Personne ne peut prévoir sa durée. Ce travail demandera aussi beaucoup de patience, de force d’âme et de fermeté morale. L’accompagnement personnel jouera un rôle fondamental au moment où il faudra essayer de surmonter la douleur. Celle-ci peut être éprouvée à différents degrés par des personnes différentes. On doit toujours prendre le pari que l’esprit de pardon finira par l’emporter sur la haine, et de cette façon on évitera une nouvelle fracture dans la société. Le travail du gouvernement de transition ne manquera pas de susciter l’enthousiasme de la population s’il accomplit les changements si longtemps désirés. La perspective d’une situation nouvelle peut aider les uns à se libérer de leurs dettes envers les autres. Une nation en reconstruction devra compter sur tous ses citoyens, devra tous les inclure dans le nouveau projet social.
Pensons maintenant au niveau juridique : le cas de plaintes déposées par des citoyens, et auxquelles la justice doit répondre. Dans ces cas, l’appel à la figure du pardon dans la procédure de la justice peut être discuté. Depuis certaines expériences dans d’autres pays, cette mobilisation de la figure du pardon généralement considérée, dans la sphère politique, comme d’ordre religieux et moral, peut sembler absurde et ainsi être comprise comme une pure stratégie, destinée à légitimer un compromis social accordé d’avance par les forces politiques en conflit.
Néanmoins, le « langage » du pardon existe, il s’intègre aux dispositifs de justice de transition et semble en retour les informer (Sandrine Lefranc, Politiques du pardon, Paris : PUF, 2002 ; c’est la thèse de l’ouvrage). On en connaît plusieurs exemples, plus ou moins réussis : des dispositifs de justice de transition ont été mis en place par les nouveaux gouvernements démocratiques, en utilisant une rhétorique du pardon et de la réconciliation nationale, par exemple : en Argentine, qui voit l’élection d’un gouvernement démocratique, après huit ans de régime militaire, en 1983 ; en Uruguay (1984), au Chili (1989) et en Afrique du Sud (1994). Cette articulation pardon - justice peut aider à trouver des modalités pour dépasser la mémoire de la violence sans oublier le passé et peut aussi aider à une réconciliation qui ne fasse pas taire les versions divergentes de l’histoire vécue par chaque parti en conflit.
Bibliographie
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Breton, Stanislas (1986). « Grâce et pardon » in Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques 70.
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Valadier, Paul « Approches politiques du pardon. Le pardon appartient-il essentiellement à la sphère religieuse ou peut-il, doit-il, avoir une traduction politique ? » in Études, juin 2000.
Zumstein, Jean (1994). « Le pardon dans le Nouveau Testament », in Pardonner, Bruxelles : Publications des Facultés Universitaires Saint Louis.
Que ton Règne vienne --- Pardonne-nous nos torts envers toi, comme nous-mêmes nous avons pardonné à ceux qui avaient des torts envers nous,
Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel --- Et ne nous soumets pas à la tentation ; mais délivre-nous du Mauvais.
La deuxième demande de la deuxième partie mise en connexion avec la deuxième de la première partie peut être interprétée selon l’idée que le Royaume de Dieu se construit sur la base du jubilé permanent du pardon et de la remise des dettes les uns envers les autres.
On peut porter attention à l’expression « comme nous-mêmes nous avons pardonné », présente aussi en Mc 11, 25 et Mt 18,33. La force de cette parole, c’est de dépasser l’imitation pour établir un lien de proportion rigoureuse : de la mesure dont vous mesurez on mesurera pour vous en retour (Mt 7,2 ; Lc 6,38). Nous sommes au cœur de l’Évangile : « le pardon est plus qu’annoncé, il est donné ». Entrer dans la sphère du pardon, c’est à la fois être introduit dans un secret divin, et se trouver obligé de le partager : si nous pardonnons, nous devenons « pères » à notre tour à l’égard de nos proches. Le Père se fond et se confond dans la foule de ceux qui pardonnent comme le Père leur a pardonné. C’est la perfection : agir comme le Père, être parfait (Matthieu) ou miséricordieux (Luc).
Les actes de Jésus
La société juive du début du premier siècle était une société caractérisée par des phénomènes d’exclusion. Tous ceux qui étaient exposés à l’impureté ou qui ne connaissaient pas la Torah ou la méprisaient : malades, publicains, prostitués, petit peuple ignorant tombaient sous le coup de l’exclusion. Jésus, en prenant place à la table des pécheurs (Mc 2, 15 - 17) met en question la séparation religieuse érigée entre ceux qui se considéraient justes et ceux qui étaient considérés comme pécheurs. Le monde juif dans lequel vit Jésus est marqué par l’exclusion. Cette exclusion repose sur la distinction entre le pur et l’impur. À cette époque, celui qui est déclaré impur est exclu de la vie sociale et religieuse car il représente une menace pour celles-ci. Ce peut-être une menace physique : par exemple la lèpre que l’on croyait fortement contagieuse. Ce peut-être également une menace morale et surtout spirituelle : il s’agit alors d’exclure celui dont toute la vie est gangrenée par le péché. Dans l’Evangile Marie-Madeleine et Zachée en sont de parfaits exemples. Ces pécheurs publics, comme on les appelle alors, sont séparés de la communauté, et séparés de Dieu : ils n’ont plus accès aux synagogues et encore moins au temple. Par la communion que Jésus accorde aux exclus, il signifie le pardon de Dieu. En plus, Jésus arrive à prononcer une formule de pardon qui a quelque chose de rituel : tes péchés te sont pardonnés (Mc 2, 1-12 ; Lc 7, 36-50) en se référant à deux de ces exclus : un malade et une pécheresse. Dans les deux cas foi et pardon vont de pair. Au point de départ il y a la foi signifiée par la marche vers la personne de Jésus et la proclamation du pardon est la reconnaissance par Jésus de cette foi. La marche vers Jésus s’achève sur une rencontre, un dialogue, une parole reçue d’un autre. Ainsi, Jésus restaure pour tous, sans condition préalable, la possibilité d’une relation renouvelée au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.
Les récits de miracles expriment d’une autre manière la pratique libératrice de Jésus. La maladie était considérée comme l’expression du châtiment divin. Jésus s’insurge contre cette idée. Il se fait guérisseur pour arracher l’homme à la fatalité de la souffrance et pour le rendre proche du Dieu le Père (Mt 8, 16-17 ; Mc 5, 25-34 ; 10, 46-52 ; Lc 13, 10-17). « Par son activité thaumaturgique, Jésus donne au mot pardon sa véritable dimension : c’est de recréer l’homme abattu, c’est de libérer l’homme aliéné, c’est de créer les conditions d’une vie nouvelle » (Zumstein, 1994 : p. 79).
La mort de Jésus
La tradition de l’Église primitive rattache le thème du pardon des péchés à la mort de Jésus. S’agit-il d’une expression de la foi postpascale ou d’un élément de la prédication de Jésus ? La tradition du dernier Repas (Mc 14, 22 - 25) lie la mort de Jésus et le pardon des péchés. L’important à souligner est que, devant la possibilité de sa mort violente, Jésus n’abdique pas sa confiance en la proche venue du Règne. Le péril imminent, le risque de la mort s’intègre bien dans son message annonçant le Royaume de Dieu. Le pain partagé signifie que, même lorsqu’il meurt, la relation entre Jésus et ses disciples va se maintenir, et que cette mort même fonde une communion appelée à durer. La parole sur la coupe renvoie sans doute au thème de la nouvelle alliance qui va être scellée dans sa mort (ibidem, p. 80).
