Les pratiques d’abattage cérémoniel dans les sociétés traditionnelles de l’île de Sumba et la question du « sacrifice
Université de Strasbourg, UMR 7044 Archimède
jeunessechr@free.fr
La pratique massive du sacrifice animal est constitutive de l’image médiatique des sociétés traditionnelles tribales d’Asie du Sud-Est, allant jusqu’à, dans le cas des Toraja de Sulawesi, servir d’argument pour l’industrie touristique. Dans la littérature ethnologique consacrée à ce domaine, la notion de sacrifice est employée pour désigner toutes les formes d’abattage rituel. Dans la mesure où il n’existe, sauf exception notable, pas d’abattage hors contexte rituel dans les populations concernées, elle a fini par constituer la pierre angulaire des études consacrées à la relation humain — animal. Cette manière de subsumer des pratiques au fond relativement variées n’est pas sans créer des difficultés. Si on se rapproche dans certains cas du sacrifice tel que l’ont défini Hubert et Mauss, dont le célèbre article demeure la référence centrale de toute discussion sur ce thème (Hubert et Mauss 1899), les types d’abattage rituel qui s’en écartent, parfois notablement, ne manquent pas. Il nous a donc paru intéressant de revenir sur ce sujet à travers l’exemple des pratiques propres à l’île indonésienne de Sumba, vers laquelle nous ont conduit, depuis 2015, plusieurs programmes de recherche ethnoarchéologiques, dont un consacré à la circulation des animaux sur pied et de la viande en contexte festif (Jeunesse 2016), aspect que nous avons tenté d’inscrire dans l’amorce d’une réflexion plus globale sur la relation humain – animal dans les sociétés d’éleveurs pré-étatiques et animistes (Jeunesse et Denaire 2017).
Notre objectif ici est, pour commencer, de pallier le déficit de descriptions systématiques souvent déploré par les spécialistes. Nous allons donc essayer de montrer pourquoi, de quelle manière et dans quelles circonstances on tue des animaux domestiques à Sumba. Pour désigner ces pratiques, j’ai choisi délibérément, par nécessité heuristique, de préférer à la notion de sacrifice celle, plus neutre, d’abattage cérémoniel (ou rituel). Après quelques remarques historiographiques, une brève présentation des sociétés traditionnelles de l’île de Sumba précédera une esquisse de typologie des abattages rituels qui y sont pratiqués. Nous tenterons ensuite de mettre en perspective ces premières observations en nous appuyant sur ce que l’on appelle communément « sacrifice » dans d’autres sociétés pré-étatiques et animistes d’une aire englobant l’Asie du Sud-Est et la Mélanésie, avant d’essayer de montrer ce qui le différencie du rapport rituel à l’animal qui caractérise, dans la même région, les sociétés étatiques nées de l’intrusion des traditions hindo-bouddhiques et musulmanes. Une brève confrontation des types identifiés avec la définition du sacrifice proposée par Hubert et Mauss précédera, enfin, une discussion sur la manière d’envisager les abattages rituels dans le contexte plus général d’une évolution de la relation entre humains et non-humains.
Nous verrons que plusieurs types d’abattage cérémoniel parmi les plus fréquents s’écartent notablement de la définition du sacrifice élaborée par ces deux auteurs, il est vrai sur la base d’exemples issus de sociétés étatiques non-animistes. Une des questions est dès lors : faut-il, à l’exemple des ethnologues, élargir cette définition quitte à lui faire perdre l’essentiel de sa substance, ou, à l’inverse, lui conserver sa force et sa cohérence (relative) en excluant de son champ une partie des formes d’abattage cérémoniel ?
Le travail fondateur d’Hubert et Mauss sera évoqué plus loin dans cet article. Pour l’historique des recherches sur la notion de sacrifice en ethnologie, nous renvoyons le lecteur à la notice de Cartry dans le Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie et à sa bibliographie (Cartry 1991). Il nous suffit, ici, de savoir que l’usage est, pour les ethnologues de l’Asie du Sud-Est, de classer dans le sacrifice toutes les formes d’abattage rituel [1]. Parmi les auteurs qui se sont intéressés récemment à la question, on retiendra notamment les propositions de Testart, qui a essayé, entre autres, de montrer ce qui différencie le sacrifice de la notion plus générale d’offrande (Testart 2006 : 30-33) et plaidé avec véhémence, s’inscrivant dans les pas de quelques travaux antérieurs moins connus (v. dans Colleyn 1976 : 26-27), pour que l’on exclue ce qu’il appelle « mort d’accompagnement » du champ du sacrifice (Testart : 2004, 29-34). Le sacrifice est, selon lui, « une variété d’offrandes qui implique destruction, généralement la mise à mort de l’être vivant offert à la divinité. Par extension, on peut également l’employer pour une chose inanimée, si elle est cassée ou rendue hors d’usage » (Testart : 2012) [2]. Cette définition nous servira, à côté de celle d’Hubert et Mauss, de point d’appui pour la suite de cet article.
Les mots-clés sont ici offrande, destruction et divinité ; le troisième est employé pour résumer ce que l’on appellera plus largement « puissances surnaturelles » et a pour conséquence majeure d’exclure du champ du sacrifice — c’est une des propositions centrales de Testart — tout ce que l’on appelle communément les offrandes aux morts. La limpidité apparente de la distinction entre les entités surnaturelles et les humains, vivants ou morts, dissimule en réalité le problème crucial, sur lequel nous reviendrons, que pose le statut ontologique de certains morts. Je veux parler, plus précisément, de ceux qui sont destinés à continuer leur trajectoire en tant qu’ancêtres et que les rites funéraires transforment en esprits. Or les esprits sont autre chose que de simples morts. Les funérailles servent, entre autres, à les faire entrer dans la catégorie des puissances surnaturelles. Ce qu’on leur donne ne peut donc pas être réduit à une simple « offrande au mort » et donc exclu, pour cette raison, du champ du sacrifice selon la définition même qu’en donne Testart. C’est le cas, par exemple, des buffles et des chevaux que nous évoquerons plus loin, mais aussi, au fond, des « morts d’accompagnement », dont le statut et la fonction dans le processus funéraire ne sont d’ailleurs pas toujours si faciles que cela à distinguer de ceux de certains des animaux abattus.
La question des « morts d’accompagnement » ne sera cependant pas abordée ici, tout comme, de manière générale, celle de la mise à mort rituelle d’humains, qui ne sera évoquée que marginalement, lorsque cela est nécessaire pour éclairer certains aspects de l’abattage cérémoniel d’animaux. La chasse aux têtes, pratique partagée par la presque totalité des sociétés agraires et animistes d’Asie du Sud-Est, ne sera pas davantage traitée en tant que telle dans cet article, et cela même si l’usage de la notion de « sacrifice » est courant dans les travaux qui lui sont consacrés.
Abattages rituels dans les sociétés animistes d’Asie du Sud-Est : l’exemple de Sumba
Les sociétés traditionnelles sumbanaises font partie du vaste ensemble austronésien et appartiennent à la grande famille des « hill tribes », notion utilisée par l’ethnologie anglo-saxonne pour désigner toutes les sociétés tribales (pré-étatiques et animistes) de l’Asie du Sud-est, du Nagaland dans le nord-est de l’Inde à l’archipel des Moluques. D’une superficie proche de celle de la Corse, l’île de Sumba est morcelée en vingt-quatre ethnies parlant neuf langues différentes.
L’organisation sociale y repose sur un système de clans patrilinéaires exogames et patrilocaux subdivisés en lignages composés d’un nombre variable de maisonnées. Selon un dualisme comparable à celui qu’a décrit Leach pour les Kachin de Birmanie (
Leach 1954), deux configurations, qui reflètent en gros l’opposition classique entre la tribu et la chefferie selon Sahlins (Sahlins 1963), se côtoient sur l’île : à l’ouest, des sociétés acéphales formées de clans et de villages politiquement autonomes ; au nord et à l’est, des sociétés stratifiées formées de confédérations de clans dirigées par un clan dominant dans lequel est choisi un « roi » (raja) qui dispose d’un vrai pouvoir politique. Ces deux systèmes sont recoupés par une superposition en trois classes (nobles, roturiers et esclaves) qui, de manière quelque peu paradoxale, ne fait pas obstacle au fonctionnement égalitaire, sur le plan politique, des sociétés segmentaires de l’ouest [3].
Un des avantages de l’île pour l’observateur est la préservation au moins partielle de l’arrière-plan religieux animiste. Appelée marapu, la religion locale relève de l’animisme dit « hiérarchisé » ou « transcendantal » typique des sociétés non étatiques de riziculteurs-éleveurs de l’Asie du Sud-Est (Århem 2016a). Les principales caractéristiques de ce système religieux sont la centralité du « sacrifice », l’importance des pratiques divinatoires et de la possession, le culte des ancêtres, des rites funéraires spectaculaires, la grande attention portée à une large panoplie d’esprits de la « nature » et, si l’on se projette dans un passé au fond pas si lointain (le début du 20e siècle dans le cas de Sumba), la chasse aux têtes (Århem 2016c). Le « culte des ancêtres » couvre tout ce qui relève du rapport avec les esprits des ancêtres. Ces derniers occupent à Sumba une place éminente, supérieure à celle des autres esprits, comme ceux des forêts, des champs et des cours d’eau (Kuipers 1990 : 43), que nous appellerons pour simplifier les esprits non parents. Comme l’a souligné, entre autres, J.C. Kuipers (1990) à propos de l’ethnie des Wejewa, les esprits des ancêtres contrôlent des aspects aussi essentiels de la vie et de l’environnement que « la germination, la croissance et l’abondance des récoltes, les rivières, la pluie, la fertilité du bétail, la santé et le bien-être de la communauté ». Ils veillent également au respect de la coutume, des « bonnes mœurs », et des obligations liées au système de réciprocité généralisée, se chargeant, par exemple, de rappeler au bon souvenir des vivants les dettes contractées par les membres décédés de leur groupe de descendance.
L’animisme hiérarchisé s’oppose à la forme dite « égalitaire », celle du perspectivisme de Viveiros de Castro (2014) ou de l’ontologie animiste de P. Descola (2014), notamment à travers le postulat d’un rapport vertical entre humains et animaux. C’est la théorie des « âmes inégales », décrite par K. Århem à propos des Toraja de Sulawesi, qui « distinguent les humains, les plaçant au-dessus des autres êtres, mais permet aussi la hiérarchisation des humains au sein de systèmes à rangs » [4]. Les animaux sauvages sont ainsi envisagés comme subordonnés aux humains et appartenant à un domaine cosmologique séparé (Arhem 2016c : 281). Cette relation hiérarchique se double d’une opposition marquée entre espace humanisé et espace sauvage. Dans la cosmogonie des Katu du Vietnam, par exemple, une démarcation forte sépare le village, asile des humains et des esprits bienveillants, et la forêt, demeure des animaux sauvages, des fantômes et des puissants et dangereux esprits de la jungle. Ces derniers sont perçus comme fondamentalement hostiles aux humains et susceptibles, en permanence, d’attaquer les villageois et leur bétail pour satisfaire leur besoin de sang (Århem 2016b). On est donc très loin de la relation de partenariat entre humains et animaux de la forêt qui caractérise l’ontologie de l’animisme égalitaire.
