Vers une nouvelle pratique de l’urbanisme

La maîtrise d’ouvrage ou l’art de vivre ensemble le quotidien

L’échec flagrant des nombreuses et successives « politiques de la ville » est pour beaucoup dans la désaffection qui frappe le jeu et les institutions démocratiques en France. Et d’autant plus que cet échec est aussi largement celui des incantations à la démocratie participative, le plus souvent réduite à quelques vagues consultations après-coup et à une rhétorique instrumentalisante et manipulatrice. Comment prétendre donner sérieusement la parole aux citoyens ou aux habitants lorsqu’on les confronte l’espace d’une réunion à des édiles municipaux et à des experts en urbanisme qui travaillent sur le dossier concerné depuis des mois ou des années ? Pourtant, l’échec n’est pas une finalité. Pour le surmonter, montre Anne-Marie Fixot, qui mène une expérience en ce sens à Caen, il faut adjoindre aux maîtres d’œuvre et aux maîtres d’ouvrage ce qu’avec d’autres elle propose de nommer les maîtres d’usage, les habitants eux-mêmes, mais des habitants susceptibles de rivaliser et de dialoguer efficacement avec les maîtres d’œuvre et d’ouvrage parce qu’ils auront été intiiés et formés aux aspects techniques des problèmes à affronter. A.C.

Parler de « maîtrise d’usage » nécessite de préciser le sens de cette expression qui est entrée récemment dans le champ lexical de l’urbanisme. Une esquisse de définition peut la présenter comme « l’art de vivre ensemble le quotidien » aux côtés des deux autres maîtrises traditionnellement reconnues, la maîtrise d’œuvre et la maîtrise d’ouvrage [1].

Certains chercheurs en sciences humaines et sociales (P. H. Chombart de Lauwe, H. Lefebvre…) ont approché cette notion de « maîtrise d’usage » dans les années 1970-80, en particulier Michel de Certeau sous la notion de « culture ordinaire [2] ». Si leurs analyses l’ont valorisée, afin qu’elle cesse d’être considérée comme « le fond nocturne de l’activité sociale » (M de Certeau), elles l’ont néanmoins cantonnée dans le domaine des « manières de faire quotidiennes » ; ainsi est-elle restée à l’état « d’objet de recherche ».

Selon Jean-Marie Hennin, ce serait Pierre Mauroy qui, dans les années 80, aurait créé ce vocable ; c’est en tout cas dans les années 2000 que cet architecte parisien a repris et « breveté » cette appellation de « maîtrise d’usage » entendue comme « méthodologie » stricto sensu.

Or, à notre sens, la notion de maîtrise d’usage est plus riche et complexe ; réduire sa portée à une stricte « méthode » paraît dommageable si on croit au bien-fondé d’une démocratie qui repose sur une citoyenneté active et responsable et dont les représentants ne se contentent pas, dans des discours, d’exhorter ses membres, au vote et à la participation. Car, en France, dans le domaine de l’urbanisme et de l’aménagement urbain, les habitants sont le plus souvent encore considérés comme des consommateurs passifs, normés et disciplinés par les élus locaux. Afin d’éviter le plus possible ces entorses à l’esprit et à la pratique démocratiques, il semble souhaitable d’attribuer à la notion de maîtrise d’usage une double déclinaison : celle d’être non seulement une pratique (un moyen) mais aussi un concept (c’est-à-dire une idée ayant pour finalité une valeur) qui s’inscrit dans le champ de la philosophie et des sciences politique. En effet, la question soulevée par la maîtrise d’usage ne concerne pas seulement les modes de vivre et d’agir des habitants, uniquement perçus sous l’angle de leurs besoins et des fonctions qu’ils accomplissent ; ces habitants doivent aussi être pensés et reconnus comme des sujets politiques, « auteurs », « porteurs/acteurs » et « médiateurs/passeurs » du quotidien parce qu’ils contribuent à le créer, à le construire et à le transmettre tout autant qu’à l’éprouver.

C’est pourquoi, nous tenterons, d’abord, d’approfondir cette approche de la notion de maîtrise d’usage ; puis, nous mettrons en évidence son importance concrète dans l’élaboration d’un projet d’urbanisme ; enfin, nous montrerons qu’il existe un « chaînon manquant » pour qu’elle puisse remplir son rôle politique inscrit dans un vivre ensemble démocratique et ainsi tisser des relations paritaires et partenariales aves les deux autres maîtrises reconnues, elles, depuis longtemps : les maîtrises d’œuvre et d’ouvrage. Ce « chaînon manquant » est celui de la formation des habitants-citoyens dont le contenu, non figé, est à construire avec les habitants pour répondre à leurs besoins et à leurs attentes de citoyens.

Une approche de la notion

Dans le domaine de l’urbanisme, la maîtrise d’usage peut être définie comme la capacité reconnue aux habitants d’un territoire (immeuble, rue, quartier, ville, agglomération…) de participer à sa conception et son aménagement ; et le cadre institué dans lequel ils expriment alors leurs attentes et leurs désirs mais aussi leurs savoirs issus de la pratique ordinaire de ce territoire, tout en étant à l’écoute et en débat, notamment avec les experts et les élus. La maîtrise d’usage complète donc de façon participative et démocratique les maîtrises d’œuvre et d’ouvrage. Parler de maîtrise d’usage implique la reconnaissance de l’intérêt qu’il y a à prendre en considération l’expérience concrète et quotidienne du rapport que les habitants tissent avec les lieux. Elle inclut leurs aspirations vis-à-vis d’eux-mêmes et de leurs proches, mais aussi à l’égard du vivre ensemble et du bien commun. La maîtrise d’usage est donc l’art pour les habitants d’exprimer les relations multiples et complexes qu’ils vivent et souhaitent connaître et faire partager vis-à-vis de telle ou telle portion de leur territoire ; elle renvoie à leur capacité à réfléchir individuellement et collectivement à la notion d’« espace vécu » [3] et à « habiter » dans un cadre qui respecte les hommes et leur environnement. Reconnaître le bien fondé de la maîtrise d’usage dans un projet d’urbanisme au même titre que le bien fondé de la participation des habitants dans une collectivité territoriale, peut être qualifié d’« avancée citoyenne » dans le système démocratique représentatif en vigueur en France, quelque peu en panne aujourd’hui. C’est vivre concrètement et activement le pari de confiance qui est à la base de nos démocraties modernes.