Jésus pendant sa vie a révélé que Dieu n’est qu’amour et pardon. C’est à travers la mort en croix, qu’Il va confirmer cette puissance qui définit Dieu, son Père. Au moment de la douleur suprême, il laisse Dieu inscrire dans sa chair la loi nouvelle du pardon sans condition : Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font (Lc 23, 34). Jésus se livre à la mort dans un acte de totale gratuité : pour témoigner que Dieu abandonne tous ses droits, renonce à toute vengeance, remet toute dette à tous (Moingt, 1994 : pp. 94 – 95).
Selon Stanislas Breton, dans la parole de Jésus que nous venons de rappeler, il faut remarquer la conjonction « car » qui semble donner l’ultime raison du pardon. A son heure dernière, au moment où Jésus va rendre l’esprit, « il est probable que cette absolution avait une portée universelle » (Breton, 1986 : p. 190). Breton ne voit pas ici un principe de limitation qui atténue la gravité de la faute. Il appelle à considérer une sorte d’illimité, c’est-à-dire « la malice pure et simple, une malice de lucidité absolue » (ibidem). Philosophiquement parlant, c’est le « mal radical ». Théologiquement parlant, c’est « l’innommable perversité ». La parole de Jésus en ce moment radical semble dire que « si grave que soit le péché, il ne saurait atteindre la malice absolue » (Breton, 1986 : p. 191). Ce concept - limite de l’infinité de la malice pure, on ne saurait le transformer en une vérité de fait, quelle que soit la dimension inexorable du mal que nous, humains, pouvons commettre.
D’après Breton, le Christ, qui connaissait ce qu’il y a dans l’homme, n’a point méconnu cette marge d’ignorance, cette faiblesse qui accompagne tout acte humain, même délibéré. Cependant, le Christ en croix n’ignore pas le sérieux du péché quand il dit que « le jugement appartient au Père, car le Fils ne juge personne, il est venu sauver » (ibidem).
Jésus nous fait prendre conscience de cette ombre d’inconnaissance qui fait partie, en chacun de nous, de notre singularité. Le pardon donc, en Dieu comme en nous, par participation, connote une largeur d’esprit, une grandeur du cœur qui ne soupçonne pas le mal et qui cherche sinon à l’excuser, du moins à le comprendre. Mais le pardon va plus loin que cette amoureuse intelligence des limites d’autrui. La capacité en l’homme de se faire ce qu’il est et de répondre de son être comporte l’authentique pouvoir de faire le mal et le droit d’en revendiquer l’initiative. On ne peut nier cela, sinon on nierait « la générosité divine elle-même qui s’expose, en faisant l’homme à son image, au risque de sa propre négation » (Breton, 1986 : p. 192).
Le pardon, pour Breton, est surabondant. Quand l’offense atteint le maximum de son intensité, « c’est alors que se déploie dans le libre devenir de son essence le pardon », selon le mot bien connu de Saint Paul : « Là où le péché abondait, la grâce surabonde ». Ce surcroît de bien se situe au-delà de toute justice. Breton s’exprime ainsi :
La surabondance du pardon reflète l’immotivé de l’amour créateur, d’autant plus créateur qu’il ne suppose rien de désirable en celui qui en est objet. La gratuité de la grâce se soustrait à tout principe de raison. Le pardon n’est que l’extension, dans la sphère du mal, de cette injustifiable gratuité (ibidem).
Le pardon, mené jusqu’à son sens le plus profond et le plus grand par le Christ, ne peut être imposé au nom d’aucune loi humaine. Néanmoins, l’exigence qui relève de la croix de Jésus nous dit sans cesse la nécessaire gratuité de la relation à l’autre (Moingt, 1994 : p. 89). Il faut du moins avoir le désir d’essayer de substituer le pardon à la violence.
Un dernier point à souligner est l’obstacle absolu auquel se heurte l’évangile de la miséricorde : le péché contre l’Esprit Saint. Lc 12, 10 : Et quiconque dira une parole contre le Fils de l’homme, cela lui sera pardonné ; mais qui aura blasphémé contre le Saint Esprit, cela ne lui sera pas pardonné. Le blasphème contre l’Esprit saint est l’analogue évangélique du « mal radical ». Il est irrémissible puisqu’il refuse la générosité inconditionnelle du pardon. Cela ne signifie pas une restriction à la miséricorde, « qui sera toujours douce et pieuse avec ce blasphème, mais qui par générosité, laissera à l’être libre le dernier mot de son accueil ou de son refus » (Breton, 1986 : p. 193).
Dans le Nouveau Testament, le terme réconciliation (verbe katallassein, avec l’idée d’échange, de réciprocité) est employé par Saint Paul dans quatre textes fondamentaux (Bogaert, 1987 : p. 1096) :
+ L’épître aux Romains, chapitre 5 : toute l’épître développe le processus du salut qui s’opère en faveur des juifs et des païens. Les uns comme les autres sont pécheurs (Rm 1, 18s) mais rendus justes par la foi et en paix avec Dieu par Jésus Christ (Rm 5,1).
+ Deuxième épître aux Corinthiens, chapitre 5, 18-21 : Paul invite à se laisser réconcilier avec Dieu. Il appelle à cette réconciliation au nom de sa mission d’apôtre.
+ L’épître aux Colossiens, chapitre 1, 19-22 : Les Colossiens, païens convertis, participent comme tout baptisé au corps du Christ, alors qu’ils étaient étrangers, « ennemis de Dieu ». Paul, en étant conscient de la grandeur historique des juifs dans le plan du salut de Dieu, sera le plus ardent défenseur de l’accueil des « incirconcis » (Ga 2).
+ L’épître aux Ephésiens, chapitre 2, 11-22 : La réconciliation des Juifs d’une part et des païens, d’autre part, avec Dieu, opère la réconciliation de deux peuples que tout séparait : il n’y a plus de Juif, ni de Grec (Ga 3, 28). De ce qui était divisé, le Christ a fait une unité (Ep 2, 14) et ainsi, le mystère se dévoile en s’accomplissant, la Bonne Nouvelle est proclamée et réalisée : Les païens sont admis au même héritage, ils sont membres du même corps, associés à la même promesse, en Jésus Christ, par le moyen de l’Évangile (Ep 3, 6).
