Théorie économique et argument transcendantal

La méthode hypothético-déductive, largement utilisée en économie, s’appuyant sur l’induction et la déduction est confrontée depuis Popper à l’impossibilité d’utiliser la réalité comme preuve positive d’un discours. Dès lors la théorie économique semble devoir osciller entre dogmatisme et relativisme. Nous proposons d’utiliser un nouveau type d’argument, appelé argument transcendantal pour juger de la validité des théories économiques. Cet argument interroge la congruence entre la prétention de tout discours scientifique à être jugé à l’une des critères du vrai et le contenu du discours scientifique. Ainsi un discours scientifique ne peut affirmer « tout est relatif » sauf à s’autoréfuter. De plus, la prétention à la validité d’une proposition nécessite de poser que le chercheur en économie ne soit pas totalement déterminé par des éléments extérieurs sinon son discours ne pourrait être que le reflet de ces déterminations. Cette possibilité de dépasser ses propres déterminations doit de plus être étendue à l’ensemble des agents économiques sauf à créer une contradiction entre la rationalité des agents économiques et celle de l’économiste. Ces conditions de possibilité du discours économique définissent notre grille d’analyse que nous appliquons aux propositions épistémologiques de McCloskey et aux thèses défendues par Becker. Plus largement, nous esquissons une nouvelle manière de penser l’articulation individus et institutions.

Introduction

La crise financière mondiale de 2008 pose à l’épistémologie de l’économie au moins deux questions : comment est-il possible que, dans sa grande majorité, une profession n’ait pas été capable d’anticiper un évènement aussi grave ? Pourquoi un tel évènement, que les théories n’avaient pas vu venir, n’entraine-t-il pas une remise en cause du discours économique ?

Notre réponse à cette question, sans prétendre être la réponse exclusive, renvoie à l’état épistémologique de l’économie. Le débat épistémologique en économie, nous semble encore très proche des débats poppériens sur les sciences physiques. Les économistes, tout en recourant à une justification de leurs propositions à partir de raisonnements inductifs et déductifs, constatent la difficulté de faire preuve par la réalité, de pouvoir même tester sans ambiguïté leurs hypothèses. Dès lors, le discours des économistes semblent contraint d’osciller entre relativisme et dogmatisme.

Pour sortir de cette impasse nous recourons à un raisonnement argumentatif différent des raisonnements par induction ou par déduction. Ce raisonnement consiste à interroger les théories économiques à l’aide d’un argument qui renvoie aux conditions de possibilité d’un discours scientifique. Partant du constat que tout discours scientifique prétend à la validité de ses propositions, nous en déduisons que le contenu des propositions ne peut entrer en contradiction avec cette prétention. Ce type d’argument est appelé en philosophie un argument transcendantal. Ainsi la proposition « tout est relatif » se détruit d’elle-même dès lors qu’elle prétendrait au vrai. De plus, la prétention à la validité d’une proposition nécessite de poser que le chercheur en économie ne soit pas totalement déterminé par des éléments extérieurs (psychologiques, sociologiques) sinon son discours ne serait que le reflet de ces déterminations. Cette possibilité de dépasser ses propres déterminations doit de plus être étendue à l’ensemble des individus pour qu’il n’y ait pas de contradiction entre la rationalité prêtée au chercheur et la rationalité prêtée aux agents économiques. Cet ensemble de conditions de possibilité du discours économique nous donne donc une grille d’analyse.

Nous déployons cette grille d’analyse pour montrer, à partir de l’exemple de McCloskey en épistémologie de l’économie, en quoi les points de vue sceptiques doivent être refusés. De la même manière à partir de l’exemple de Becker, nous montrons comment des points de vue dogmatiques peuvent être réfutés.

Enfin nous esquissons dans une dernière partie, comment l’on peut repenser en économie l’articulation entre individus et institutions.

1. Un débat épistémologique qui conduit à une oscillation entre dogmatisme et relativisme.

Il est frappant de constater le peu d’impact qu’a eu la crise sur l’état de la théorie économique. Tout se passant comme si la réalité (comme crise) n’avait aucune incidence sur l’évolution des théories qui sont pourtant construites pour décrire cette réalité. Ainsi, à quelques exceptions près, comme celle de Posner (2009), il ne semble pas que la crise ait.eu l’effet d’un contre exemple probant contre les théories ni n’ait entrainé, en dépit de quelques appels (on peut, par exemple se référer à Guesnerie 2010, Kirman 2012, Rodrik 2015, Blanchard et Summers 2017) la volonté de rouvrir largement les débats théoriques.

Certes, les rigidités sociologiques propres au fonctionnement de la recherche empêchent souvent que puissent se développer des voies alternatives dans le champ académique et l’on peut toujours craindre que lorsque le mainstream accepte quelques remises en cause cela se fasse toujours sur certaines hypothèses auxiliaires plutôt que sur le noyau central (Earl 2010, p.217). Sans nier la pertinence d’une telle analyse, elle ne nous semble pas suffisante pour porter un diagnostic rendant compte de la crise épistémologique en laquelle se trouve aujourd’hui l’analyse économique.

Plus fondamentalement, l’on peut diagnostiquer une crise épistémologique de la science économique dont les modèles extrêmement sophistiqués ne semblent pas pouvoir intégrer des éléments essentiels de la réalité économique. Ce constat de l’écart entre théorie économique et les phénomènes observés se retrouve dans de nombreuses analyses épistémologiques [1].

Cependant, cette distance ne peut être interprétée comme un désintérêt des économistes pour les problèmes réels. Les économistes au contraire semblent s’attacher aujourd’hui à envisager des problèmes de plus en plus concrets. Ainsi, par exemple, l’introduction de nouvelles hypothèses sur le comportement des agents en situation d’asymétrie d’information, a pour finalité d’apporter des hypothèses plus réalistes sur leurs comportements. De la même façon, nombre de travaux semblent indiquer une volonté de s’intéresser aux problèmes concrets (Baro 2002, Lewitt & Dubner 2005).

