Des difficultés majeures affectent l’enseignement des sciences sociales [1]. Elles sont le reflet d’une crise épistémologique et, plus généralement, des tensions marquant le déploiement de la société démocratique à l’âge des identités. Ce texte ne prétend pas être exhaustif, mais veut contribuer à la défense des sciences sociales en tant qu’instruments de compréhension du social-historique face aux défis imposés par la transformation des relations entre espace public et identité, et par la diffusion d’un paradoxal relativisme anti-scientiste de matrice néopositiviste. Les pages directement consacrées à ces questions sont précédées par trois étapes d’approche concernant le pays où j’habite et travaille, le Canada, utiles pour introduire à l’interrogation des tensions qui explosent en salle de cours. Les lectrices et les lecteurs plus pressés pourront commencer leur lecture directement au quatrième paragraphe.
1. Première étape d’approche : la place publique, ou des conflits autour du commun
À une minute à pied de l’une des places les plus iconiques du centre de Toronto, Dundas Square, il y a quelques années, une statue a d’abord été recouverte d’inscriptions, puis abattue [2]. Non seulement la statue n’a pas été restaurée, mais également, en conséquence de cet événement, l’université, la troisième en taille dans la ville, qui en était propriétaire a officiellement changé de nom. L’homme représenté par la statue, Egerton Ryerson, qui donnait également son nom à cette université, n’a plus été jugé digne du prestige dont il jouissait auparavant. Tout cela s’est produit presque sans objections car le sens de ce qui se passait était évident. Cela était résumé par la rangée de chaussures d’enfants laissées devant la statue les jours précédant sa chute. Ou par le numéro 215 (ensuite devenu 221) écrit à la bombe sur son piédestal. Au milieu du XIXe siècle, en tant que surintendant en chef du Haut Canada (le sud de l’actuel Ontario), Ryerson a été l’un des protagonistes de l’organisation du système scolaire public canadien, ainsi que le précurseur des pensionnats, c’est-à-dire du système d’internats gérés par des églises de différentes confessions chrétiennes sur mandat de l’administration publique, explicitement conçus pour assimiler les enfants des communautés autochtones [3]. Dans ces établissements, de multiples formes de violence ont été perpétrées et, à la suite de celles-ci ou en raison du manque de protection contre les épidémies ou d’autres dangers, un nombre indéfini d’enfants ont trouvé la mort. Les inscriptions, les chaussures et finalement la chute de la statue remontent précisément au moment de la découverte des restes de plus de deux cents enfants enterrés près de l’une de ces écoles. L’exhumation des os imposait à la société canadienne l’actualité de ce passé, commencé dans la première moitié du XIXe siècle et conclu avec la fermeture de la dernière école résidentielle en 1997. La chute de la statue de Ryerson et le changement de nom de l’université n’ont pas rencontré d’oppositions substantielles : le lien avec le présent était immédiat. Non seulement parce que, pour de nombreux membres des communautés autochtones, les écoles résidentielles sont une expérience directe ou celle de leurs parents, mais aussi parce que l’élaboration de ce passé fait partie intégrante de la volonté de redéfinir l’identité canadienne. Cette volonté n’échappe pas non plus à ceux qui passent quelques jours dans une métropole canadienne : des objets, des dessins et des symboles facilement associables aux communautés autochtones sont de plus en plus visibles et récurrents dans l’espace public canadien. Un exemple emblématique en est le Spirit Garden actuellement en construction à côté de la grande place en face de l’hôtel de ville de Toronto, conçu précisément pour commémorer les écoles résidentielles et célébrer les traditions autochtones.
Quand les liens entre le passé et le présent sont moins directs et les implications identitaires plus complexes, le travail de redéfinition du présent commun et du passé qui le représente est certainement moins facile. Récemment, par exemple, l’une des institutions les plus importantes de la communauté italo-canadienne de Toronto, le Columbus Centre, a envisagé de changer de nom. À la fin de la consultation menée par des professionnels externes, l’opposition au changement l’a emporté. Le nom du premier colon du « nouveau » monde a été jugé central pour l’identité italo-canadienne et son abolition une source de division potentielle. Pour plusieurs générations d’Italo-Canadiens, le nom de Colomb, comme celui de Cabot, reste indissociable de la possibilité de se sentir chez eux sur ce continent malgré la marginalisation subie. Un moyen, en d’autres termes, de se sentir Canadiens tout en étant Italiens ou en tant qu’Italiens. Cependant, la demande de changer ce nom répondait à un souhait analogue : la volonté d’être Italo-Canadiens aujourd’hui, dans un Canada qui repense son identité en remettant en question ses racines coloniales.
Au printemps dernier, le parlement provincial de l’Ontario, après avoir caché derrière des panneaux blancs la statue de Sir John A. Macdonald, a apposé une plaque sur laquelle on peut lire : « Bien que nous ne puissions pas changer l’histoire dont nous avons hérité, nous pouvons façonner l’histoire que nous souhaitons léguer aux générations futures. Le Président de l’Assemblée législative examine comment ces histoires sont représentées dans les monuments et dans la statuaire des terrains de l’Assemblée afin de respecter la diversité de nos cultures et de nos peuples ». Les formulations sont ambiguës et mériteraient une longue discussion, je me limite à insister sur un fait que ces dynamiques canadiennes montrent avec une particulière évidence : l’enjeu se trouve dans le passé seulement dans la mesure où il définit un « nous » actuel, un commun qui tend à s’effacer. Le passé joue un rôle dans les conflits qui constituent ici et maintenant la société et sa projection dans le futur [4].
2. Deuxième étape d’approche : le musée, ou les régimes d’historicité face à face
Dans une métropole comme Toronto, érigée dans un lieu clé de rencontre et d’échange des peuples autochtones, puis poste commercial et militaire français, puis anglais, où aujourd’hui plus de la moitié des habitants ne sont pas nés au Canada, la complexité de définir le « nous », y compris à travers le rapport à un passé ou à plusieurs passés, est évidente. Pour observer une tentative particulièrement stimulante de penser le « nous » canadien par rapport au passé, il peut être utile de se déplacer dans la région métropolitaine de la capitale fédérale, Ottawa, et de visiter le Musée canadien de l’histoire. « Musée canadien de l’histoire » est le nom choisi en 2012 par le gouvernement conservateur au moment de la réouverture de ce qui était auparavant le Musée des civilisations. Passées les caisses, on se retrouve dans le grand hall d’où l’on peut accéder aux différentes sections du musée. Dans cet espace vaste se dressent des mâts totémiques. En face, au-delà des énormes baies vitrées, au-delà de la rivière des Outaouais, qui marque la frontière entre l’Ontario et le Québec, se dressent la colline du Parlement et le profil gothique-victorien des édifices du pouvoir législatif, derrière lesquels se trouvent également les bureaux du Premier ministre fédéral. Les principales contradictions du Canada sont ici, dans la salle et dans ce paysage, exposées involontairement. En fait, tout le musée est une tentative complexe de relier des récits différents de passés convergeant dans l’identité canadienne contemporaine. En utilisant le terme « récit », je n’adhère pas à la mode du storytelling ou des narratives, mais je souligne la volonté des conservateurs du musée d’inclure différentes manières d’aborder le passé.