Pour faire le point
On peut tirer quelques conséquences de ce parcours biblico-théologique sur le pardon et la réconciliation. Elles nous aideront dans notre réflexion :
1.- L’image de Dieu qui se dégage de l’Évangile, c’est celle d’un Dieu qui aime passionnément ses créatures et qui est décidé à renouer avec elles une relation rompue. La joie du Dieu de Jésus est de libérer ceux qui sont victimes du passé et d’ouvrir devant eux un espace de vie retrouvée en relation avec Lui et avec leurs proches. Le pardon de Dieu, donné en Jésus Christ, nous appelle à pardonner à notre tour. Parce qu’en pardonnant Dieu révèle son « humanité », sa parenté profonde et essentielle avec nos attentes et nos réactions humaines, il nous appelle à vivre ce pardon dans nos relations humaines, au cœur de notre humanité, avec une volonté d’accueil et de rencontre de l’autre. Cela signifie par exemple que l’on doit se réconcilier avec son frère avant de porter son offrande à l’autel (Mt 5, 24), c’est-à-dire que la justice prime le sacrifice. C’est là que s’inscrit le pardon : dans la relation entre personnes, dans la rencontre, dans le face à face envers nos proches, où l’on peut dialoguer et donner et recevoir la parole du pardon. Du coup, il convient de rappeler que la communauté chrétienne est fondée sur le pardon. En elle, l’acceptation de l’autre, la volonté que chacun trouve sa place, que chacun soit lui-même, avec ses défauts et ses dons, sont autant de formes du pardon.
2.- Jésus de Nazareth est l’incarnation de l’amour divin, de la créativité divine au sein du monde. Jésus s’est mis du côté des pauvres et des opprimés de son époque et lui-même est devenu victime. En acceptant la place des victimes, Dieu offre en Jésus le pardon et la solidarité avec tout le genre humain, c’est-à-dire la nouvelle alliance, ouvrant ainsi l’espoir d’une régénération pour tous, qu’ils soient offenseurs ou offensés. Ainsi, le pardon du point de vue chrétien est plutôt re-création, transformation de la totalité de l’existence, ouverture à un nouvel avenir.
3.- En regardant Jésus comme victime, pardonnant à ses offenseurs, remettant toutes dettes à tous à l’heure même de la croix, on se rend compte que l’acte du pardon suppose la décision de l’offensé. Le pardon doit émaner des offensés, c’est-à-dire des victimes. Si nous les observons, nous pouvons apercevoir les situations injustes qui doivent être changées. Les victimes éclairent la réalité. Alors, pour rendre opportun le processus du pardon et de la réconciliation, sera nécessaire un engagement réel qui implique la dénonciation de l’injustice et le travail pour apporter à tous plus de possibilités de vivre dignement. Le pardon n’est pas seulement une assurance verbale, mais une mise en garde contre les causes qui provoquent les injustices en vue d’en éviter leur retour, en vue aussi d’en garder la mémoire pour éviter l’oubli. Combattre ces injustices, c’est-à-dire les effets du péché (la réalité diamétralement opposée à la volonté de Dieu), signifiera la conversion des rapports sociaux inégaux, l’engagement pour la restauration de la dignité humaine des offensés et la réhabilitation des offenseurs.
4.- La question de savoir si une réconciliation entre les offensés et les offenseurs est possible n’est pas une exigence morale ou éthique, mais une question relevant de la gratuité de la grâce. La capacité et la disposition à pardonner à ceux qui nous ont offensés relèvent de l’expérience de l’amour, de la solidarité et de la reconnaissance. Lorsqu’une personne n’a fait l’expérience d’aucune reconnaissance, d’aucun amour, d’aucune acceptation de sa valeur, cette personne ne sera pas en mesure d’avoir la force et l’amour nécessaires pour offrir la réconciliation à une autre qui lui aurait causé des torts. L’expérience de l’amour, le fait d’être accepté et l’expérience de la solidarité permettront de rompre la spirale de la violence et de la vengeance, la spirale de l’aliénation par la haine. C’est l’expérience du don gratuit de Dieu. Je pense à cet égard que nous ne pouvons pas spiritualiser banalement l’intercession de l’amour gratuit de Dieu : il intercède concrètement dans l’histoire à travers la solidarité des hommes et des femmes entre eux. C’est à cela que conduit l’unité entre l’amour de Dieu et celui du prochain, telle qu’elle apparaît dans l’interprétation que Jésus donne du premier commandement (Lc 10, 25-37). L’acte de gratuité du don est l’expérience d’un enrichissement en humanité.
5.- Le pardon peut régénérer les relations humaines perverties par les abus de tout type. L’acte du pardon - acte gracieux - peut laisser de côté les exigences du droit en vue d’appliquer la justice, pour aller plus loin et ouvrir une opportunité nouvelle dans les relations humaines blessées. Mais il se heurte à plusieurs obstacles : il ne peut être imposé au nom d’aucune loi humaine. Même offert gratuitement, le pardon prend le risque légitime du refus, de la non-réciprocité, de la non-ouverture au don. On ne peut pas contourner les résistances humaines à la rencontre réconciliatrice avec l’autre.
6.- C’est pourquoi la réconciliation comporte un processus de réflexion morale, un processus spirituel. Prendre au pied de la lettre les commandements exigeants de Jésus, de façon immédiate pour tout résoudre d’un coup, cela serait naïf et superficiel et l’on peut se demander si cela serait même possible. Si l’on prend l’exemple du Fils Prodigue (Lc 15, 11-32), on a besoin de temps pour se rendre compte de l’égarement, de la faute, pour se repentir et pour vouloir entamer le chemin de retour. Toute démarche réconciliatrice du point de vue chrétien suppose, à mon avis :
+ l’éclaircissement de la conscience : la vérité des faits s’illumine dans notre conscience.
+ la reconnaissance du dommage causé et le repentir intérieur.
+ la résolution de changer de comportement, d’aller vers l’autre.
+ la demande de pardon avec la réparation de l’offense, si possible.
+ Si le pardon est accepté, et si l’offensé le veut, le renouement des liens fraternels.
Une réflexion philosophique sur le pardon
Plusieurs philosophes ont parlé du pardon (Vladimir Jankélévitch, Jacques Derrida, etc. parmi les plus célèbres). Je me réfère ici à la réflexion de Paul Ricœur. Cette approche philosophique peut atteindre un nombre plus important de personnes à Cuba, compte tenu de la déchristianisation à laquelle la société cubaine a été soumise pendant les dernières décennies.
L’économie du don
Paul Ricœur affirme que le pardon n’appartient pas à l’ordre juridique ; il ne relève même pas du plan du droit. Le pardon échappe au droit par sa logique. La logique du pardon relève de l’économie du don, en vertu de la logique de surabondance qui l’articule et qu’il faut bien opposer à la logique d’équivalence présidant à la justice ; à cet égard le pardon est une valeur non seulement supra-juridique, mais supra-éthique (Ricœur, 1995 (1) : p. 206). Mais il importe de rappeler que le pardon n’abolit pas la justice.
Dans son article « La Règle d’Or en question » (Ricœur, 1994 : p. 273 – 279), Ricœur définit la perspective de l’économie du don, sur laquelle la religion vise à placer toute expérience, y compris l’expérience morale :
Perspective : sens, signification, direction (pas comme fondement).
Don : c’est envisager une donation originaire qui a pour bénéficiaire toute créature, et non seulement la seule humanité et sa moralité.
Économie : le don s’exprime dans un réseau symbolique beaucoup plus vaste que celui qui gravite autour de la confession et de la rémission des péchés.