Dès lors, le problème naît moins d’un désintérêt des économistes pour telles ou telles questions concrètes que d’un hiatus entre les hypothèses posées pour comprendre le monde et le fonctionnement effectif du monde.

Historiquement, la question du réalisme des hypothèses en économie semble avoir été tranchée par Friedman en 1953 (Mäki 2009). La réflexion de Friedman conduit à une vision poppérienne dans laquelle l’économiste doit par une méthodologie rigoureuse accepter de confronter les prédictions de sa théorie avec la réalité. Cependant, aux yeux de Friedman, cette confrontation rigoureuse des prédictions avec la réalité autorise l’économiste à poser des hypothèses sur le comportement des agents qui n’ont pas à être directement réalistes. Ainsi, même si les entrepreneurs ne maximisent pas au sens où les économistes définissent la maximisation par un calcul précis à partir des coûts marginaux, leurs comportements (aux frictions près) ne sont fondamentalement pas différents de celui de la théorie. Tout se passe « comme si » les entreprises maximisaient. Ici, l’impossibilité du réalisme des hypothèses se trouve justifiée par l’épistémologie popérienne du faillibilisme. Une hypothèse peut être considérée comme acceptable à deux conditions : 1) qu’elle ait été construite avec une grande rigueur méthodologique, 2) qu’elle ne se trouve pas infirmée par la réalité.

Ce constat de l’impossibilité d’une preuve positive pouvant valider un discours économique conduit à admettre que la méthode hypothético-déductive – combinant des raisonnements inductifs et déductifs (Dow 2002) – serait défaillante. Le raisonnement déductif serait limité par l’impossibilité de valider les hypothèses puisque la réalité ne peut faire preuve positive – on ne peut qu’infirmer une hypothèse – et le raisonnement inductif serait toujours susceptible de la découverte d’un contre-exemple. Dès lors nous serions conduits à refuser la possibilité de poser des lois universelles, « puisque ces lois ne peuvent jamais être établies comme vraies, elles peuvent seulement être provisoirement corroborées » (Lallement 2007).

Face à l’impossibilité d’une probation positive, la science économique semble condamnée à osciller entre l’écueil du dogmatisme et celui du relativisme radical.

L’écueil du dogmatisme est particulièrement présent en économie. D’une part, l’expérimentation reste limitée [2]. D’autre part, la démonstration de l’enchaînement de causalités se heurte à la complexité des phénomènes [3]. Ainsi, la possibilité d’utiliser la réalité même comme contre-exemple d’une théorie est toujours susceptible d’être soumise à une critique. Dès lors, le risque d’utiliser des hypothèses non vérifiables existe et par la même la possibilité de passer d’une science positive visant à expliciter la manière dont le monde fonctionne à une science normative non fondée dans laquelle le scientifique expliquera la manière dont la réalité doit fonctionner (Parthenay 2008, chapitre 4). L’on comprend mieux ici, pourquoi, nombre de théories économiques ne semblent pas ébranlées par un contre-exemple aussi massif que celui d’une crise majeure dans un système financier pour lequel on avait démontré théoriquement l’efficience.

L’écueil du relativisme radical ou du scepticisme, quant à lui, peut être explicité par l’évolution de la pensée épistémologique, laquelle de Popper à Feyerabend (1970) en passant par Lakatos (1970), conduit à réfuter la possibilité de toute distinction entre discours scientifique et d’autres formes de discours. Les raisonnements hypothético-déductifs ne suffisent plus à distinguer telle construction mythique de telle construction qualifiée de « scientifique ». En effet, si notre connaissance du monde est une construction (une représentation façonnée et non un miroir des faits) et si cette construction ne peut être ni vérifiée ni même falsifiée par la réalité, alors il n’y a plus de différence entre un mythe aztèque – qui est également construction de la réalité et représentation du monde – et la physique de Newton [4]. Ainsi, faisant écho au relativisme absolu de Feyerabend, certains épistémologues de la science économique concluent, de manière conséquente, que leur questionnement doit porter non sur la valeur de vérité des propositions économiques mais sur les rhétoriques utilisées par les économistes. C’est, par exemple, le projet de McCloskey qui écrit : « nous avons besoin d’une nouvelle philosophie, ou anti-philosophie, pour comprendre la science économique telle qu’elle fonctionne aujourd’hui. L’espèce d’anti-philosophie recommandée ici est l’une des plus vieilles : « la rhétorique ». (1994, p. xiii).

Proposer une alternative au scepticisme radical et au dogmatisme, démontrer, contrairement à ce qu’affirmait A. Boyer (2000), qu’il existe d’autres types de raisonnement en sciences que l’induction et la déduction, tel est l’enjeu de notre introduction de l’argument transcendantal.

2. L’argument transcendantal

Face à la faillite de la méthode hypothético-déductive et aux dangers du relativisme radical et du dogmatisme, il reste une voie à explorer pour sortir de l’impasse en laquelle nous nous trouvons. Cette voie est celle de l’argumentation transcendantale, qui trouve son origine philosophique chez Kant et que Strawson (1966) a proposé d’explorer à nouveau. Il s’agit de montrer comment certains concepts ou série de concepts sont impliqués nécessairement dans des opérations cognitives que, de fait, nous réalisons. Ainsi, Strawson (1966) démontre que nous ne pouvons différencier les objets que nous percevons si nous ne sommes pas en mesure de nous penser nous-mêmes et les objets comme deux entités coexistants dans l’espace.

