Robert Chenavier, « Simone Weil, une Juive antisémite ? » Gallimard, 2021.

Robert Chenavier, Simone Weil, une Juive antisémite ? – Éteindre les polémiques, Gallimard, 2021, 240 p.

Responsable depuis plusieurs années de l’édition des Œuvres complètes de Simone Weil chez Gallimard et de la revue trimestrielle les Cahiers Simone Weil, auteur notamment de Simone Weil. Une philosophie du travail (2001) et de Simone Weil. L’attention au réel (2009), Robert Chenavier se consacre ici au point le plus délicat des critiques adressées à la philosophe. En effet, les admirateurs et les lecteurs de son œuvre l’abordent souvent par le biais de la spiritualité chrétienne, tandis que d’autres le font par celui de ses écrits historico-politiques et son engagement pour le syndicalisme d’action directe durant les années 1930. Dans les deux cas, certains passages de ses textes sur les Juifs et la religion hébraïque sont en quelque sorte hors champ, quand ils ne sont pas tout simplement dérangeants.

À ce sujet, plusieurs auteurs ont, eux, insisté sur ce qu’ils considèrent être tout bonnement de l’antisémitisme et, étant donné les origines familiales de la philosophe, de la « haine juive de soi ». Chenavier aborde cette difficile question de front en trois temps : d’abord sur le plan de l’histoire d’une « Juive non judaïsé dans une époque “où on a tout perdu” ». Il rappelle à juste titre qu’elle a elle-même écrit que « la tradition hébraïque [lui] était étrangère » et répond donc à ceux qui l’accusent d’être une « renégate » : « Comment aurait-elle pu abjurer une religion dans laquelle elle n’a pas été élevée, qu’elle ignorait, qu’elle n’a jamais pratiquée, et trahit un passé qu’elle n’a pas vécu ? ». Chenavier examine ensuite ses prises de position entre 1932 et 1938 en soulevant un problème qui fut aussi celui de Raymond Aron : « Comment, étant déjudaïsé – ou non judaïsé – pour soi et juif pour les autres, défendre le Juif – ou critiquer le nazisme – sans être suspect de le faire en tant que Juif ? » Durant ces années-là, ce qui est au premier plan des préoccupations de Simone Weil, c’est le maintien de la paix à tout prix qui va, en 1938, jusqu’à lui faire trouver des justifications à l’annexion du territoire des Sudètes par l’Allemagne hitlérienne. Sur ce point, quelques années plus tard, elle reconnaitra elle-même son « erreur criminelle d’avant 1939 sur les milieux pacifistes et leur action ». Et, pour revenir à la question de l’antisémitisme, Chenavier souligne avec raison qu’elle « n’a pas partagé la position d’un antisémitisme de gauche et pacifiste qui s’est exprimé dans les années 1930, et qui reposait sur l’idée que les Juifs voulaient la guerre contre Hitler parce qu’il persécutait leurs coreligionnaires ». Celle-ci amènera nombre de ses partisans à remplir les rangs de la Collaboration après juin 1940, tandis que Simone Weil participera aux débuts de la Résistance avec les Cahiers du Témoignage chrétien à Marseille, puis rejoindra la France libre à Londres. Et, pour clore ce chapitre, Chenavier examine la période décisive de la guerre, en commençant par les lettres adressées en octobre ou novembre 1940 au ministre de l’Instruction publique, puis le 18 octobre 1941 à Xavier Vallat, commissaire aux Questions juives, à propos du Statut des Juifs. Là où certains ont cru voir « le signe de la possible symbiose de l’idéal de Simone Weil et de l’idéologie vichyssoise », Chenavier rappelle son usage récurrent d’un humour qui consiste à « décrire ce qui est en affectant de croire que c’est bien là ce que les choses devraient être » (Bergson). Il revient ensuite sur la période marseillaise avec sa profonde amitié pour les Cahiers du Témoignage chrétien déjà évoqués et son examen de la tragique situation des camps d’internement étudiée à partir de documents produits par le Centre américain de secours de Varian Fry. Il termine par les mois passés à New York et Londres et ce que Simone Weil pouvait, ou non, savoir de la persécution des Juifs.