Ricœur souligne que le premier prédicat de la bonté ressortant de l’économie du don s’attache à l’être créé en tant que tel ; il est donc présent avant toute détermination proprement morale (Gn 1,31 : Dieu vit tout ce qu’il avait fait : cela était très bon). Tel est le sens supramoral de la bonté dans l’économie du don. Reconnaître cette bonté créaturelle, c’est répondre par une humilité révérentielle à l’égard du Créateur et par une compassion sans limite à l’égard de toutes les créatures. Autrement dit, nous sommes bénéficiaires d’un don inaugural, don qui ouvre notre présence au monde, qui fonde nos rapports d’amour et d’amitié et qui par son caractère gracieux, est surabondant. C’est cet excès de l’amour (c’est par grâce que tout cela vous est donné) que Ricœur met en regard de l’équivalence de la justice. Il y a l’excès dans l’amour et l’équivalence dans la justice.
La Règle d’Or peut être considérée comme étant la maxime qui préside à la justice : Comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux (Lc 6, 31) ou : Ainsi tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux (Mt 7,12).
Ricœur se demande quel sens nouveau pourrait revêtir la Règle d’Or si on replaçait sa fondation dans la perspective de l’économie du don et non dans l’autonomie de la liberté, selon Kant. Les conditions de validité d’une bonne volonté qui voudrait le « bon sans restriction » - selon Kant - peuvent être donnés dans la ligne déontologique d’une réflexion sur la forme impérative que prend le critère de la moralité. Le jugement de validité porterait sur les maximes subjectives que se donne un sujet agissant, sans égard pour les inclinations qui les motivent et pour les chances de réussite qui en accompagnent l’effectuation. Le critère suprême serait l’impératif catégorique, c’est-à-dire un impératif qui vaut sans égard pour aucune inclination empirique. La justification dernière serait l’énoncé transcendantal de l’autonomie, c’est-à-dire d’une liberté qui se donne à elle-même une loi, la loi même d’universalisation de ses propres maximes. Kant analyse le contexte de la Règle d’Or. Celui-ci est dominé par le commandement d’aimer ses ennemis, qui est lui-même un commandement supra-éthique. Or ce commandement paraît effectivement très proche de l’économie du don. Il se tient au point où le don engendre l’obligation. Ce commandement nouveau relève de la logique de la surabondance qui s’oppose comme deux pôles opposés à la logique d’équivalence de la justice qui gouverne la morale quotidienne (Ricœur, 1994 : p. 277).
Comment dès lors ne pas opposer la logique de la surabondance - de l’économie du don – à la logique de l’équivalence, qui semble culminer dans la Règle d’Or ? Pour Ricœur, la Règle d’Or demeure dans la mouvance de la loi du talion. Elle peut être interprétée comme : Je donne afin que tu me donnes. Mais Jésus lui-même nous met en garde contre cette interprétation perverse de la règle, en Lc 6, 32-35 :
Que si vous aimez ceux qui vous aiment, quel gré vous en saura-t-on ? Car même les pécheurs aiment ceux qui les aiment. Et si vous faites du bien à ceux qui vous en font, quel gré vous en saura-t-on ? Même les pécheurs en font autant. Et si vous prêtez à ceux dont vous espérez recevoir, quel gré vous en saura-t-on ? Même des pécheurs prêtent à des pécheurs afin de recevoir l’équivalent. Au contraire, aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien attendre en retour. Votre récompense alors sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut, car il est bon, Lui, pour les ingrats et les méchants.
Le commandement nouveau est un correctif supra-moral plutôt qu’un substitut de la Règle d’Or, maxime suprême de la moralité. Le commandement de l’amour opèrerait la conversion de la Règle d’Or qui se dépouillerait de son penchant intéressé en vue d’adopter une attitude d’accueil de l’autre. « Je donne afin que tu me donnes » serait corrigé de la manière suivante : « parce qu’il t’a été donné, donne aussi à ton tour » (ibidem, p. 278). Le commandement nouveau peut recevoir son secours de la Règle d’Or. A lui seul, en effet, le commandement nouveau marque plutôt la suspension de l’éthique. Quelle loi pénale pourrait procéder directement, sans le détour de la Règle d’Or, du commandement nu d’aimer les ennemis ? Quelle distribution de tâches et de rôles, d’obligations et de devoirs, pourrait résulter d’un commandement dont la réciprocité paraît exclue ?
Ricœur conclut que, détaché de la Règle d’Or, le commandement d’aimer les ennemis n’est pas éthique, mais supra-éthique, comme toute l’économie du don auquel il appartient. Pour ne pas virer au non-moral, il doit réinterpréter la Règle d’Or et ce faisant, être aussi réinterprété par elle. Le commandement nouveau ne saurait éliminer la Règle d’or ni se substituer à elle. Comme conséquence, ce qu’on appelle l’éthique chrétienne, « l’éthique commune dans une perspective religieuse » (ibidem, p. 279), implique selon lui une tension entre l’amour unilatéral et la justice bilatérale et aussi l’interprétation de l’un dans les termes de l’autre. Ajoutons que nous considérons qu’il n’y a pas de morale ou d’éthique chrétienne. Il y a seulement des chrétiens qui essayent de vivre leur existence à la lumière de l’Évangile. La foi au Christ suscite une compréhension spécifique de soi, d’autrui, de la société et de Dieu, entraînant un comportement personnel et communautaire spécifique. Le mode de cette reconnaissance n’est pas préétabli, il appartient à la créativité et au risque de la foi. Mais quelle est la spécificité de l’éthique chrétienne ? Les sources bibliques mettent en relief « le mouvement, la richesse symbolique, leur capacité d’interpellation, leur non-conformisme créateur ». L’Évangile est la révélation de l’amour patient de Dieu à notre égard. Annoncer cet Évangile ne peut que signifier s’inscrire soi-même dans cet amour et cette patience qui n’anticipent pas sur le jugement dernier au nom d’une vérité abstraite, idéologique, mais laissent la vérité faire son chemin dans la chair même de ceux qu’elle rejoint. Aimer, c’est d’abord se laisser interpeller par la situation d’autrui. Le chrétien est invité à un travail lent et patient sur soi-même pour se laisser aimer et aimer comme Dieu aime. (Erich Fuchs, L’éthique chrétienne. Du nouveau testament aux défis contemporains, Genève : Labor et Fides, 2003 (4e de couverture) – Eric Fuchs est professeur honoraire d’éthique à l’université de Genève).
Ce travail de réinterprétation mutuelle ne laisse pas la pensée en repos. Mais il est aussi un travail pratique parce que « les applications de cette dialectique dans la vie quotidienne, au plan individuel, au plan juridique, au plan social et politique, sont innombrables et parfaitement praticables » (Ricœur, 1994 : p. 279). La Règle d’Or est placée de façon concrète au cœur d’un conflit incessant entre l’intérêt et le sacrifice de soi-même. La même règle peut pencher dans un sens ou dans l’autre, selon l’interprétation pratique qui en est donnée.
Ricœur propose de relier dans une sorte d’oxymore (figure qui consiste à allier deux mots de sens contradictoires pour leur donner plus de force expressive) l’absence de mesure propre à l’amour et le sens de la mesure propre à la justice à partir de Lc 6, 38 : Donnez, et l’on vous donnera ; c’est une bonne mesure, tassée, secouée, débordante, qu’on versera dans votre sein ; car de la mesure dont vous mesurez on mesurera pour vous en retour. Il dit que le défaut de mesure est la bonne mesure. La surabondance devient la vérité cachée de l’équivalence. Équivalence et surabondance, c’est le noyau de la question. Comment passer de l’une à l’autre ? Comment l’équivalence peut-elle être transfigurée par la surabondance ? « L’esprit du pardon, le même que l’esprit de l’amour, qui travaillant la justice du dedans, exige d’elle qu’elle soit toujours plus juste, c’est-à-dire à la fois plus universelle, plus égale, plus attentive à la singularité de chaque cas » (« Les difficultés du pardon », Leçon académique de Paul Ricœur à l’Institut catholique de Toulouse, p. 5.).