Les animaux domestiques (cheval, buffle, cochon, poulet, chien) sont élevés à Sumba pour des usages exclusivement cérémoniels et considérés comme des biens rituels, propriété commune, dans le cadre du lignage, des vivants et des esprits des ancêtres (Jeunesse et Denaire 2017). Ils sont, de ce fait, à l’image des bovins en Afrique orientale (Evans-Pritchard 1953), sacrés dès leur naissance, si tant est que la notion de sacré, en ce qu’elle porte en elle l’opposition sacré — profane, ait un sens dans les contextes concernés. Le buffle occupe la tête d’une échelle de valeur à la fois « monétaire » et symbolique. Au sein de la hiérarchie interne à l’espèce, la première place est occupée par les animaux dotés des cornes les plus longues. Comme dans les autres « hill tribes », il n’est utilisé ni pour tirer ni pour porter et son lait, il n’est ni consommé directement, ni transformé [5]. Traditionnellement, quand subsistaient de larges espaces inhabités, il faisait l’objet d’un élevage extensif, avec des troupeaux livrés à eux-mêmes l’essentiel du temps et dont les humains ne contrôlaient pas la reproduction [6]. La signification de ce choix délibéré de ne pas exploiter l’animal sera abordée plus loin. Cette manière de réserver les animaux domestiques, certes en position subordonnée, mais que l’on se refuse par ailleurs à exploiter, à l’usage cérémoniel, occupe une place à part dans le panorama des formes de relation humain — animal, en contraste (et peut-être en position de jalon intermédiaire) avec la relation de partenariat propre à l’ontologie animiste égalitaire et avec l’animal « ressource » des sociétés agro-pastorales. Si les animaux meurent tous, sauf accident, en contexte rituel, ils jouent également un rôle dans les échanges cérémoniels, par exemple le prix de la fiancée ou les différents types de compensation mortuaire. Ils peuvent également — c’est au moins le cas aujourd’hui — être vendus dans un contexte purement marchand, l’essentiel étant que leur destinée terrestre s’achève par un abattage cérémoniel.
Il est temps de se demander quel est le contexte de ces abattages cérémoniels, autrement dit d’essayer d’en esquisser une typologie. Les données qui suivent sont, au même titre que la présentation générale qui précède, le fruit des enquêtes de terrains réalisées à l’occasion de cinq missions menées entre 2015 et 2019. Elles doivent aussi beaucoup aux travaux des ethnologues ayant œuvré à Sumba, dont les principaux sont G. Forth (1981), J. Hoskins (1986 et 1989), R. Needham (1987), J.C. Kuiper (1990), D. Geirnaert-Martin (1992) et I. Gunawan Mitchell (2000). Les travaux ethnoarchéologiques menés au début des années 2000 par R. Adams, qui nous fit découvrir les potentialités ethnoarchéologiques de l’île, constituent également une précieuse mine de renseignements (Adams 2007, 2009, 2010, 2016, Adams & Kusumawati 2010). La mise à mort d’animaux domestiques accompagne la totalité des nombreuses fêtes qui scandent la vie des sumbanais (Jeunesse 2016). Les motivations de la mise à mort varient cependant aussi bien d’une fête à l’autre qu’à l’intérieur d’une même cérémonie, et c’est cette variabilité que nous allons à présent tenter d’appréhender. Lorsque les sources sumbanaises sont insuffisantes, nous n’avons pas hésité à puiser dans les données disponibles pour les autres sociétés pré-étatiques et animistes austronésiennes de l’Asie du Sud-est, ce qui se justifie par la forte homogénéité du complexe culturel et linguistique correspondant à ce phylum [7]. Les contextes d’abattage des animaux « sacrés » sont, à Sumba, les suivants :
1. Une technique de transfert de biens : À Sumba comme dans la plupart des autres hill tribes, les plus gosses hécatombes ont pour cadre les funérailles, et la motivation la plus forte est ici d’offrir des animaux, en particulier des buffles et des chevaux, à l’esprit du mort afin qu’il soit en situation de reconstituer, dans un au-delà où les relations hiérarchiques du monde sensible demeurent inchangées, le cheptel qui lui permettra de tenir son rang. Déterminé par la coutume, le nombre de buffles abattus est fonction du rang social du défunt (ou de la défunte). Il arrive cependant que, dans un esprit de compétition sociale qui évoque les abattages des fêtes agonistiques des sociétés à big men de Nouvelle-Guinée, ses descendants dépassent le nombre prescrit, mais on sort alors du cadre strict du rituel funéraire [8]. Le destinataire est l’esprit du défunt, en aucun cas le mort (concept abstrait et ethnocentrique qui n’a pas à Sumba le sens que nous lui attribuons). Il réceptionne les buffles dans l’au-delà, mais cela ne fait pas pour autant du transfert une offrande. Les animaux sont en effet, dans le cadre du lignage et, plus largement, du clan, la propriété commune des vivants et des ancêtres. Le défunt en aura donc dans l’au-delà l’usufruit et le clan a tout intérêt à ce qu’il puisse y tenir son rang, puisque c’est de sa « surface sociale » dans sa nouvelle communauté que dépend l’efficacité des interventions de l’ancêtre « intercesseur » auprès du lointain dieu suprême. Il n’est donc question ici ni d’offrande (on parlera plutôt d’investissement en vue de garantir la prospérité de la communauté) ni de destruction, du moins pas de destruction irrémédiable comme lorsque l’on brise une épée (puisque l’animal se reconstitue de l’autre côté de la membrane qui sépare le monde sensible du monde des esprits), ni de renoncement, dans la mesure où d’une part, les animaux restent la propriété commune du clan et où, d’autre part, on ne peut renoncer qu’à ce que l’on aurait pu utiliser autrement, à ce dont on aurait pu tirer un autre profit. Or les buffles abattus ne sont pas des biens prélevés dans un cheptel « profane » dont la finalité première serait de nourrir ses propriétaires, mais des biens sacrés destinés exclusivement à alimenter le rituel.
Dans les sociétés stratifiées de l’est, le transfert concernait traditionnellement aussi, dans les funérailles des membres du lignage royal, des chevaux et des esclaves (Forth 1981), dont une partie au moins (cheval préféré — qui tient aussi, pour la circonstance, le rôle d’animal psychopompe — et esclave de cour) peut être classée dans ce que Testart nomme « mort d’accompagnement ». Dans le domaine aristocratique de Rindi, sur la côte est, un même mot (dangangu) désigne indifféremment animaux et esclaves sacrifiés (Forth 1981). En l’absence de transfert de propriété, il n’est là pas davantage question d’offrande que dans le cas des buffles. Le fait que, pour ces derniers, la finalité première de l’abattage est le transfert n’empêche pas l’existence d’autres motivations. Le sang répandu sur l’aire « sacrificielle » sert, par exemple, à refroidir la chaleur néfaste induite par le contact dangereux avec le monde des morts dans le cadre des funérailles.
La viande des buffles (parfois aussi celle des chevaux) est destinée à la consommation. Mais on irait selon moi trop loin en disant que cette consommation est assimilable à la « communion alimentaire » (Heusch 1986) postulée par Hubert et Mauss à propos du sacrifice antique. Une éventuelle participation de l’esprit du mort à ce repas n’est en effet nulle part attestée et on remarque, d’autre part, que la viande est souvent distribuée et consommée au sein des familles, dans un repas qui n’est évidemment plus assimilable à un banquet funéraire. Dans le village de Weka Noorok (district de Baing), la viande est même, comme nous l’avons appris sur place en 2018, jetée dans la jungle, où elle sera éventuellement récupérée par des consommateurs étrangers à la communauté qui a réalisé l’abattage [9].
2. Rituels agraires et rituels de divination [« Établir une communication entre le monde sacré et le monde profane » (Hubert et Mauss 1899)] : dans ce deuxième type d’abattage cérémoniel, l’objectif est d’ouvrir (parfois aussi de fermer) une séquence de communication avec les esprits. Lorsqu’un prêtre traditionnel (rato) [10] souhaite consulter un esprit, il fait abattre par son assistant un poulet ou un chien. La destruction de la victime sert à établir la communication avec le monde des esprits. La lecture du duodénum du poulet ou du foie du chien servira ensuite à décrypter les réponses de l’esprit concerné aux demandes du prêtre. Les rites agraires de demande ou de remerciement passent de même par l’abattage d’un animal, en général jeune et de catégorie inférieure (les buffles ne sont là pas concernés). Là aussi, l’abattage rend possible la transmission de la parole, celle de la prière, qui passe par un langage secret que les prêtres sont seuls à maîtriser. En faisant couler le sang, on crée les conditions de la communication avec les esprits [11]. L’animal tué sert simplement de medium. C’est la prière qui forme le cœur du rituel. L’animal ne peut, par ailleurs, pas être considéré comme une offrande, sauf peut-être, mais alors comme motivation secondaire, dans le cas de certains rituels agraires [12]. Les cérémonies correspondantes, dont les victimes sont consommées, sont toujours modestes et dépourvues de tout caractère ostentatoire. Il peut arriver que, à l’occasion d’un dialogue avec les esprits, ces derniers mettent comme condition à leur aide qu’on immole pour eux un ou plusieurs animaux. Mais on se déplace alors vers un autre type d’abattage cérémoniel dont il sera question plus loin.
Ce type d’abattage fournit une explication simple au fameux principe de substitution, qui stipule qu’un bœuf peut être, sans que l’efficacité de l’opération rituelle s’en trouve menacée, remplacé par un mouton, un poulet, un œuf, ou même un concombre sauvage (Lévi-Strauss 1962 : 291) [13]. Une telle manipulation est par contre impensable dans le cadre de notre premier type d’abattage. On ne peut pas reconstituer un cheptel à partir d’un concombre ou d’un œuf. Le fait qu’elle ne constitue pas une offrande, mais un simple moyen d’entrebâiller la porte du monde des esprits, explique que la valeur de la victime est indifférente, ou du moins subsidiaire. Il peut certes s’agir d’un buffle, mais le choix de l’animal sera alors dicté par des motivations sociales qui n’ont aucun rapport avec le sens premier de l’abattage cérémoniel.
La motivation première peut être de demander ou de remercier [14], mais aussi, dans certains cas, simplement de prendre les esprits à témoins. Ainsi du cochon qui, apporté par la famille du fiancé, est abattu lors de la visite qui entame le cycle matrimonial. Les serments échangés doivent être garantis par la présence, même purement passive, des esprits, qu’on ne peut appeler que via l’abattage d’un animal. Cette prise à témoins existe dans de nombreux rituels, par exemple la totalité des rites de passage (naissance, décès, initiation…). À Sumba, les animaux utilisés pour « appeler » les esprits sont presque toujours de catégorie inférieure (poulet, chien, jeune porc). Le buffle et le cheval, espèces les plus précieuses et les plus valorisées, ne sont pas concernés par ce type d’abattage. Ce dernier n’est pas cantonné aux cas décrits jusqu’à présent à son propos. Il accompagne en réalité tous les rituels, y compris les funérailles, même s’il y est souvent éclipsé par le côté spectaculaire des abattages « de transfert ». C’est ce polymorphisme des cérémonies, théâtres souvent de plusieurs types d’abattage, qui, précisons-le au passage, nous a incité à éviter la méthode parfois suivie consistant à essayer de classer les types d’abattage en se calant sur la typologie des fêtes.