Or l’idée de maîtrise d’usage fait partie d’une sorte « d’histoire muette » aussi vieille que le quotidien de l’humanité mais restée longtemps sans nom et sans aptitude institutionnellement reconnue. Comme la « prose » de Monsieur Jourdain, elle est exercée par tous mais ni perçue, ni estimée de personne ! Un savoir qui ne se sait pas, mis en place « sans fanfares », cumulé et transmis dans la suite des jours ; un savoir qui ne s’est pas énoncé comme tel et n’a pas été formalisé ; bref, un savoir à sortir de l’ombre... Ainsi, par la lisibilité et la visibilité que procure la création de la notion de maîtrise d’usage, l’objectif recherché est de permettre une meilleure compréhension de nos expériences ordinaires au quotidien ; le but : les valoriser par une plus grande attention et une meilleure expression afin qu’elles soient plus audibles, mieux entendues et davantage prises en considération, et plus particulièrement par les architectes/urbanistes/paysagistes et par les élus décideurs. Les experts sont certes indispensables, mais ils ne peuvent pas dire à la place des personnes elles-mêmes comment vivre, agir, « habiter  [4] » dans l’ordinaire localisé de leur existence [5].

C’est pourquoi, si la reconnaissance de la maîtrise d’usage représente un premier pas indispensable, elle ne saurait suffire.

En effet, la maîtrise d’usage exige du soin et de l’attention pour que sa pratique et son savoir puissent s’épanouir : il lui faut non pas de la compassion mais de l’estime ! La laisser à l’état latent ou au rang d’expression spontanée, c’est ne pas prendre au sérieux les acteurs de la maîtrise d’usage que nous sommes en tant qu’habitants-citadins-citoyens. C’est pourquoi, elle nécessite d’être accompagnée par une formation spécifique (distincte de toutes les formations à l’aménagement, à l’urbanisme ou à l’architecture). Cette formation à la maîtrise d’usage n’existe pas jusqu’à présent. Il s’agit donc d’impulser dans le champ de l’urbanisme, dans le cadre du projet urbain, ce que les « conférences de citoyens » (dites aussi « conférences de consensus ») représentent dans celui des questions biomédicales ou environnementales pour lequel elles sont le plus souvent réunies. Or si ces conférences citoyennes montrent que tout problème technique humain a nécessairement aussi des dimensions éthiques, la remise finale de leurs avis est toujours précédée non seulement de moments de discussions et de débats mais aussi de temps de formation, d’écoute et d’information auprès de personnes ressources, susceptibles de répondre à des interrogations spécifiques, voire techniques, sur des aspects précis du sujet général abordé [6].

La reconnaissance de la maîtrise d’usage : un premier pas indispensable, mais insuffisant…

Un premier pas indispensable

D’un côté, la reconnaissance d’une maîtrise d’usage, aux côtés et en débat avec les deux autres maîtrises, permet d’éviter certaines impasses qui ont marqué notamment l’urbanisme moderne au cours de quelques décennies du XXe siècle. Cet urbanisme reposait en effet sur un certain nombre de discours théoriques qui ont largement influencé les pratiques urbanistiques. Ils étaient aussi porteurs d’une grande part d’imaginaire, relatif aux liens que les habitants nouaient avec leurs lieux de vie, privés et publics, individuels, communs et collectifs.

  • Parmi les messages diffusés, l’affirmation d’un dualisme des savoirs en matière d’urbanisme participait des idées répandues. Aux savoirs des professionnels et experts, c’est-à-dire des maîtres d’œuvre, savoirs acquis dans des écoles supérieures, quasiment sacralisés et considérés comme seules formes de connaissance légitime, était opposée l’incompétence des gens ; leur expérience quotidienne, montrée pourtant par certains chercheurs comme un autre type de « connaissance » n’était pas du tout reconnue comme telle ; au mieux était-elle perçue comme un « sous-savoir », un savoir profane de seconde zone ! 
  • Quant aux réalisations urbanistiques, elles étaient le résultat d’un dirigisme « centralisateur » qui prévalait à tous les niveaux et dans tous les domaines, au nom de « l’intérêt général », supposé connu des seuls élus. Toutes les décisions étaient prises par « en haut », par les maîtres d’ouvrage publics et privés. Elles étaient certes agrémentées de quelques enquêtes publiques réglementaires, mais seuls les initiés s’autorisaient à y prendre la plume. Aucune réunion publique ne donnait lieu à discussion, consultation et encore moins à concertation. Au mieux, quelques informations circulaient, mais souvent véhiculées voire déformées par les rumeurs [7].

Les échecs rencontrés par les formes d’urbanisme mises en place sur la base de tels présupposés ont conduit à remettre en cause ces pratiques et à faire adopter désormais l’idée de projet urbain partagé. La crise des villes qui n’est pas seulement liée à une crise sociale mais à une mutation de société contraint à penser et à « faire » la ville d’aujourd’hui et du futur autrement. Parmi les changements qu’impose cette mutation sociétale, les possibles qu’elle ouvre et les limites dont elle fait prendre conscience, il en est un à mettre en place de façon pressante : le dialogue engagé entre les deux maîtrises traditionnelles doit s’ouvrir à la possibilité d’un « trilogue » comprenant désormais la maîtrise d’usage, reconnue comme légitime pour (re)construire la ville et la faire vivre ensemble. En effet, ces projets urbains doivent être l’expression d’un long travail de discussion/réflexion instauré non seulement entre maîtres d’œuvre et maîtres d’ouvrage mais aussi avec les maîtres d’usage, ceux-ci participant à la construction du projet non pas dans une ultime phase finale mais au cours de son élaboration même.

D’un autre côté, même si elle n’en est pas une garantie assurée [8], la présence d’une maîtrise d’usage encourage les pratiques démocratiques. Quelques arguments simples suffisent à le montrer.