Une première approche du pardon
Donc, Ricœur affirme que le pardon se trouve précisément à l’intersection de l’excès, de l’absence de mesure propre à l’amour et du sens de l’équivalence dans l’échange propre à la justice. Le pardon n’est pas d’abord ce que nous octroyons. Le pardon est d’abord ce que nous demandons, et que nous demandons à la victime. Il faut d’abord dire qui peut exercer le pardon. En absolu, ce ne peut être que la victime (Ricœur, 1995 (1) : p. 207). Le pardon n’est jamais dû. Le pardon ne peut être que demandé, mais la demande peut être légitimement refusée. Toute demande de pardon doit pouvoir affronter le refus, ce qui veut dire qu’il y a de l’impardonnable (Ricœur, 1995 (2) : p. 191). Dans toute demande de pardon il y a une clause secrète, la possibilité de dire non. Accepter la réponse négative à la demande de pardon fait aussi partie de la générosité.
Pour qu’il y ait pardon, il faut bien sûr qu’une faute ait été commise, un tort ou une offense faite à autrui. Ricœur s’y réfère en ces termes :
Il ne peut en effet y avoir pardon que là où l’on peut accuser quelqu’un, le présumer ou le déclarer coupable. Et l’on ne peut accuser que des actes imputables à un agent qui se tient pour leur auteur véritable. En d’autres termes, l’imputabilité est cette capacité, cette attitude, en vertu de laquelle, des actions peuvent être mises au compte de quelqu’un. […] L’imputabilité constitue à cet égard une dimension intégrante de ce que j’appelle l’homme capable (Ricœur, 2000 : pp. 596-597).
La région de l’imputabilité est à chercher du côté de l’articulation entre l’acte et l’agent, entre la matière des actes (« le ‘quoi’ des actes ») et la personne qui a eu la puissance de les exécuter (le ‘qui’ de la puissance d’agir). Cette articulation peut être affectée, blessée. C’est là que se fait l’expérience de la faute (ibidem, p. 597).
Faute, aveu, mémoire
Une faute doit être reconnue, attribuée. La forme spécifique que prend l’attribution à soi de la faute est l’aveu. L’aveu est un acte de langage par lequel le sujet prend sur soi l’accusation de cette blessure infligée à un autre. L’acte d’avouer atteste déjà d’une puissance de liaison créatrice d’histoire. A travers un récit, l’acte d’avouer est une remémoration, une reconnaissance de ce qu’un événement réel a laissé des traces qui doivent être qualifiées.
La réflexion qui découle de la reconnaissance de soi conduit au foyer de la mémoire du soi, c’est-à-dire au lieu de l’affection constitutive du sentiment de faute. C’est là que se découvre l’inadéquation du moi à son désir le plus profond. Se révèle alors en nous ce désir d’intégrité, mieux perçu dans ces moments où défaille notre effort pour exister authentiquement (ibidem, p.599).
Ricœur distingue entre l’être que nous sommes et l’effort que nous faisons pour exister, c’est-à-dire pour accomplir l’être propre du désir d’intégrité lui-même. C’est ici, si on la qualifie comme mal, comme non-être, que la faute est rapprochée des autres expériences négatives qui sont autant de participations au non-être : c’est l’échec en tant que contraire au succès, la solitude, en tant que rupture de la communication réciproque, le conflit, en tant qu’antagonisme indépassable, donc source de dissymétrie entre l’auteur de l’action et son récepteur. « Replacée dans cette perspective, l’expérience de la faute revêt la dimension du mal » (ibidem, p. 600).
La référence au mal suggère aussi l’idée d’un excès, d’un trop insupportable. L’auteur suit Jean Nabert pour introduire l’idée de l’injustifiable. Ce concept désigne :
… cet excès du non-valable, cet au-delà des infractions mesurées à l’aune des règles que la conscience morale reconnaît : telle cruauté, telle bassesse, telle inégalité extrême dans les conditions sociales me bouleversent sans que je puisse désigner les normes violées […] ce sont des maux qui s’inscrivent dans une contradiction plus radicale que celle du valable ou non-valable et suscitent une demande de justification que l’accomplissement du devoir ne satisferait plus […] Ces maux sont des déchirements de l’être intérieur, des conflits, des souffrances sans apaisement concevable (Ricoeur, 2000 : p. 601).
Le mot injustifiable, ou impardonnable, peut s’appliquer non seulement aux acteurs de crimes en raison de l’immensité du mal, mais aussi au lien plus intime qui unit l’agent à l’action, le coupable au crime. C’est pour cela que l’action humaine est à jamais livrée à l’expérience de la faute. Même si la culpabilité n’est pas originaire, elle est à jamais radicale. C’est cette adhérence de la culpabilité à la condition humaine qui, semble-t-il, la rend non seulement impardonnable de fait, mais impardonnable de droit. C’est pour cela qu’arracher la culpabilité à l’existence reviendrait, semble-t-il, à détruire cette dernière de fond en comble. Ricœur cite cette conclusion démontrée avec précision par Nicolaï Hartmann, dans son Éthique :
L’éthique n’a pas une telle conception du péché, n’ayant pas de place pour elle. Dans la culpabilité morale il n’y a rien que l’on puisse séparer de l’homme coupable en tant que personne, rien qui existerait pour soi en tant que substance. Il y a en fait un fardeau de culpabilité, de même qu’il y a chez l’individu coupable le désir de pouvoir s’en débarrasser. Il existe aussi une limite à la capacité de tenir bon et un effondrement moral sous le poids de la faute. Mais chez l’homme il n’y a, en principe, aucun ingrédient l’empêchant d’être bon qui serait dû à sa culpabilité. Au fond la possibilité de progresser moralement existe toujours – elle est enracinée dans le désir même qu’il en soit ainsi et elle grandit avec lui. Le désir du bien n’est jamais réduit, quelles que soient les circonstances, à la simple impuissance. C’est la force la plus positive qui s’oriente vers la bonté.
La permanence et le caractère ineffaçable de la culpabilité sont nécessairement liés à la liberté morale. La culpabilité dure inévitablement aussi longtemps que les valeurs qui la condamnent. Elle survit à la personne, tout comme le mérite moral lui survit également. Personne ne peut se débarrasser de sa culpabilité, si l’on a si peu que ce soit la capacité de l’éprouver. Le mal où cette culpabilité peut avoir une existence tangible constitue une dimension axiologique de notre conduite ; et celle-ci ne peut être changée, que ce soit par un changement de disposition ou par un meilleur comportement de la part d’un autre. A vrai dire, le pardon est simplement un acte moral de la part de celui qui pardonne et ne concerne que sa conduite envers le coupable : il est dû à la supériorité morale de celui-là, ou à son humble conscience du fait que lui-même ne vaut pas mieux. Le pardon peut fort bien enlever chez le coupable cet aiguillon particulier de la culpabilité qui se trouve logé dans le mépris et l’hostilité mérités que lui voue l’homme qui a été lésé ; et le pardon peut redonner au coupable cette paix extérieure qu’il a rejetée ; mais il ne peut jamais supprimer la culpabilité morale elle-même. Moralement il existe bien ce qui représente le triomphe du bien sur le mal, toujours d’abord imputable, bien sûr, à une conversion intérieure ; mais il n’y pas d’annulation de la culpabilité en tant que telle. Nicolaï Hartmann, Ethics – Volume III Moral freedom., London : George Allen & Unwin LTD, 1932., pp. 271-272.