Ce type d’argument est utilisé en épistémologie de l’économie par Tony Lawson lorsqu’il dit que la science présuppose l’existence d’une réalité (Archer et alii 1998, Lawson 2003). Lorsque nous faisons de la science, nous avons toujours déjà posé qu’il y avait une réalité à connaitre ou à décrire. Même si la réalité échappe à l’observation et est dépendante des outils utilisés pour l’observer, l’activité scientifique vise toujours des invariants, des règles, des constantes qu’elle entreprend de mettre à jour, de dévoiler. Parce que la réalité est toujours déjà ce que nous avons présupposé dans notre analyse, Lawson peut revendiquer un réalisme critique et opposer au « réalisme empirique » « le réalisme transcendantal » (Lawson 1994, p. 262 et s.). Les raisonnements de Lawson suivent donc la structure suivante : si l’on ne pose pas X, alors telle ou telle chose que nous constatons ou faisons est dénuée de sens [5]. Ainsi, l’argument transcendantal est un argument qui va mettre à jour les conditions de possibilité d’un discours.

Notre utilisation de l’argument transcendantal vise à interroger directement les discours scientifiques en mettant en évidence qu’il existe des conditions de possibilité à tout discours scientifique indépendamment de sa confrontation avec la réalité. Ce sont donc les conditions de possibilité du travail de l’économiste en tant que chercheur, qui sont l’objet de notre investigation.

Ici, l’argument transcendantal est un argument très spécifique qui consiste à évaluer la congruence ou consistance entre ce que l’on dit (contenu du discours) et les procédés mis en œuvre pour pouvoir dire ce que l’on dit. Dans ce cadre, argumenter ne consiste ni à tirer une conséquence d’une prémisse donnée (raisonnement déductif) ni à généraliser une donnée empirique (induction). Dans ce cadre, argumenter vise à s’assurer de la congruence entre le contenu de ce qui est dit et le statut de l’énonciation. Pour le dire encore plus précisément, il s’agit de mettre au cœur même du dispositif transcendantal, la notion de non-contradiction performative. La contradiction performative est une contradiction que l’on trouve dans un énoncé tel que « je ne parle pas ». Si les contradictions performatives sont par définition toujours fausses, c’est non pas en raison de leur sens, comme dans la proposition analytique : « tout marié est célibataire », mais en raison de la contradiction entre ce que je dis (je ne parle pas) et le fait que pour le dire, je doive parler (donc je parle). À l’intérieur de cette catégorie de contradiction performative, définie comme énoncés qui se suppriment eux-mêmes par le fait de leur énonciation, deux types de contradiction peuvent être dégagées, selon les termes empruntés à K.O. Apel : 1) la contradiction « pragmatico-empirique », qui a trait aux conditions empiriques du discours. Dans ce cadre, le contenu du discours et les conditions empiriques pour que ce discours soit tenu sont contradictoires performativement, comme par exemple dans l’énoncé : « je me trouvais sur ce bateau qui a fait naufrage et sur lequel il n’y a eu aucun survivant » ; 2) la contradiction « pragmatico-transcendantale » qui a trait aux conditions du fait de l’argumentation lui-même ; par exemple la proposition « la vérité n’existe pas » présuppose qu’il y a au moins une vérité celle selon laquelle la vérité n’existe pas ; par exemple encore l’énoncé : « tout est relatif », qui ne peut prétendre à la relativité de sa proposition. Il y a contradiction entre ce que prétend dire l’énoncé (contenu de l’énoncé) à savoir qu’il n’y a pas de vérité et sa prétention à ne pas être lui-même non vrai.

L’argument transcendantal que nous utilisons pour tester une proposition scientifique consiste à constater que tout discours scientifique (tout discours économique, tout discours d’épistémologie de l’économie) prétend au vrai. Cette prétention n’est pas inhérente à tout type de discours. Ainsi un poème ne prétend pas au vrai et il n’y a aucun sens d’objecter à Paul Eluard qu’il est faux de dire que la « terre est bleue comme un orange ». Dès lors, une proposition scientifique, affirmant qu’il n’existe aucune vérité, s’autodétruirait par contradiction entre la prétention de sa proposition et le contenu de cette proposition.

Qu’on ne se trompe pas ici sur la portée du propos. Cela ne signifie nullement que seules seraient scientifiques les propositions qui contiendraient des vérités absolues. Il ne s’agit pas de nier qu’une multitude de propositions peuvent être circonscrites à des objets particuliers, à des conditions particulières, ni qu’une théorie qui apparait vraie aujourd’hui ne sera pas contredite demain, etc. Il existe différents niveaux dans une théorie scientifique : niveau des principes, des thèses générales, niveau plus empiriques des énoncés d’expérience. Ces niveaux ne sont pas opposés mais doivent être distingués. Or au niveau où nous nous situons, celui de l’interrogation sur les conditions ou visées de l’activité de science, nous constatons qu’il y a un principe : celui qui énonce une proposition scientifique prétend à la validité de sa proposition.

Avant que de déployer et montrer les conséquences du recours à cet argument transcendantal, il nous faut d’abord en expliciter deux corollaires :

1) Tout d’abord on doit présupposer, pour penser la consistance d’un discours qui prétend à la validité de ce qu’il dit (discours scientifique), que l’acte de construction d’un discours scientifique ne peut être effectué que par des individus non entièrement déterminés par des éléments extérieurs. Pourquoi toute prétention à la vérité présuppose-t’elle, intrinsèquement, que celui qui tient ce discours doive être considéré comme n’étant pas entièrement produit ou effet d’une cause extérieure, en un mot doive être considéré comme susceptible de liberté ? Parce que si tel n’était pas le cas, son discours ne pourrait être que le résultat d’une détermination particulière et contingente et perdrait par là toute prétention à l’universalité [6], pourtant inscrite in nucleo dans la notion de validité.

Si l’on considère l’individu comme le simple produit de déterminations extérieures et contingentes (son histoire individuelle, son milieu social, sa civilisation particulière), alors il devient impossible de distinguer dans telle régularité ou stabilité décrites par l’économiste si elles relèvent de la stabilité des croyances contingentes du chercheur ou si elles sont jugées comme stables à l’aune du critère du vrai, c’est-à-dire discutable par tout contradicteur. L’acte du discours scientifique, parce qu’il prétend au vrai présuppose la possibilité pour le chercheur de poser des actes de recherche qui ne soient pas totalement déterminés par des contingences [7].

