Villiers-le-Bel : au feu les livres... et la raison

Nous remercions Didier Peyrat de nous avoir autorisés à reproduire cet article paru dans Marianne2.fr.
Didier Peyrat est magistrat, et a publié Face à l’Insécurité : refaire la Cité , Buchet-Chastel, 2007
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Bien sûr, les violences de banlieues ont un arrière-fond social. Mais, n’en déplaise aux angéliques, il n’y a pas que des anges dans les quartiers.

Les événements de Villers le Bel confirment la profondeur de la crise multiforme qui affecte certaines zones urbaines en France : la situation y est si dégradée que deux ou trois cent personnes déterminées, mineures pour un certain nombre d’entre elles, parviennent à mettre à feu et à sang une ville entière, à apeurer des milliers d’habitants et à placer sur la défensive des policiers sur-équipés.

En face de cela, dans les « commentaires », on sent chez trop de gens l’envie de tomber du bon côté, de se choisir un « ennemi principal ». Personnellement, je critique la politique de sécurité menée depuis 2002. Ce mélange de discours vulgaires, de statistiques manipulées, avec démonstrations démagogiques de défiance à l’égard de la magistrature montre depuis 6 ans maintenant qu’il est incapable d’enrayer la croissance de la criminalité. Cela ne m’empêche pas de constater que certains argumentaires anti-gouvernementaux transpirent la mauvaise foi.

Que penser de ceux qui en viennent à suggérer que les émeutiers ont des raisons de croire que les deux adolescents ont pu être délibérément tués par les policiers ? N’est-il pas curieux qu’on propose d’attendre qu’un juge d’instruction dise ce qui s’est passé ? Concrètement, les moyens de la justice étant ce qu’ils sont, cela donne : laisser un ou deux ans en suspend la question de savoir s’il s’agit d’un accident ou d’un assassinat. Avec, dans l’intervalle, interdiction faite aux autorités de diffuser le moindre élément réfutant la thèse du double homicide volontaire… pendant que la rumeur de la collision délibérée, elle, se propagerait sans censure ! Etrange façon de « faire baisser la tension ».

Du social, et quoi d’autre ?

Les émeutes ne sont ni seulement un mouvement de délinquants, ni seulement un mouvement de protestation sociale. Il y a, certes, des éléments de la crise sociale spécifique aux quartiers relégués qui s’expriment (déficit d’emploi, échec scolaire, urbanisme enclavé, discriminations bien réelles). Sinon, on ne comprend pas que les agissements des incendiaires puissent obtenir le soutien d’une partie des habitants. Il y a également le résultat d’une dégradation continue de la relation entre les jeunes et la police nationale, nullement résolue depuis novembre 2005. Mais il y a aussi, dans les modes opératoires hyper violents et les cibles choisies, des traits de continuité par rapport à la délinquance, à l’économie parallèle, à la protoculture des gangs incrustés dans certains quartiers d’habitat social. On apprend (cf. Libération du 1er décembre) que des tentatives musclées ont été menées par des « durs de la cité » pour négocier la vente (oui, la vente) d’une vidéo tournée 5 minutes après l’accident. Petite fenêtre ouverte sur l’ambiance : n’en déplaise aux angéliques, il n’y a pas que des anges dans les quartiers.

Bien sûr, la liquidation brutale de la police de proximité décidée en 2002 a brisé la perspective d’une amélioration des rapports entre les jeunes et la police nationale, ici et ailleurs. Une faute majeure, commise par idéologie et souci de se « démarquer » du travail accompli sous Jospin. Il est évident que nous avons besoin d’une autre police, incrustée dans les territoires réels, adossée et soutenue par leurs populations, et non en situation de pure extériorité. Il est néanmoins prudent d’ajouter : la situation étant ce qu’elle est, il n’est pas sûr que son rétablissement serait bien accueilli par certains des participants aux émeutes, notamment ceux qui se sont permis, à la faveur de ces désordres nocturnes, de tirer comme des lapins quelques fonctionnaires de police.

Voilà ce qui arrive lorsqu’on laisse pourrir la crise du social (ce qui est le cas dans les quartiers périphériques, depuis plus de trente ans) et la crise du vivre ensemble (portée à intensité maximale dans nos ghettos) que tout à la fois reflète et entretient la criminalité urbaine. Les deux crises se fécondent mutuellement, donnant lieu à des mouvements sporadiques et de plus en plus brutaux. Des explosions d’un genre particulier, chaotiques, destructrices, sans autre résultat que l’isolement accentué des quartiers périphériques et, à terme, le renforcement… de l’Etat policier.