De cela suit qu’on ne peut pour personne supprimer l’être-coupable de l’action mauvaise, parce qu’elle est inséparable du coupable. On revient au concept d’imputabilité. « L’expérience de la faute est si adhérente à l’imputabilité qu’elle en est l’organe et le révélateur ». Si on peut atténuer la morsure de la faute, son aiguillon, on ne peut pas supprimer la culpabilité elle-même. On peut témoigner de la compréhension au criminel, non l’absoudre. La faute est par essence impardonnable non seulement de fait, mais de droit. C’est comme si le lien entre la faute et le soi était indissoluble. Mais, pour notre auteur « il y a le pardon ».
Le pardon existe !
C’est comme un défi inverse à ce qui vient d’être dit dans la philosophie de Hartmann. Ricœur emprunte l’expression « illeité » à Levinas. Ce vocable désigne chez Lévinas le « il absolu ». En l’utilisant, Lévinas insiste sur le caractère radical de l’absence de la transcendance, de sa séparation : le jamais présent de la transcendance, sa manière de « se montrer sans se montrer » comme trace spécifique par son caractère énigmatique. Le visage d’autrui où l’illeité a laissé sa trace, « convertit » l’absence absolue en la présence énigmatique d’un visage, qui ne trahit pas cette absence absolue pour autant qu’il la convertit en commandement éthique et surtout pas en présence phénoménale. (Voir : Rodolphe Calin, François-David Sebbah, Vocabulaire de Lévinas, Paris : Ellipses, 2002, pp. 34-35).
Cette « illéité » est celle de la hauteur d’où le pardon est annoncé, sans que cette hauteur doive être trop vite assignée à quelqu’un qui en serait le sujet absolu. Le pardon est comme une voix, une voix d’en haut. Ricœur affirme :
Elle est d’en haut comme l’aveu de la faute procédait de la profondeur insondable de l’ipséité. C’est une voix silencieuse, mais non muette. Silencieuse, car ce n’est pas une clameur comme celle des furieux ; non muette, car non privée de parole. Un discours approprié lui est en effet dédié, celui de l’hymne. Discours de l’éloge et la célébration (Ricœur, 2000 : p. 601).
Le discours typique du pardon est l’hymne. Le pardon exprimé à travers l’hymne n’a pas besoin de dire qui pardonne et à qui. Simplement, il y a le pardon. Il y a le pardon comme il y a la joie, comme il y a la sagesse, la folie, l’amour. L’auteur indique que l’amour et le pardon sont de la même famille (ibidem, p. 605).
Suivant le développement que Saint Paul fait dans l’hymne à l’amour de la Première Lettre aux Corinthiens, chapitre 13, Ricœur souligne l’accent que met l’Apôtre sur l’amour (la charité). Elle ne tient pas compte du mal, elle ne se réjouit pas de l’injustice, mais elle met sa joie dans la vérité. Elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout (1Co 13, 4-7). Ricœur en conclut :
Si donc elle ne tient pas compte du mal, c’est qu’elle descend dans le lieu de l’accusation, de l’imputabilité, qui tient les comptes du soi-même. Si elle s’énonce au présent, c’est que son temps est celui de la permanence, de la durée la plus englobante […] elle ne passe jamais, elle demeure. Et elle demeure plus excellemment que les autres grandeurs […] La plus grande, parce qu’elle est la Hauteur même (Ricoeur, 2000 : p. 605).
Si la charité excuse tout, ce tout comprend l’impardonnable. Le pardon est inconditionnel, il est sans exception et sans restriction.
Séparer l’agent de son acte
De l’avis de Ricœur, tout se joue finalement sur la possibilité de séparer l’agent de son acte. Le coupable, rendu capable de recommencer, telle serait la figure de ce déliement qui commande tous les autres. À ce point-ci, Ricœur s’interroge : « est-ce possible, est-il possible de séparer le coupable de son acte ? » (ibidem, p. 638).
Selon Derrida, séparer le coupable de son acte, pardonner au coupable, tout en condamnant son action, serait pardonner à un sujet autre que celui qui a commis l’acte. De son côté, Ricœur soutient qu’il faudrait chercher « un argument de découplage au cœur de la puissance d’agir, à savoir entre l’effectuation et la capacité que celle-ci actualise » (ibidem). Cette dissociation intime signifiera que la capacité d’engagement du sujet moral n’est pas épuisée par ses inscriptions diverses dans le cours du monde. Cette dissociation exprimerait un acte de foi, un crédit adressé aux ressources de régénération du soi.
Pour rendre raison de cet acte de confiance, Ricœur propose d’assumer l’ultime paradoxe que proposent les religions inscrites dans la mémoire abrahamique, celui du pardon et de la repentance (Ricœur, 2000 : p. 638). Il s’agit de bien autre chose que d’une transaction. Ce paradoxe suggère l’idée d’un cercle d’un genre unique en vertu duquel la réponse existentielle au pardon est en quelque façon impliquée dans le don lui-même tandis que la priorité chronologique du don est reconnue au cœur même du geste inaugural de repentance. « S’il y a le pardon, il demeure, comme il est dit de l’amour dans l’hymne. S’il est la hauteur même, il ne permet ni avant ni après, il est antérieur à toute attente à la façon d’un don immérité et sans retour attendu » (Ricœur, Leçon académique à l’Institut catholique de Toulouse, p. 5). Le pardon demeure tandis que la réponse de la repentance arrive dans le temps, qu’elle soit soudaine, qu’elle soit progressive. « Le paradoxe est précisément celui du rapport circulaire entre ce qui « demeure » à jamais et ce qui advient chaque fois » (ibidem, p. 639).
Ricœur affirme que cet acte de déliement affectant le rapport de l’agent à l’acte n’est pas philosophiquement aberrant. Il prend appui sur la métaphysique aristotélicienne qui définit l’être comme acte et comme puissance. Aussi radical que soit le mal - et il l’est en effet en tant que maxime de toutes les maximes mauvaises - il n’est pas originaire. Radical est le penchant au mal, originaire est la disposition au bien : « De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors le monde, il n’est rien qui puisse être sans restriction tenu pour bon, si n’est seulement une bonne volonté » (E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, cité par Ricœur, 2000 : p. 640). Ricœur remarque que les formules de Kant qui marquent l’articulation du penchant au mal sur la disposition au bien réaffirment cet enracinement. « La disposition primitive de l’homme est bonne » (Kant).