D’une part, elle permet de remettre en cause, voire de limiter, la démesure, l’ubris, du pouvoir que certains maîtres d’œuvre ou d’ouvrage souhaitent exercer et signifier à travers des réalisations grandioses, destinées non pas à l’amélioration de la qualité de vie des populations mais surtout et avant tout à leur propre célébration. Cette pratique traditionnellement autocratique, omniprésente dans l’histoire des sociétés étatiques depuis des millénaires, a perduré dans les sociétés dites démocratiques du XXe siècle quel qu’en fût le type de régime. A l’heure de la séduction généralisée, de la communication et de la médiatisation mondialisées, les villes et les Etats sont à la recherche de projets d’aménagement et d’architecture grandioses. Leur objectif est d’asseoir ou de conforter une image de marque, susceptible de leur donner une notoriété internationale voire planétaire. La tentation est grande en dépit des coûts financiers souvent exorbitants pour la construction et l’entretien. A qui l’initiative du gratte-ciel le plus haut, du pont le plus long, de la structure la plus audacieuse, de l’équipement le plus surprenant, grâce à l’utilisation de nouveaux matériaux et au développement de techniques à la pointe des dernières innovations ? Ils font ainsi appel à des maîtres d’œuvre de renom, à la tête d’ateliers prestigieux qui rivalisent entre eux à l’échelle mondiale. À travers les formes spatiales imaginées et créées, requérant toutes une débauche de moyens, maitres d’œuvre et d’ouvrage entrent dans un jeu de compétitions croisées tout en souhaitant, chacun dans son rôle, impressionner et subjuguer touristes et habitants.

D’autre part, la maîtrise d’usage repose sur la reconnaissance propre à la démocratie de l’égalité citoyenne sur un plan individuel et collectif. A ce titre, cette configuration de regards, de savoirs et de compétences complémentaires dans la construction d’un projet peut laisser présager une meilleure appropriation des réalisations induites par le plus grand nombre « d’usagers » et une adaptation plus facile aux transformations que génère ce projet dans l’existence de la plupart d’entre eux. En effet, l’interactivité des trois maîtrises réunies en position d’écoute et de confrontation vise à favoriser la capacité d’autonomie et de créativité de chacun des participants afin de trouver les meilleures propositions possibles. Elle permet de mettre leurs compétences individuelles au service d’un projet collectif c’est-à-dire de refonder en pratique un destin commun, par exemple en projetant ensemble la construction de nouveaux quartiers, et de retrouver dans les faits (et pas seulement dans les discours) l’alliance de la citoyenneté en acte avec la vie locale quotidienne des territoires, ainsi que la responsabilité des générations présentes sur la nature du futur dont les suivantes hériteront. Par la même, elle doit permettre aux habitants de trouver un réel plaisir partagé à imaginer et à inventer ensemble un avenir de qualité, vivable et soutenable [9]. Une majorité de témoignages convergent pour affirmer cette réalité trop souvent négligée : celle du bonheur, simple et estimable, éprouvé par chacun, élus, architectes, paysagistes, urbanistes ou simples citoyens, de participer à la construction d’un projet collectif, au-delà de divergences de points de vue nécessaires à dépasser. Or ce bonheur, indispensable au lien social, sera d’autant plus réel et légitime qu’il résultera de discussions tenues ouvertement par les trois maîtrises assemblées. La reconnaissance effective d’une maîtrise d’usage par les différents acteurs de la cité transforme aussi les relations entre eux et aux pouvoirs locaux en rendant ces rapports plus démocratiques dans leur expression quotidienne. En effet, précisons d’abord que le rôle d’une maîtrise d’usage n’est pas de revendiquer une prise de pouvoir ; elle ne peut être assimilée ni à une association, ni à un parti politiques. C’est donc une autre façon de concevoir le politique – le vivre ensemble- et d’y participer même si elle influe, bien évidemment, sur le sens de la vie politique et de son organisation [10]. Par son mode d’approche spécifique des territoires, elle facilite une appropriation collective des lieux, et notamment des espaces publics : ce ne sont pas seulement des endroits accessibles à tous, conçus et autorisés comme tels par la puissance publique, mais en plus des territoires appréciés et respectés car co-construits par les habitants, citoyens et élus, avec l’aide « des hommes de l’art » !

Ce constat nous amène à faire trois remarques à propos du bien-fondé de la maîtrise d’usage :

  • d’un côté, en tant qu’êtres humains (au-delà de notre sexe, âge, fonctions, activités, résidences, parcours et horizons…), elle nous rend réceptifs et attentifs à nos « arts de faire  [11] » spatiaux, à nos façons d’habiter et de cohabiter, de façon éphémère ou plus ou moins persistante, mais nécessairement désormais « soutenables » à tous les niveaux d’échelle pour la planète ;
  • de l’autre, elle repose sur l’idée que le monde de la technique en architecture ou en aménagement, n’est pas externe au monde social, bien au contraire ! L’intervention des habitants en tant qu’usagers, parce qu’elle est permanente, permet d’inventer de multiples pratiques de détournement de fonctions quand celles-ci ne répondent pas à leurs réels besoins, faute d’avoir été entendus et discutés préalablement et suffisamment dès le démarrage du projet. Sa reconnaissance paraît ainsi limiter en amont non seulement les excès de modes d’appropriation dommageables pour le plus grand nombre, mais aussi les dérives technocratiques de pratiques technologiques imposées sans se soucier de leurs effets concrets au quotidien sur les individus et les groupes ;
  • enfin, elle pose la question des catégories de personnes physiquement présentes dans ces réunions de maîtrise d’usage : comment faire émerger l’expérience et la parole de tous les habitants ? Comment rendre chacun visible et estimable aux yeux de tous [12], sans être stigmatisé dans sa singularité ? Comment les citoyens les plus pauvres, et souvent exclus, peuvent-ils contribuer aussi aux débats publics sur l’urbanisme local sans être enfermés ni dans les projets exclusivement liés à leur quartier, ni dans l’alternative de « se taire » ou « d’être parlés » par d’autres personnes qu’eux-mêmes [13] !

