Alain Caillé, Extensions du domaine du don- Demander, donner, recevoir, rendre, Actes Sud, col. « Questions de société », Arles, 2019, 334 pages.
Alain Caillé, professeur de sociologie émérite à l’université Paris-Ouest Nanterre, nous offre avec cette publication des fruits, arrivés à maturité [1], et récoltés grâce à quarante années de travail individuel et collectif. Une somme de travail inspiré principalement par un texte unique à ses yeux, l’Essai sur le don que publia en 1925 [2] l’anthropologue Marcel Mauss [3] (1872 – 1950). Celui-ci y traque ce qu’est l’essence des rapports humains à partir de l’observation de sociétés primitives – au travers de rapports livrés par d’autres.
Les enseignements qu’en tirent A. Caillé sont du plus haut intérêt pour tout chercheur critique en socio-économie [4]. Nous allons voir qu’il ouvre en effet une voie pertinente à tous ceux qui ressentent la nécessité d’échapper à l’emprise de la science économique dominante. Nous allons interroger cet apport et essayer aussi de comprendre pourquoi, en conclusion de son ouvrage de plus de 300 pages et de tant d’années consacrées au « don », A. Caillé écrit qu’il laisse le dernier mot à la « résonnance », concept introduit en 2016, par le philosophe et sociologue allemand Harmut Rosa [5]
Une gigantesque somme
Commençons par souligner que ce long et intense labeur a permis à A. Caillé d’établir une manière originale de lire, d’expliquer, de comprendre et de guider le monde dont tout socio-économiste peut se saisir. Originale au regard tant de la pensée aujourd’hui dominante, qu’A. Caillé qualifie – à la suite de M. Mauss [6]- d’utilitariste et qui est celle en particulier des économistes standard et des marchés libres, que de celle qui enchanta bien des intellectuels et des militants, la vision sociale déterministe mise en œuvre par des planifications étatiques centrales. C’est-à-dire une approche qui dépasse à la fois l’individualisme et le holisme méthodologiques.
L’aventure qu’il a lancée avec quelques amis a commencé par la publication d’un bulletin dont le premier numéro est sorti au premier trimestre 1982, le Bulletin du MAUSS. Ce MAUSS faisait certes référence à l’anthropologue, mais il s’agissait d’un acronyme pour dénommer la création d’un « Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales ». Tout un programme pour critiquer la « dérive économiciste utilitariste » et construire une alternative en puisant dans l’approfondissement du travail séminal de Mauss. Avec ses amis « maussiens », A. Caillé a sorti chaque trimestre un bulletin comportant de nombreux articles. Le Bulletin artisanal des débuts [7] se transforma en Revue du MAUSS en 1988 et fut alors publié par La Découverte et gagna en audience. Puis, de trimestrielle, la Revue devint semestrielle en 1993, ce qu’elle est encore aujourd’hui, après avoir fait paraître plus de 1 500 articles. En outre A. Caillé et ses amis ont créé une « collection d’ouvrages » dite Bibliothèque du Mauss, publiés par la Découverte, de 1988 à 2009, et, depuis, par Le Bord de l’eau : au total, plus de 60 titres.
Ces éléments donnent une idée de l’ampleur du travail de réflexion mené par A. Caillé accompagné par une centaine de « maussiens », dont une dizaine « d’historiques » qui, entourés de nombreux nouveaux, continuent la discussion, lors de publications, de rencontres régulières et de colloques, depuis quarante ans...
Au cours de ce long chemin, une première étape a été franchie à la fin des années quatre-vingt-dix quand A. Caillé et consorts, après avoir longtemps dénommé « L’esprit du don [8] » ce qu’ils avaient tiré des analyses suscitées par l’ouvrage de M. Mauss en sont venus à employer une terminologie épistémologique : « le paradigme du don ». A. Caillé a fait le bilan de cette première étape dans un ouvrage publié en 2000 avec ce terme en sous-titre [9]. Aujourd’hui, vingt ans après, il fait en particulier le point sur ce qui a pu être réalisé ensuite, grâce aux « extensions du domaine du don » ouvertes avec l’aide de ce paradigme. Celui-ci lui a permis d’éclairer la lecture, l’explication, la compréhension, les pistes à suivre dans nombre de secteurs de la vie sociale : « le jeu, le care, le rapport à la nature, les relations internationales, le sport, l’art, la consommation, les psychothérapies, etc. ».