3. L’abattage-offrande — prier, remercier ou apaiser les esprits non parents : en 2015, nous avons eu le privilège d’assister à une cérémonie animiste dans un village Toraja de l’île de Sulawesi. Il s’agissait de demander aux esprits du lieu l’autorisation d’ériger une croix chrétienne au sommet d’une colline dominant la petite ville de Makale [15]. La consultation des esprits, menée par un prêtre traditionnel, se déroula près d’une petite pierre dressée à proximité de la maison des ancêtres du groupe de descendance concerné. Deux cochons furent abattus et leur viande partagée entre les esprits et les participants. Ce premier type d’offrande, assimilable à une « communion alimentaire » [16] accompagnant la cérémonie, a été complété par une prestation « différée ». En échange de leur accord, les esprits demandèrent en effet à l’officiant de s’engager à abattre, à leur bénéfice, deux cochons chaque année au même endroit, signant ainsi la naissance d’un nouveau rituel annuel. Les esprits concernés sont de ceux que nous avons appelés « non-parents », une catégorie très large qui regroupe les esprits des eaux, des montages, de la forêt, les maîtres des animaux sauvages, etc., mais aussi ce que Cartry nomme des choses (Cartry 1991), par exemple, à Sumba, un dolmen ou une maison. On se retrouve là dans le sillage de la définition de K. Århem, pour qui le « sacrifice » est un échange asymétrique avec des esprits conçus comme supérieurs (Århem 2016c). Les esprits non parents sont souvent voraces et n’hésitent pas à prélever sans manières leur quota de chair humaine ou animale si on ne les nourrit pas dans le cadre de ces cérémonies centrées sur l’offrande alimentaire. La notion d’offrande, par ailleurs soigneusement mise en scène au cours de la cérémonie, est ici parfaitement adéquate, puisque les biens abattus appartiennent au groupe sacrifiant qui y renonce à travers le transfert aux esprits d’une partie de leur viande. On est là, si l’on ajoute à la dimension « offrande » celles de la communion alimentaire et de la « cuisine du sacrifice » (l’offrande portant sur de la viande cuite), dans une configuration proche de celle du sacrifice antique [17].
4. Abattre des substituts d’esprits : L’exemple suivant nous vient de l’île de Flores, située à quelques encablures au nord de l’île de Sumba. Une fête à abattages appelée pa sése célébrée par l’ethnie des Nage a été décrite par G. Forth dans un article particulièrement stimulant (Forth 1989). Rare et de périodicité irrégulière (quatre occurrences seulement entre 1910 la fin des années 1980) cette cérémonie, marquée notamment par l’érection d’un nouveau poteau « sacrificiel », voit l’abattage d’un grand nombre de buffles (jusqu’à plus d’une centaine), à l’initiative d’un clan, mais devant une assistance qui dépasse largement ses limites et celle de ses affins. Les motivations sont ici multiples et complexes, mais la finalité principale est d’abattre, à travers leurs incarnations animales, des esprits de la forêt anthropomorphes considérés comme particulièrement hostiles et censés abattre des humains (qu’ils voient comme des incarnations d’esprits) dans le cadre de cérémonies analogues à celles qu’organisent ces derniers. Les buffles sont ici les substituts d’esprits non parents considérés comme les anciens propriétaires des terres exploitées par les humains. En lieu et place des offrandes destinées à compenser la perte générée par les défrichements, manière habituelle de régler ce type de situation, les humains décident donc périodiquement de se livrer à un massacre d’esprits présentés pour l’occasion comme de dangereux prédateurs (« human must destroy the spirits before the spirits destroy them », Forth 1989 : 513).
Les abattages sont à la fois cruels et spectaculaires, proches des joutes tauromachiques actuelles dans les régions méditerranéennes : l’animal est attaché à un poteau planté au centre de la place du village par une corde d’une trentaine de mètres. Il jouit donc d’une large liberté de mouvement qui lui permet de se défendre contre le groupe de jeunes hommes armés de lances et d’épées qui le tourmentent et le blessent jusqu’à ce qu’il s’effondre et soit achevé d’un coup de lance dans le cœur aux limites de l’enclos improvisé où se déroule la cérémonie. Cette « sur-violence » est spécifique de ce quatrième type d’abattage cérémoniel. Les buffles sont prélevés pour la circonstance dans un troupeau semi-sauvage vivant dans la jungle (à l’époque où elle restait assez vaste pour supporter cette forme d’élevage extensif en « free-ranging »), autrement dit dans le domaine des esprits hostiles qu’ils sont censés incarner. Il s’agit donc d’animaux maintenus délibérément dans un statut hybride, aux confins du sauvage et du domestique. Leurs « exécuteurs » endossent collectivement la responsabilité de la mise à mort, dans le cadre d’un simulacre de confrontation guerrière qui n’est pas sans risques pour eux. La « capture » des animaux intervient quelques semaines avant la fête ; dans l’intervalle, les animaux sont traités comme des invités de marque, dans le cadre d’un processus de socialisation. Au moment de la cérémonie, on les enduit de graisse de porc et on les pare, comme on le fait pour un guerrier se préparant pour le combat.
On a vu plus haut que l’utilisation d’animaux issus de troupeaux semi-sauvages est assez courante au sein des hill tribes. Il est d’ailleurs possible que cette manière de gérer les cheptels bovins était partagée naguère par la totalité d’entre elles, ce qui ferait de cette pratique un critère de définition des sociétés austronésiennes pré-étatiques et animistes. L’incorporation, durant la phase qui précède la cérémonie, des buffles au sein de la communauté, les transforme en entités polysémiques ; des « familiers », certes, mais aussi des incarnations d’esprits hostiles. Joint au caractère collectif et cruel de l’abattage, l’accueil au sein de la sphère de la parenté ajoute à la cérémonie une facette supplémentaire assimilable, éventuellement, à ce que l’on appelle communément le « sacrifice du bouc émissaire ». Cette dimension est d’ailleurs en accord avec la périodicité lâche et irrégulière de l’événement ; tout se passe en effet comme si le pa sése était déclenché par un besoin de dissiper les tensions sociales accumulées au fil des années. Le processus de socialisation des buffles que l’on « désensauvage » est, tout comme la sur-violence qui caractérise la mise à mort, particulier à ce type d’abattage cérémoniel. Il s’apparente à une forme d’apprivoisement conduisant à transformer les esprits de la jungle en parents, à les « familiariser » au sens premier du terme [18], ce qui équivaut, à l’inverse de ce que l’on observe dans le sacrifice antique, à les dé-consacrer au lieu de les consacrer. La brutalité du meurtre des esprits est peut-être ainsi atténuée par les soins dont ils sont l’objet dans les jours qui précèdent l’immolation. Si ce quatrième type de mise à mort cérémonielle a été peu observé, c’est sans doute plus du fait de sa périodicité irrégulière et de sa non-prévisibilité [19] que de sa rareté au sein du bloc des hill tribes. Son lien organique avec l’élevage en free-ranging, dont il est à mon avis la justification et l’origine et dont l’objectif est de produire des animaux « hybrides » pour l’abattage rituel, laisse supposer qu’il était pratiqué par de nombreuses sociétés. On verra plus loin que cette manière d’abattre des animaux extraits de la jungle avant d’être soumis à un processus de « familiarisation » ne surgit pas du néant, mais possède des liens étroits avec les pratiques d’abattage cérémoniel des populations de chasseurs-cueilleurs arctiques et amazoniens.
5. Le « sacrifice » du bouc émissaire : si tant est que l’on accepte la lecture de Forth, la dimension « bouc émissaire » n’est qu’un des aspects du pa sése, cérémonie dont la complexité et la polysémie n’ont pas échappé à cet auteur. Il existe par ailleurs à Sumba des rituels dont elle semble être l’élément central. C’est le cas d’une cérémonie (katoda paraingu) documentée par M.J. Adams à Kapunduk, le village principal du domaine de Kanatang, une société stratifiée localisée au nord-est de l’île (Adams 1974 : 337-338). Elle consiste, deux fois par an, à abattre un cheval « chargé » des transgressions et des maladies du groupe et dont la fonction est d’éloigner les menaces dont sont porteuses ces dernières [20]. La viande du cheval n’est pas consommée. Un grand nettoyage (cette fois physique) du village et des maisons accompagne la cérémonie. Dans le village Lolli de Tambera, comme on nous l’a rapporté en 2018, une des techniques pour éloigner les mauvais esprits consiste à abattre un chien et à jeter vers l’est un morceau de sa queue et vers l’ouest un bout d’oreille, ce qui équivaut à une dispersion symbolique de la dépouille porteuse des mauvais esprits. Elle est appliquée pour « libérer » un individu tourmenté par de mauvais rêves, mais aussi pour éloigner les mauvais esprits de l’emplacement d’une maison en construction.
F. J. Simoons évoque pour la zone du mithan (nord-est de l’Inde) des rituels qu’il assimile à des cérémonies de type « bouc émissaire », mais qui pourraient, à la réflexion, posséder un contenu et une portée bien plus riches les rapprochant plutôt du pa sése. Chez les Dafla, des mithans sont abattus à l’aide de flèches et de lances dans le cadre d’une cérémonie organisée toutes les quelques années. Les Ao Naga ont également une cérémonie particulièrement violente durant laquelle des mithans sont hachés menu à l’aide du dao, sorte de machette multi-usage. Leurs voisins les Lhota Naga avaient par contre l’habitude de battre à mort le mithan à l’aide d’un mortier (Simoons 1968 : 181). Le « sacrifice » du bouc émissaire, seul ou noyé dans un rituel multidimensionnel de type pa sése, constitue donc une forme d’abattage parmi bien d’autres, marquée notamment par l’usage d’une sur-violence collective pouvant prendre des formes très spectaculaires. On sait, par ailleurs, comme le rappellent Hubert et Mauss à propos de la bible (Lév, 16, 21-26), que la mise à mort de l’animal peut être remplacée par son expulsion vers la jungle ou les territoires ennemis [21].
6. Les abattages non rituels : À l’occasion des funérailles, les abattages les plus importants sont ceux qui servent à transférer des biens vers le monde des morts (voir type 1 ci-dessus). D’autres permettent d’amorcer des séquences de dialogue avec les esprits ou de prendre ces derniers à témoin, selon la définition que nous avons donnée à notre deuxième type d’abattage cérémoniel. D’autres enfin sont, dans certains cas, offerts à l’esprit du dolmen (un esprit non parent) pour le remercier d’en autoriser l’emploi (type 3) [22]. Mais quantité d’animaux sont, de surcroît, simplement abattus pour nourrir les personnes qui assistent à la fête, et dont le nombre dépasse couramment le millier. Il en est de même, pour se limiter aux cérémonies les plus spectaculaires, pour les fêtes données à l’occasion de la reconstruction d’une maison des ancêtres ou pour les cérémonies accompagnant le « cycle mégalithique » (Jeunesse 2016). S’il y a un aspect pour lequel il est absolument nécessaire de proscrire le concept de sacrifice, c’est bien celui-ci. S’ils sont bien abattus en contexte cérémoniel, les animaux concernés ne relèvent en effet pas de l’abattage cérémoniel à proprement parler. Cela ne remet évidemment pas en cause l’idée que l’élevage sumbanais est tout entier au service du rituel, mais conduit simplement à faire la part des choses entre les abattages cérémoniels proprement dits, ceux qui sont partie intégrante du rituel, et la mise à mort d’animaux destinés uniquement à assurer la subsistance des participants [23]. Pour ces derniers, la viande issue de ces abattages « pragmatiques », qui n’a pas joué de rôle dans les différentes modalités du dialogue avec les esprits, ne fait l’objet d’aucune prescription ou interdit particuliers. C’est d’ailleurs la seule viande à être consommée, en toute simplicité et convivialité, sur le lieu de la cérémonie. Elle sert à nourrir les convives, mais aussi, par exemple dans le cas du cycle mégalithique, les « travailleurs », ceux qui extraient les blocs des carrières, ceux qui participent au tractage des dalles et, enfin, ceux qui assurent la construction du dolmen. Il s’agit là d’une viande « froide » (même si, bien sûr, elle est cuite) destinée aux vivants, qui n’est impliquée dans aucun échange avec le monde des esprits, qui n’est pas partagée avec ces derniers, et que l’on peut donc consommer sans danger et sans précautions rituelles.