Ainsi, la présence et la participation actives, sans discrimination, des citoyens-maîtres d’usage, à l’élaboration de projets collectifs, leur offrent la possibilité effective de rendre à « l’esprit de la démocratie » tout ce qu’elle a contribué déjà à leur donner, sans que chacun en ait toujours une claire conscience. Dans la période de doute important et de crise de sens que traverse la société, l’instauration d’une maîtrise d’usage doit ainsi permettre de ne pas se laisser entraîner par les slogans vantant les replis individualistes et/ou communautaristes [14]. En incitant les habitants à être au cœur de l’action collective de recomposition de leurs territoires afin de requalifier ces lieux en conformité avec les exigences de leur vie quotidienne, cette fonction traduit concrètement un postulat socio-anthropologique majeur, celui que Marcel Mauss a mis en lumière en 1924 dans L’essai sur le don, et qui est essentiel à rappeler. Ce qui fait tenir ensemble une société c’est le lien social, l’échange, la relation. Traduisons simplement : en humanité, la coexistence précède l’existence. Dans le champ de l’urbanisme, ce qui fait ville et y fait vivre ensemble aujourd’hui et demain, c’est la relation de co-construction d’un projet qui en précède la réalisation. Dans une démocratie vivante, « l’habiter » c’est-à-dire la « vraie vie » des hommes au quotidien, ne peut pas être édictée à partir des « cabinets » des experts et des élus, mais dans des salles publiques où toutes les catégories citoyennes ont envie de venir et prennent plaisir à se réunir pour discuter, confronter leurs idées et parvenir ensemble à trouver des solutions acceptables, voire désirables, pour tous.

Si ces divers éléments justifient la légitimité d’une maîtrise d’usage dans l’élaboration d’un projet, non pas dans une seule séance d’information finale mais bien tout au long des phases d’élaboration d’un projet d’urbanisme, et cela, dès les premières ébauches mises en discussion, cette reconnaissance seule n’est pas suffisante. En effet, « faire partie » n’est pas nécessairement « prendre part », ce qui signifie « participer » mais aussi « contribuer » c’est-à-dire laisser une trace [15]. Deux implications qui ne vont pas de soi. Oser dire « je » sur une scène publique, ce n’est pas seulement avoir des problèmes d’ego sur- ou sous-dimensionné. C’est engager sa parole et ne pas se réfugier derrière la « langue de bois » de l’abstraction. C’est devoir aussi « partir du je » pour « aller au nous ». Exercice difficile qui oblige à penser les différents niveaux d’échelles du plus proche au plus lointain en constatant que « le souhaitable » de l’un n’est pas nécessairement celui de l’autre. Le fait de résider sur un territoire, d’en faire partie, ne garantit pas d’être partie prenante d’une construction commune, rarement unanime.

Un premier pas insuffisant 

La maîtrise d’usage ainsi reconnue présente, en effet, dans sa mise en pratique une faiblesse majeure, comparable à celle qu’a rencontrée déjà la participation des habitants dans le cadre de la Politique de la Ville. En effet, on accorde à ces derniers la possibilité de donner leurs avis et même d’être force de propositions –voire on les exhorte vivement à le faire - sans leur en donner les moyens réels, sans mettre au préalable à leur disposition les éléments de base concrets pour qu’ils puissent positivement le faire. La situation « boiteuse » dans laquelle sont placés les habitants de multiples communes en France repose sur une illusion qui en élimine très vite un grand nombre et projette sur ceux qui en acceptent le défi ou l’enjeu, une représentation très souvent négative de la part des membres des deux autres maîtrises.

En quoi consiste cette illusion ? Il s’agit de la croyance en la capacité des habitants à être « spontanément » compétents pour réagir instantanément et dans une durée de temps limitée à la présentation d’un projet d’urbanisme dont ils ignorent tout alors que les maîtres d’oeuvre et d’ouvrage, eux, l’ont travaillé et y ont réfléchi, séparément ou en commun, depuis des mois. Ainsi, que d’habitants concernés par un projet d’urbanisme sont, de fait, placés dans la position difficile d’avoir à répondre à des injonctions contradictoires ! Il faudrait qu’après un commentaire construit et savamment étayé sur un « powerpoint » de plusieurs dizaines de slides, les habitants qui viennent tout juste de prendre connaissance du sujet, soient en mesure de réagir immédiatement et de façon constructive aux propositions. Cette position impossible à tenir leur est imposée par la croyance naïve en la naturalité de la connaissance et de la compréhension ou par l’hypocrisie de ceux qui mettent en scène ce jeu de rôles.

Or, cette situation a des effets désastreux tant sur les maîtres d’œuvre et d’ouvrage que sur les habitants. Le plus souvent les avis de ces derniers restent très ponctuels, voire anecdotiques car particuliers ; le « prendre part » se limite à un chacun pour soi alors qu’il en suppose la sortie même en partant des faits ordinaires. Or, parfois aussi, ne s’expriment que des avis d’opposition systématique sans nuance, traduisant la défense d’intérêts communautaristes ou idéologiques. Quant aux maîtres d’œuvre et d’ouvrage, certains ont alors toute latitude pour considérer les habitants de façon globale comme individualistes et incompétents ; d’autres peuvent aussi les craindre. Ainsi, certaines réunions publiques ressemblent davantage des arènes où l’on se rend soit pour régler ses comptes hors les urnes, soit pour mieux imposer son pouvoir et son autorité qu’à des espaces de délibération effective. L’ambiance de confiance nécessaire à un échange d’idées constructif fait place à un climat de défiance/méfiance, voire d’incompréhensions généralisées.

C’est pour éviter ce genre de caricature de participation qui reste encore récurrent en France, des dispositifs susceptibles de placer les habitants en position de citoyens respectables et responsables ont été pensés et mis en pratique sous l’égide de quelques municipalités qui se sont engagées dans cette voie. Des dispositifs de rencontres/discussions entre urbanistes, architectes, élus, habitants existent, notamment sous la forme de réunions d’usagers dans le cadre d’ateliers de travail ou de commissions au sein de conseils de quartier. Beaucoup d’entre eux ont été initiés dans d’autres pays européens ou nord-américains, de tradition moins dirigiste que celle de la France. Partout, ils exigent du temps, de l’énergie et certains moyens financiers aussi. Dans l’hexagone, ils demeurent aléatoires, soumis au bon vouloir des municipalités et des maîtres d’œuvre qui décident de leurs modalités et de leur calendrier, mais qui ne peuvent plus ignorer les pressions exercées par les habitants vis-à-vis des projets urbains annoncés. Les méthodes suivies et parfois préconisées varient et constituent des champs de recherche et d’invention toujours ouverts [16] :