Nous posons comme horizon que la condition de possibilité pour le chercheur de tenir des discours sur le monde, présuppose qu’il puisse faire abstraction de ses propres déterminations, c’est-à-dire qu’il dispose d’une capacité de retour critique sur son propre discours indépendamment de stimuli externes qui l’amènerait à douter. Cette capacité nous l’appelons « capacité d’autoréflexion » (Thomas-Fogiel 2000a 2000b).

Bien sûr, l’on pourrait objecter que les individus ne disposent pas d’une telle capacité, et qu’en conséquence il existe toujours une forme de relativisme. Cependant, si l’on ne pose pas, au moins comme horizon, cette capacité d’autoréflexion, alors, l’on est conduit à dire « toute proposition ne peut être que relative » et du même coup, l’on retombe sous l’argument transcendantal dans sa première formulation qui soulèvera la contradiction entre la prétention à la validité de cette proposition et son contenu. Cette capacité d’autoréflexion, de retour sur son propre discours, est la condition pour pouvoir déployer une argumentation qui puisse prétendre au vrai (cf. figure 1).

2) De plus, la capacité d’autoréflexion nécessaire à l’homme de science ne peut être déniée aux autres êtres humains, sauf à considérer l’homme de science comme relevant d’une espèce particulière. Il faut donc qu’il y ait congruence entre la capacité de représentation de l’agent et capacité de représentation du scientifique. Cette congruence se situe au niveau de la capacité en tant que telle et non de l’activation réelle de cette capacité.

Par exemple, cela ne signifie nullement que le discours du scientifique puisse être immédiatement accessible au non scientifique. Il n’est pas nécessaire de rappeler que le discours scientifique nécessite la maîtrise d’un langage spécifique qui doit être au préalable acquis. Ce qui ne peut être dénié, c’est la capacité à acquérir ce langage. Possibilité d’une congruence dans la capacité de représentation ne signifie pas identité des discours.

Ce corollaire de l’argument transcendantal a des conséquences importantes en économie puisqu’il va permettre de poser d’une manière différente le rapport entre rôle des agents économiques et règles du jeu économiques. Notamment, la capacité d’autoréflexion nous conduit à poser qu’un agent économique peut avoir de multiples représentations d’une même situation.

Nous pouvons maintenant dégager les principales conclusions (cf. figure 2) auxquelles nous a conduit notre réflexion sur les conditions de possibilité d’un discours qui prétend au vrai en économie : l’acte du chercheur conduit à proposer un discours qui ne peut entrer en contradiction avec sa prétention au vrai et présuppose une capacité d’autoréflexion du chercheur. Les capacités prêtées au chercheur ne peuvent être déniées aux agents économiques par le chercheur. Dès lors la capacité d’autoréflexion permet aux agents économiques d’avoir, par un retour sur leurs propres constructions de la réalité économique, de multiples représentations d’un même phénomène économique.

C’est cette grille d’analyse que nous allons maintenant déployer pour 1) réfuter les points de vue sceptiques et les points de vue dogmatiques et 2) ouvrir vers une nouvelle réflexion sur l’articulation entre institutions et individus pour une meilleure compréhension des mécanismes économiques.

3. La réfutation des points de vue sceptiques et dogmatique.

Dans un premier temps nous déploierons notre enquête à l’aide de l’argument transcendantal sur le discours épistémologique de McCloskey pour montrer comment le discours sceptique s’autodétruit en raison de la contradiction entre la nécessaire prétention au vrai et le relativisme radical du propos. Dans un deuxième temps, nous verrons, à partir de l’exemple de la pensée de G. Becker, pourquoi la rationalité que cet auteur attribue aux agents économiques ne peut être appliquée au chercheur lui-même sauf à renoncer à la prétention au vrai de son discours.

3.1 La réfutation d’un point de vue sceptique : l’épistémologie de McCloskey.

Si l’on suit le point de vue de McCloskey partisane du scepticisme, le discours scientifique est une forme de rhétorique. Or, à ses yeux, il faut admettre qu’en matière de rhétorique il n’existe pas d’arguments qui valent plus que d’autres. Ainsi, du point de vue de la capacité à valider un discours, l’argument d’autorité est mis sur le même plan que l’argument d’auto-réfutation (McCloskey 2002). Elle affirme notamment « je dénie qu’il existe un intemporel Bon Argument pour tout » (2002, p.330-331).

L’objection que nous pouvons faire à McCloskey ici est la suivante : tout d’abord, en tant qu’écrivant un article sur l’épistémologie de l’économie, elle prétend à la vérité de ses propres thèses, à la justesse de son point de vue et cela contre le point de vue adverse qui dirait par exemple qu’il y a une vérité (avec un grand V) en économie ou qui maintiendrait qu’il existe des arguments plus valables que d’autres. Elle dit très précisément qu’on a tort de penser qu’il y a des arguments plus valables que d’autres.

Dès lors, nous dire que tout est rhétorique et qu’il n’existe donc pas d’argument plus valable que d’autres consiste à dire soit : il est vrai que tout est rhétorique. Dans ce cas, on dit bien « il est vrai de dire que… ». Soit, encore à dire « tout est rhétorique et même cette proposition qui dit que tout est rhétorique est rhétorique ». Cette proposition ne vaut donc pas plus que son contraire : « rien n’est rhétorique » ou encore « il existe une vérité ». Dans ce cas, cette proposition ne peut valoir comme point de vue contre un autre. Pour le dire encore autrement, lorsqu’elle écrit je « dénie qu’il existe un intemporel Bon Argument », elle dit « il est faux de dire qu’il existe un intemporel bon argument » et donc là encore présuppose implicitement que sa proposition vaut plus qu’une autre, qui dirait l’inverse. A chaque fois, elle pose subrepticement sans l’expliciter qu’elle prétend à la vérité de ce qu’elle énonce. Pour le dire encore plus précisément McCloskey critique tout recours à l’argument transcendantal, en s’appuyant sur Bruno Latour et convoquant Wittgenstein, Austin, Putman, Rorty, Feyerabend, elle entend affirmer qu’il n’existe pas « un niveau méta-linguistique protégé [safe] » (p. 333), que prétendrait, sensément à ses yeux, être l’argument transcendantal ou considération de l’auto-contradiction performative. Ainsi, elle nous explique que pas plus qu’il n’existe de « grand pieds » dans l’absolu, de « bons poèmes » indépendant des contextes et des discussions sur ce sujet, il n’existe pas non plus d’arguments absolus pour dire ce qu’est un bon argument philosophique. « Les décisions de ce type ne peuvent être faites indépendamment des conversation des êtres humains. Nous décidons ce que sont les grands pieds, les bons poèmes ou les arguments philosophiques satisfaisants. Les critères sont sociaux, non solipsitiques. Ils sont écrits dans les conversations, non dont les étoiles. » (p. 334).