Cette viande « froide » consommée sur le lieu de la cérémonie est presque toujours du cochon, alors que la viande distribuée et, de ce fait, « désacralisée », est soit de la viande de buffle, soit de la viande de cochon. Le buffle se distingue aussi par sa technique d’abattage et par l’usage qui est fait de son sang. Il est en effet égorgé debout sur ses quatre pattes afin que son sang se répande sur l’aire « sacrificielle » et « refroidisse » le lieu. Le cochon est au contraire suspendu verticalement à un bambou, tête en haut, et percé à la base du cou, de sorte que son sang s’accumule dans ses poumons et n’irrigue donc pas l’aire « sacrificielle ». Le cochon peut, par ailleurs, être utilisé aujourd’hui dans des contextes « profanes », par exemple dans les restaurants des deux petites villes administratives de l’île fréquentés par des non-animistes, et on peut se procurer des animaux vivants dans au moins trois marchés spécialisés. Malgré le fait qu’ils soient fréquentés essentiellement par des non-animistes, les restaurants ne servent en revanche jamais de viande de buffle. Ce dernier se nourrit dans les jachères ou sur les chaumes de riz, accompagné ou non d’un gardien, toujours de sexe masculin. Les cochons sont élevés sous les maisons. Ils appartiennent aux femmes qui préparent leur nourriture avec les produits de l’agriculture. La possibilité de les écouler sur un marché en fait un précieux capital. Le buffle est le seul animal à être paré avant son abattage cérémoniel. Il est lui aussi source de capital [24], mais c’est alors prioritairement d’un capital de prestige qu’il s’agit. Ce rapport hiérarchique se lit aussi dans le sort fait aux trophées. Alors que les guirlandes de mandibules de cochon suspendues à l’avant-toit de la maison sont laissées à la merci des intempéries qui les réduisent en poussière au bout de quelques mois, les massacres de buffles sont fixés sur le mur de façade de la maison et soigneusement entretenus. Cette place éminente du buffle est commune à l’ensemble de l’aire austronésienne d’Asie du Sud-Est. De manière significative, on y trouve des cas d’identifications entre hommes et bovins analogues à ceux qu’on connaît, dans le cadre de l’institution de l’« animal préféré », en Afrique orientale [25].
Qui abat et où ? Lors des fêtes majeures (funérailles, reconstruction d’une maison d’origine, différentes étapes du cycle mégalithique), les animaux ne sont pas abattus par le commanditaire de la fête, qui est aussi le propriétaire de la plus grande part des bêtes tuées. Il fait appel pour cela à des hommes issus d’un lignage partenaire. Dans le cas des abattages-transferts, plusieurs individus, presque toujours des hommes jeunes, se succèdent sur l’aire « sacrificielle ». Les abattages type 2 et 3 sont supervisés par un prêtre traditionnel (rato), mais ce dernier ne procède jamais lui-même à la mise à mort de l’animal, tâche confiée à un assistant. Lorsqu’il s’agit d’un poulet, il est ensuite plumé au feu sur le foyer de la maison ou sur un foyer créé pour la circonstance et éventré par l’assistant, avant que le rato ne procède à la lecture des entrailles. Le commanditaire de la fête est également exclu de l’abattage dans la fête du pa sése à Flores (type 4). La mise à mort est ici précédée par le simulacre de combat mené par de jeunes guerriers, qui partagent la responsabilité des tourments infligés aux buffles.
Le commanditaire de la fête, autrement dit le « sacrifiant » de Hubert et Mauss est ici presque toujours collectif : ce sera le clan pour la reconstruction de sa maison d’origine, le lignage pour les funérailles, la maisonnée pour la plupart des petits rituels agraires. Les différents niveaux sont représentés par leurs chefs respectifs, mais ces derniers ne sont jamais engagés dans le rituel à titre individuel et ne sont l’objet d’aucun geste de « consécration » [26]. Les animaux abattus sont fournis par le commanditaire de la fête, des parents consanguins (agnats) et des affins (membres des lignages donneurs et preneurs de femmes). Les deux personnages clés sont ici le commanditaire, autrement dit le chef du groupe de parenté qui est à l’initiative de la fête, et le ou les ratos, qui supervisent le déroulement de la cérémonie. Les abattages destinés à la divination, qui concernent le plus souvent un poulet ou un chien, sont entrepris à l’initiative du rato, donnant suite à une demande d’un membre de son clan. Le caractère principalement collectif des rituels d’abattage n’est pas propre à l’Asie du Sud-Est. On le retrouve notamment dans les sociétés animistes africaines, où « la position de sacrifiant est souvent occupée par un groupe » (Cartry 1987 et 1991). La sur-violence, obligatoirement collective, n’est représentée que dans nos types 4 (abattages de substituts d’esprits) et 5 (« sacrifice » d’un animal émissaire).
Dans certains villages, les abattages liés aux fêtes les plus importantes sont réalisés sur une aire « sacrificielle » subcirculaire implantée près des maisons d’origine les plus prestigieuses. En général, entre autres pour les funérailles et les rituels accompagnant sa reconstruction, le lieu d’abattage privilégié est l’espace libre situé devant la maison du commanditaire, qui est en même temps la maison d’origine de son lignage, éventuellement aussi de son clan. Les autres abattages sont effectués dans des lieux variés : près des rizières (rituels agraires), dans les carrières d’extraction pour la première étape du cycle mégalithique, sur le trajet de la dalle lors de son tractage, sur la véranda ou à l’intérieur de la maison (divination), devant une tombe mégalithique, devant une grotte sacrée, etc. Il n’y a rien qui ressemble à un autel et pas de sanctuaires construits, à une exception près : chez les Lolli, quelques villages comportent de petits édicules (nettement plus petits que les maisons) où sont censés demeurer certains esprits non parents, mais ces bâtiments, dont le rôle symbolique est clairement inférieur à celui des maisons d’origine, lieu de résidence des esprits des ancêtres, n’abritent jamais de cérémonies comportant des abattages. Les emplacements cérémoniels publics sont, outre l’aire « sacrificielle », les abords des modestes monuments que sont les arbres à crânes sur lesquels étaient exhibés les trophées de la chasse aux têtes, un petit cairn ou un bloc de pierre incarnant l’esprit du village et d’autres lieux analogues, et tout aussi discrets, dédiés à différents esprits non parents.
On a vu au passage que les grandes cérémonies comportaient toujours au moins deux types distincts d’abattage : les abattages divinatoires sont omniprésents ; il y a presque toujours un ou plusieurs esprits non parents qu’il est nécessaire, pour la bonne marche du rituel, de gratifier d’une offrande ; les abattages destinés spécifiquement à nourrir les invités sont inévitables dans la plupart des fêtes ; enfin, certaines cérémonies sont, on l’a vu, mises à profit par leurs organisateurs pour accroître leur prestige par des abattages excédant les normes prescrites par la coutume. Lors d’une fête de funérailles, où la plus grande partie des victimes relèvent de l’abattage-transfert et de l’approvisionnement des invités, on effectue aussi couramment des offrandes à l’esprit du dolmen et il n’est pas rare qu’un animal de statut inférieur (en général un cochon) soit offert à l’esprit d’un buffle qui sera lui-même abattu ensuite pour honorer l’esprit du dolmen que l’on s’apprête à rouvrir pour y déposer le corps d’un nouveau défunt [27].
Quelques remarques sur les abattages cérémoniels dans les autres types de sociétés traditionnelles
Un survol de la littérature montre que la configuration observée à Sumba est, à quelques variantes près, représentative du vaste ensemble des hill tribes d’Asie du Sud-Est. Si l’on élargit le cadre de référence jusqu’à la Mélanésie, on peut dire que, dans un classement fondé sur le degré de différenciation sociale verticale, ces dernières occupent les rangs trois (sociétés acéphales hiérarchisées) et quatre (sociétés stratifiées) [28] d’une échelle qui s’amorce avec les deux premiers niveaux que constituent les sociétés à bandes (chasseurs-cueilleurs nomades), et les sociétés à big men et qui se poursuit avec les petits états de l’archipel indonésien communément appelés « principautés » (Jeunesse 2019).
Les principautés sont issues d’une évolution des sociétés stratifiées provoquée par l’arrivée d’immigrants hindo-bouddhiques puis musulmans. Toujours de taille modeste, elles occupent les régions côtières de plusieurs îles de l’archipel, par exemple, pour se limiter aux régions qui ont joué un rôle direct dans l’histoire de l’île de Sumba, elle-même non touchée par le phénomène, Bornéo, Sulawesi, Lombok, Sumbawa et Flores. La culture du riz irrigué était l’une des sources de leur prospérité, l’autre étant le commerce, en particulier celui des esclaves, qui a affecté durement l’île de Sumba jusqu’à la fin du 19e siècle. Il s’agit de petits États, avec un système politique qui n’est plus déterminé principalement par les jeux de la parenté, mais chapeauté par un souverain assisté d’une administration. Sur le plan religieux, les pratiques animistes sont reléguées au second plan du fait de l’adoption, selon les régions et les périodes, d’une des trois grandes religions « universelles » représentées dans la région (Hindouisme, Bouddhisme et Islam). La référence aux ancêtres reste forte [29], mais, pour ceux qui sont désormais des sujets, l’allégeance au roi et au(x) « nouveau(x) » dieu(x) est devenue prioritaire. Les principaux bénéficiaires des abattages rituels sont désormais les divinités. Le temple (ou la mosquée) devient le lieu privilégié d’une relation entre les humains et le monde surnaturel dorénavant gérée par de véritables spécialistes du rituel. Ces derniers dérobent aux esprits des ancêtres le rôle d’intercesseur avec les divinités qui fondait l’essentiel de leur puissance et développent une ingénierie rituelle complexe dont ils sont seuls à détenir les clés.
Ces changements sont accompagnés par des modifications notables dans les relations entre les humains et leurs animaux domestiques. On voit apparaître, y compris pour les bovins, un élevage utilitaire avec contrôle de la reproduction et utilisation des produits secondaires, en premier lieu la traction. Les attelages qui tirent herses, charrues et véhicules à roue illustrent bien ce nouveau saut dans le degré d’asservissement des animaux, tout comme le développement, éventuellement à côté des pratiques rituelles, d’une consommation profane de viande-marchandise. Sous sa forme réifiée, l’animal domestique devient aussi objet de spéculation et la taille du cheptel connote désormais davantage la richesse que le prestige. De bien sacré qu’il était, il s’est transformé en ressource. C’est l’existence d’un cheptel d’abord profane, dans un contexte où l’opposition profane – sacré s’est substituée au binôme monde sensible – monde des esprits [30], qui rend nécessaire, lorsque subsistent des formes d’abattage cérémoniel, le passage par les rituels de consécration. On observe, de plus, un renversement du rapport quantitatif entre « sacrifiant » collectif et « sacrifiant » individuel, le second ayant tendance à devenir la norme [31].