  • établissement de guides de « bonnes pratiques » comme à Nantes ou à Lille. Mais sont-ils applicables toujours et partout ? La réussite de la participation des habitants à un projet urbain relève-t-elle de recettes préétablies a priori ?
  • mise en place d’une « assistance à la maîtrise d’usage » comme l’a initiée Jean-Marie Hennin à Paris dans le XIIIe arrondissement. L’assistant est un architecte rémunéré par la municipalité, médiateur entre les besoins et désirs des habitants, et le maître d’œuvre voire les élus. Sa présence pose directement la question de la capacité d’autonomie des habitants/citoyens à exprimer leurs propres attentes face aux maîtrises d’œuvre et d’ouvrage.
  • création de « résidences d’architectes » : elles les sensibilisent à la nécessaire prise en considération des avis d’habitants dans un projet urbain et les incitent à inventer des motifs et des formes de rencontres avec ceux-ci selon les contextes sociaux et environnementaux. Ces initiatives sont par exemple le fait de l’association des « Robins des Villes » à rayonnement national ou de la Maison de l’Architecture de Basse-Normandie à Caen.

Toutes ces démarches sont intéressantes et attestent de la prise en considération de l’importance du problème : si la citoyenneté et la participation des habitants ne peuvent être simplement décrétées, il en est de même pour la maîtrise d’usage. Mais, dans certains cas, n’y a-t-il pas là un risque de mésinterprétation de la parole d’autrui voire d’infantilisation à faire appel aux médiations du jeu ou à de l’assistanat quand on s’adresse à des habitants, citoyens adultes et responsables ?

C’est pourquoi, de façon complémentaire à ces pratiques, l’élaboration d’une formation à la maîtrise d’usage constitue un axe à explorer et à construire simultanément en faisant appel à la réflexion et aux regards croisés de tous les acteurs (élus, institutionnels, associatifs, universitaires, experts, habitants…) intéressés par la mise en œuvre d’un projet urbain.

Une formation à la maîtrise d’usage : un chaînon manquant pour une co-construction d’un projet urbain

Afin d’éliminer toute ambiguïté, précisons que les objectifs de cette formation sont très différents de toutes celles qui existent dans l’ensemble des domaines qui concernent l’urbanisme, l’architecture et les aménagements urbains. Cependant, elle n’en ignore pas certains contenus qui correspondent à des connaissances générales de base dont l’acquisition facilite les échanges avec les professionnels et les élus ayant en charge ces champs d’activité. De plus, elle doit se situer non pas dans un registre pédagogique encyclopédique mais dans le champ du regard critique. En quoi son existence représente t’elle alors une nécessité et une spécificité vis-à-vis des autres types de formation et par rapport à un projet urbain ? Parmi les éléments qui attestent de son bien-fondé, j’en mentionnerai plus particulièrement deux.

Mieux appréhender nos expériences ordinaires

{{}}Une attention plus grande portée à nos pratiques quotidiennes nous en révèle progressivement les richesses, faites de multiples significations et de plaisirs simples. Elle nous amène à rompre avec l’image répandue que tout ce qui est banal et répétitif est serait ennuyeux et doit être perçu comme un poids négatif auquel il faudrait échapper. Ce leitmotiv imposé par la société de consommation compulsive d’aujourd’hui domine et traverse nos existences actuelles ; elle nous empêche souvent de voir et d’observer l’inépuisable réservoir de sens que contiennent nos relations avec les éléments et les êtres de notre entourage ou de nos itinéraires habituels. Nous devenons aveugles à leur présence et à leurs raisons d’être. Les écrits de philosophes/sociologues phénoménologues sont les bienvenus pour nous rappeler ces évidences vite enfouies dans le tourbillon de nos vies :

« Nous vivons, agissons, pensons dans des formes dont la présence nous fuit. Trop proches de nous pour que nous puissions voir qu’elles sont là et concevoir qu’elles nous contiennent et nous tiennent, elles sont nos inconnues familières. […] Nous en avons l’habitude. Or si nous y pensons, nous découvrons qu’à tout moment en tout lieu, en quelque circonstance que ce soit, nous coexistons avec des formes grâce auxquelles uniquement nous parvenons à exister et à coexister entre nous.

Elles nous tiennent en leur sein et nous-mêmes, nous nous efforçons de les tenir à notre main, de les maîtriser, de les aménager, d’y aménager nos existences et coexistences. Parce qu’elles nous tiennent et que nous les tenons, nous nous entretenons avec elles et du coup, par leur médiation, nous nous entretenons avec autrui, avec une culture, une société, un pays et plus loin encore, avec l’ensemble de l’univers humain où l’être-ensemble se constitue, prenant pour cela les formes qu’il faut.[…]

Il nous faut lever les yeux et voir que les délimitations de ce lieu nous empoignent elles-mêmes et tandis que nous entrevoyons cela, il nous faut également faire passer le regard par-delà cette fenêtre afin de discerner au loin les lisières de la ville, qui in-forme ce quartier, qui in-forme cet immeuble et celui-ci, cette chambre où nous nous tenons, […] tandis que par -delà cette ville à son tour, nous pouvons nous représenter cette nation[…] qui l’une et l’autre sont encore des formes composées d’images, d’idées, de valeurs qui nous enserrent, nous pétrissent, nous unissent » [17].

Tout ce « peuple de formes » qui anime nos pratiques, mérite d’être pris en considération ; c’est par lui que nous sommes capables de métamorphoser un espace fonctionnel, obéissant à des règles, des normes et des techniques, en un territoire que nous nous approprions, de manière éphémère, épisodique ou plus durable, en créant un lieu qui nous habite et que nous « habitons ». Ce sont ces gestes du quotidien que nous devons apprendre à valoriser. Ils participent de la qualité du vivre ensemble mais restent inconnus comme s’ils étaient insignifiants. Il faut donc apprendre à les voir et à les parler pour qu’ils soient écoutés et entendus par les maîtrises d’œuvre et d’ouvrage ; il faut apprendre aussi à les mettre à distance afin d’envisager leurs atouts et leurs limites, et être en mesure de les percevoir aussi avec d’autres regards et autrement.