Mais notre argument n’est pas de dire : il existe un niveau hors de tout langage, un ciel des idées où se trouverait un argument x, une proposition y, vraie de toute éternité et que l’on prendrait comme on prend un gâteau sur une étagère. Notre argument est plutôt de dire, en un sens qui pourrait tout aussi bien être considéré comme aussi wittgensteinien : la science est un jeu de langage parmi d’autres (comme la poésie, la conversation d’agrément, etc.). McCloskey joue ce jeu de langage en écrivant son article. Elle ne prétend pas, en effet, écrire un roman ni faire de la poésie mais bel et bien faire le point sur des questions d’épistémologie de l’économie et nous dire ce que nous devons considérer comme valable (tout est rhétorique) et ce que nous devons considérer comme non valable (tout n’est pas rhétorique). Or, à nos yeux, ce jeu de langage, qu’est ce type d’écrit comme l’article de McCloskey, possède un certain nombre de principes qui sont toujours présupposés et qui, lorsqu’ils sont déniés, comme dans le cas de McCloskey, conduisent à des contradictions performatives lourdes du type : « il est valable de dire qu’il n’y a pas de propositions plus valable que d’autres », ou mon argument selon lequel il n’y a pas d’argument valable est plus valable que l’argument qui dirait qu’il y a des arguments valables. Ce que nous dit McCloskey.

C’est donc bien l’absence de congruence entre la prétention du discours (dire quelque chose de plus vrai sur l’épistémologie de l’économie que d’autres épistémologues qui prétendraient à la scientificité de leur propos) et le contenu du discours (affirmer que tout est rhétorique) qui nous permet de réfuter les propos de McCloskey.

3.2 : la réfutation d’un point de vue dogmatique : l’exemple de G. Becker.

Une autre manière d’utiliser notre grille d’analyse est d’interroger une proposition scientifique à partir des corollaires de l’argument transcendantal. Ainsi, il existe une nécessité de poser une capacité d’autoréflexion au chercheur (cf. schéma 2). On peut donc enquêter sur ce que dit un auteur de la rationalité des individus et voir s’il peut l’appliquer à lui-même lorsqu’il fait acte d’économiste, c’est-à-dire lorsqu’il est en train de tenir un propos scientifique.

On peut regarder ici la manière dont Gary Becker étend le comportement de maximisation de l’utilité attribué aux agents économiques à l’ensemble des activités humaines.

Très souvent, les critiques apportées à cette vision sont : 1) on ne peut étendre le raisonnement d’utilité à toutes les activités humaines (le mariage relève de l’amour acte gratuit) mais en se contentant de faire une critique externe aux propos de Becker sans parvenir à réfuter la logique de son discours ; 2) l’action d’une personne altruiste ne peut être considérée comme une maximisation de son intérêt individuel parce qu’il y aurait contradiction entre intérêt individuel et altruisme [8]. La réponse a cette deuxième objection a été formulée par Jensen (2000, p. 5). Prenant l’exemple de Mère Teresa, il indique qu’elle refuserait de consacrer du temps à autre chose qu’aux pauvres de Calcutta et qu’en ce sens elle maximise sa fonction d’utilité [9]. On pourrait donc bien étendre à toute activité humaine l’analyse en termes de maximisation de l’utilité.

Rappelons ici que Becker incorpore, aux préférences individuelles, deux stocks de capital : le capital personnel (expérience à partir des consommations passées et autres éléments qui influencent les utilités actuelles et futures), et le capital social (actions des autres qui influencent les comportements actuels). « Mon approche inclut l’expérience et les valeurs sociales dans les préférences et les goûts à travers deux stocks de capital basiques. Le capital Personnel P (…) le capital Social S (…) l’Utilité au temps t égale :

où x, y et z sont des biens divers » (Becker 1996, pp. 4-5). L’enjeu ici est d’endogénéiser dans la fonction d’utilité deux éléments : d’une part, l’expérience passée présente dans le capital personnel et, d’autre part, le jugement des autres, intégré dans le capital social. Que signifie exactement cette endogénéisation ? Becker définit le comportement des individus de la manière suivante : « le comportement peut être considéré comme « rationnel » parce que les individus sont supposés faire des anticipations, de la maximisation, et des choix cohérents. Mais le type de rationalité modélisée ici est aussi différente, et beaucoup plus pertinente que celle établie par les modèles standards parce que le comportement est influencé par les coutumes, l’enfance et les autres expériences, la culture, la pression des pairs et les autres interactions sociales » (1996, p. 23). Et, ainsi, il étend la possibilité d’utiliser son modèle à l’ensemble des activités humaines.

L’objection que l’on peut formuler à l’aide de l’argument transcendantal concerne le statut d’une proposition qui affirme « toute action est le résultat de la recherche de la maximisation de son intérêt individuel ». Cette proposition, parce qu’elle prétend à la vérité indépendamment de la maximisation de l’intérêt individuel de celui qui la prononce, ne relève pas de la définition donnée de l’action lorsqu’il s’agit de l’activité scientifique. Dans cette action est introduite une motivation qui ne relève pas de la maximisation de l’intérêt individuel, à savoir la prétention au vrai. L’énoncé « toute action est le résultat de la recherche de la maximisation de son intérêt individuel » est en contradiction avec l’acte d’énonciation qui prétend à l’universalité de la proposition indépendamment de la maximisation de l’intérêt de celui qui la prononce.