Si l’on regarde ce qui se passe en amont (dans une perspective évolutionniste) des sociétés de type hill tribes, en élargissant à des exemples plus lointains afin de rendre plus précise la caractérisation des formes d’organisation socio-économique concernées, on se retrouve face à des populations de chasseurs-cueilleurs nomades (pour l’Asie du Sud-Est : Chewong et Batek de Malaisie, Penan de Bornéo), de chasseurs-cueilleurs-horticulteurs (les sociétés amazoniennes de type Achuar, certaines sociétés de Nouvelle-Guinée dont la subsistance repose principalement sur l’exploitation des peuplements sauvages de sagoutiers) ou de chasseurs-cueilleurs-éleveurs (les premiers éleveurs de renne des régions subarctiques), qui pratiquent un animisme égalitaire. Les animaux « sauvages » y sont considérés comme des personnes appartenant à des « tribus-espèces » (Descola), des sujets dotés d’un point de vue, des égaux et des partenaires que l’on peut éventuellement transformer en parents en les apprivoisant [32]. Les prélèvements cynégétiques sont conçus comme des agressions qu’il convient de réparer par des rituels de désubjectivisation de l’animal abattu et en laissant le maître des animaux prélever des humains en guise de compensation [33]. Cet échange se fait dans le cadre d’un rapport de réciprocité qui envisage cette contrepartie comme faisant partie de l’ordre des choses [34] et qui ne fait pas du maître des animaux un « ennemi » implacable comparable aux esprits de la jungle tels que les conçoivent les Nages de Flores. Le « sacrifice » est réputé étranger à ce type de société. Il existe néanmoins deux exceptions notables à ce qui est souvent présenté comme une règle : celle, bien connue, de l’abattage rituel de l’ours dans de nombreuses sociétés du nord de l’hémisphère nord et celle, moins connue et moins commentée, de l’abattage du tapir chez les Uni du Pérou.
Ce qu’on appelle communément la « fête de l’ours » peut se résumer ainsi : un jeune ours est capturé et accueilli dans le campement ou le village, où il est traité comme un invité de marque par sa famille d’adoption. Proche de l’homme par sa gestuelle (bipédie), il est considéré comme l’incarnation d’un dieu ou d’un esprit ayant pris la forme d’un ours pour voyager dans le monde sensible. Au bout de deux à quatre ans, une grande fête est organisée, durant laquelle il est abattu, en général à l’arc. Dans certains cas, il est « habillé » et paré pour la circonstance. Chez les Nivkh de Sibérie, la fête peut durer deux à trois semaines. Un ou plusieurs ours sont d’abord conduits en procession d’une maison à l’autre, puis abattu (s) sur une aire spéciale (Wamers 2015 a et b). Une fois mort, on leur adresse des prières et on leur donne des offrandes « sacrificielles ». Leur viande est ensuite consommée dans une fête où des danseurs évoluent sous un déguisement d’ours. Avant d’abattre l’animal (en le fléchant), il est frappé avec des bâtons dans un simulacre de combat.
L’abattage ne signifie pas destruction, puisqu’il va permettre de renvoyer l’entité qui s’est incarnée en ours dans le monde surnaturel, où il transmettra les messages psalmodiés durant la cérémonie, et pas davantage un « sacrifice » au sens premier du terme, dans la mesure où la victime n’est offerte à personne [35]. La dimension « renoncement » est cependant présente au moins symboliquement, puisque, du fait de la période où l’animal a été transformé en « familier », c’est, en quelque sorte, d’un membre de la famille dont on se sépare. L’ours est donc à la fois, dans les sociétés concernées, une des proies favorites du chasseur, l’incarnation d’une puissance surnaturelle et, occasionnellement, un parent d’adoption. Il fonctionne comme un médiateur entre les mondes, « l’humain et l’animal, le visible et l’invisible, la vie et la mort » (Stépanoff 2019). En tant qu’incarnation d’une puissance surnaturelle, il n’est possédé par aucun « maître des animaux », comme le sont les autres animaux sauvages. On peut donc raisonnablement considérer que l’on se trouve là, avec cet animal qui est plus un signifiant qu’un partenaire appartenant à une autre « tribu-espèce », dans une configuration ontologique qui n’est déjà plus celle de l’animisme égalitaire, peut-être, comme le suggèrent les parallèles avec les buffles du pa sése (animal incarnant une entité surnaturelle, capturé dans la forêt, abattu après une phase de socialisation) une forme intermédiaire entre animisme égalitaire et animisme hiérarchique.
La fête du tapir chez les Uni de l’Amazonie péruvienne a été décrite minutieusement par E. Frank (1987). Les Uni sont des chasseurs-cueilleurs horticulteurs égalitaires dont le mode de vie s’apparente à celui, bien connu grâce aux travaux de P. Descola, des Achuar (Descola 1993). La fête du tapir, organisée toutes les quelques années (avec un intervalle, irrégulier, qui peut atteindre la dizaine d’années) est leur rituel le plus important. Le tapir est capturé jeune, puis apprivoisé et soigné comme un invité de marque. Contrairement à l’ours, que l’on ne peut garder qu’en l’enfermant dans une cage, il est libre de ses mouvements pendant les deux années qu’il passe au sein de sa famille humaine et de son village d’adoption, et redevient un hôte régulier de la forêt au bout de quelques semaines. Même s’il s’en distingue en tant qu’invité de marque, il vient donc se ranger, dans un premier temps, au côté des nombreux animaux apprivoisés qui peuplent les villages amazoniens. Une expédition dans la forêt est nécessaire pour le localiser et l’attirer dans le village (et donc le « capturer » comme on le ferait pour n’importe quel animal de la forêt) en vue de la cérémonie. Dans le cadre d’une fête qui s’étend sur plusieurs jours et rassemble de très nombreux invités, parents proches et affins, dont certains viennent d’autres villages, le tapir est paré avant d’être abattu à l’aide d’un arc. Il est ensuite traité comme un défunt, dans le cadre d’un rituel calqué sur celui des funérailles. Vient ensuite une cérémonie de remerciement à la famille de l’organisateur et au « sacrificateur » (issu d’une autre famille), et une seconde durant laquelle des végétaux sont offerts à Bari, le soleil. Peu après l’exécution du tapir, la totalité des animaux apprivoisés du village (pécaris, toucans, perroquets, singes, rongeurs…) est abattue, puis cuisinée et consommée au même titre que le principal protagoniste de la fête. Comme dans le cas du pa sése, il s’agit d’une cérémonie complexe, polysémique, difficile à décrypter et comportant, entre autres, un simulacre de combat et/ou de chasse (la « capture » en forêt et l’abattage à l’arc), des offrandes aux esprits du gibier, d’autres au dieu lointain soleil (pour, en particulier, conjurer la menace d’un déluge universel), un rituel funéraire qui reproduit celui réservé aux humains et une démonstration ostentatoire d’un organisateur (un uni cushi, dont le statut s’apparente à celui du big man de Nouvelle-Guinée) qui espère que son investissement lui procurera d’importants bénéfices en termes de prestige. On retrouve bien sûr des traits propres à la fête de l’ours, d’autres qui rappellent le rituel du pa sése et, là encore, il semble que l’on s’écarte quelque peu de l’animisme amazonien standard, qui n’est, selon la définition qu’en donne Descola, pas compatible avec la dimension « violente » de la fête du tapir.
Dans l’aire Asie du Sud-Est – Mélanésie, une configuration encore différente nous est offerte par l’étude des sociétés à Grands hommes et à big men [36] de Nouvelle-Guinée. Le cas des Tsembaga, une société à Grands Hommes d’agriculteurs et d’éleveurs de cochons implantée dans les hautes terres de Papouasie — Nouvelle-Guinée étudiée principalement par R. Rappaport (1968) nous servira d’exemple pour l’illustrer. Sur le plan de l’organisation sociale, la grande différence avec les hill tribes est ici le rôle secondaire de la parenté dans la définition de l’identité sociale, notamment l’absence de cadre fixe tel que le lignage et le clan envisagés dans leur dimension verticale ou, si l’on veut, « généalogique » (ancrage dans le temps) [37], et l’absence d’une communauté protectrice d’esprits des ancêtres reproduisant dans l’au-delà la société des vivants. Les individus décédés de mort non naturelle, dont les guerriers morts au combat (amis ou ennemis) sont ici les seuls à se transformer en esprits. Ils côtoient le groupe nettement plus puissant des esprits non-parents, pour l’essentiel les esprits dits « du bas », associés à la fécondité, la croissance, la pourriture et la mort. Les esprits-parents (individus décédés de malemort et guerriers morts au combat) ne sont pas des ancêtres ; ils ne sont pas rattachés à un segment social spécifique de la société et constituent un « bien » commun [38]. L’absence d’une société symétrique dans l’au-delà rend inutiles les transferts « patrimoniaux », autrement dit les abattages de type 1. Le cadre privilégié des grands abattages n’est, chez les Tsembaga, ni la cérémonie funéraire, ni, en l’absence de « maison des ancêtres », la reconstruction de la maison « commune », mais un cycle cérémoniel (appelé kaiko) post-conflit qui clôt, tous les 12 à 15 ans, un ou plusieurs épisodes guerriers et célèbre la paix retrouvée. Jusqu’à plusieurs centaines de cochons sont alors abattus et offerts aux esprits.
Ces abattages, qui relèvent à première vue de notre type 3 (offrande aux esprits non parents [39]), sont donc conformes à la définition du sacrifice par Testart, avec un sacrifiant collectif, et des victimes offertes aux puissances surnaturelles. Dans la mesure où ils sont effectués par une société qui figure parmi les plus égalitaires connues, il entre cependant en contradiction avec le postulat, défendu par ce chercheur, d’un lien quasi obligatoire entre le sacrifice et les contextes sociaux fondés sur les relations de dépendance (Testart 2006 : 33-34). Si relation de dépendance il y a, c’est, dans le cas des Tsembaga, entre les humains et les esprits. Et encore, probablement pas tous les esprits. La crainte que l’on éprouve vis-à-vis des esprits des individus décédés de malemort et, de manière plus générale, des esprits malfaisants que l’on essaie d’apaiser par des offrandes [40], n’est en effet pas obligatoirement le signe d’un rapport de dépendance, et les animaux qu’on leur dédie ne doivent pas davantage être envisagés automatiquement comme relevant du paiement d’une dette. Le rythme des kaikos est irrégulier ; on en organise un quand le besoin s’en fait sentir. Ils se rapprochent par-là du pa sése et des rituels cathartiques de type bouc émissaire et ne peuvent pas, de ce fait, être considérés comme une forme pure d’abattage de type 3. Si l’absence du type 1 est incontestable chez les Tsembaga, le cas de l’abattage de communication (type 2) mériterait d’être approfondi.
L’existence d’une dette générale, ontologique, constitutive de la relation avec les ancêtres, plus généralement vis-à-vis des puissances surnaturelles [41], souvent évoquée dans les travaux consacrés au sacrifice [42], mériterait également d’être rediscutée pour ce qui concerne les sociétés pré-étatiques animistes. À Sumba, certaines cérémonies servent à apurer des dettes anciennes contractées vis-à-vis des esprits des ancêtres. Une fête tenue en 2015 à Golurongo (Lolli) avait pour objectif de permettre à l’âme d’un assassin décédé avant la Seconde Guerre mondiale de rejoindre la communauté des ancêtres. Le rituel correspondant aurait normalement dû être réalisé par les contemporains de la personne concernée, qui, comme d’ailleurs les générations ultérieures du lignage, avaient négligé ce devoir. Entre-temps, l’âme du défunt avait erré sans repos dans la jungle, insatisfaite et potentiellement vindicative, une situation qui était comme une épine dans le pied du lignage et nuisait à sa prospérité et à sa renommée. Il s’agissait donc là de réparer un préjudice bien identifié, une dette générée par un manquement à la coutume et à l’ordre cosmique. C’est peut-être l’existence, fréquente, de ces dettes payées pour des faits bien concrets commis parfois plusieurs générations en arrière qui a pu donner l’impression à certains spécialistes d’une dette générale sans cause précise autre qu’une reconnaissance vague pour le bienfait suprême que constitue la vie.