Le musée est réparti sur différents niveaux : le premier est entièrement dédié aux peuples autochtones ; le deuxième est occupé par les expositions temporaires et les services ; le troisième niveau aborde « les débuts du Canada » et « le Canada colonial », tandis que le quatrième ouvre sur « le Canada moderne ». À l’entrée de la section des peuples autochtones, un panneau informe sur son origine : inaugurée en 2002 [5], elle doit sa conception à « une équipe de conservatrices et de conservateurs autochtones et non autochtones, sous la direction d’un comité consultatif autochtone externe ». On souligne le caractère novateur de ce projet à l’époque, mais aussi l’évolution survenue au cours des deux dernières décennies : « la terminologie, le discours public et la façon de raconter les histoires ont également changé durant cette période ». De là découle la nécessité d’une révision, en cours, destinée à déboucher sur un nouvel aménagement.
Ce qui frappe avant tout est la volonté de concilier les différentes façons de se rapporter au passé. Le panneau « Nos origines » résume cette volonté : « Les recherches scientifiques et nos traditions confirment que nous, les Premiers Peuples, avons une présence ancienne sur ce continent. Nous ne sommes pas les premiers immigrants ; nous sommes les natifs du territoire. Nous étions déjà ici quand le monde a pris sa forme actuelle ». L’intention est manifeste : conjuguer les « recherches scientifiques » (les données archéologiques et les élaborations historiographiques) avec les « savoirs traditionnels ». Je ne veux pas m’attarder sur les implications idéologiques spécifiques des faits confirmés par les recherches scientifiques et les savoirs traditionnels, mais attirer l’attention sur l’ambiguïté que cette articulation produit. L’expression « la forme actuelle du monde » a-t-elle la même signification dans les deux manières de concevoir et d’expérimenter le passé ? On peut se demander si ramener des récits mythologiques dans la temporalité historique de la science n’est pas une manière de les annihiler, c’est-à-dire de nier le régime d’historicité différent auquel ils appartiennent et dans lequel ils prennent leur sens. La réponse est complexe et probablement ne peut pas être univoque, car il s’agit de conjuguer la volonté de considérer avec un respect égal les deux ordres de discours avec la volonté de les mettre en relation. L’enjeu est moins dans le passé en lui-même que dans la tentative canadienne de construire, aujourd’hui, une société qui se veut « interculturelle ».
Dans la même salle, une autre explication peut être utile pour saisir les contradictions qui nous intéressent ici. Sous le titre « Tradition orale », un panneau explique l’importance de préserver et de transmettre le savoir à travers la parole parlée. Bien que la diversité entre les sociétés autochtones en termes de rituels et de pratiques de transmission orale soit soulignée, il est justement affirmé que « tous les systèmes de transmission orale reposent sur la conversation et les liens que les gens entretiennent au fil du temps ». La seconde moitié du panneau illustre le danger que courent les traditions orales : « Au cours des 500 dernières années, des épidémies, la perte de la langue, la transformation de l’économie, la conversion au christianisme et le régime des pensionnats ont menacé les traditions orales autochtones. Dans chaque société, les gens s’efforcent de maintenir l’enseignement oral et enregistrent le savoir oral ». Lire ces lignes dans un musée, avec les lumières tamisées typiques de ces espaces et quelques éléments isolés éclairés par des projecteurs, produit un effet étrange : l’effet d’une mise en scène de la conservation de la tradition. Depuis que l’idée même de conserver la tradition a émergé en Occident, à partir du XIXe siècle, un paradoxe s’est imposé : le fait même d’agir en défense de la tradition implique une transposition du savoir à l’intérieur d’un système de pratiques et de représentations, celui du musée ou de l’archive, qui modifie structurellement le réseau original de significations que l’on souhaiterait préserver [6].
Un peu plus loin, dans un espace circulaire aux dimensions réduites, évoquant un tipi mais appelé à l’occidentale « Théâtre des histoires », on peut s’asseoir pour regarder de captivants courts métrages animés, réalisés par des artistes autochtones, qui racontent des mythes des origines. Mais que reste-t-il de la connaissance orale ? Qu’advient-il d’une connaissance orale lorsqu’elle est soustraite aux « liens [non médiatisés par l’écriture ou l’enregistrement] que les gens entretiennent au fil du temps ? » Surtout, ce temps, ce fil du temps est-il encore le même ?
Le fait que le fil du temps ne soit plus le même est illustré par la fermeture de la sous-section dédiée à la préhistoire des Tsimshian, un peuple de la côte ouest. La plaque d’introduction aux salles, inaccessibles au moment de ma visite, mentionne le retrait d’une partie des objets précédemment exposés : certains nécessitaient des conditions de conservation différentes, d’autres ont été « rapatriés », c’est-à-dire restitués à leur communauté d’origine, d’autres encore « ont été retirés par respect pour les protocoles des communautés ». La sous-section était constituée d’une importante collection datant de plusieurs campagnes : une première menée par l’archéologue Harlan I. Smith en 1910, poursuivie ensuite par l’ethnologue Marius Barbeau, accompagné de William Beynon, qualifié de « savant autochtone », qui ont poursuivi leurs études jusqu’à la moitié du siècle. Au moment de la nouvelle installation en 2012, ces salles étaient les seules à être présentées de manière similaire à celles des années 1970. C’était la dernière sous-section du premier niveau à se présenter encore comme purement historique, où le passé était séparé du présent. Dans les autres salles, en effet, tous les artefacts du passé sont exposés avec un nombre croissant, au fil des ans, de produits et d’œuvres contemporaines. La perméabilité entre le présent et les passés ainsi que la continuité des valeurs et des significations sont rendues par un agencement qui met en dialogue les objets de différentes époques, les histoires transmises et les témoignages de nos jours, et des œuvres d’art autochtone contemporaines. Dans les salles dédiées aux Tsimshian, je me souviens avoir vu un documentaire en noir et blanc dont le montage opposait des archéologues et des représentants des communautés autochtones dans un débat à distance sur la construction des mâts totémiques. Alors que les archéologues étaient convaincus d’avoir recueilli des sources permettant de déduire des transformations stylistiques, avec des changements parfois circonscrits et soudains, les porte-parole des communautés autochtones soutenaient l’unité intrinsèque des connaissances liées à la fabrication des mâts totémiques et des valeurs dont ils étaient et sont porteurs, excluant ainsi la possibilité même la transformation des savoirs et des pratiques. On assistait donc à une sorte de mise en scène de la relation d’incommunicabilité entre deux régimes d’historicité [7].