Ces lectures originales sont l’objet de la deuxième partie de l’ouvrage, formée des chapitres 9 à 15 qui chacun apporte la synthèse de travaux auxquels avait été consacré un numéro de la Revue du MAUSS. Ces chapitres d’une grande clarté font toucher, disons de l’esprit, la performativité du paradigme « maussien », ceci par le sentiment que nous apporte chaque chapitre de mieux comprendre grâce aux « lunettes du don » ce domaine auquel il est appliqué. En outre les trois derniers (sur la croyance, la religion, l’autorité, le pouvoir) constituent des apports qui sont à même, selon l’auteur, de contribuer à l’émergence d’une science sociale générale [10]
Le don au sens de M. Mauss
Au cours de ce début du XXIe siècle, la présentation de l’esprit du don, qualifié depuis de paradigme du don, a été elle-même peaufinée et A. Caillé nous présente ici dans la première partie, la compréhension étendue. Cela est bien nécessaire. La difficulté principale pour entrer dans la théorie « maussienne » tient en effet à saisir ce dont il est question quand elle emploie le terme de « don ». Le sens dans lequel Mauss emploie ce terme est bien spécifique, son explicitation constitue une part importante de l’apport réalisé par A. Caillé avec l’aide des maussiens. C’est « un don » au contenu générique et polymorphe mais avec un seul sens « vrai » selon A. Caillé. Il l’a, en outre, un peu étendu au-delà de ce qui se trouve chez M. Mauss et héberge sous ce paradigme du don dit étendu, la « réciprocité généralisée [11] », « l’adonnement » et la « donation [12] ». Bref des éléments qui ne correspondent pas à la définition du don selon M. Mauss, des sortes de quasi-dons.
Si on veut caricaturer on peut dire que le don-concept maussien est tout sauf ce que le don veut dire dans nos conversations profanes ou sacrées. Le don maussien n’est en rien réductible à la charité, au désintéressement, à l’altruisme ou au sacrifice, à l’appel aux dons en cas de catastrophe ou pour une bonne œuvre, à un cadeau etc. Mais d’une certaine manière il les incorpore en partie, tout en y adjoignant d’autres éléments. A. Caillé s’efforce ici (p.21) à nouveaux frais de tenter « une indispensable clarification du terme même de don […car], écrit-il, peu de mots, en effet, sont aussi chargés de sens multiples, d’ambiguïté, d’ambivalences et d’incertitudes ».
Jean-Luc Marion, Jacques Derrida [13] et bien d’autres ont présenté des analyses sur le don qui sont non conformes à la pensée du maître selon A. Caillé. C’est important pour lui de restaurer la bonne interprétation et il consacre dans son ouvrage tout un chapitre [14] pour expliquer « qu’est-ce qui ne va pas avec la conception du don chez Bourdieu ? ». Répétons que la chose n’est pas toute simple. En premier il faut dire que M. Mauss lui-même emploie le terme « don » comme l’abréviation d’une longue formule d’injonction « donner, recevoir, rendre [15] ». Une triple obligation qui, pour les maussiens, est devenue [16] une quadruple obligation « demander, donner, recevoir, rendre » reprise en sous-titre de l’ouvrage d’A. Caillé que nous examinons ici. La dénomination « obligation » va s’effacer pour céder la place à celle de cycle qui « rassemble » disons de cycle vertueux, mais comme la vertu qui est menacée - ou peut-être incitée à persévérer par la menace du maléfique [17]- la quadruple obligation est sous le risque d’un cycle qui sépare, « diabolique », selon le terme choisi par A. Caillé qui le formule [18] ainsi : « ignorer, prendre, refuser, garder ». La quadruple obligation semble celle à laquelle on ne peut échapper ou bien être le seul choix politique « légitime » pour pouvoir vivre ensemble librement, humainement, selon « le roc de la morale éternelle [19] », en pratiquant le pari d’une « inconditionnalité conditionnelle [20] ». Telle est la manière indéniablement complexe dont A. Caillé et ses amis interprètent au sens théorique la relation de don selon Mauss. Une approche indubitablement politique et éthique [21]
Des apports à la socio-économie
A la recherche de la bonne société
A vrai dire que cherchait M. Mauss ? A trouver, au travers des récits de la manière dont fonctionnaient des sociétés primitives, le fondement universel des sociétés humaines. De son analyse il conclut que ce n’était ni des échanges individuels avantageux sur les marchés, ni une totalité actant des individus contraints. Mais qu’on observait des individus qui s’étaient mis en interaction, en société, en interdépendance, mus par une énergie qu’ils faisaient circuler, « l’énergie du hau ou du mana. Ou bien celle du souffle vital, que les Chinois appellent le qi » écrit A. Caillé (p. 67).