Nous avons déjà eu l’occasion de rencontrer des cérémonies combinant plusieurs types d’abattage cérémoniel. L’expérience montre aussi qu’il est difficile d’associer un type particulier d’organisation sociale avec une forme particulière de relation symbolique entre humains et animaux et les formes d’abattage correspondants. Prenons le cas des chasseurs de rennes sibériens possédant un petit troupeau employé, pour ce qui est de l’usage pratique, principalement pour le transport [43]. Leur relation avec les animaux chassés s’inscrit dans le cadre de l’ontologie animiste « standard » ou égalitaire ; mais la fête de l’ours relève déjà, on l’a vu, d’un autre type de rapport symbolique, et davantage encore le « sacrifice », qui est la forme d’abattage quasi obligatoire pour le renne domestique, un dépendant, dont le traitement s’apparente d’assez près à celui des buffles dans la pratique de l’abattage cérémoniel telle qu’on la connaît pour les sociétés sumbanaises [44]. On peut d’ailleurs, au passage, se demander s’il ne serait pas possible d’établir un lien entre cette configuration où cohabitent trois types de rapport distincts et les sociétés à chamanisme hiérarchique telles que les a définies récemment C. Stépanoff (Stépanoff 2019).
Confrontation avec le sacrifice antique selon Hubert et Mauss
L’analyse d’Hubert et Mauss a porté essentiellement sur l’Inde védique, les anciens Hébreux et les civilisations antiques de la Méditerranée. Ils en ont tiré la distinction entre sacrifiant (le plus souvent un individu), sacrificateur et victime et l’idée que cette dernière devait être consacrée avant d’être, dans les cas où il s’agit d’un être vivant, abattue. Les notions de destruction, d’offrande et, dans une moindre mesure, celle de renoncement, figurent également au cœur de leur tentative de caractérisation du sacrifice. Pour la victime animale, la consécration sanctionne le passage « du domaine commun dans le domaine du religieux ». Elle est donc, dans un premier temps, extraite d’un troupeau qui se situe hors de la sphère du sacré. Ils évoquent cependant de rares cas qui montrent que le sacrifice animal est concevable sans consécration : « Parfois elle [la bête immolée] était sacrée du fait même de sa naissance, l’espèce à laquelle elle appartenait était unie à la divinité par des liens spéciaux ». Ce cas de figure est néanmoins présenté comme exceptionnel, alors que nous sommes fortement tentés de considérer qu’il pourrait bien s’agir de la norme dans les sociétés d’éleveurs pré-étatiques et animistes (Jeunesse et Denaire 2017) [45]. La notion d’offrande apparaît d’emblée dans toute son ambiguïté. Dans le monde védique, on est conscient du fait que le sacrifiant n’est pas le vrai propriétaire du bien qu’il « offre », puisque « on invoque le dieu, maître des bestiaux, pour lui demander de consentir à ce qu’on se serve de sa propriété comme d’une victime ». Malgré quelques références aux sociétés traditionnelles, à une époque où, il est vrai, l’ethnologie est encore balbutiante et les contextes bien documentés rares, l’esquisse de définition du sacrifice qui ressort du travail d’Hubert et Mauss est celle du sacrifice dans les civilisations énumérées ci-dessus, autrement dit des sociétés étatiques déjà bien éloignées du monde des tribus et de l’animisme. En l’absence de concurrence sérieuse, elle a pourtant toujours servi de référence aux spécialistes qui ont cherché à comprendre le sacrifice en contexte animiste, biaisant souvent leur analyse du fait d’une projection trop mécanique de caractéristiques valables pour un univers social et spirituel très éloigné de celui de leur objet d’étude.
Après une longue analyse fortement colorée par l’opposition durkheimienne entre sacré et profane, Hubert et Mauss débouchent en conclusion sur la définition suivante du sacrifice : « ce procédé consiste à établir une communication entre le monde sacré et le monde profane par l’intermédiaire d’une victime, c’est-à-dire d’une chose détruite au cours de la cérémonie », où la dimension « communicative » (celle de notre type 2) semble présentée comme le seul dénominateur commun de toutes les formes de sacrifice passées en revue. Relevons, au passage, la notion de « chose », qui leur permet d’englober les biens inertes tout en excluant du cœur de la définition la nécessité de mettre à mort un être vivant. Dans le tableau ci-dessous, nous avons essayé de confronter les principaux aspects de leur définition du sacrifice à notre typologie des formes d’abattage cérémoniel telles que nous les avons observées à Sumba.
Les deux dimensions essentielles du « sacrifice » selon Hubert et Mauss qui ne sont pas représentés à Sumba et, plus largement dans les hill tribes d’Asie du Sud-Est, sont la consécration de la victime et le fait que l’initiative de la cérémonie soit portée par un individu qui en est aussi le principal bénéficiaire. Le fait que les dieux, entités lointaines qui délèguent aux esprits des ancêtres la surveillance de leur création, ne soient pour ainsi dire jamais, en dehors de quelques cas ambigus, les destinataires directs de l’abattage, doit également être rappelé ici. La destruction n’est clairement représentée que dans notre type 2 où, rappelons-le, elle concerne des animaux de faible valeur voire même, dans certains cas, des végétaux. Elle est donc inséparable de la fonction de médiation entre les mondes. Dans le type 4, elle est présente dans la partie tauromachique du pa sése, autrement dit celle, centrale, qui a motivé son organisation. Aucune des caractéristiques du sacrifice que nous appellerons « antique » pour simplifier n’est représentée dans l’abattage de transfert (type 1) qui, si l’on souhaite continuer à utiliser Hubert et Mauss comme mètre-étalon, doit être exclu du champ du sacrifice. La catégorie qui s’en rapproche le plus est l’offrande à un esprit non parent (type 3). Ce tableau illustre une nouvelle fois la nécessité de ne pas aborder l’étude en envisageant comme objet principal et cadre de référence le type de cérémonie. Nous avons vu, en effet, que les funérailles, où l’essentiel des abattages relève du type 1, sont aussi le théâtre d’abattages de types 2 et 3. Si l’on joue le jeu de l’évaluation par les critères du sacrifice antique, on dira que s’il y a bien du sacrifice (abattages de type 3) dans cette cérémonie, elle comporte aussi, et même principalement, d’autres types d’abattage cérémoniel et, comme on l’a vu, des abattages non-rituels bien qu’effectués en contexte cérémoniel.
L’absence, en contexte animiste, de consécration (de la victime comme du sacrifiant collectif) vient de ce que la distinction sacré – profane telle que la présentent Hubert et Mauss n’existe pas dans les sociétés animistes. Le clivage majeur est ici celui qui sépare le monde des humains du monde des esprits, qui est aussi le monde des morts. Mais ce clivage est loin d’être aussi prégnant que celui qui sépare le profane et le sacré. La notion de « monde des humains » ne doit en effet pas être confondue avec celle de « monde sensible », puisque le lieu de résidence des principaux esprits non parents est la forêt, élément du monde sensible, mais dont la particularité est de ne pas être « humanisé » parce que non-défriché. L’impression d’imbrication des deux mondes est encore renforcée, à Sumba, par le fait que les esprits des ancêtres cohabitent dans la maison avec les vivants [46] et ont, par ailleurs, la possibilité d’agir directement sur ce que nous appelons le monde sensible en provoquant une chute de cheval ou un incendie. Les ancêtres restent, par ailleurs, partie intégrante du lignage et du clan, dont ils incarnent la dimension temporelle ou « verticale », et dont ils partagent la propriété des biens avec les vivants. La présence concrète et agissante du monde des esprits est également, à Sumba, illustrée par la dangerosité des biens inaliénables, qualifiés communément de « sacrés » dans la littérature ethnologique (les sacra de Weiner et Godelier), conservés dans les trésors claniques. Dans la partie est de l’île, par exemple, les parures en or exhibées lors des cérémonies, ne peuvent être touchées et portées que par des esclaves, la « chaleur » découlant de leur appartenance au monde des esprits et des morts étant susceptible de causer de graves dommages. Pour ce qui concerne précisément les animaux domestiques, leur statut « inné » de biens sacrés exclut bien sûr, par définition, la nécessité d’une consécration. Dans les cérémonies que nous avons passées en revue, ce qui se rapproche le plus de la consécration comme préparation à l’abattage rituel de la victime est en réalité un processus assimilable à une « dé-consécration ». C’est le cas pour le pas sése ainsi que pour les fêtes de l’ours et du Tapir. Des animaux issus du monde des esprits sont ici, dans le but de les rendre « abattables », intégrés à la société des humains par le biais d’un processus de « familiarisation ».
Une autre différence fondamentale concerne les notions d’expiation et de dette. Nous avons exprimé plus haut nos réserves quant à la place supposée éminente de la « dette de vie » dans les sociétés animistes. On peut en dire autant de l’expiation, qui est inséparable de la notion de péché et de l’existence d’une instance morale transcendantale (dieu ou la « société ») à laquelle les humains auraient à « rendre des comptes ». À Sumba et, plus généralement, dans les hill tribes d’Asie du Sud-Est, il n’y a, traditionnellement, ni péché, ni prison. En cas de « crime » (meurtre, chasse aux têtes, vol de bétail, rapt, adultère…), la partie lésée est le groupe de descendance de la victime. Le dieu-démiurge lointain n’est pas concerné ici et les esprits des ancêtres ne se mêlent de l’affaire que pour s’assurer que les compensations dictées par la coutume sont bien payées, sans jeter aucune sorte d’opprobre morale sur le responsable du dommage, dont la dette, qui n’a, même métaphoriquement, aucun caractère « moral », est effacée aussitôt la compensation matérielle réglée. En l’absence de dette morale vis-à-vis d’une instance transcendante, il n’y a donc aucune raison d’organiser quelque chose comme un sacrifice « expiatoire ». Il nous semble donc que ce dernier est une caractéristique propre aux sociétés étatiques et aux religions dans lesquelles c’est l’interaction avec les dieux, et non pas les ancêtres, qui occupe la position centrale [47].
Quid, alors, des cérémonies de type « bouc émissaire » ? Chez les Grecs, le bouc émissaire est une cérémonie de purification dans laquelle la victime se charge de tous les maux de la Cité. Son mode d’emploi nous incite, avec d’autres, à classer cette procédure plutôt du côté de la pratique magique [48] que de la cérémonie religieuse. Comme dans les exemples « pré-étatiques » mentionnés plus haut, il s’agit, au fond, de dissiper un malaise diffus, de préserver la collectivité d’une catégorie particulière de maux, ceux qui n’ont pas de responsable identifié, de se libérer d’une angoisse collective qui s’est accumulée sournoisement au fil des ans. Si sa prise en compte se justifie dans le cas biblique, la dimension expiatoire est loin d’être évidente pour les cas identifiés en contexte pré-étatique et animiste. Des exemples décrits plus haut, le seul qui se rapproche véritablement de la cérémonie antique est le katoda paraingu de l’île de Sumba. Mais la présentation qui en est faite (Adams 1974 : 337-338) penche clairement du côté du rite magique sans connotation expiatoire : expulser n’est pas expier. En l’absence de sentiment de culpabilité (il n’est pas dit que les maux concernés ont été envoyés par les dieux ou les ancêtres pour punir les humains, ou qu’il s’agit de « fautes » qui demandent réparation sacrificielle), parler ici de fautes ou de péchés relève clairement de l’abus de langage.