Rétablir l’humanité
C’est dans cette disposition primitive au bien que réside la possibilité du rétablissement de l’être humain dans sa force. On a déjà parlé plus haut de la bonté originelle de la création. En faisant référence au récit de la chute adamique, Ricœur montre que « la chute est racontée comme un événement primordial inaugurant un temps après l’innocence. Le résultat est la contingence radicale du statut historique devenu irrémédiable mais nullement fatal quant à son advenue […] Cet écart par rapport au statut de créature tient en réserve la possibilité d’une autre histoire inaugurée chaque fois par l’acte de repentance et scandée par toutes les irruptions de bonté et d’innocence au cours du temps » (Ricœur, 2000 : p. 640).
Ricœur conclut que sous le signe du pardon, la personne coupable est tenue pour capable d’autre chose que de ses délits et de ses fautes. « Elle serait rendue à sa capacité d’agir et l’action rendue à celle de continuer » (ibidem, p. 642). C’est de cette capacité restaurée que s’emparerait la promesse qui projette l’action vers l’avenir. « La formule de cette parole libératrice, abandonnée à la nudité de son énonciation, serait : tu vaux mieux que tes actes » (ibidem). Si la faute ne peut être déracinée, la dette peut être levée. C’est alors le travail tacite du pardon dans notre existence, de séparer la dette de la faute, de l’ouvrir à la rémission (Ricœur, Leçon académique à l’Institut catholique de Toulouse, p. 6).
Pardon – mémoire – oubli
Un autre aspect de cette problématique à jamais inachevée du pardon est sa relation avec la mémoire et l’oubli. Bien que non dû, le pardon n’est pas sans finalité. Cette finalité a rapport avec la mémoire. Son projet n’est pas d’effacer la mémoire ; bien au contraire, son projet, qui est de briser la dette, est incompatible avec celui de briser l’oubli. Le pardon est une sorte de guérison de la mémoire, l’achèvement de son deuil ; délivrée du poids de la dette, la mémoire est libérée pour de grands projets. Le pardon donne un futur à la mémoire (ibidem).
Il faut donc faire un travail de mémoire (ou de remémoration). Cela consiste à prendre soin de ne pas oublier ce qui est arrivé, ce que nous avons fait, quels torts nous avons commis et ce que nous avons souffert nous-mêmes. Le sens de ce travail de remémoration est une sorte de fidélité au passé et aux victimes de la violence. Sa récompense serait la séparation entre la réalité aussi pénible soit elle et les projections fantastiques par lesquelles nous nous disculpons. Donc la séparation entre la vérité et l’illusion. Ce travail de remémoration doit être accompagné de ce que Ricœur appelle travail de deuil. Le deuil au cœur de la mémoire signifie que nous devons nous réconcilier avec l’idée de la perte définitive, non seulement la perte d’objet ou d’amour ou de haine, mais la perte de la prétention même à construire une histoire sans perte. La crainte de la perte au niveau de notre prétention à tout réparer doit être tenue pour vaine. C’est accepter qu’il y ait de l’inextricable et de l’irréparable dans les choses humaines (ibidem). Ce détachement arrivera au point où ces objets perdus pourront être de nouveau intériorisés, dans un mouvement de réconciliation (Ricœur, 1995 (3) : p. 81).
Par rapport à l’oubli, Ricœur soutient qu’oublier c’est alors ne plus se soucier. L’oubli est une figure de l’insouciance. Il implique qu’on ne s’occupe plus de ce qui est arrivé, c’est-à-dire qu’on le laisse de côté. Ricœur parle d’un bon oubli, qui n’est pas une fuite qui chercherait à effacer tout ce qui s’est passé. Dans l’imputation, nous avons l’idée de rendre des comptes, de faire nos comptes. Oublier consisterait à ne plus compter, à ne plus faire des comptes, à sortir du régime de la comptabilité (Ricœur, Leçon académique à l’Institut catholique de Toulouse, p. 6), c’est-à-dire, à briser la dette.
Parvenu à ce point, Ricœur place le pardon au point de convergence entre le travail de remémoration et le travail de deuil. Le pardon est le contraire de l’oubli de fuite ; on ne peut pardonner que ce qui n’a pas été oublié. Mais le pardon accompagne l’oubli actif, lié au travail de deuil. Celui-ci ne porte pas sur les événements dont la trace doit être protégée, mais sur la dette dont la charge paralyse la mémoire et par extension la capacité à se projeter de façon créatrice dans l’avenir. C’est la dette qui doit être brisée, effacée, oubliée.
Ricœur fait une remarque importante en disant que le pardon ne se résume pas à la simple addition du travail de remémoration et du travail de deuil. Le pardon s’ajoute à l’un et à l’autre travail, et en s’ajoutant, il apporte ce qui n’est pas travail, mais précisément don, c’est-à-dire, sa générosité. Le pardon est plus que un travail parce qu’il ne s’exerce pas, il se demande, et se demande à la victime. « Or, qui se met sur le chemin de la demande de pardon doit être prêt à entendre une parole de refus. Entrer dans l’aire du pardon, c’est accepter de se mesurer à la possibilité toujours ouverte de l’impardonnable. Pardon demandé n’est pas pardon dû. C’est au prix de ces réserves que la grandeur du pardon se manifeste » (Ricœur, 1995 (3) : p. 81).
Un dernier mot sur le pardon au niveau politique. L’insertion du pardon dans la région que Ricœur appelle la violence historique (Ricœur, Leçon académique à l’Institut catholique de Toulouse, p. 6) est pour lui la plus problématique. Il emprunte l’idée de l’incognito du pardon au philosophe Klaus Kodalle. Au niveau des haines historiques entre communautés historiques, l’oubli paraît indisponible, inaccessible. Les mémoires collectives, hantées, s’insultent mutuellement. A ce niveau d’inimitié, l’hostilité va jusqu’à souhaiter et vouloir la destruction de l’adversaire (ibidem, p. 3). On dit que les peuples ignorent le pardon, mais là où prévalent la haine et la culture de la mort, Kodalle en vient à introduire l’idée de ce qu’il appelle l’incognito du pardon dans la normalité, l’instauration de relations simplement normales entre voisins hostiles, le retournement de la logique de la mort. Ricœur ajoute une touche supplémentaire où la marque du pardon est plus visible. Il rappelle les gestes ponctuels, rares, extraordinaires, qui ne forment pas système, mais qui ponctuent de place en place le tissu fragile de la normalité. Par exemple : celui du chancelier Willy Brandt s’agenouillant au pied du Mémorial juif de Varsovie, la poignée de mains entre Rabin et Arafat, la demande de pardon du roi Juan Carlos pour l’expulsion des Juifs de l’Espagne, etc. C’est pour Ricœur l’issue modeste des conflits mortels qu’une longue mémoire a nourris (ibidem, p. 4).
Pour faire le point
Que peut-on tirer de cette réflexion par rapport à la problématique ici traitée ? J’attire l’attention sur les points suivants :
1. Le rappel de la bonté créaturelle qui nous définit tous avant toute détermination proprement morale, - bonté dont l’activité peut se déployer dans la compassion, dans une attitude d’accueil à l’égard de toute créature. On a reçu un don qui encourage à donner à notre tour.
2. La prise de conscience de l’éternelle tension entre l’équivalence que promeut la justice et la surabondance de l’amour, là où Ricœur situe le pardon, demande à faire à la victime qui a subi la conséquence d’une faute. La victime est l’unique instance qui peut octroyer le pardon.