Face à cette objection, soit Becker dit « il est de mon intérêt individuel de dire cela » et nous n’avons plus qu’à objecter : il n’est pas de mon intérêt individuel de dire cela. Soit il dit « tout le monde agit selon son intérêt individuel, sauf moi le chercheur » et donc le chercheur est lui-même le contre-exemple de sa proposition et il n’est nul besoin d’aller chercher sur la terre ou la planète Mars un saint (mère Theresa ou autre) qui invaliderait la proposition de Becker. Lui-même l’invalide sans qu’il soit nécessaire de rechercher un contre exemple empirique.

Au total, si on fait l’hypothèse que les individus cherchent à maximiser leur intérêt individuel, la prétention à la vérité de cette hypothèse ne peut relever de la maximisation de l’intérêt individuel et oblige à poser que toutes les actions humaines ne peuvent être réductibles à la recherche d’un intérêt individuel. C’est là une thèse concrète dont le contenu est tangible et qui ouvre d’autres horizons à la connaissance de la rationalité humaine.

Ainsi, toute proposition qui consistera à enfermer les individus dans des déterminismes qui nient la capacité d’auto-réflexion des individus devra être rejetée.

4) Argument transcendantal et propositions positives.

Cependant, l’argument transcendantal n’est pas qu’une machine à réfuter des thèses. Nous pouvons dire qu’il ouvre la voie vers deux niveaux de propositions positives :

Le premier consiste à définir la rationalité des agents économique autrement qu’une rationalité exclusivement instrumentale ou totalement déterminée par les institutions qui entourent l’action des agents. Le deuxième niveau, consiste à penser les institutions (au sens northien de l’ensemble des règles du jeu) comme résultat à la fois de l’interaction des agents, mais aussi comme contraintes et en même temps espace d’opportunités pour l’action.

4.1 Argument transcendantal et agent économique

Dès lors que l’on retient l’hypothèse de capacité d’autoréflexion des agents économiques, cela conduit à supposer que les agents peuvent modifier leurs représentations indépendamment d’un choc externe. Par un retour sur eux-mêmes, ils peuvent acquérir un regard critique sur leurs représentations. La construction des représentations d’un événement doit pouvoir se faire par prise de conscience de son acte de représentation, que l’on peut appeler la capacité d’autoréflexion. Cependant, si l’on pose ce principe d’autoréflexion, il faut pouvoir expliquer comment peuvent apparaître de nouvelles représentations qui ne seraient pas données ou stimulées par un choc externe. Il nous faut donc poser la possibilité d’imagination qui permet à l’individu de se construire de nouvelles représentations grâce à sa propre réflexion sur le monde. Cette capacité d’autoréflexion ne peut être pensée comme limitée, puisqu’au contraire la capacité proprement humaine de la liberté de représentation consiste à pouvoir toujours penser au-delà des limites de la représentation. On peut illustrer ce processus cognitif à partir d’exemples simples. Ainsi, la pensée d’un triangle en géométrie nécessite de poser un espace au-delà de ce triangle. De la même façon, la pensée du présent nécessite de poser le futur. C’est ce processus de pensée, par lequel pour penser un x (le délimiter), il faut poser un au-delà du x (l’au-delà de la limite), qui permet de définir l’acte de penser comme « infinitisation du fini » grâce à l’imagination (Thomas-Fogiel 2000a). Dès lors, tout agent est capable (ce qui ne veut pas dire bien entendu qu’il le fasse systématiquement) d’activer de multiples représentations d’un même phénomène : ainsi, un salarié peut se représenter sa situation comme une situation d’exploitation et une situation d’accomplissement d’une tâche qui lui donne du plaisir et une situation de rencontres conviviales et également se représenter des modifications réalisables dans sa situation ou encore imaginer des changements utopiques.

Loin d’avoir un agent économique dont l’on peut prévoir à l’avance les réactions, il nous faut poser comme le souligne Guesnerie que l’économie qui étudie des « atomes sociaux » doivent accepter que : « Les atomes sociaux ne diffèrent pas seulement des atomes du monde du monde physique par les représentations qu’ils se donnent de cet environnement ; ils peuvent aussi le changer, c’est-à-dire modifier les règles du jeu, les institutions et l’organisation économique elle-même  » (Guesnerie 2001, p. 804).

On retrouve ici ce qui fait la difficulté mais aussi l’intérêt d’une compréhension du comportement des agents économiques. Comme l’indiquait Keynes, l’économie « traite des motivations, des anticipations, des incertitudes psychologiques. (…) C’est comme si la chute de la pomme vers le sol dépendait des motivations de la pomme, de ce que cela vaille ou non le coup de tomber au sol, et de ce que le sol veuille bien que la pomme tombe, et des calculs erronés effectués par la pomme quant à la distance qui la sépare du centre de la terre » [10].

Au total, l’intérêt de l’argument transcendantal est ici de pouvoir comprendre comment les agents peuvent changer leurs représentations indépendamment de lois nécessitantes liées aux institutions, aux changements de l’environnement ou aux déterminismes psychologiques ou psychologiques.

Cette vision des agents économiques auquel nous devons attribuer une capacité d’autoréflexion nous permet également de repenser le rôle des institutions.

4.2 Argument transcendantal et institutions.

En reprenant la distinction commode de North (2001, 2006) entre institutions comme règles du jeu et agents comme joueurs, la question de savoir comment des règles communes peuvent exister et se transformer se posent. Notre question ici n’est pas celle de la naissance des institutions d’un point de vue anthropologique ou historique mais de savoir pourquoi des règles sociales sont suivies par des agents économiques et comment elles peuvent évoluer.