En guise de conclusion
Dans sa synthèse sur le sacrifice dans les religions africaines, L. de Heusch constate lucidement qu’il est illusoire de chercher à définir « un schéma formel universel du sacrifice » (Heusch 1986). On ne peut que le suivre si on se situe comme lui à l’intérieur de la pratique habituelle des ethnologues, qui, à l’exception de quelques chercheurs isolés comme A. Testart, qualifient de sacrifice toute forme de destruction rituelle. Mais cela de ne doit pas être le prétexte à une déclaration d’impuissance, aussi élégante soit-elle. Une des manières de sortir des difficultés auxquelles se sont heurtés tous ceux qui ont tenté de saisir une essence universelle du sacrifice est, comme nous avons essayé de le montrer ici, de se concentrer dans un premier temps exclusivement sur les abattages et destructions rituelles pratiquées par les sociétés pré-étatiques animistes, un peu comme l’on éprouva le besoin, pour mieux définir l’économie primitive, de mettre à distance, au moins provisoirement, les cadres conceptuels employés pour décrire les économies des formations étatiques. C’est tout le projet de cet article, où nous avons considéré d’emblée que la meilleure façon de procéder était, plutôt que de reprendre la sempiternelle discussion sur ce qui doit et ce qui ne doit pas être qualifié de sacrifice, de proscrire, dans un premier temps, l’usage même du terme et de la notion et d’entreprendre une exploration méthodique des différentes formes d’abattage cérémoniel. C’était là la condition préalable pour espérer identifier efficacement les différences entre le monde des tribus d’Asie du Sud-Est et les mondes étatiques comme ceux sur lesquels Hubert et Mauss ont appuyé leur travail sur le sacrifice. Le constat général, celui de l’existence de différences structurelles entre les formes d’abattage de ces deux univers, semble à première vue banal. Ce qui l’est moins, oserons-nous revendiquer, c’est l’étude détaillée, adossée à un ensemble riche de cas concrets, des formes d’abattage « tribales » et leur mise en perspective à travers les deux prismes que constituent la relation humain — animal d’une part, la corrélation avec les différentes formes d’organisation socio-politique d’autre part. Mais nous ne revendiquons rien d’autre que d’avoir suggéré un chemin heuristique et méthodologique original et d’avoir tenté d’esquisser les premiers bénéfices que son emprunt est susceptible d’apporter. Le premier est, peut-être, une mise en relief plus efficace des biais générés par la projection irréfléchie de la définition d’Hubert et Mauss sur les réalités des sociétés pré-étatiques et animistes.
Parmi les poncifs qui reviennent sans cesse dans les discours de l’ethnologie mainstream figurent deux théories qu’il nous semble important d’évoquer dans cette conclusion. Elles sont toutes deux centrées sur la notion de substitution. La première est l’idée que la victime « normale » du sacrifice est l’humain, et que l’utilisation massive de victimes animales que nous connaissons est le résultat d’un processus de substitution. La seconde nous dit que l’efficacité de l’opération rituelle est indépendante de l’objet du sacrifice et que, par conséquent, un concombre sauvage ou un œuf ont le même impact qu’un buffle et peuvent lui être substitués. Nous avons déjà eu l’occasion plus haut d’insister sur le fait que ce second postulat n’est guère valable, parmi les rituels couramment catalogués comme « sacrificiels », que pour l’abattage de communication (type 2). Nous rejoignons là une nouvelle fois L. de Heusch, pour qui « il n’existe nulle part de système général de convertibilité des valeurs sacrificielles » (Heusch 1986 : 327). On ne reconstitue pas le troupeau de buffles du défunt sumbanais dans l’au-delà avec des concombres et un poulet ne peut naturellement pas remplacer un buffle dans la cérémonie « tauromachique » du pa sése à Flores : dans ces cas, il ne saurait être question de substitution. Cet aspect est illustré à Sumba par le cas des « morts en attente » que l’on rencontre couramment dans les villages de l’est et dont les funérailles ne pourront être célébrées que lorsque la quantité d’animaux réclamée par la coutume aura été rassemblée, dût-on attendre plusieurs années pour cela (c’est l’une des causes des « funérailles différées »). La substitution n’est possible que dans le cas de l’abattage de communication, où la destruction de l’animal ou du végétal ne sert à rien d’autre qu’à déclencher la possibilité de dialoguer avec le monde surnaturel. Nous ajouterons simplement que l’idée d’un choix indépendant de la valeur matérielle et symbolique de l’entité détruite nous paraît ici, au fond, plus judicieuse que celle de substitution. Le choix d’un bien onéreux constitue alors un aspect subsidiaire motivé par le désir de profiter de la cérémonie pour en tirer un bénéfice en termes de prestige.
L’idée, telle qu’elle est couramment défendue, du remplacement d’une victime humaine par une victime animale renvoie d’une part à un seuil chronologique séparant l’avant et l’après, et donc à un processus historique, et, d’autre part, à l’idée que la valeur de la victime de substitution est forcément inférieure à celle de la victime humaine [49]. Les abattages d’humains en Asie du Sud-Est interviennent dans différentes circonstances. L’esclave tué pour accompagner son maître est un « mort d’accompagnement » acheminé dans l’au-delà, au même titre que le cheval préféré du défunt, par une exécution qui équivaut à une opération de transfert, se rapprochant ainsi de nos abattages de type 1. L’abattage d’un esclave dans le cadre d’un « sacrifice de fondation » est une variante d’offrande aux esprits non parents (type 3). Dans la littérature sur l’Asie du Sud-Est, on mentionne souvent le cas très spectaculaire de ces dépendants (normalement des esclaves) déposés au fond d’un trou de poteau et écrasés au moment de son érection [50]. Cet usage n’a, à notre connaissance, pas été observé à Sumba, pas plus d’ailleurs que l’utilisation de victimes humaines dans les rituels agraires et les pratiques de divination : personne ne se souvient d’une période où l’on utilisait des foies humains pour consulter les auspices. L’offrande aux esprits non parents, autrement dit le type d’abattage qui se rapproche le plus du sacrifice antique, est donc, à côté de la pratique du mort d’accompagnement, le seul cas attesté d’emploi de victimes humaines. Significativement, l’abandon de ces pratiques, sous la contrainte du colonisateur ou des états postcoloniaux, n’a pas généré de phénomène de substitution de l’humain par un animal. Dans le cas du mort d’accompagnement, nul autre qu’un humain ne pourrait, de toute manière, effectuer les tâches, notamment ancillaires, qu’il est censé assurer dans l’au-delà. Dans le cas du « sacrifice de fondation », l’ethnographie des Konyak Naga (nord-est de l’Inde) nous offre un cas de fondation de poteau cérémoniel au fond de laquelle on a écrasé un chien et un coq [51], mais 1) on se trouve dans un contexte pour lequel l’utilisation de victimes humaines dans un « sacrifice de fondation » n’est, à ma connaissance, pas attestée et 2, la logique « hiérarchique » voudrait, en cas de substitution, que la victime humaine soit remplacée par l’animal le plus valorisé, en l’occurrence le mithan, et pas par deux espèces situées plus bas dans l’échelle des valeurs. Si la théorie se vérifiait, seul un animal de statut supérieur pourrait être utilisé ; or personne, à notre connaissance, n’a jamais vu un buffle ou un veau écrasé au fond d’un trou de poteau.
L’idée qu’une victime humaine a forcément plus de valeur qu’une victime animale relève elle aussi du cliché ethnocentrique. On remarque que, dans les cas attestés de « sacrifice humain » en contexte pré-étatique et animiste, les victimes sont toujours des inférieurs, des dépendants, « rubbish men » ou esclaves, qui vivent en marge de la communauté, les esclaves étant même exclus du système de parenté, ce qui réduit à pas grand-chose leur identité sociale. Leur sort contraste, à Sumba, avec celui de certains buffles ou chevaux qui, outre leur statut déjà mentionné de bien rituel, peuvent jouir d’un grand prestige et dont la valeur marchande était nettement supérieure à celle d’un esclave. Dans un contexte où la norme est l’inhumation dans une tombe mégalithique, les esclaves étaient, sauf exception notable, enterrés dans la jungle ou, dans le cas des sociétés stratifiées de l’est de l’île, dans des cimetières séparés, et déposés dans les deux cas dans de modestes fosses recouvertes tout au plus d’un bloc de pierre non ouvragé (Jeunesse 2019, 196). Certains animaux pouvaient connaître un sort nettement plus enviable, comme le montre un cas documenté par nous à Waikabubak (district de Lolli). Un cheval décédé en 1967 y est enterré sous une dalle sculptée mégalithique identique aux dalles de couverture des tombes aristocratiques. Il a bénéficié de funérailles solennelles, avec abattages rituels de buffles et de cochons. Le fils de son propriétaire se souvient encore du lien très fort que son père entretenait avec l’animal. Contrairement aux esclaves, les buffles ne sont l’objet, on l’a vu, d’aucune forme d’exploitation et ne souffrent d’aucune violence. Lorsque, dans les régions à riziculture irriguées, on les utilisait quelques jours par an pour retourner la boue des rizières avant les semailles, ce traitement exceptionnel devait être compensé par une cérémonie de remerciements. Les esclaves étaient au contraire employés pour les travaux les plus durs et les plus dégradants sans qu’aucune compensation symbolique ne soit nécessaire. Chevaux et buffles sont certes la propriété des humains, mais ils sont aussi, parallèlement, des partenaires rituels et, dans certains cas, des compagnons (de chasse et de guerre pour les chevaux). Loin du mépris généralisé qui accable les esclaves, on leur doit donc reconnaissance et égards.
Ces remarques sont essentielles pour une bonne compréhension de la relation humain — animal au sein des sociétés animistes d’Asie du Sud-Est. L’ordre hiérarchique n’est pas 1 humains et 2 animaux (en échelonnant ensuite les membres de cette seconde catégorie), autrement dit celui que nous dicte le regard ethnocentrique, mais bien, pour simplifier [52] : 1 humains libres, 2 animaux (ceux qui sont classés comme biens rituels) et 3 humains esclaves [53]. La théorie du remplacement de la victime humaine par la victime animale (avec perte de valeur au passage), fondée sur l’idée naïve, dans les contextes concernés, qu’il est plus facile et plus digne (plus « humain… ») d’abattre un animal que de tuer un humain, ne résiste pas à ce constat. Les cas documentés d’abattages humains ne concernent en effet que des esclaves, qui sont par définition inférieurs aux animaux — biens rituels. Il peut y avoir substitution dans le sacrifice de fondation, mais pas dans le sens où nous avons employé ce terme jusque-là : le sacrifice de l’esclave ne remplace pas une pratique plus ancienne consistant à sacrifier des hommes libres ; l’esclave peut tout au plus incarner un homme libre, jouer le rôle d’un homme libre. Le fait de classer dans le sacrifice toutes les formes d’abattage rituel, comme le font la quasi-totalité des spécialistes des sociétés pré-étatiques de l’Asie du Sud-Est, oblige par ricochet à donner à la théorie de la substitution animale une valeur générale, et donc à postuler l’existence d’un état initial où il n’y avait de sacrifices qu’humains, entendus comme le sacrifice d’êtres humains en général, libres ou esclaves. La décomposition en types d’abattage cérémoniel met en relief l’absurdité d’une telle position. Comment imaginer que les victimes des hécatombes funéraires de type 1 aient pu autrefois être des humains, puisque premièrement c’est de buffles dont le défunt a besoin pour son troupeau céleste et que, deuxièmement, on peut légitiment se demander quelle société aurait pu se permettre de telles saignées démographiques ? [54] Et on arrive au même constat si l’on examine les choses sous l’angle de la dimension ostentatoire de la fête : en termes de prestige, abattre un buffle à longues cornes sera toujours plus « rentable » que d’abattre un esclave. En outre, dans les cas où c’est effectivement un humain qu’on abat, dans le « sacrifice » de fondation ou la chasse aux têtes, personne n’a pu démontrer l’existence de tentatives de remplacement des humains par des animaux antérieurs au moment où ces pratiques ont été interdites par l’État et les religions exogènes [55]. Là encore, l’idée que l’exécution d’un être humain pour les besoins du rituel ait pu choquer les consciences dans les sociétés concernées jusqu’à leur faire adopter une mesure « humanitaire » (ou « humaniste ») de substitution apparaît comme une fiction ethnocentrique.