Ainsi, au commencement- selon l’expérience de pensée dite de l’état de nature- n’étaient pas des individus en guerre permanente (ou au mieux en indifférence permanente) qui se seraient décidés par calcul à contracter et à se soumettre à un despote ou à la volonté générale. Au commencement n’était pas plus une société déjà totalement instituée et où les individus auraient eu à se conformer. Non. Au commencement était la relation. Mais pas n’importe laquelle [22]. Pas une de domination, verticale, non, une relation horizontale.
A. Caillé donne ici (p. 10, l’italique est la sienne) une définition de la relation de don que je n’avais pas lu sous sa plume auparavant [23] : Elle « est la forme générale du rapport entre les sujets humains pour autant qu’ils entendent se considérer comme des personnes reconnues comme telles et valorisées dans leur singularité ». Il est à noter que cette formulation comporte une condition : « pour autant que ». Cela veut dire que les rapports humains concrets n’ont pas toujours cette forme. Mais en même temps, il y a en filigrane – rarement explicité- un jugement de valeur. Si ces rapports n’ont pas cette forme, ils entrent dans une forme illégitime.
Quand les sujets humains entrent en rapport ils visent selon la théorie de la reconnaissance à être reconnus. « Ce que le don donne. De la reconnaissance assurément » écrit en tête d’une petite liste A. Caillé (p. 216) et, dès le début de l’ouvrage (p. 10) à la suite de cette définition, il indique que le don est « un opérateur de reconnaissance [24] et de singularisation ». Mais la lutte pour la reconnaissance n’est considérée comme légitime par A. Caillé que, si je puis dire, « pour autant que » cette lutte joue « le jeu symbolique [25] » du don et il est illégitime de vouloir « forcer la reconnaissance ». A. Caillé dit ainsi de manière pour le moins implicite qu’il est à la recherche de « la vie bonne [26] » et par suite de « la bonne société » ce qui constitue pour lui le critère de légitimité. Recherche d’autant plus nécessaire que la dure réalité de nos vies est autre…
On comprend donc l’expression « roc de la morale » employé par A. Caillé [27]. M. Mauss soutient en effet que c’est de cette façon « morale » ou « légitime » que les humains se sont comportés pour former leurs sociétés, et il suggère que cela fonctionne encore aujourd’hui. Il écrit (Mauss, p. 148) « Cette morale et cette économie fonctionnent encore dans nos sociétés de façon constante et pour ainsi dire sous-jacente ».
Distinguer socialité primaire et socialité secondaire
Cette idée de permanence malgré « la modernisation » a été exposée par A. Caillé en distinguant ce qu’il appelle la socialité primaire de la socialité secondaire ce qui est proche de l’idée que se maintiendraient en même temps une Gemeinschaft et une Gesellschaft. Citons-le (p. 36-37). « Le don reste bien présent aujourd’hui dans le cadre de la socialité primaire, l’ensemble des relations de personne à personne dans lesquelles, de la famille à l’amitié ou au monde des petites associations, la personnalité des personnes importe plus que ce qu’elles font [28] ». Mais qu’en est-il dans les autres domaines, dans les autres registres du fonctionnement des sociétés ?