Quand on monte aux autres étages du musée, l’écart est patent. Évidemment, il n’y a aucune célébration de la colonisation, ni aucun effort pour atténuer la violence de l’impact de l’arrivée des Européens. C’est la forme de la présentation qui change, en fonction d’une manière sous-jacente différente de rapporter au temps historique : soudain, le principe d’organisation chronologique prend le dessus. Ici, le parcours muséal est visuellement marqué par une ligne du temps sur laquelle sont disposées les données historiques. Le besoin d’abstraction des détails, des événements et des sujets de l’ensemble du récit l’emporte. Désormais, les Européens sont divisés et opposés, ils sont anglais et français, et ils sont impliqués dans des conflits qui les précèdent et qui s’amplifient avec de nouvelles alliances. L’effort des conservateurs de cette section pour créer un récit comprenant les trois racines canadiennes, autochtone, française et anglaise, ainsi que les flux migratoires avec leur succession de marginalisations et d’exclusions, repose sur des présupposés totalement différents de ceux du rez-de-chaussée. Ici, la possibilité de réconciliation passe explicitement par la mise à distance, par l’historicisation d’événements et de phénomènes chronologiquement circonscrits.
Dans quelle mesure et comment deux régimes d’historicité peuvent-ils coexister ? Et s’ils peuvent coexister, peuvent-ils le faire dans un musée ? En faisant de son existence dans l’histoire et donc de la nécessité de sa propre transformation continue un point fort, l’expérience du musée d’Ottawa est radicale, et pourtant elle me semble ne pas tenir pleinement compte d’une limite intrinsèque à la forme muséale : elle ne constitue pas un espace neutre. En visitant, à Paris, le musée du Quai Branly, qui avait adopté la devise « Là où dialoguent les cultures » malgré sa forte tendance à présenter les objets comme des « œuvres d’art », James Clifford se demandait, non sans une pointe de scepticisme : « Exactement, comment les ’cultures’ seront-elles capables de ‘dialoguer’ ? dans quelles langues parleront-elles ? en adoptant quelles épistémologies ? quels programmes politiques ? avec quels degrés d’autorité ? en représentant qui ? ça reste à voir » [8]. Le musée d’Ottawa s’est effectivement posé ces questions, peut-être aussi parce que le projet ne naît pas du désir cosmopolite d’une ancienne puissance coloniale, mais de la nécessité nationale (ou d’un État plurinational) de se confronter à sa propre aspiration interculturelle. Cependant, la limite de la forme choisie est infranchissable. Bien que, au moment où il devient un lieu de rencontre entre différents systèmes culturels, déjà reconfigurés par leurs échanges et leurs confrontations, la forme muséale soit profondément remise en question et transformée, cette forme, que l’on veuille ou non le dire, demeure l’expression d’une partie. De la partie qui, inévitablement, impose, par la force et le prestige, son propre terrain et l’illusion qu’il soit neutre. Si la section consacrée aux peuples autochtones met en scène leur sens de la perméabilité entre présent et passé, elle le fait avec les écritures et les enregistrements typiques du musée. Le public qui choisit de consacrer du temps à étudier et comprendre l’histoire du Canada et les groupes scolaires qui y sont accueillis pour apprendre le passé national, entrent dans des salles isolées du monde, sans fenêtres, où le temps ordinaire est suspendu. Inutile d’insister : la visite du musée est une pratique qui redéfinit les significations. Le geste décolonial, aspirant à un mouvement d’inclusion et de transformation, doit également nourrir la prise de conscience des limites de la reconnaissance de l’altérité, de l’ambivalence de tout processus de rencontre qui est nécessairement un processus d’intégration et d’assimilation [9], dans lequel il n’y a pas de terrains neutres [10].
3. Troisième étape d’approche : un rite syncrétique au campus
En s’approchant de l’université, il peut être utile de laisser de côté, ne serait-ce que pour un instant, le sens métaphorique du terrain. À l’UofT, l’Université de Toronto, comme probablement désormais dans la majorité des universités nord-américaines, les réunions et les événements d’une certaine importance sont ouverts par un land acknowledgment, une formule de reconnaissance du territoire, c’est-à-dire par une déclaration dans laquelle « est reconnue la relation unique et durable qui existe entre les populations autochtones et leurs territoires traditionnels » [11]. Inspiré des rituels autochtones de salutation des terrains qui entretiennent des relations privilégiées avec d’autres peuples, cet acte s’est imposé avec le caractère d’obligation implicite typique d’un rite. Dans un campus aux architectures variées, néo-roman, néo-gothique, brutaliste et postmoderne, le land acknowledgment vise à introduire une relation avec l’espace et le temps totalement différente. À Toronto comme ailleurs, en chuchotant, il y a ceux qui expriment des doutes sur son sens. Ces doutes sont alimentés avant tout par une difficulté générale, voire une irritation face aux rituels, toujours soupçonnés de formalité vide dans la culture occidentale contemporaine. Cependant, on peut rencontrer également des critiques de ces protocoles émanant des communautés autochtones. Presque toujours, les représentants autochtones participent à la rédaction des textes utilisés dans les différentes universités, mais, en raison de la manière dont ils sont exécutés et perçus, le rituel change de sens et finit parfois par ne plus correspondre aux attentes. Par exemple, selon les discussions suscitées par ces déclarations sur différents campus, il a été souligné que la notion de terre qui était initialement propre à ces rituels de reconnaissance (terre comme connexion indissociable entre des lieux, des êtres vivants en général et des êtres humains d’un peuple donné qui, tout en n’étant souvent pas sédentaires, trouvent et retrouvent le sens de leurs histoires et de leurs expériences dans ces lieux spécifiques) a été remplacée par une notion de terre comme propriété détenue ou territoire contrôlé et gouverné par des individus, des groupes ou des institutions politiques [12]. Dans une université comme celle où je travaille, avec un budget annuel de près de trois milliards d’euros (et des revenus nets annuels d’investissement d’environ soixante millions), avec des chercheurs, des enseignants, du personnel administratif et un corps étudiant issus de systèmes culturels très différents, célébrer un rite autochtone au début de chaque réunion publique implique nécessairement sa transformation radicale. Comme dans toutes les formes de syncrétisme, les significations s’opposent et se superposent, se transformant parfois, se contredisant aussi, en occultant presque toujours les intentions initiales. Peut-être involontairement, la répétition du rite de reconnaissance de la terre nous montre l’inévitabilité du syncrétisme et du rôle difficile et contradictoire que chacun est appelé à jouer dans un processus continu d’intégration et d’assimilation.
