Hommage à Marcel Hénaff. Suivi d’une réponse à son diagnostic sur l’Europe
Nous apprenons avec une grande tristesse le décès de notre ami Marcel Hénaff. Notre ami, vraiment, un ami cher. S’il faut le dire c’est parce qu’une polémique assez vive l’avait opposé en 2004, dansLa Revue du MAUSS semestriellen°23, « De la reconnaissance. Don, identité et estime de soi », à Jacques Godboutet, plus particulièrement, à moi. Nous nous accusions mutuellement de manquer… de reconnaissance. Plus précisément,je ne comprenaisguère pourquoi Marcel, dans son beau livre, Le prix de la vérité. Le don, l’argent, la philosophie, semblait vouloir croire que le MAUSS, malgré les méritesqu’il lui reconnaissait, ne voyait dans le don qu’un opérateur économique, alors que nous défendons, comme lui mais par d’autres voies, une conception politique du don (et donatiste du politique). Par ailleurs, mettant en scène un double grand partage entre les archaïques, les anciens et les modernes il sous-estimait grandement,selon Jacques et moi,la rémanence du don dans les sociétés contemporaines. Mais au moins avons-nous pu nous en expliquer, et même si chacun est largement resté sur ses positionssur cespoints, cela n’a pas empêché que les liens ne perdurent et ne s’affermissent,et queMarcel ne contribue aux numérosdu MAUSS chaque foi que nous le sollicitions, c’est-à-dire souvent.Mais, plus encore, il a été présent de bout en bout, payant même parfois peut-être une partie du voyagedepuis les Etats-Unisde sa poche, lors des deux grandes rencontres de Cerisy-la-Salle organisées par le MAUSS, « Mauss vivant » (2009), et « Refonder la science sociale sur des bases anti-utilitaristes » (2015), toujours simple, précis, vif et aigu dans ses interventions, et chaleureux avec tout le monde, jamais le dernier à participer aux parties de pétanque. Un modèle de camaraderie, fidèle et rayonnante. D’autres diront mieux que nous àquel point il a été un des plus importants passeurs intellectuels de notre temps. En liant étroitement la question du don et celle de la reconnaissance, bien sûr, mais aussi, et pour cela, en dégageant le terrain commun à Mauss, Ricoeur et Lévi-Strauss, dont il a peut-être été le plus perspicace commentateuret le meilleur vulgarisateur. Un de ses tout premiers articles dans le MAUSS, « L’éthique protestante et le non esprit du capitalisme »apportait une réponse brillantissime au débat multiforme soulevé par Max Weber sur les origines du capitalisme moderne en proposant d’expliquer la différence entre catholicisme et protestantisme par la pénétration du droit romain, écrit, ou, au contraire,dans les terres protestantes,par l’hégémonie d’un droit coutumier. C’est cette thèse qu’ilaenrichie et développée dans un remarquable article paru récemment sur l’Europe dansEsprit. Ilavait proposé à Paul Thibaudet à moid’y réagir. Une dizaine de jours avant sa mort ilm’écrivaitqu’il y répondrait dès sa sortie prochaine de l’hôpital. Pressentait-il qu’il n’en sortirait pas ? Rétrospectivement, même si son courriel jouait la sérénité, on sentait bien que l’inquiétude, profonde, était là.Malheureusement, il avait encore vu juste.
P.S. Marcel n’est plus là pour répondre à ma réponse. Malgré tout, je crois devoir la publier ici, à titre d’hommage. Si je me l’autorise c’est parce qu’il n’avait pas désavoué le résumé que j’y donne de ses analyses et m’avait dit souscrire à la perspective que j’esquisse in fine pour l’Europe.
Quelle Europe ? En écho à Marcel Hénaff
par Alain Caillé
Bien imprudent serait celui qui aujourd’hui prétendrait savoir où va l’Europe,et même où elle devrait aller,vers quoi elle devrait tendre. Cette indétermination empêche le projet européen de « prendre » en profondeur. L’idée européenne ne mobilise pas, ou plus. Il en résulte désarroi et impuissance, le sentiment que l’histoire se fait ailleurs, sans nous. À défaut de savoir où va l’Europe et pour tenter d’y voir plus clair, essayons déjà de savoir d’où elle vient, ce qui est à la racine de cette identité qu’elle a tant de peine à définir. Pour nous aider dans cette quête, l’article de Marcel Hénaff, « L’Europe, une genèse paradoxale », publié dans le numéro de décembre2017 d’Esprits’avère éminemment précieux. Il apporte en effet à ce débat qu’on pouvait croire rebattu au moins quatre éléments de réflexion inédits et essentiels.