Dans les entreprises, les administrations, les laboratoires de recherche, les marchés où ce qui est fait, où les objets qu’on manipule, sont essentiels ? Pour A. Caillé, c’est là le domaine de la socialité secondaire bien sûr fort différente de la socialité primaire mais tout en ayant en commun le fait « que les fonctions sont en réalité toujours accomplies par des personnes concrètes [29] ». Par conséquent la qualité des relations qu’elles nouent les unes avec les autres – A. Caillé parle alors de relations de don et de contre-don, - d’autres se contenteraient de parler de relations de confiance - « est déterminante de leur efficacité fonctionnelle ». C’est sur cette base que les chapitres de la deuxième partie qu’on a déjà mentionnés, déploient « le paradigme du don dans les champs les plus variés [30] » (p.37). C’est, on l’a déjà dit, un des apports essentiels de l’ouvrage d’A. Caillé que de nous livrer ces analyses.
Une théorie maussienne des mobiles de l’action humaine
Elles sont bien sûr inspirées de M. Mauss, toutefois l’apport d’A. Caillé a été décisif même s’il le minimise. En effet, bien qu’il indique (p. 64) « le lecteur attentif de l’Essai sur le don y verra une théorie tétradimensionnelle du mobile de toute action », cela est loin d’être facilement lisible chez M. Mauss. Alain Caillé nous dirige (p. 64) vers les « conclusions de sociologie générale et de morale » de Maus (Mauss, p. 265 – 279). Mais là, M. Mauss certes s’oppose à l’explication des actions par le seul mobile de l’intérêt individuel [31] et avance (p. 267) que c’est « une notion complexe qui inspire tous les actes économiques », qu’il approche en usant de « concepts de droit et d’économie […et qu’]il serait bon de les remettre au creuset » (Ibid.). Mais c’est A. Caillé qui les a travaillés dans son creuset [32] pour nous livrer cette théorie de l’action dont tout socio-économiste, qui veut dépasser le modèle de l’homo economicus, peut se saisir avec avantage.
Citons cette théorie dans la version qu’il présente ici [33]. « Nous n’obéissons pas à un seul et unique mobile unique mais à quatre, organisé en deux paires d’opposés : l’intérêt pour soi, certes, mais aussi l’intérêt pour autrui (l’empathie), d’une part ; l’obligation (sociale et biologique) et la liberté-créativité de l’autre […]. Il faut que ces quatre mobiles soient présents et s’équilibrent l’un et l’autre ». Quel que soit le phénomène social que l’on veut analyser, les divers acteurs qui peuvent jouer ou déjà y jouent un rôle, répondront à ce mix de quatre motivations ; dans ces conditions les prendre en compte et s’efforcer de les « évaluer », permet de mieux comprendre le phénomène. C’est ce qu’on peut appliquer dans tous les champs de la vie économique et sociale.
Voilà donc un apport significatif que peuvent s’approprier les « social scientists » sans pour autant devoir signer pour une science sociale unique, ce qu’A. Caillé appelle cependant de ses vœux, on l’a rappelé plus haut. Ils peuvent même employer cette approche complexe au sens de E. Morin sans se référer au don. Mais c’est alors, pour A. Caillé « ce qui fait défaut […à ces variantes de la pensée] en science sociale ou en philosophie morale et politique, […] la non-prise en compte de la dimension du don » (p. 48). A. Caillé le regrette car il a longtemps insisté [34] pour un rapprochement de la part de toutes les disciplines. « En reconnaissant le caractère originel des relations de don, nous pouvons tous » écrit A. Caillé « commencer à parler aussi de la même chose et à le savoir » (Ibid.).
Perspectives sur le convivialisme
A. Caillé poursuit le même objectif d’éclaircir comment on peut réaliser une vie bonne, une société bonne « sous l’enseigne du convivialisme […avec laquelle il s’est] attaché depuis quelques années – dit-il- à contribuer à l’élaboration d’un langage commun, à la fois théorique, éthique et politique, partageable par des intellectuels et des militants civiques alternatifs d’origines et de sensibilités idéologiques très diverses » (p. 13). Cette démarche se situe donc dans le prolongement de cet ouvrage et mérite quelques mots. D’autant plus qu’après un premier manifeste qu’il a co-publié en supervisant son contenu en 2013, il est à l’origine d’une seconde version sortie en 2020.