4. Décoloniser l’université
Le principe décolonial joue un rôle important dans la reconfiguration de certains domaines d’étude et d’enseignement. Cela se fait sous l’impulsion de mouvements « d’en bas », mais aussi à la suite des requêtes « d’en haut » ; les motivations éthiques s’entrelacent évidemment à celles de marketing. Dans mon université, par exemple, lors de la présentation de la programmation quinquennale, de la réforme des programmes d’études ou, encore, de l’organisation des activités de soutien à l’enseignement, les départements sont explicitement invités à expliquer comment ils entendent « promouvoir la décolonisation et l’antiracisme ».
Les effets de ces processus sont évidents tout d’abord dans l’extension des « canons » et dans l’émergence de véritables « contre-canons » [13]. Les histoires de la littérature, de la philosophie, de l’art se sont enrichies de nouveaux protagonistes, de points de vue différents et de traditions alternatives. Des aspects jusqu’ici négligés d’auteurs déjà connus ont été découverts ; dans des paysages culturels que l’on pensait connaître, des figures dont le rôle avait été ignoré sont apparues. Dans les cas les plus intéressants, le geste décolonial se concrétise aussi dans une compréhension de la complexité des processus d’inclusion et d’exclusion qui marquent l’élaboration et la circulation des œuvres, des auteurs, des idées et des pratiques, c’est-à-dire l’origine et les logiques qui ont façonné les canons en tant qu’objets historiques. Par exemple, on examine les logiques intrinsèques à la culture de l’écriture [14]. Dans ce sens, le principe décolonial stimule une nouvelle interdisciplinarité. Dans des perspectives parfois divergentes et parfois convergentes, il impose de repenser sous un nouveau jour les relations entre les contenus, les pratiques et les institutions culturelles des différentes composantes de la société (qu’elles soient définies en termes de classes, de groupes, de communautés, etc.). Ainsi, le geste décolonial, fort de catégories appropriées, peut être à la base d’une nouvelle analyse de cet ensemble de phénomènes, parfois évoqués mais peu étudiés, à travers lesquels les relations entre les cultures « populaires » et les cultures « hautes » se sont reconfigurées dans la société européenne au fil des siècles. Il fait revivre une analogie déjà présente au moins depuis le XIXe siècle : l’hégémonie socio-culturelle comme forme de colonialisme interne. Il ne reste qu’à s’interroger sur les limites et les risques de cette analogie risquée pour en développer le potentiel heuristique.
Cependant, il faut constater que les impératifs de diversité et d’inclusion font irruption dans les salles de classe d’autres manières aussi, faisant exploser les tensions que nous avons observées dans nos étapes d’approche : la difficulté de penser le commun aujourd’hui, l’illusion des terrains d’entente neutres et l’absence de prise de conscience du syncrétisme. Dans l’enseignement des sciences sociales, ces tensions entrent en résonance avec l’illusion selon laquelle fonder nos recherches sur la dénonciation de l’ethnocentrisme pourrait ouvrir des espaces non ethnocentriques. Le problème n’est cependant pas celui de dénoncer, mais de comprendre. Et comprendre d’abord qui nous sommes. Nous, notre culture occidentale globalisée, façonnée par des siècles de colonialisme et de pensée de l’émancipation. Nous, enseignants-chercheurs et étudiants, dans nos rôles respectifs. Il s’agit donc de renoncer à ce que, dans la Volonté de savoir, Michel Foucault appelait le « privilège du locuteur » [15] : le privilège que, à travers la dénonciation de la répression, s’accorde celui qui se persuade et persuade les autres de violer les tabous, de se soustraire à l’ordre du discours pour le simple fait de le conjuguer de manière différente. Il s’agit d’un privilège trompeur et néfaste car il empêche de s’interroger sur les conditions d’existence de notre propre discours critique, nécessairement interne à l’ordre du discours qu’il critique. De l’œuvre de Foucault, cette prise de position est peut-être celle qui a été oubliée le plus rapidement, au point que l’icône de Saint-Foucault est constamment invoquée pour cautionner le privilège du locuteur. On sait que les privilèges nourrissent l’illusion de grandeur. Dans ce cas, au fil du temps, le privilège du locuteur, que Foucault attribuait aux penseurs qui s’étaient imposés comme des points de référence dans le public (à commencer par exemple par Herbert Marcuse), a conduit à l’illusion que l’acte performatif du locuteur privilégié puisse ouvrir des espaces neutres où l’inclusion n’est pas assimilation, mais une rencontre idyllique entre des égaux qui resteraient différents, si seulement il n’y avait pas « le pouvoir ». On procède alors à la création d’un espace sûr (safe space), où la sécurité est possible grâce à une limitation a priori de ce qui est enseignable et explorable, afin de neutraliser les forces de pouvoir. Comme une partie importante des locuteurs privilégiés bénéficie d’un poste à l’université, c’est précisément cette institution (le vieux palais du savoir bourgeois par excellence) qui devient le terrain neutre de tout savoir. Voilà un enchevêtrement de paradoxes. Essayons d’isoler et de voir de plus près ces dynamiques complexes qui convergent et les tensions qui les animent.