Il ne s’agit ni d’hyperboliser ni d’hypostasier ces pratiques, comme pourraient le faire des discours populistes démagogiques. Les habitants n’ont pas toujours nécessairement raison et leurs seuls points de vue restent limités et insuffisants comme ceux de tout être humain. L’approche et la connaissance de ces pratiques, si indispensables soient-elles, doivent être confrontées à d’autres niveaux de territorialité et de temporalité, à d’autres formes d’intelligence et de compétence, notamment à celles des professionnels de l’aménagement urbain [18]. Ainsi, il convient d’admettre modestement en ce domaine qu’aucune maîtrise d’oeuvre, d’ouvrage ou d’usage, ne peut à elle seule prétendre avoir pleinement accès à la complexité du réel, à un savoir de vérité ou à la totalité du savoir.

C’est pourquoi, cette formation, fondée sur des expériences concrètes et des études de terrain, doit aider à révéler l’intelligence et l’utilité de tout habitant ; à parfaire une base de connaissance, de réflexion et de travail critique vis-à-vis de ses propres affirmations et de celles des autres ; à jouer avec les échelles et les registres de pensée ; à passer de la réaction émotionnelle et psychologique à un cas particulier, voire singulier, à l’idée d’une dimension collective à trouver.

Accroître et approfondir nos capacités de réflexion, et au-delà d’autonomie et de créativité individuelles et collectives

Au-delà d’un certain nombre d’apports de connaissances dans le domaine de l’aménagement urbain, la formation à la maîtrise d’usage a aussi une visée existentielle et citoyenne.

D’une part, elle cherche à élargir le cercle des habitants intéressés par le fait urbain dans toutes ses dimensions, et notamment ses compositions morphologiques et esthétiques, ses agencements fonctionnels et paysagers, ses rythmes et mobilités, ses potentialités relationnelles : sociabilités plurielles, découverte et ouverture à de nouvelles idées, ouverture à des horizons culturels divers. Or, faute de confiance en eux et/ou par doute de l’intérêt qu’il y a à témoigner de leur vécu quotidien, nombre d’habitants n’osent pas donner leur avis, proposer des solutions, exprimer des rêves. La formation envisagée doit faciliter une démarche d’inscription dans une culture du politique pour un plus grand nombre, notamment pour tous ceux qui jusque là, pour différentes raisons en restent à l’écart (habitants de quartiers populaires, personnes âgées et/ou en situation d’ handicap, jeunes en difficultés et en souffrance d’inscription sociale, …).

D’autre part, elle doit encourager et accompagner, dans leur démarche et questionnement, les gens désireux d’exercer leur responsabilité de citoyen comme co-acteur de la construction de la ville en devenir, grâce à l’exercice d’une capacité de jugement appuyée sur des savoirs, des pratiques, des discussions et des réflexions collectives, dans une mise à distance des faits et des préjugés. Il faut que, quels qu’en soient les auteurs (experts, universitaires, techniciens, élus, habitants,…) les observations, les analyses et leurs résultats circulent non pas pour être pris comme « paroles d’évangile », mais pour être entendus, débattus et réappropriés de façon autonome. En effet, la connaissance critique libère de multiples formes de domination en déplaçant le regard et en faisant bouger les critères de valeur sans que quiconque puisse prétendre au monopole du savoir. Il y a urgence à désacraliser et à dénoncer les « beaux discours » de tous bords afin de résister à la marchandisation du monde et à l’instrumentalisation des personnes. Mais pour éviter cela, internet ou certains médias ne constituent pas des outils fiables ; être autodidacte demeure un exercice difficile. La confrontation directe de points de vue divers reste un apprentissage indispensable ; aucun homme ne devient adulte autrement que par la médiation des autres. La formation proposée à la maîtrise d’usage renvoie à ces quelques convictions socio-anthropologiques de base. C’est pourquoi, « reconnaître le sens critique des acteurs, reconnaître qu’ils produisent et disposent de savoirs, et refuser de les constituer en objets aveugles ou sans cesse abusés [19] » est une nécessité politique mais qui exige un préalable : reconnaître, pour qu’elle puisse devenir effective, que cette capacité des acteurs n’est pas un donné mais un acquis, un construit culturel, et que la mise en place d’une formation peut seulement en faciliter (voire permettre parfois) l’expression. On ne naît pas citoyen, on le devient. Etre habitant/citoyen ne s’improvise pas et ne consiste pas à répondre à des injonctions ministérielles à la participation, ou à des exhortations démocratiques de la part d’élus locaux, comme ce fut trop souvent le cas dans le cadre de la Politique de la Ville vis-à-vis des résidents des quartiers dits « en difficultés ».

Ainsi, dans le domaine complexe de l’urbanisme, une formation à la maîtrise d’usage doit nous aider à être reconnus comme des citoyens capables :

  • de nous approprier nos territoires d’existence,
  • de porter nous-mêmes publiquement notre propre parole,
  • de participer à la construction de projets et d’en suivre les phases de réalisation,
  • de dépasser nos passions, les règlements de compte simplistes, les refus systématiques ou les adhésions serviles.

C’est pourquoi, la maîtrise d’usage ne peut être réduite à une méthodologie. Sa reconnaissance la constitue en tant qu’expression d’un projet politique démocratique qui voit en elle une instance, parmi d’autres, de création, d’invention et d’expérimentation de la vie sociopolitique ; instance d’autant plus indispensable aujourd’hui que la technostructure a envahi la sphère du pouvoir politique et qu’elle ne tient aucun compte ni de la vie locale, ni de la richesse subtile du quotidien. La formation à la maîtrise d’usage doit favoriser entre les habitants venus d’horizons divers, la prise de conscience de la pluralité de leurs aspirations et de leurs pratiques, et, simultanément, celle de leur nécessaire coexistence, sans ségrégation ni exclusion, au sein de territoires et de quartiers communs. Il s’agit de poser non seulement les questions de l’habitation et de la nature, de l’homme et de la nature, mais aussi celles des relations des hommes entre eux, en tant qu’êtres humains qui sont à même de vivre ensemble – en sachant que, comme le souligne Hannah Arendt, « Vivre, ce n’est pas survivre, ce n’est pas occuper cet intervalle qui va de la naissance à la mort, c’est vivre parmi les hommes ».