Les maires socialistes ont exprimé une position intelligente parce qu’équilibrée (cf. Le Monde du 28/11/07). Mais ils se feront probablement, en raison même de leur prudence, « allumer » par l’ultra gauche, (qui leur reprochera de ne pas soutenir inconditionnellement un mouvement qualifié « de protestation sociale ») et, simultanément, par la droite (qui leur reprochera de ne pas soutenir inconditionnellement l’efficacité vraiment formidable de la politique de sécurité menée depuis 2002).

Simplisme, campisme, radicalisme

C’est ainsi désormais : une véhémence furieuse, qui cultive la nausée de « la pensée tiède », relayée par quelques médias préférant toujours un bon mot claquant comme un slogan au scrupule ingrat de l’exactitude, balaye tout. Le Président de la République, en personne, fait de la surenchère sémantique. Depuis 2002, c’est chez lui un sorte procédé de communication systématique. « Kärcher », « gangrène », « racaille » et maintenant « voyoucratie ». Mais le signal de départ de cette course au mot qui cogne le plus fort avait été donné, il y a quelques années par un nommé… Le Pen.

Il est quand même permis de se demander si certains discours qui ne veulent voir dans les événements de Villiers le Bel qu’une révolte contre les discriminations et l’exclusion sociale dans les quartiers ne constituent pas, en face du « sécurisectarisme », une sorte d’interlocuteur rêvé, une forme d’opposition tellement caricaturale qu’elle devient… complice.

Mais qu’y a-t-il au centre de cette tornade de simplismes, d’émotions calculées et de mauvaise foi ? Le fond du problème, je crois, ce sont les ravages combinés du « campisme » et du « radicalisme ». Il n’y a plus qu’une posture de guerre qui paye dans les médias. On se croit quitte avec le réel une fois qu’on l’a « politisé », c’est-à-dire sommairement badigeonné d’un sens qui convient au « camp » dans lequel l’on se situe. Pas le temps de travailler l’événement : juste celui de faire un peu de tourisme avec la réalité.
Quant aux « radicaux » de toutes obédiences, ils s’en prennent à une société fragile, comme un enfant donne des coups de marteaux furieux sur un mur de papier, parce qu’il le suppose capable de tout encaisser. Le jusqu’au boutisme spécule sur la solidité du monde dans lequel nous vivons, alors que tout démontre sa vulnérabilité. En face de problèmes de principe, notamment celui du rapport à la violence physique dans une société démocratique, certains avancent, promeneurs désinvoltes, têtes en l’air. Mais chemin faisant, ils posent le pied à quelques centimètres du monticule sous lequel les œufs du serpent attendent le choc qui les fera éclore.

Extraordinaire raccourci que celui de ces « penseurs » qui finissent par expliquer l’incendie de la bibliothèque Louis Jouvet par le fait que la police procède parfois à des contrôles d’identité humiliants. Mais dans ce lieu, qu’y avait-il ? Des tonfas, des uniformes, des menottes ? Non. Des livres. Mais la bibliothèque était également la cristallisation du dévouement de personnes qui avaient travaillé d’arrache pied, et souvent bénévolement, pour que cet oasis fragile de connaissances, de savoirs, d’échanges, de culture, bref de liberté, voie le jour à Villiers le Bel. Cela aussi est parti en fumée. On nous dit : il faut « comprendre », ne pas « juger »… Dans ce glissement abusif de « comprendre » à « être compréhensifs », il y a tout le confusionnisme opportuniste de l’époque.

Petites bagnoles calcinées, école maternelle ravagée, journalistes frappés, carabines braquées sur CRS voués à une détestation sans limite quoiqu’ils fassent. Même porter secours devient une provocation ! Le négatif est à l’œuvre. Il peut tout contaminer, certaines pratiques policières, sans doute, mais aussi une émeute urbaine. Alors, que faire ? Ne pas l’accompagner, en tout cas : le repérer, le combattre, sans cesse, avec des idées d’abord, si possibles claires et distinctes.

Mettre le feu à une bibliothèque ? Un acte ignoble. Qui a des causes ? Oui. Comme tous les actes. Ce point commun n’entraîne pas qu’il faille renoncer à faire le tri entre les conduites ignobles, et les autres. Même, et peut être surtout, lorsqu’on milite pour le progrès social.

// Article publié le 3 décembre 2007 Pour citer cet article : Didier Peyrat , « Villiers-le-Bel : au feu les livres... et la raison  », Revue du MAUSS permanente, 3 décembre 2007 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Villiers-le-Bel-au-feu-les-livres
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