5. L’individualisme a-méthodologique
Commençons par les limites de l’espace du savoir, de la légitimité du sujet qui étudie et enseigne, ainsi que des objets qui sont étudiés et enseignés. Qui peut parler et de quoi ? En automne 2022, l’université de Hamline, dans le Minnesota, a initialement parlé d’islamophobie à propos d’une de ses professeurs temporaires ayant montré en classe des images de Mahomet dans un cours d’histoire de l’art ; elle a ensuite retiré l’accusation en insistant, cependant, sur le manque de préavis d’au moins deux minutes. Quelques mois auparavant, une professeure avait reçu de lourdes accusations de la part d’une association d’étudiants de son université, en Alberta, pour avoir montré en classe des miniatures médiévales, commandées par un souverain musulman et représentant également Mahomet, lors d’un cours consacré à l’islamophobie. Ce qui est au cœur du conflit dans ces exemples, c’est la limite entre le respect de la sensibilité de chacun et la liberté d’enseignement du professeur et d’instruction des autres étudiants. Cette liberté est fondée sur l’idéal d’une connaissance qui, en se développant à travers une mise à distance de l’objet d’étude, s’exerce sans profanation. La logique qui sous-tend la nouvelle limitation du champ de ce qui peut être enseigné est opposée à celle de la censure classique : alors que cette dernière fondait sa légitimité sur la nécessité de défendre les principes partagés, en termes de blasphème ou d’offense à la décence publique, la censure actuelle repose beaucoup plus subtilement sur la vulnérabilité des individus. La défense de cette vulnérabilité est confiée à entités imprécises et, en tant que telles, incontestables, répondant à cette fonction uniquement a posteriori sous la forme de comités ou garants de l’inclusion ou de conseils d’administration. Les condamnations sont prises par des sortes de tribunaux des droits des victimes aux procédures vagues, qui, en raison de leur caractère improvisé et des pressions médiatiques, ne respectent pas ce qui, dans un état de droit, sont les droits des accusés [16].
La transition d’une censure au nom de principes partagés à une censure au nom de la vulnérabilité des étudiants, résultant d’un approfondissement de l’individualisme démocratique, implique une transformation radicale dans les relations pédagogiques. La liberté académique traditionnelle est légalement établie dans les universités nord-américaines en termes d’interdiction pour les institutions d’orienter l’enseignement selon des principes confessionnels et de limiter l’expression de toute forme de critique de la société et de l’université même. Elle peut succomber lorsque la limitation est imposée en termes de protection de la vulnérabilité. Et ainsi le principe de l’université comme lieu d’interrogation illimitée n’a plus de sens.
Si Docet omnia n’est plus un principe valable, de quoi ne peut-on pas parler ? Quelles images ou mots ne peuvent pas être montrés et prononcés et donc compris par les étudiants ? Ou, en positif, quels objets peut-on analyser ? Quels corps peut-on sectionner ? Autrefois outil d’émancipation, le savoir est devenu potentiellement dangereux. Cette transformation s’est opérée à travers un mélange inextricable de médicalisation généralisée et d’attribution d’un pouvoir magico-performatif aux mots. La forme la plus répandue et évidente de cette combinaison se trouve dans l’attention portée aux traumatismes et à leur possible réactivation à travers des thèmes évoqués en salle de cours ou, de plus en plus souvent, simplement des mots. Pour créer un safe space, l’enseignant doit alors prévenir sa classe que des sujets sensibles seront abordés et des mots traumatisants seront prononcés. Peu importe que l’absence de justification médicale pour ses avertissements ait été démontrée, ils sont en train de se multiplier avec un effet de paraître comme effectivement nécessaires aux collègues, et aussi aux étudiants et aux étudiantes qui n’ont aucun « risque traumatique » mais qui, justement, s’interrogent sur leur manque de sensibilité. Ces « traumavertissements » répondent, d’une part, à la fonction de bouclier légal contre des plaintes éventuelles, d’autre part, au besoin individuel des enseignants vertueux de mettre en avant leur sensibilité [17]. La diffusion des « traumavertissements » nous révèle des changements qui se produisent le plus souvent dans l’ombre : certains sujets et certaines sources sont de plus en plus écartés de salles de cours. Ce qui en résulte, c’est une autocensure préventive affectant les étudiants qui, finalement, ne pourront jamais se confronter avec l’analyse d’aspects fondamentaux de notre société, des sources, des œuvres. Un exemple parmi beaucoup d’autres : Nègres blancs d’Amérique, publié en 1968 par l’un des leaders du Front de Libération du Québec, Pierre Vallières, est un texte important pour comprendre l’histoire du Canada ; pourtant, on le trouve de moins en moins cité dans les cours canadiens (où, d’ailleurs, la question québécoise n’a jamais été à la mode). Peu importe que le texte découle de rapports directs avec les luttes des Noirs américains, en particulier des Black Panthers, et avec la pensée anticoloniale, notamment celle de l’Algérien Albert Memmi. Le titre brouille les cartes et contient un mot imprononçable. Il y a quatre ans, à l’université d’Ottawa, une professeure contractuelle a vu son cours suspendu après avoir été accusée, en tant que femme blanche, d’avoir utilisé le même « derogatory term », en expliquant en classe le processus similaire de renversement de termes offensants en termes positifs d’autodéfinition par les mouvements noirs et les mouvements homosexuels et queer. Les signataires d’une lettre en défense de leur collègue précaire et de la liberté d’enseignement reçoivent encore aujourd’hui des courriels d’accusations et de menaces [18]. Bien que ces cas soient exceptionnels, c’est en raison de ces cas que l’ainsi-dite « cancel culture » se répand : un danger latent entraîne une autocensure préventive. On évite les figures controversées et les thèmes « divisifs » pour ne pas susciter de plaintes ou, pire encore, des campagnes via les réseaux sociaux [19]. Le nouveau principe est Docet benigna.
Si l’ainsi-dite « cancel culture » a réussi à trouver sa place dans les universités nord-américaines, et ailleurs, c’est aussi en raison d’une transformation du sens donné à l’étude. On oublie en effet que la suspension du jugement moral propre au processus de mise à distance est fonctionnelle à une compréhension qui pourra ou devra nous remettre en question, qui obscurcira nos croyances, qui démasquera nos mythologies. C’est pourquoi la recherche est une expérience incertaine, minée par le doute. Le sens d’un savoir tel que ceux des sciences sociales, qui a ses propres limites et sa propre force dans le travail d’objectivation, de réflexion sur les catégories à travers lequel on abstrait un « objet » d’étude, laisse place à une relation de compréhension fondée sur l’empathie immédiate, sur la sélection morale a priori d’objets qui semblent s’offrir à l’observateur et que ce dernier considère moralement dignes d’analyse.