Au total, concevoir une formation à la maîtrise d’usage :

  • C’est la penser et la construire comme un accompagnement de chacun d’entre nous pour nous permettre d’oser imaginer les chemins de la ville présente et future. A l’opposé de la cité utopique pensée comme parfaite, la ville réelle, celle où s’entrecroisent nos existences, est fondamentalement en constant inachèvement ; elle est à composer et à recomposer sans cesse. Cette formation doit donc contribuer à nous mettre en capacité de penser et de proposer des projets qui envisagent ces transformations constantes de la ville par elle-même ; non seulement ses quartiers neufs à bâtir mais aussi ceux qui nécessitent une démolition ou une réhabilitation. Mieux « faire ville ensemble » nous contraint donc à envisager les complexités urbaines qui associent les enjeux des destructions et ceux des (re)constructions ;
  • C’est faciliter l’instauration d’une reconnaissance réciproque entre les trois maîtrises d’œuvre, d’ouvrage et d’usage, et au-delà, celle d’un dialogue dans un objectif commun : recomposer les territoires urbains pour qu’ils ne soient pas seulement des « lieux bâtis voire construits » mais aussi des « lieux habités » quels que soient leurs statuts (espaces privés/collectifs/publics…) et leurs fonctions c’est-à-dire susceptibles d’être appropriés par les populations qui les fréquentent parce que ces lieux répondent à des aspirations collectivement construites, expliquées et discutées.
  • C’est savoir que, comme toute chose humaine, cette formation comportera des ratés ; elle ne résoudra pas toutes les faiblesses démocratiques ; elle ne supprimera pas de façon systématique, tous les décalages entre les éléments du réel et les perceptions/représentations que chacun a et véhicule, tous les a priori et les imaginaires des acteurs de l’aménagement urbain (maître d’œuvre, maître d’ouvrage, élus, habitants….) qui, trop souvent faute de relations construites entre eux sur la confiance, caricaturent les perceptions et représentations, figent les positions et bloquent les initiatives.
  • C’est en outre montrer qu’à travers toute conception urbanistique se jouent et se rejouent trois questions étroitement mêlées : celle de la démocratie, celle de la liberté individuelle et celle de la liberté politique, questions qui ont été posées à maintes reprises depuis le tournant du XIXe-XXe siècles et énoncées comme celle du bonheur, ayant reçu des réponses différentes : cités-jardins d’Howard, unités d’habitation de Le Corbusier avaient en commun de devoir répondre à cette interrogation qui demeure, toujours et encore. Aujourd’hui, le contexte idéologique et politique, les cadres économiques, les données environnementales ont changé. Maîtrises d’œuvre et d’ouvrage ont montré leurs limites quand ils ont voulu faire le bonheur des hommes sans eux ! Une formation à la maîtrise d’usage ne doit pas masquer ces enjeux auxquels seule, la collaboration des trois maîtrises, devenue une nécessité citoyenne, peut espérer faire face pour inventer de nouveaux sens au vivre ensemble urbain actuel et de demain.
// Article publié le 28 mai 2014 Pour citer cet article : Anne-Marie Fixot , « Vers une nouvelle pratique de l’urbanisme, La maîtrise d’ouvrage ou l’art de vivre ensemble le quotidien », Revue du MAUSS permanente, 28 mai 2014 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Vers-une-nouvelle-pratique-de-l
Notes

[1La maîtrise d’œuvre désigne la personne ou l’organisme chargé de la conception et de la conduite opérationnelle d’un chantier dans le domaine du bâtiment et de l’aménagement d’un territoire pour le compte d’une personne, morale ou physique, le maître d’ouvrage, commanditaire du projet et des travaux.

[2Michel de Certeau, L. Giard, P. Mayol, 1980, L’invention du quotidien, Paris, UGE, Collection 10/18, tomes 1 et 2

[3Concept introduit en sciences humaines et sociales plus particulièrement par Armand Frémont dans les années 1970 ; se reporter à son ouvrage La région, espace vécu, PUF, Paris, 1976 ; Champs-Flammarion, Paris, 1999.

[4Pour une réflexion sur le sens de cette notion de plus en plus couramment utilisée par les géographes depuis une décennie, se reporter notamment à :

  • M. Segaud, C. Bonvalet, J. Brun, 1998, Logement et habitat, l’état des savoirs, Paris, La Découverte.
  • J. Lévy et M. Lussault, 2003, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, notions Habitat et Habiter.
  • T. Paquot, M. Lussault, C. Younès, 2007, Habiter, le propre de l’humain, Paris, La Découverte
  • M. Lussault, 2013, L’avènement du monde. Essai sur l’habitation humaine de la Terre, Paris, Seuil, coll. La couleur des idées.
  • J.M. Besse, 2013, Habiter, Paris, Flammarion.

[5Dans tous les domaines, le constat est là : les améliorations proviennent de l’élargissement du champ de vision. Auprès des spécialistes et techniciens, la présence de regards autres, apportant des observations d’horizons divers, donne une compréhension du problème qui dépasse l’angle de vue de chacun. Prenons deux exemples :

  • Reportons nous aux témoignages de nombreux médecins et chefs de clinique à propos des thérapies et des soins prodigués aux malades atteints du SIDA ou du cancer. Ils reconnaissent combien les observations amenées par les patients, leurs familles et associations, contribuent, à la suite de compromis variés, à réduire certains effets secondaires destructeurs en tenant compte des besoins humains vitaux quotidiens et, donc, à amplifier les effets bénéfiques des protocoles médicaux qu’ils leur proposent.
  • Dans le champ de l’informatique, les processus sont les mêmes. Pour faire évoluer les ordinateurs de la sphère de leurs utilisations militaires à celle des usages civils notamment domestiques, les conseils et savoirs des hackers ont constitués des apports importants et bienvenus pour les laboratoires et les sociétés de production.

Cf. Andrew Feenberg, 2004, (Re)penser la technique ; vers une technologie démocratique, Paris, La Découverte/MAUSS).

[6Jean-Claude Ameisen, professeur de médecine à l’université Paris-Diderot et à l’hôpital Bichat, président actuel du Comité consultatif national d’éthique (CCNE, qui a émis un certain nombre d’avis lors de ces conférences de citoyens) affirme à leur propos : « prendre du recul, prendre en compte la complexité, explorer les différentes options, c’est ce qui permettra à la société et au législateur de s’approprier la réflexion et de s’exprimer à partir d’un « choix libre et informé ». Ce processus de « choix libre et informé », fondé sur le respect que l’on doit à l’autre, à tous les autres, est au cœur de la démarche éthique biomédicale. IL est aussi, plus largement, essentiel à la vie démocratique ». Extrait des propos recueillis par N. Crom pour Télérama, n°3338 du 1/1/2014.