En second lieu, Chenavier présente précisément les arguments de ceux qui ont accusé Simone Weil d’antisémitisme, depuis le docteur Kac, en passant par Paul Giniewski, Léon Poliakov, George Steiner, Francis Kaplan ou Jeffrey Mehlman. Qu’il s’agisse d’un article, d’un ouvrage entier ou seulement du chapitre d’un livre, il examine les attaques, contextualise, argumente et répond le plus précisément possible. On sent parfois pointer l’agacement devant les polémiques, mais il y répond toujours sur le fond et sans tomber lui-même dans une controverse stérile, même si, parfois, les propos privés (correspondance, cahiers personnels) de Simone Weil sont particulièrement dérangeants.

Après l’histoire et la polémique, la dernière partie de l’ouvrage examine philosophiquement « des contradictions dans la pensée » de Simone Weil. Chenavier le fait en partant d’une hypothèse formulée par Martine Leibovici sur la « forme très particulière » de l’engagement philosophique de Simone Weil : « Ce n’est pas la haine de soi préalable comme juive qui détermine les positions philosophiques de Simone Weil mais à l’inverse c’est la forme très particulière de son engagement philosophique qui la rend incapable d’assumer en elle ce qu’elle ne peut nommer son “origine” et qui lui fait adopter à l’égard des Hébreux de la Bible une posture gnostique antijudaïque. » Chenavier examine ensuite dans le détail le commentaire que donne Simone Weil du rapport de l’OCM – l’Organisation civile et militaire, le plus important des mouvements de la Résistance non communiste en zone nord – consacré aux « bases d’un statut des minorités françaises non chrétiennes et d’origine étrangère » après la libération de la France du joug nazi. La caractéristique de l’antisémitisme contemporain est de vouloir rendre le Juif « reconnaissable » et présuppose donc l’émancipation juridique accordée aux Juifs. Or, Simone Weil refuse aussi bien le statut mis en place par Vichy que celui préconisé par l’OCM, tous deux destinés à les rendre « visibles ». Elle écrit ainsi que le but de l’OCM « est seulement de constituer une minorité juive cristallisée, comme réserve toute prête en vue d’atrocités futures ». Universaliste et assimilationniste intégrale, elle propose, en revanche, des mesures de force contre les Juifs qui refuseraient l’assimilation. Au sujet des idéaux (« civilisation fondée sur la civilisation du travail », assimilation des Juifs) de Simone Weil, Chenavier souligne qu’« elle pratique deux formes contradictoires de logique quant à la création des conditions de réalisation de ces idéaux respectifs ». Ce sont justement à ces contradictions que l’auteur voudrait que les philosophes se consacrent. Enfin, Chenavier souligne la question de la temporalité de la réception des propos de Simone Weil. Il est certain, comme il l’écrit, que « la nature de l’antisémitisme nazi semble lui échapper », comme d’ailleurs à la plupart des Juifs assimilés qui n’y ont que le prolongement d’un malheur ancestral et non une politique de pure et simple extermination. Qu’est-ce donc qui les rend à ce point choquants pour ceux qui les ont lus après-guerre ? « C’est le fait, souligne Chenavier, que nous pensons que, au moment où cela a été écrit, les Juifs étaient persécutés et exterminés ; le fait que nous – nos contemporains indignés par les propos de Simone Weil – rapprochons des événements connus de nous de propos tenus au moment où ils se produisaient, sans savoir exactement ce que leur auteur en connaissait et […] sans réfléchir à ce qu’il était envisageable de faire de ce qui était connu. »

Que l’on partage ou non l’intégralité des analyses et des réflexions de Robert Chenavier, il faut souligner qu’il traite de ce difficile sujet avant tout en philosophe, avec une grande honnêteté, une large documentation et sans se payer de mots. Il reste à espérer que son appel à dépasser la polémique et son invitation à la discussion philosophique soient entendus.

Charles Jacquier

// Article publié le 3 novembre 2022 Pour citer cet article : Charles Jacquier , « Robert Chenavier, « Simone Weil, une Juive antisémite ? » Gallimard, 2021.  », Revue du MAUSS permanente, 3 novembre 2022 [en ligne].
https://www.journaldumauss.net/./?Robert-Chenavier-Simone-Weil-une-Juive-antisemite-Gallimard-2021
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