Tout d’abord, montre-t-il, faute d’avoir su former un empire,i.e, une forme politique qui garantit une paix intérieure à peu près stable en repoussant les barbares aux marges ou à l’extérieur, l’Europe, pour son malheur, aura connu jusqu’à la deuxième guerre mondiale d’incessantes guerres en son sein. Mais aussi, pour son bonheur, l’éclosion de la démocratie moderne. D’où vient, second point, cette aspiration à la démocratie qu’on ne trouve nulle part ailleurs dans le reste du monde eurasiatique ? Pas seulement de l’exemple grec, plus ou moins reformulé par Rome, comme on le dit toujours, mais d’une source beaucoup plus ancienne. Les analyses d’Alain Testart dansAvant l’histoirerévèlent en effet que la prévalence du modèle démocratique en Europe est « un phénomène de grande ampleur géographique et d’une constance remarquablesur des milliers d’années ». « L’Europe, selon A. Testart, est unique au monde pour ses traditions démocratiques ». Ensuite, troisième notation fondamentale, il convient d’observer, contrairement à la vulgate là, encore, que « l’Europe ne n’est pas faite dans le triangle Athènes–Rome–Jérusalem, mais avant tout dans l’ensemble géographique incluant la Gaule, la péninsule ibérique, les îles britanniques, les mondes germanique et scandinave et l’est européen y compris le monde slave. Or ces pays ou régions éraient habités par ceux que les Grecs et les Romains appelaient des « barbares ». L’Histoire de l’Europe sera donc celle du conflit entre des cultures vernaculaires « barbares » et la culture légitime dominante post-impériale. « L’Europe, conclut sur ce troisième point M. Hénaff, reprenant en partie Rémi Brague, est née dans l’assimilation de ce qui n’était pas elle. Elle est née dans cetestrangement ; elle est née dans la traduction. Ce fut sa dure éducation à l’universel ». Enfin, quatrième point décisif, qui recoupe les trois précédents, l’écart (et la tension) entre Europe du nord et Europe du sud n’est pas seulement celle, conformément à Max Weber, entre un monde protestant et un monde catholique, mais, plus profondément, là encore, entre l’univers du droit romain, d’une part, et celui de la coutume, de l‘autre, « entre un modèle déclaratiftop downet un modèle procéduralbottom up », et aussi entre un monde, « barbare » à l’origine, marqué par l’absence de rois et de prêtres, et un autre qui les multiplie.
On pourra discuter bien sûr, chacune de ces quatre thèses et leur articulation, ainsi que le silence trop important fait sur d’autres composantes historiques de l’aventure européenne, à commencer par le christianisme. Le point le plus problématique, parce qu’il concerne directement notre avenir possible, est le traitement très expéditif réservé à l’idée de nation présentée comme à « l ’évidence non viable », « dangereuse », ou comme « un échec total ». On comprend mal du coup pourquoi, comme le note M. Hénaff lui-même, partout dans le monde c’est la forme nation qu’on emprunte à l’Europe. Seule l’Europe semble vouloir à tout prix s’en débarrasser. Oui, l’Europe a été les théâtre des guerres les plus sanglantes de l’histoire de l’humanité.. Mais si la forme nation est encore revendiquée partout ailleurs qu’en Europe, c’est aussi, c’est d’abord, comme le montrait Marcel Mauss dans son texte inachevéLa nation,parce qu’elle est la forme démocratique moderne par excellence, celle dans laquelle la solidarité joue à son maximum. Elle confine alors au socialisme. Les guerres du 20èmesiècle doivent être pensées moins comme des guerres entre nations que comme des guerres déclenchées par ce que Mauss appelait des « nations incomplète ».
Le dépassement de la nation qu’opéreraient selon notre auteur les institutions européennes, inventant « une gouvernance commune à tout un ensemble d’États–Nations souverains ; ce qui constitue une procédure institutionnelle totalement inédite et d’une exemplarité rare », est un dépassement largement imaginaire. Cette gouvernance commune ne crée aucune solidarité nouvelle. Loin de renforcer l’ancienne souveraineté perdue des Etats constitutifs de l’Union, elle dilue l’idée-même de souveraineté pour le plus grand bonheur des Etats-nations », incomplets » parce que non démocratiques, des démocratures qui prospèrent dans le monde entier et se veulent, eux, pleinement souverains. De même l’idée que la construction européenne marquerait « l’entrée dansune assemblée d’égaux » semble être une pure vue de l’esprit. Quelle égalité, par exemple, entre l’Allemagne, la Grèce et Malte, sinon une égalité purement formelle qui bloque toute possibilité d’une décision commune et favorise la pénétration des capitaux mafieux ?
Mais il n’est sans doute pas utile de polémiquer sur ce point. Qui ne s’accorde, en effet, au moins en France, sur le constat que la décision de bâtir l’Europe sur des fondements exclusivement économiques en remettant aux calendes… grecques la question de ses fondements politiques et symboliques a été une erreur funeste qui ne pouvait aboutir qu’à la disparition progressive de l’affectio societatiseuropéenne ? Et à l’insignifiance politique de l’Europe à l’échelle du monde.
La question, dès lors, est de savoir quelle forme de politie l’Europe devrait adopter qui lui permette de pallier effectivement la faiblesse relative des Etats qui la constituent de manière à peser suffisamment pour sauvegarder, renouveler et faire prospérer l’idéal démocratique. Et pour dépasser, en effet, la superposition imaginaire, constitutive du modèle national classique et désormais clairement obsolète, entre « race », langue, religion, culture et Etat. Ca ne peut pas être un empire, mais ça ne peut pas être non plus un empilement de procédures. Y a-t-il donc d’autres voies à explorer que celle d’une nation de nations, d’une nation de second rang ? La matrice pourrait en être le noyau des pays désireux de s’engager dans la voie de la construction d’une République européenne, unie non seulement par une monnaie commune mais aussi par une politique économique, sociale, militaire et internationale commune. Une telle perspective a longtemps été portée par l’Allemagne qui n’en veut plus guère maintenant qu’elle a accédé à la pleine puissance. Elle a toujours été systématiquement refusée par la France. Aucune force politique ne la porte actuellement. Il y a pourtant fort à parier qu’elle renaîtra de ses cendres, car, entre le chaos populiste et la dislocation il n’y a en réalité pas d’autre ambition européenne qui fasse sens. Mais quand ?