[7A titre d’exemple, relisons quelques extraits de l’ouvrage de P.H Chombart de Lauwe, 1965, Des hommes et des villes , Paris, Payot, ouvrage dans lequel il remettait en cause cette dichotomie, ce mal récurrent en France d’absence de dialogue entre experts techniciens et habitants. Ce sociologue mentionne que, dès 1961, il avait interpellé les architectes à propos de la multiplication des grands ensembles à la périphérie des villes et plus particulièrement en banlieue parisienne. Il interrogeait le rapport entre la liberté laissée aux hommes et les contraintes auxquelles ils se heurtaient alors et questionnaient ainsi maîtrises d’œuvre et d’ouvrage voire les bailleurs sociaux : «  Dans quelle mesure le dialogue entre les bâtisseurs et les utilisateurs, entre ceux qui s’intéressent à la construction, depuis l’architecte jusqu’au représentant des pouvoirs publics en passant par les organismes de gérance, peut-il s’instaurer ? Dans quelle mesure est-ce que l’ensemble de ceux qui ont construit et qui administrent les bâtiments ou les cités, peuvent-ils entrer en liaison directe avec les utilisateurs, dans quelle mesure peuvent-ils se comprendre ? […] Il s’agit de la perception même de la ville, mais dès aujourd’hui, nous pourrions définir ce dialogue entre les utilisateurs et les bâtisseurs, voir comment il se pose |…] pour essayer d’établir une plus grande compréhension entre les uns et les autres, […] en aidant les utilisateurs à s’exprimer et en aidant peut-être ceux qui sont chargés de l’organisation ou de la création à comprendre les besoins et les aspirations des utilisateurs.  » Et, dans le même ouvrage, Chombart de Lauwe s’adressant au Commissariat du Plan à propos des équipements urbains, écrit : « Les remarques très rapides que nous voudrions présenter ont pour seul but de faire réfléchir sur le danger de solutions qui paraîtraient satisfaisantes du point de vue technique et du point de vue fonctionnel, mais qui ne tiendraient pas compte de l’évolution de structures sociales et de l’évolution des besoins. Si la ville est l’expression d’une société, les organisations sociales que l’on veut créer doivent être des réponses aux aspirations de la population. »

[8Cf la pression exercée parfois par les habitants de certaines communes sur leur municipalité pour construire selon des normes de très faibles densités et des modes de mitage, critères à juste titre considérés désormais comme « insoutenables » écologiquement et dénoncés comme exorbitants par certains élus et aménageurs qui en contestent aussi l’accroissement inconsidéré des coûts d’équipement.

[9Se reporter à la réflexion de Marie-Hélène Bacqué sur l’empowerment, le pouvoir d’agir des habitants, et notamment, M.-H. Bacqué et C. Biewener, 2013, L’empowerment, une pratique émancipatrice, Paris, La Découverte.

[10Paul Ariès, dans un ouvrage écrit en 2013 Nos rêves ne tiennent pas dans les urnes. Eloge de la démocratie participative, Paris, Max Milo éd., souligne que déjà, certains philosophes antiques appelaient la politique « à se mettre au service d’une fin supérieure à la conquête du pouvoir » qui n’étaient autre que « la recherche du bonheur » (p.126).

[11Expression empruntée au titre du tome 1 de l’ouvrage cité de Michel de Certeau, L’invention du quotidien.

[12Cette préoccupation rencontre celle que développe Pierre Rosanvallon dans son ouvrage Le Parlement des invisibles, Paris, Seuil, 2014, et notamment dans la première partie : « Une société à la recherche d’elle-même ». Face au sentiment de nombreux Français d’être ni écoutés, ni compris, ni considérés comme êtres humains citoyens, P. Rosanvallon propose dans le projet « Raconter la vie » (sous la forme d’une collection de livres et d’un site internet participatif) de répondre « au besoin de voir les vies ordinaires racontées, les voix de faible ampleur écoutées, la réalité quotidienne prise en compte ».

[13Se reporter à l’essai de Marion Carrel, 2013, Faire participer les habitants ? Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, Paris, ENS-Editions.

[14En effet, la maîtrise d’usage renvoie à deux postulats que j’énoncerai rapidement :

  • d’une part, les hommes sont des personnes composées de figures multiples et de tensions internes (l’être humain, le sujet, le citoyen…) ayant de multiples appartenances évolutives au cours de leur vie ; de ce fait, les groupes sont en situation d’émergence et de reconfiguration constante.
  • d’autre part, elle pose la division de la société en groupes et non pas en individus, s’opposant à une vision néolibérale parcellitariste.

C’est pourquoi, la mise en place d’une maîtrise d’usage renvoie dos à dos deux fictions sociopolitiques : l’une émane du courant de l’individualisme qui considère l’individu désincarné et abstrait, isolé et autonome, sans antériorité ; l’autre fiction est celle véhiculée par le communautarisme qui affirme la naturalité du groupe prédéfini et préétabli, position qui suppose une fixité de notre identité en contradiction avec le pluralisme évolutif de nos appartenances socio-anthropologiques.

[15Se reporter à l’ouvrage de Joëlle Zask, 2011, Participer. Essai sur les formes démocratiques de la participation, Bordeaux, éd. Le bord de l’eau.

[16Dans l’ouvrage cité de Paul Ariès, il en recense et en présente quelques unes.

[17Alain Médam, 1988, Le tourment des formes, Paris, éd. Méridiens.

[18Dans le cadre d’une maîtrise d’usage, l’attention portée au pluralisme des points de vue des deux autres maîtrises et le souci de comparatisme amenant à rechercher des expériences ouvertes sur l’ailleurs sont d’autant plus indispensables à avoir que, très souvent dans le champ de l’urbanisme, le moteur de l’action collective part de ces préoccupations individuelles à l’échelle du micro territoire. Il convient donc de confronter ces perspectives très locales dans la mesure où elles ne sont nullement la garantie du réalisable le plus souhaitable.

[19Manifeste La connaissance libère, éd Le Croquant/La dispute, Paris, 2013, p.53

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