Cette attitude trouve écho dans l’aversion envers l’adjectif « scientifique » appliqué aux études sociales, historiques et culturelles. À regarder de près, ce refus se fonde sur un malentendu dangereux autour de l’idée de scientificité qui semblerait dater de la fin du XIXe siècle. Certains usages de la notion de « positionnalité » le mettent en évidence. Une partie non négligeable des références à cette notion semble se faire sans tenir compte de presque deux siècles de sciences sociales où, de manière très différente, la relation entre sujet et objet, entre action et compréhension, entre observateur et observé, a été largement interrogée. De la philosophie de la praxis à la phénoménologie, de la réfutation du point de surplomb aux élaborations autour des pratiques d’enquête, tout semble se perdre pour faire place à l’opposition entre scientisme néo-positiviste et positionnalité. De plus, lorsque la positionnalité se réduit à la prise en compte des biais (ou biaises) découlant de nos propres identités, le cercle est bouclé : le paradigme néopositiviste se révèle dans toute sa puissance. Le préjugé est exactement ce qui, en trompant l’individu, dévie et déforme une analyse supposée être potentiellement neutre. Dans ce sens, la positionnalité, dans plusieurs de ses interprétations, est indissociable de l’individualisme méthodologique non assumé qui caractérise les socio-anthropologies potestatives [20].
6. Le mythe de l’authenticité aux portes de l’université
Parfois, la positionnalité s’accompagne d’approches qui, de manière explicite ou implicite, renvoient à l’aversion contre l’« appropriation culturelle » (expression née dans le contexte des études postcoloniales des années 1980). La préoccupation sous-jacente possède une raison forte : le rejet des prétendues stratégies des ventriloques, de ceux qui se présentent comme porte-parole de ceux qui n’ont pas de voix, déjà dénoncées par les féministes et les chercheurs des subaltern studies [21]. Les féministes et les anticolonialistes ont également insisté sur un double mouvement nécessaire : prendre la parole n’est pas suffisant sans un travail sur soi-même visant à remettre en question les représentations de soi façonnées par le patriarcat et le colonialisme. En revanche, les identités collectives s’expriment de plus en plus dans le langage de l’authenticité [22]. Dans un récent travail, Gilles Lipovetsky attire l’attention sur ce qu’il identifie comme une nouvelle phase de l’histoire de cette catégorie. Dans une société qui tend à se fonder sur la légitimité du désir d’être soi-même et du droit à sa propre diversité, de manière en apparence paradoxale, l’authenticité change profondément : d’un « synonyme d’anticonformisme ‘héroïque’ et de rébellion anti-institutionnelle », elle devient « normalisée, intégrée, institutionnalisée » [23]. Elle est institutionnalisée parce que l’accès à l’espace public se fait de plus en plus souvent au nom de sa propre authenticité : une fois démasqué le caractère intrinsèquement particulier du sujet universel (homme blanc hétérosexuel aisé), les sujets accèdent à l’espace public au nom de leur particularisme, légitime car authentique, digne d’attention car discriminé, nié ou persécuté [24].
Relire Frantz Fanon aujourd’hui nous permet de redécouvrir sa lucidité sur un point qui nous intéresse ici : ce qu’il appelait la « blessure absolue » infligée par le Blanc en Afrique a annihilé toute « authenticité » possible [25]. S’il est vrai que chaque rencontre redéfinit les sujets originels ou reconfigure les systèmes culturels, cela est d’autant plus vrai pour « l’interaction » consommée dans la violence coloniale, dans le déni méthodique de toute réciprocité, dans la volonté farouche de civiliser ou de marginaliser, voire exterminer. L’absence de perspective historique conduit de plus en plus souvent les défenseurs de l’authenticité à considérer leur action comme neutre. En revanche, la libération anticolonialiste pensée par Fanon se déroulait dans un horizon où tout retour aux origines avait perdu son sens. On peut donc le dire clairement : la diffusion du principe d’authenticité est aussi une forme subreptice de perpétuation du colonialisme, refoulant ce que, irréversiblement, il a été. L’écrivain Thomas King, renommé bien qu’à l’« authenticité » discutée en raison de son origine familiale composite, rappelle : « Dans le passé, l’authenticité était simplement dans l’œil de l’observateur : les Indiens qui semblaient indiens étaient authentiques. L’authenticité est devenue un problème pour les autochtones seulement au XXe siècle » [26]. Les autochtones découvrent l’authenticité et la découvrent dans les yeux des Occidentaux : ils ne se découvrent pas autochtones s’ils ont un certain visage, un certain vêtement, une certaine langue, un certain sang, mais ils découvrent ce que signifie être authentique, ou en d’autres termes, ils commencent à se penser à travers le principe d’authenticité. Se référant à quelques décennies plus tôt, Foucault écrit que c’est le moment historique où l’homosexuel, selon une de ses expressions célèbres, « est devenu un personnage : un passé, une histoire et une enfance, un caractère, une forme de vie » [27]. Cette expression est intéressante non seulement parce qu’elle saisit une transformation fondamentale au cours du XIXe siècle occidental, mais aussi parce que la forme désuète utilisée par le philosophe signale une transformation supplémentaire. Dans ce passage comme ailleurs, le futur point de référence des études de genre n’utilise pas le terme « identité » dans le sens qui lui est attribué aujourd’hui, pour désigner la coïncidence entre la persistance du soi et un « personnage » socialement institué. Ce sens s’est imposé par la suite. L’écart qui s’est creusé entre alors et aujourd’hui se reflète dans les lectures constructivistes de Foucault et dans l’émergence de la catégorie d’identité (ethnique, nationale, raciale, linguistique, sexuelle, religieuse, sportive, etc.) et, évidemment, dans la manière dont la notion d’identité s’est imposée comme structurante pour l’expérience des individus.