Il nous semble que la reconnaissance du rôle des institutions requiert de s’interroger sur la façon dont les individus se les représentent. Et de fait, une institution est une forme de représentation du monde qui ne peut exister que si les individus la tiennent comme institution. Un philosophe comme Searle insiste sur l’ambivalence des rapports entre les individus et les institutions. D’un côté, si les individus renoncent à considérer qu’il s’agit d’un fait institutionnel, alors l’institution disparaît. Pour appuyer sa démonstration Searle cite l’exemple de l’écroulement du système communiste des pays de l’Europe de l’Est (1995, p. 123). Mais d’un autre côté, force est de constater que nombre d’institutions sont acceptées par des individus alors même que cette acceptation n’apparaît pas comme leur intérêt : « le trait remarquable des structures institutionnelles, c’est que les gens continuent de reconnaître et de coopérer dans bon nombre d’entre elles, même lorsqu’il n’est pas du tout évident qu’ils en tirent avantage » (1995, p. 124). Dès lors que l’on considère que les « institutions comptent », doit-on en faire le principe explicatif de tous les phénomènes économiques ?

A nos yeux, une telle vision conduirait à considérer que les individus sont déterminés par les institutions qui les entourent. Si l’on suivait cette hypothèse, l’on devrait renoncer à poser la représentation comme un acte libre puisqu’elle serait le produit de la réflexion d’individus déterminés et dès lors on retomberait dans toutes les apories dénoncées plus haut.

C’est pourquoi, notre question est : comment concilier l’existence d’institutions et la liberté de représentation des agents ?

D’une même institution, les agents peuvent se donner plusieurs représentations qui coexistent et donner ainsi l’impression d’une attitude ambivalente. Dans ce cadre, la question de la représentation commune devient celle de la manière dont les agents puiseront dans leurs propres représentations pour choisir une attitude compatible avec l’attitude des autres agents. Le problème est donc bien celui d’une vision commune de la représentation sans que celle-ci repose sur l’approbation préalable de cette vision commune [11]. Nous retrouvons ici la question de Keynes (1936, chapitre 12) au sujet des marchés financiers : comment rendre compte de la façon dont des agents vont choisir une vision commune d’un choix ? Ce choix devra, pour une part, être expliqué par la manière dont les agents peuvent modifier leur représentation. La modification d’une représentation par un agent doit être pensée comme un acte libre de cet agent. Dès lors, la modification d’une représentation ne doit pas être comprise uniquement comme un choc entre des représentations différentes. Parce que la représentation est acte, et non simple image, elle est toujours susceptible de modification, sans qu’il soit besoin de poser un stimulus extérieur à l’acte de réflexion lui-même. C’est la combinaison des deux éléments – confrontation d’une représentation aux représentations d’autrui et capacité d’autoréflexion sur ses propres représentations – qui permet de mieux saisir l’interaction entre les représentations.

Lorsqu’un individu construit une représentation de ce que peut être une situation économique, cette représentation sera confrontée à la manière dont les autres agents envisagent eux aussi la représentation. Si cette confrontation avec les autres représentations ne correspond pas aux attentes de l’agent, cela n’a, pour autant, rien à voir avec la vérité ou la fausseté de cette représentation en tant que telle ; cela signifie seulement que cette représentation n’est pas partagée par les autres agents économiques. Nous obtenons donc un concept de représentation qui nous permet d’expliquer de façon différente le rapport entre individu et institution. Une règle (i.e. une institution) existe tant que les représentations collectives [12] des individus s’y accordent. Cela ne signifie nullement que les individus approuvent, de fait, la règle, mais cela signifie uniquement que les individus ne voient pas comment modifier la règle lorsqu’elle ne leur convient pas ou encore qu’ils ne parviennent pas à imaginer une situation meilleure que celle en laquelle ils se trouvent. Cette modification de la règle peut certes venir d’un stimulus extérieur à l’individu, mais elle peut aussi être le fruit de la construction d’une nouvelle représentation de la part de l’individu par un acte de réflexion sur ses propres représentations. Par suite, nous défendons donc l’idée que :

1) Les institutions comptent puisqu’elles définissent des espaces de règles que les agents respectent.

2) Néanmoins, le fait que les institutions comptent ne signifie pas qu’elles deviennent des chemins de dépendance pour l’avenir. Leurs modifications ou transformations peuvent être plus ou moins coûteuses pour les agents qui veulent changer les institutions. Cependant, la possibilité d’inventer de nouvelles représentations et de les communiquer à d’autres individus fait qu’il est logiquement impossible de définir a priori ce que seront les institutions dans le futur. Cette absence de fin de l’histoire et de déterminisme historique est la condition même de la liberté nécessaire à l’acte de représentation.

Il nous reste, dès lors à expliquer comment il est possible, de passer des « croyances individuelles » au « croyances partagées ». Pour parvenir à des « croyances partagées », il faut en un premier temps une capacité à les confronter. Or, les individus grâce au langage échangent et discutent les représentations qu’ils se font d’un même événement. Cette capacité conversationnelle peut donc être à l’origine des « croyances partagées » entre quelques agents. Les individus, parce qu’ils sont dotés du langage peuvent communiquer leur représentation, et tout individu, par un acte libre de représentation est capable de comprendre la représentation d’un autre individu. Ce processus simple, n’a pas de valeur directement anthropologique, mais nous permet de comprendre que le fondement des « représentations communes » n’a pas à être trouvé dans des méta-règles mais dans le sens que les individus vont donner à leur représentation. C’est de ce socle que vont naître les architectures organisationnelles et institutionnelles. Bien sûr, les architectures de ces « représentations communes » sont extrêmement complexes dans nos sociétés contemporaines. On peut constater la présence d’un ensemble d’institutions hiérarchisées qui, pour certaines d’entre elles, obtiennent la légalité d’imposer les règles et de les faire appliquer par des institutions-organisations (police, justice, etc.). Dès lors, les individus, même s’ils n’approuvent pas la règle, peuvent se voir contraints de l’appliquer. Ils peuvent, en même temps, rechercher des possibilités d’action pour parvenir à modifier la règle. L’existence de contraintes institutionnelles implique que la connaissance des institutions reste nécessaire pour saisir et comprendre le fonctionnement d’une économie. A nos yeux, le programme de recherche reste donc bien « l’analyse de la coordination des actions situées dans un espace institutionnel » (Defalvard 2002, p. 14).