L’existence, au sein de notre type 3, de l’utilisation d’animaux comme substituts d’une victime humains, ne peut cependant pas être complètement exclue. On peut, théoriquement, envisager que, dans certains cas, le buffle abattu ait servi à apaiser la soif de chair humaine de certains esprits malfaisants (pa sése). Mais on est là encore dans l’incarnation, et l’emploi de ce substitut ne prouve naturellement en rien l’existence d’une étape initiale où ce sont réellement des humains, et uniquement des humains, qui étaient sacrifiés. Là encore, le syndrome d’Abraham s’ingénie à déformer notre regard sur l’altérité primitive. Le principe de la substitution n’est évidemment pas inconnu dans les sociétés animistes. Dans les sociétés stratifiées de l’est de Sumba, un esclave juché sur un cheval et portant les parures du trésor clanique, dont nous avons déjà évoqué la dangerosité, incarne la personne du roi défunt dans la procession qui mène de la maison royale au tombeau mégalithique. De même, une esclave, également à dos de cheval, incarne une mariée du clan royal dans la procession de la cérémonie nuptiale qui la conduit vers la maison de son mari (Hoskins 1988). On remarque au passage qu’il s’agit dans les deux cas d’esclaves, dont le seul avantage par rapport à des animaux, même dotés d’un grand prestige, est que leur apparence est identique à celle des êtres qu’ils représentent (et qu’ils sont capables de monter à cheval !). Le cas de la chasse aux têtes, pratiquée couramment dans la quasi-totalité des hill tribes, est une autre illustration de la facilité avec laquelle, jusqu’à la colonisation, des êtres humains étaient abattus en contexte rituel. On remarquera au passage que les victimes de la chasse aux têtes sont des ennemis, donc de potentiels captifs de guerre, donc, en quelque sorte, des esclaves « potentiels ». Si l’on envisage les choses d’un point de vue évolutionniste, on peut donc constater que le sens de l’histoire va plutôt vers le « pire », de la mise à mort d’individus sans identité sociale (les esclaves dans les sociétés animistes) vers celle d’hommes « libres » (les sacrifices humains dans les états primitifs méso-américains [56]).
Le point de vue évolutionniste amène aussi à suggérer que les premières victimes d’abattages rituels furent probablement des animaux, comme le laissent supposer les cas décrits plus haut de l’ours et du tapir. Que l’on sache, nul n’a jamais entendu parler de « sacrifice » humain dans des sociétés à animisme égalitaire. Ne connaissant ni l’esclavage ni l’élevage, elles « inventent » l’abattage rituel en ayant recours à des animaux extraits du monde des esprits et « familiarisés ». Les premiers abattages d’êtres humains interviennent un cran plus loin dans l’évolution des formes d’organisation sociale, dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs sédentaires amérindiennes de la côte Nord-Ouest, dont l’organisation est très proche de celle des sociétés acéphales de Sumba-Ouest et qui exécutaient couramment des esclaves dans les fêtes de type potlatch. Testart voyait dans les chasseurs-cueilleurs-stockeurs sédentaires du type Côte-Nord-Ouest un probable stade intermédiaire entre les chasseurs-cueilleurs nomades et les premiers agriculteurs (Testart 1982). Si l’on s’inscrit dans cette perspective, il faudrait donc admettre que les premiers êtres vivants abattus rituellement auraient été d’abord des animaux « sauvages » (l’ours et le tapir), puis des humains (l’esclave de la Côte-Nord-Ouest) et que l’animal domestique serait donc entré plus tard, après l’apparition de l’élevage, dans la catégorie des êtres vivants abattables en contexte rituel. Chez les Tupinamba des régions côtières du Brésil, souvent cités pour leur pratique de l’anthropophagie (Clastres 1972), le sacrifice des captifs de guerre présente plusieurs points communs avec ceux de l’ours et du tapir : capture hors de l’espace « domestiqué » de la population capturante ; long délai entre celle-ci et l’abattage, durant lequel a lieu un processus de « familiarisation » ; consommation de la viande après l’abattage. Tout se passe donc comme si les deux formes d’abattages constituaient deux variantes d’une même procédure, dans un contexte où la victime humaine et la victime animale sont effectivement, en théorie, substituables, mais parce que les deux partagent la même forme d’altérité, pas parce que les mangeurs d’hommes auraient, à un certain moment, décidé que la mise à mort d’un animal serait plus « décente ». Il n’est d’ailleurs venu à l’idée de personne, à notre connaissance, que des humains avaient pu précéder l’ours et le tapir dans leurs contextes respectifs [57]. De la même façon que la thèse d’une substituabilité générale de la victime, l’idée que le prototype de tous les abattages rituels est le sacrifice humain peut donc être considérée comme un mythe scientifique qui ne repose sur aucune réalité factuelle. Et, on l’a vu plus haut, il pourrait en être de même, sous réserve d’investigations complémentaires, du rôle dans les abattages rituels de la soi-disant universalité de la « dette de vie ».
Plus intéressante est la question de la place de l’esclave dans l’économie générale de la relation entre les êtres vivants dans les sociétés à animisme hiérarchisé, clé de lecture primordiale pour la compréhension des abattages d’êtres humains. De manière générale, nous avons essayé d’illustrer ici les bénéfices que l’on peut escompter en dé-essentialisant la question du sacrifice et en tentant de mieux contextualiser les abattages cérémoniels en les situant au sein des différentes modalités de la relation humain – animal et par rapport aux grands types d’organisation socio-politique. Entre l’ours–esprit des sociétés sibériennes ou des Aïnous, le buffle–bien rituel de Sumba et le buffle–ressource des principautés d’Asie du Sud-Est, chacune de ces modalités génère ses formes d’abattage propres, même si, selon un mécanisme bien connu, les modalités antérieures ne disparaissent pas instantanément lorsque se met en place une nouvelle modalité dominante. Même si on observe souvent une stabilité dans le choix des victimes, les motivations évoluent. Ainsi du « sacrifice oblation », parfois présenté, on l’a vu, comme l’alpha et l’oméga du sacrifice, et qui ne devient en réalité central, dans ses diverses déclinaisons (animaux vivants, nourriture préparée, lait…), que dans les sociétés post-animistes [58].
Personne ne contestera l’idée qu’abattre un animal en contexte rituel n’a pas la même signification partout, et que, de surcroît, une même société peut avoir des raisons différentes de le faire. Faut-il, alors, éviter la notion de sacrifice telle qu’elle est employée par ceux qui l’utilisent pour désigner toutes les formes d’abattage ? En considérant la largeur du spectre concerné, nous serions plutôt tenté de répondre par l’affirmative. Quoi de commun, en effet, entre la technique de transfert vers le monde des esprits de notre type 1 et une cérémonie de type « bouc émissaire », et ce d’autant plus que la seconde ne se traduit pas toujours par la mise à mort de l’animal ? [59]. Or sans destruction, selon certains, pas de sacrifice. Faut-il alors distinguer des rituels de type bouc émissaire sacrificiels (avec mise à mort) et d’autres (sans mise à mort) qui seraient dépourvus de ce qualificatif, ou la sagesse n’est-elle pas d’éviter d’emblée, dans ce cas, l’emploi de la notion de sacrifice ? Et que dire du sacrifice dit parfois « passif », qui combine consécration, offrande et renoncement, mais sans destruction ? Arrêtons-nous un instant sur cette dernière pratique. On la trouve par exemple chez les éleveurs de chevaux mongols ou, plus largement, sibériens, à qui il arrive d’offrir un cheval à un esprit sans le tuer, la règle étant alors de le laisser libre de ses mouvements et de proscrire toute forme d’utilisation économique (Ferret 2009 : 287 et suiv.) [60]. Ou encore chez les Thonga d’Afrique australe, où on offre aux esprits des chèvres ou des poules vivantes qui passeront le reste de leur vie dans le bois sacré, qu’il sera interdit de tuer et que l’on remplacera par leur équivalent au moment de leur mort naturelle (Heusch 1986 : 115). À Sumba, les cheptels équins, bovins et porcins de chaque clan possèdent chacun une « mère », une femelle placée sous la protection directe des esprits qui ne peut être ni tuée ni vendue et qui est censée, au moins dans le cas des bovins (Onvlee 1980 : 201) « représenter » le troupeau [61]. Ces différents cas illustrent une modalité particulière de la dimension spirituelle de la relation humain – animal dans laquelle des animaux sont consacrés et offerts à des puissances surnaturelles sans être abattus. L’abattage de ces offrandes vivantes nous ferait-il basculer dans une réalité complètement différente ? Assurément non : qu’il y ait ou non abattage, et donc destruction, la finalité est la même. Comme nous l’avons vu plus haut, et comme l’illustre le bois sacré des Thonga, les esprits sont présents dans les deux mondes, le sensible et le surnaturel, d’où les deux formes de l’offrande : avec abattage sanglant si l’animal doit être transféré dans le monde surnaturel, sans abattage lorsque les esprits sont censés en jouir dans le monde des humains. On voit par conséquent que, dans l’offrande animale aux esprits non parents, la destruction, sans laquelle aucun sacrifice n’est possible selon Hubert et Mauss et Testart, est donc, en réalité, facultative.
Il s’avère ainsi qu’une application stricte de la définition classique, impliquant la présence simultanée des critères de destruction, offrande, renonciation et consécration (sans parler de la dimension individuelle, centrale chez Hubert et Mauss) nous laisserait face à un corpus plutôt réduit, dans lequel n’entreraient aucune des formes d’abattages décrites pour les sociétés animistes d’Asie du Sud-Est. Le cas des animaux offerts vivants aux esprits montre, en outre, qu’une telle tentative, qui se situe au cœur de la plupart des réflexions postérieures à l’article de Hubert et Mauss, présente le défaut majeur de nous contraindre à séparer artificiellement des réalités étroitement apparentées. Il ne nous appartient pas, même si le lecteur aura deviné vers où vont nos préférences, de décider si un concept aussi faiblement opératoire mérite d’être sauvé. Ce qui est sûr, c’est qu’essayer de le faire par épuration (en multipliant les exceptions) où par accrétion (en multipliant les variantes, comme on le fait en parlant du « sacrifice passif ») aboutit, au fond, au même résultat : le vider de sa substance et amplifier le flou et la confusion qui ont, depuis les origines de la recherche, accompagné et lesté son usage.
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