Dans les universités, au Canada, aux États-Unis et de plus en plus en Europe, la conquête d’espaces institutionnels par des « authenticités » autrefois anti-institutionnelles montre des signes de repli. La limite est mince entre l’ouverture de nouveaux espaces institutionnels au nom de la reconnaissance de la diversité et leur isolement, entre lieu « sûr » et enclave. En même temps, la tromperie de l’université comme lieu neutre en ce qui concerne la forme du savoir a donné lieu à des discours amorphes : d’une part, le savoir scientifique qui élabore et expérimente ses propres catégories heuristiques pour abstraire et analyser les phénomènes sociaux, et donc les expériences des acteurs aussi, se trouve délégitimé ; d’autre part, l’élaboration des expériences par les groupes sociaux se retrouve transplantée dans un contexte différent doté de ses propres logiques et mise à distance des luttes et des conflits. Dans certains contextes, le risque de transformer l’université en un cadre pour les témoignages et le partage aseptisé d’expériences irréductiblement uniques est de plus en plus évident : les chercheurs renoncent à la possibilité d’analyser, de classer et de généraliser au nom du respect des subjectivités « authentiques » tout en cantonnant ces mêmes subjectivités dans un contexte par nature étouffant toute conflictualité sociale. Qu’en est-il des sciences sociales ? Quand les autoidentifications ne peuvent pas devenir des objets d’étude à travers des catégories élaborées, affinées et soumises à la critique, car toute classification externe réduirait l’authenticité des expériences, quand on présume la transparence des individus à eux-mêmes et de la société à elle-même, les sciences sociales perdent leur sens, à savoir l’extension de la compréhension d’une réalité uniquement humaine dont la maîtrise échappe pourtant aux humains : le social-historique.
7. Les sciences sociales et la conscience de leur nature partielle
Dans un tel contexte, pour désamorcer cette dynamique, la décolonisation des savoirs universitaires doit également impliquer le choix de les penser pour ce qu’ils sont en raison de leurs limites, à la lumière aussi des dynamiques d’inclusion et d’exclusion. Il y a trente ans, la féministe Françoise Collin a écrit un court texte dans lequel elle interrogeait de manière critique la contribution fondamentale de l’histoire des femmes, montrant comment le point de vue et la pratique féministe permettaient non seulement de redécouvrir le rôle des femmes dans l’histoire, mais aussi de valoriser d’autres formes de relations entre passé et présent. Elle se demandait : « L’historicisation des femmes culminerait-elle alors dans un panthéon des femmes illustres, accolé au panthéon des hommes illustres ? » [28]. À travers l’opposition entre la marque et la trace, Collin cherchait à répondre à une question qu’elle posait de manière polémique : « Le savoir historique est-il le légataire universel du passé ? » [29]. En voulant valoriser ce qui excède la « version historique ou historicisable » du passé, Collin portait son attention sur le « travail politique des femmes » et sur l’art comme possibilité d’un savoir différent du passé dans le présent. Possibilité, en d’autres termes, d’un savoir du passé dans le présent capable de désarticuler le paradigme dominé/dominant et passif/actif qui caractérise le savoir historique. Une ambiguïté fondamentale animait cependant cet article : il était publié dans une revue universitaire. Trente ans plus tard, en faisant le bilan de la trajectoire d’institutionnalisation d’une partie importante des féminismes, le problème de la relation entre l’université et les connaissances élaborées et diffusées dans la société se pose avec plus de clarté. L’université ne peut et ne doit pas être le seul lieu, et même pas le lieu le plus important, des élaborations nécessairement plurielles et conflictuelles de la mémoire collective. Le « travail politique » et l’expérimentation artistique s’épuisent rapidement dans une institution qui doit répondre à d’autres objectifs et à d’autres procédures, telles que les concours de recrutement ou les demande de financement. Les connaissances enracinées dans les relations interpersonnelles répondent à d’autres principes que ceux sur lesquels repose la double blind peer review ou n’importe quel dispositif visant à séparer le jugement sur la plausibilité d’une thèse du jugement sur le sujet qui l’élabore.
Nous vivons une période marquée par une nouvelle phase de redéfinition des relations entre les savoirs, qui s’expriment dans nos sociétés à travers diverses pratiques sociales, dans des institutions formelles et informelles, dans le marché et dans le débat politique. Ces processus impliquent des systèmes de significations initialement incompatibles qui se transforment en trouvant des médiations et en se réarticulant autour de nouvelles différences et divisions. La spécificité de notre époque réside dans l’approfondissement du principe d’égalité, qui retire légitimité à toute hiérarchisation des diversités, malgré la persistance de groupes sociaux exclusifs et l’accentuation des différences socio-économiques. Dans ce contexte, ceux qui font vivre l’université sont confrontés à des choix qui pourraient être schématiquement réduits à une alternative fondamentale : soit conserver l’idée de l’université en tant qu’institution culturelle principale et l’ouvrir à toutes les formes de savoir au nom de l’égalité et de la diversité, soit reconnaître la spécificité et les limites de cette institution pour enrichir sa forme et repenser sa relation avec les connaissances produites en dehors d’elle.
Non sans exagérer, je voudrais soutenir l’idée que la première option ne peut se traduire que par un nouveau colonialisme envers les savoirs issus de systèmes culturels non occidentaux ou propres aux classes et aux catégories sociales subalternes. Un colonialisme enveloppé de progressisme, comme dans la meilleure tradition occidentale. Dans les processus d’intégration et d’assimilation réciproques mais inégaux, à l’échelle mondiale et locale, auxquels nous participons inévitablement, agir comme si l’institution universitaire était neutre revient à attribuer au particularisme du savoir scientifique l’universalisme que l’on croit contester. Nous sommes confrontés au même problème que celui observé dans le musée : élargir voire révolutionner les contenus des savoirs ne signifie pas pouvoir en changer les limites propres à leur forme, c’est-à-dire aux pratiques de leur élaboration et transmission. À l’université, les savoirs sont dissociés des sujets qui le produisent et la transmission est fonctionnelle au complétement d’un programme d’études dans lesquels les étudiants et les étudiantes sont appelées à être évaluées de manière également impersonnelle. Peu importe qu’il s’agisse d’une fiction entrainant des tensions et des contradictions : les réflexions épistémologiques sur la complexité de la relation entre observateur et observé, sur la participation de l’observateur à la réalité observée, sur la signification de l’abstraction subjective d’un objet d’étude particulier de la totalité du réel, etc. accompagne depuis leur émergence les savoirs qui aspirent, à travers la mise à l’épreuve des instruments techniques et conceptuels utilisés, à la possibilité d’une communication et d’une vérification universelle de la plausibilité d’une certaine thèse de compréhension d’un objet particulier abstrait de la totalité. Le savoir scientifique se fonde exactement sur cette relation entre individus, objets particuliers et totalité.