Bien évidemment, nous ne prétendons pas ici poser ce qui serait le fondement ultime des règles [13]. Mais, au total, nous avons un schéma cohérent de la compréhension des institutions comme « croyances partagées » dans lequel, grâce à la pensée de la représentation comme acte libre – condition qui doit être posée si l’on ne veut pas sombrer dans une contradiction entre l’agent économique et l’économiste – les agents sont dotés d’une rationalité non réductible à la recherche de l’intérêt. La liberté d’imagination des agents, que l’on doit poser si l’on suit la logique de l’argument transcendantal, nous a permis de construire un outil d’analyse du rapport entre individus et institutions.

Conclusion

L’argumentation transcendantale que nous avons déployée dans cet article nous donne donc une grille d’analyse des théories économiques spécifique qui ne relève pas de l’argumentation habituelle à partir de l’induction et de la déduction. Il est possible ainsi, d’appliquer cette grille à toute théorie économique (Parthenay 2008). Elle nous semble aussi prometteuse pour un réexamen des pensées économiques en Histoire de la pensée économique. De plus, l’utilisation de l’argument transcendantal, nous semble ouvrir des perspectives nouvelles pour fonder les rôles respectifs des institutions et des individus dans les mécanismes économiques.

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// Article publié le 29 avril 2019 Pour citer cet article : Claude Parthenay , « Théorie économique et argument transcendantal », Revue du MAUSS permanente, 29 avril 2019 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Theorie-economique-et-argument-transcendantal
Notes

[1Parmi cette littérature, deux ouvrages édités par Mäki (2001, 2002) font une large synthèse sur cette question. Cette question va être soulevée régulièrement en économie. On peut donner quelques exemples : Knight (1921), Coase (1937), Simon (1947, 1955).

[2Certes, l’économie expérimentale est un champ aujourd’hui qui permet de tester les hypothèses comportementales des agents, que ce soit l’économie expérimentale en laboratoire (Smith 2008, Kahneman 2011) ou l’économie expérimentale de terrain (Banerjee et Duflo 2011). Cependant, en dépit de l’attribution du prix Nobel d’économie à Smith et Kahneman, ces courants restent largement minoritaires, contrairement à ce qu’affirment Cahuc et Zylberberg (2016).

[3La très grande utilisation de la technique des régressions multiples ne pallie que très peu cette difficulté.

[4Pour l’explicitation de cette évolution de l’épistémologie, voir, notamment, nos travaux antérieurs (Parthenay 2008 p. 53 et s. Parthenay Thomas-Fogiel 2005).

[5Par exemple, nous dit Lawson : si l’on « pose que, sous certaines conditions x, un agent choisit en fait de faire y » cela signifie que l’on pose qu’il « aurait réellement pu ne pas choisir y » (Lawson 1994, p. 269). Sans un tel argument, selon Lawson, la notion de choix perdrait bien évidemment tout sens. La condition de possibilité est donc ce qui donne sens à tel ou tel fait ou acte (ici celui de faire un choix)

[6Comme ce qui est valable par delà un lieu contingent – telle civilisation géographiquement située – et par delà un temps ponctuel – tel moment historique

[7Remarquons ici qu’il ne s’agit pas de dire qu’il n’existe pas de déterminismes sociaux, de contraintes de langage etc. Il s’agit de dire que si l’on veut prétendre pouvoir faire de la science, il faut présupposer que dans l’activité de recherche le chercheur peut faire abstraction de ces contingences.

[8Comme le note Hodgson (2001) : « La caractéristique des qualités comme la loyauté et la confiance est qu’elles ne peuvent se réduire à un calcul de coûts, qui ne ferait que les saper. Comme le remarque Arrow (1974, p. 3) à propos de la confiance : « si vous devez l’acheter, vous avez déjà des doutes sur ce que vous achetez. » La confiance et la loyauté ne peuvent être modélisées convenablement dans un cadre exclusivement contractuel »

[9Nous n’entrons pas dans le débat de savoir si le contre-exemple de Jensen est pertinent. La question se poserait, sans doute, de façon différente s’il s’agissait de qualifier l’héroïsme d’un officier qui risque sa vie dans un combat qu’il sait perdu d’avance. La rationalité d’un tel acte est soulevée par Maslow (1943) à propos du comportement de certains officiers pendant la première guerre mondiale.

[10Lettre à Harrod, 16 juillet 1938, cité par G. Dostaler (2005, p.137).

[11Nous rejoignons ici Aoki lorsqu’il écrit à propos des institutions vues comme des régularités de comportement, c’est-à-dire comme source d’information sur le comportement potentiel des autres agents : « En étant guidé par une telle information, les agents ayant une rationalité limitée peuvent économiser sur le traitement de l’information et ainsi arrivent à des choix mutuellement consistants, même s’il n’y a absolument pas de garantie que ce résultat est le plus efficient comme un équilibre walrasien ou même un équilibre de Nash », (2006, p. 10).

[12La représentation collective est la représentation qui apparaît à un moment donné comme admise. Elle ne relève pas d’un calcul arithmétique ou mathématique (représentation majoritaire ou représentation moyenne) dans la mesure ou une représentation minoritaire peut l’emporter dans certaines circonstances (par exemple celui qui détient le pouvoir de police).

[13Ainsi, nous ne nions pas qu’il faille des règles (le langage par exemple) pour fonder des règles communes. Il nous semble que la question de l’origine de la première règle n’est pas une question pertinente. En effet, les règles de langage que nous suivons ne contraignent pas les représentations puisque ce ne sont pas elles qui donnent le sens de la représentation dès lors que l’on respecte, pour définir la représentation, les principes de l’argument transcendantal.

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