Une faute, un tort, une offense ont été commis… quelle réponse, en dehors de la violence ? :
1re réponse : La justice – (équivalence) : Poursuite légale selon le droit, visant la punition de l’offenseur et la réparation du dommage causé à la victime.
2e réponse : Le pardon – (surabondance) :
+ L’offenseur – demander le pardon.
+ L’offensé – octroyer le pardon (avec la possibilité de le refuser).
3. Le pardon implique un processus. Le pardon se situe à une hauteur telle que, s’il est octroyé, il demeure dans le temps, tandis que la réponse, c’est-à-dire la repentance, peut être soudaine ou arriver progressivement. La pardon est générosité, est don. Il peut y avoir différents cas de figure dans le processus du pardon, par exemple :
1er cas : L’offenseur : « Ne pas demander, ne pas reconnaître l’offense commise » L’offensé : « Offrir le pardon en attendant la reconnaissance et la repentance… qui pourront ou non arriver dans le temps ».
2e cas : L’offenseur : « Demander pardon, une fois la faute reconnue » L’offensé : « Octroyer ou non le pardon ».
4. La séparation entre l’acte et l’agent. Il est possible de séparer l’agent de son acte parce que la capacité d’engagement moral de la personne ne s’épuise pas dans ses inscriptions diverses au cours des événements. Il est nécessaire de croire par un acte de foi à la disposition au bien de l’être humain. L’aveu de l’offenseur, comme un appel à la mémoire de soi, peut réveiller le désir de prouver son intégrité et d’exister authentiquement.
5. Si la faute ne peut pas être déracinée, si elle a laissé des empreintes ineffaçables, la dette peut être enlevée, ouverte à la rémission. Une personne coupable peut être tenue pour capable d’autre chose que ses délits et fautes. La dette enlevée signifie pour elle la restauration de la capacité de poursuivre l’action humaine. La personne vaut mieux que ses actes.
6. Le travail de remémoration et le travail de deuil. La conjonction de ces deux mouvements aidera à la récupération du passé. De cette façon, on restera fidèle aux victimes et conscient de leurs souffrances, on les aidera à se réconcilier avec leurs pertes, en visant toujours un avenir différent et heureux.
7. Oublier, ce n’est pas effacer le passé. Les traces qu’il a laissées doivent être protégées, pour éviter de retomber dans les erreurs. Oublier signifie dans notre cas : ne pas faire de comptes, briser la dette qui paralyse la mémoire. La dette brisée ouvrira la porte à un avenir différent, à de nouvelles actions constructives.
8. La possibilité de gestes de pardon, gestes symboliques qui peuvent encourager à se détourner de la logique de la haine et du mépris envers les offenseurs.
L’application concrète
Je pense maintenant aux moyens d’appliquer ces réflexions à notre problématique. D’abord, je me situe au niveau populaire, dans les relations humaines quotidiennes entre des voisins, entre des compagnons de travail, entre des habitants de quartiers - relations qui ont été blessées de diverses manières. Les réflexions que nous venons de proposer pourront aider peu à peu à surmonter les rancunes et inimitiés qui ont rendu difficiles les relations sociales. Les promoteurs de la réconciliation censés travailler avec le peuple pourront aussi en faire usage. À travers les médias on pourra transmettre des réflexions, des témoignages qui aideront à réveiller dans le for intérieur des hommes et des femmes de meilleurs sentiments à l’égard du prochain et de la société. Il ne s’agit pas d’imposer la réconciliation à tout prix. Ce serait une façon d’agir superficielle. Le défi consiste à travailler pour rendre propice la reprise des relations d’une manière nouvelle dans un nouveau cadre social. On aura besoin de temps pour aider les personnes à surmonter les rancunes et les désirs de vengeance vis-à-vis de ceux qui ont privés de leurs droits et leur ont causé des torts. Je rappelle que « le pardon implique une démarche de conversion profonde qui ne peut s’accommoder des apparences ou des gestes extérieurs non informés du dedans par une inspiration spirituelle forte » (Valadier, 2000). Dans aucune situation on ne peut abuser de l’appel au pardon pour trouver de trop faciles solutions aux conflits.
À ce niveau-là, il est d’une importance vitale de travailler pour éviter deux attitudes : l’enfermement dans le passé et la tentative d’effacement du passé. Au niveau populaire, certains aimeront rester ancrés dans le temps perdu, remâchant les possibilités de développement humain et social anéanties, les droits enfreints, déplorant tout ce qui s’est passé et qui leur a porté préjudice. Ceux-ci peuvent nourrir de l’hostilité envers les citoyens engagés dans l’appareil de l’État. D’autre part, l’influence des acteurs externes – conservateurs – tendra à rétablir le statut qui avait la société auparavant. Ni l’une ni l’autre position n’auront d’effets positifs. La reconstruction du pays comme nation va dépendre de la saine relecture de l’histoire vécue. La réflexion théologico-philosophique entreprise nous aidera tous à comprendre l’importance de la récupération de la mémoire.
Le travail vers la réconciliation nationale demandera du temps. Personne ne peut prévoir sa durée. Ce travail demandera aussi beaucoup de patience, de force d’âme et de fermeté morale. L’accompagnement personnel jouera un rôle fondamental au moment où il faudra essayer de surmonter la douleur. Celle-ci peut être éprouvée à différents degrés par des personnes différentes. On doit toujours prendre le pari que l’esprit de pardon finira par l’emporter sur la haine, et de cette façon on évitera une nouvelle fracture dans la société. Le travail du gouvernement de transition ne manquera pas de susciter l’enthousiasme de la population s’il accomplit les changements si longtemps désirés. La perspective d’une situation nouvelle peut aider les uns à se libérer de leurs dettes envers les autres. Une nation en reconstruction devra compter sur tous ses citoyens, devra tous les inclure dans le nouveau projet social.
Pensons maintenant au niveau juridique : le cas de plaintes déposées par des citoyens, et auxquelles la justice doit répondre. Dans ces cas, l’appel à la figure du pardon dans la procédure de la justice peut être discuté. Depuis certaines expériences dans d’autres pays, cette mobilisation de la figure du pardon généralement considérée, dans la sphère politique, comme d’ordre religieux et moral, peut sembler absurde et ainsi être comprise comme une pure stratégie, destinée à légitimer un compromis social accordé d’avance par les forces politiques en conflit.
Néanmoins, le « langage » du pardon existe, il s’intègre aux dispositifs de justice de transition et semble en retour les informer (Sandrine Lefranc, Politiques du pardon, Paris : PUF, 2002 ; c’est la thèse de l’ouvrage). On en connaît plusieurs exemples, plus ou moins réussis : des dispositifs de justice de transition ont été mis en place par les nouveaux gouvernements démocratiques, en utilisant une rhétorique du pardon et de la réconciliation nationale, par exemple : en Argentine, qui voit l’élection d’un gouvernement démocratique, après huit ans de régime militaire, en 1983 ; en Uruguay (1984), au Chili (1989) et en Afrique du Sud (1994). Cette articulation pardon - justice peut aider à trouver des modalités pour dépasser la mémoire de la violence sans oublier le passé et peut aussi aider à une réconciliation qui ne fasse pas taire les versions divergentes de l’histoire vécue par chaque parti en conflit.
Bibliographie
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