L’illusion que l’institution universitaire ne soit pas liée intrinsèquement à des savoirs et des pratiques qui trouvent leur sens dans une relation spécifique entre individus, objets particuliers et totalité apparaît clairement dans l’expression « westernized university » [30]. Traversée de tensions et de contradictions, améliorée par des réflexions et des remises en question, usée par des logiques économiques, standardisée par des protocoles bureaucratiques, l’institution universitaire actualise aujourd’hui, dans les cas les meilleurs de manière critique, une forme d’élaboration et de transmission du savoir qui est occidentale et, on aurait dit autrefois avec un certain simplisme, bourgeoise. Cela n’empêche pas, comme cela s’est produit et se produit maintes fois, que des connaissances et des méthodologies affinées à l’université soient reprises, appliquées ou utilisées dans d’autres contextes, au sein de relations sociales différentes et à des fins spécifiques, y compris dans les luttes politiques et sociales. Cependant, il n’appartient pas à l’université de déterminer ces appropriations et utilisations, ni de certifier leur justesse. Ces usages évoluent dans les dynamiques sociales et, à ce titre, jouent leur rôle dans les débats et les luttes politiques. Et éventuellement ils deviennent à leur tour des objets d’étude. À l’université, le social-historique se fragmente en objets historicisés et se recompose en structures logiques, les imaginaires sont découpés pour pouvoir être saisis, les mémoires sont observées comme des phénomènes sociaux, les traditions se réduisent à des « inventions ». Nous pouvons « brosser à contresens le poil trop luisant de l’histoire » [31], mais une citation de Walter Benjamin ne suffira pas à empêcher le travail historiographique d’historiciser inévitablement son propre objet d’analyse. D’ailleurs, Benjamin lui-même ne croyait pas que son travail pouvait rompre le processus d’historicisation : « La conscience de faire voler en éclats le continuum de l’histoire est propre aux classes révolutionnaires dans l’instant de leur action » [32]. Ce n’est pas par le biais d’une étude académique, aussi animée soit-elle par le plus puissant des élans moraux, que le temps cesse d’être mesuré par les horloges et que les calendriers sont changés. Elle peut tout au plus essayer de comprendre la logique de divers calendriers ou souligner, dans une société où on ne perd jamais de vue l’heure, leurs différences et leurs similitudes.
Pour son prestige, sa visibilité et ses ressources, l’institution universitaire attire d’autres manières de compréhension du social et d’élaboration du passé dans le présent. Cependant, elle les incorpore et les traduit dans ses propres codes, tout comme l’ingénierie émergente a transformé les savoirs ouvriers qui, tout en luttant contre la perte de maîtrise des procès productifs, ont imité la forme des savoirs jugés plus nobles et sous-estimant tout ce qui liait dans une même expérience les techniques, les relations personnelles et les normes éthiques. Tout ce qui distingue l’apprentissage d’un métier d’une série ordonnés de tâches à accomplir. Pour qui travaille à l’université, être conscient de la forme de son propre savoir, du processus d’historicisation, dans le sens bien résumé par Collin, ou de l’abstraction des faits sociaux signifie être conscient de ce qui dépasse nécessairement ce processus, ce qui se perd et ne peut pas ne pas se perdre en faisant des sciences sociales. De même que les objets qui entrent dans un musée deviennent des matériaux pour une reconstruction abstraite d’une expérience, les savoirs qui entrent à l’université changent nécessairement de forme. Tout comme les statues préservées de la destruction au nom de leur valeur historique et dont, ce faisant, on annihile le sens originel en tant que symboles dans l’espace public, les savoirs qui entrent à l’université deviennent des objets d’étude inertes. En cachant sa spécificité et ses limites, l’université s’impose au reste de la société comme un terrain neutre de rencontre, de reconnaissance et d’expression de toutes les formes de savoir, mais elle les traduit simplement en savoirs objectivés, soumis à l’évaluation des pairs (c’est-à-dire impersonnelle) et communicables dans les relations enseignant-étudiant réglées par une hiérarchie des rôles et par le devoir d’un traitement équitable (c’est-à-dire impersonnel). En refoulant leur universalisme particulier, nos savoirs s’imposent comme neutres en accompagnant sans aucun esprit critique une société qui, en se proclamant multiculturelle, dissimule l’assimilation sous la tromperie d’un dépassement de tout universalisme et derrière le masque d’un relativisme illusoire.
C’est en nourrissant la conscience de la spécificité du savoir scientifique ou objectivant que nous pouvons développer une critique interne et redéfinir, à l’extérieur, la relation avec les autres savoirs. Le principe décolonial nous enseigne que c’est en nous définissant et en nous limitant, en assumant et en développant la particularité de notre savoir et de notre universalisme, que nous pouvons respecter l’altérité et participer à un processus d’intégration et d’assimilation, dans lequel l’illusion des terrains neutres n’est qu’un moyen de déresponsabilisation. Décentraliser les approches socio-anthropologiques et historiographiques eurocentriques est aussi nécessaire que de se rappeler que les sciences sociales entretiennent des relations étroites – non sans des tensions qui les lient aux autres rapports au social-historique qui marquent nos sociétés – avec le régime d’historicité et la notion occidentale de « société » [33]. Leurs limites intrinsèques ne peuvent être dépassées : il ne suffit pas de corriger des biais ou des « biaises », de réfuter des préjugés, de déconstruire des discours en oubliant d’être pris dans ces mêmes discours et dans leurs ordres. C’est dans la conscience de ces limites, relevant bien plus profondément de la possibilité d’une compréhension d’un social-historique toujours particulier et en transformation dans lequel notre compréhension même est prise, que nous devons retrouver le sens des sciences sociales – et du projet émancipatoire sous-jacent – et le transmettre à nos étudiants. La pluralité d’approches de recherche et d’enseignement, la conscience du rôle déterminant du chercheur qui définit son objet d’étude, l’exploration de nouvelles dimensions du social-historique sont des développements internes au paradigme de l’abstraction et de la mise à distance des objets d’étude, permettant de tout étudier, de sectionner tous les cadavres. Ainsi, ouvrir le monde académique à la société signifie prendre en compte les tensions et les contradictions du présent et du passé pour remettre en question nos catégories et en affiner de nouvelles. C’est une occasion de se transformer avec la conscience de nos propres limites. Par contre, laisser à d’autres lieux, à d’autres langages, à d’autres modalités de transmission la précieuse tâche de développer des formes différentes de savoir, des rapports différents avec les divisions qui travaillent toute société, est aujourd’hui un moyen de mener une lutte politique à l’université. Décoloniser l’université signifie également comprendre et désamorcer son illusion omnivore, pour son bien et celui de la société.
Andrea Lanza, Avril 2024