Selon moi, le convivialisme est à la convivialité ce que le libéralisme est à la liberté. L’incitation à faire que les sociétés soient conviviales est une perspective à mettre au crédit de Ivan Illich dans son ouvrage [35] de 1973. Une société conviviale est bien sûr la vision idéale d’une « bonne société » où les gens sont heureux ; la « recette » préconisée par Illich est d’établir des rapports humains qui le permettent. C’est ainsi qu’il écrit (op. cit. , p. 50), il faut « que les gens saisissent qu’ils seraient plus heureux s’ils pouvaient travailler ensemble et prendre soin l’un de l’autre » ; le contexte [36] où se trouve cette expression permet d’ajouter, sans trahir sa pensée « et de la nature ».
On peut sans nul doute considérer que cela signifie implicitement être dans l’esprit du don – sans avoir en tête la signification maussienne complexe du don. Cependant quand il s’est agi de proposer des principes pour le convivialisme A. Caillé avait bien sa théorie du don en tête – c’est ce qu’il indique ici [37]- même si ces principes ont pu être exhibés et entraîner l’adhésion d’un grand nombre d’intellectuels sans référence explicite au don.
Mais qu’est-ce que ce convivialisme, dans sa version présente [38]. Il comporte une injonction contre la démesure sous la forme d’un impératif catégorique « maîtriser l’hubris [39] » qu’on trouvait déjà chez Illich qui écrivait : face à la crise « le seul principe de solution qui s’offre : établir par accord politique, une autolimitation. » (Ibid., p.153).
Le cœur du convivialisme est constitué par l’énoncé de cinq principes à respecter dans leur interdépendance pour réaliser une société conviviale. En premier, le principe de commune naturalité, qui est une extension du second principe, dit de commune humanité. Ils proclament ensemble que notre espèce homo sapiens est formée d’individus humains qui sont des parcelles d’univers, baignés par et baignant dans ce que nous appelons « la nature » et fruit de l’évolution de cet univers. Il en découle, 1) la nécessité de co-exister avec le reste de l’univers – et certains proposent pour y satisfaire des Droits de la nature [40], 2) l’indispensable reconnaissance mutuelle que nous sommes tous membres, sans discrimination possible, de la même espèce humaine dans l’univers, ce qui a déjà été proclamé par la déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948 au nom d’un esprit de fraternité (article premier).
Le principe suivant, dit de commune socialité, est du même ordre, il reconnait homo sapiens comme une espèce sociale (comme il en existe beaucoup d’autres et pas seulement chez les primates) au sens où chacun de ses membres n’existe qu’en interdépendance avec les autres (voir par exemple François Flahault [41]). Cela met au rang des falsifications, les expériences de pensée posant qu’au commencement était l’individu. Au commencement était l’interdépendance et l’humain est cette trinité « Espèce-Individu-Société » que décrit E. Morin (op.cit., p. 46), les humains n’ayant d’autre choix que de se forger leur société par leurs interactions ce qui en fait des individus solidaires. Ils entrent en interaction librement et l’affirmation de cette liberté, de leur pouvoir d’être et d’agir, de leur singularisation, est un choix politique et éthique énoncé comme principe de légitime [42] individuation. C’est certes les faire échapper au totalitarisme mais sans leur reconnaître une liberté individuelle illimitée. La société deviendrait alors liquide, atomisée et un lieu de confrontations potentiellement meurtrières.
Le Convivialisme endosse enfin l’idéal de l’égalité démocratique prônée par Rousseau. Si chacun contribue à faire la loi, la loi s’impose à tous et les conflits doivent être négociés pour faire avancer la loi et ses applications. Cela est formulé en amont comme un principe d’opposition créatrice. Nos divergences et nos luttes ne doivent pas être masquées mais canalisées en forces de créativité. On sent là certes une inspiration de ce que Mauss indique (op.cit., p. 278) en conclusion de l’Essai sur le don : « dans notre monde dit civilisé, les classes et les nations et aussi les individus, doivent savoir - s’opposer sans se massacrer et se donner sans se sacrifier les uns aux autres. C’est là un des secrets permanents de leur sagesse et de leur solidarité [43] ». Cela passe bien sûr par la mise en place démocratique de cadres symboliques et culturels mais aussi évidemment juridiques nationaux et internationaux adaptés et des moyens de les faire respecter. A. Caillé ne dit pas autre chose à propos du don, pour avoir une bonne société, pour être du côté vertueux, de l’alliance : « le don ne se suffit pas à lui-même, loin de là […il faudra de] la négociation […des] règles […du] pouvoir […] certaines formes de violence » (p. 93).
Jeu symbolique ou résonance ?
On perçoit dans la citation précédente que l’énoncé « le don » - au singulier- en raison de ce avec quoi il est mis en parallèle, se réfère non pas à « un » présent, particulier, précis, observable, avec une valeur intrinsèque, mais à une procédure, à un process ou une « opération ». Sans que cela soit précisé dans une théorie formalisée, « le don » est considéré par A. Caillé en tant qu’opérateur, opérateur de reconnaissance (ex. p. 10 ; 93), de singularisation (ex. p. 10), opérateur d’alliance (ex. p. 35), opérateur politique (ex. p. 81), opérateur de traduction (ex. p. 20). Pour mener une opération qui fasse éclore « la bonne société », une opération de par la mise en œuvre d’un type de rapport entre sujets humains caractérisé comme « relation de don ».
C’est qu’à la suite de M. Mauss, A. Caillé s’est saisi (p. 98) de l’idée avancée en 1912 par Emile Durkheim et selon laquelle « la vie sociale, sous tous ses aspects et à tous les moments de son histoire, n’est possible que grâce à un vaste symbolisme [44] ». Mais, si ce qui rend possible la vie sociale est le symbolisme, et que l’on considère que la vie sociale s’installe grâce au « don », il faut conclure qu’il y a « co-extensivité du don et du symbole ». C’est cette « découverte » qu’A. Caillé s’était attaché à partager dans son Anthropologie du don (2000, p.21). Certains [45] l’ont alors soupçonné de tout vouloir réduire à des symboles et à négliger ce qui fait la société dans toute son épaisseur, l’économique, le politique et de tout réduire au culturel et au symbolique.
Il n’en est rien. Certes A. Caillé soutient que « ce que nous appelons des symboles, à l’origine et en dernière instance […sont] des signes de reconnaissance d’un don d’hospitalité et d’alliance » (p.98). La triple, la quadruple obligation devient donc sous sa plume « le cycle symbolique du don » qui rassemble et mène à la bonne société, tandis que son opposé, qui sépare, est « le cycle diabolique », de l’indifférence ou du refus. Mais A. Caillé reconnait, si je puis dire, à la fois que l’un et l’autre cohabitent – « le cycle du don, le cycle symbolique […] coexiste toujours avec la réalité ou la possibilité […du] cycle diabolique - et que la société doit être prise dans son épaisseur - dans toutes les « dimensions de l’existence sociale, l’économique, le politique, la parentalité, le religieux […] on trouve à l’œuvre, la double hélice, symbolique et diabolique » (p. 272, les italiques sont de A. Caillé).
Toutefois « le don » reste pour lui en surplomb, au moins de l’économique lequel tend à l’attirer vers la matérialité des échanges et leur intérêt ce qui ramènerait à Bourdieu [46] ou au Marx, du « au commencement étaient les rapports de production ». Pour A. Caillé « sa dimension métaphysique […] excède son enracinement sociologique » (Caillé, 2000, p. 5). Dans Anthropologie du don (2000, p. 13 ; 20 ; 183) la qualification est multiple « paradigme du don, du symbolisme et du politique […] paradigme de l’alliance et de l’association […] paradigme interdépendantiste […] paradigme proprement relationnel ». Ces multiples qualificatifs montrent que la dimension métaphysique est portée par une relation, une relation d’interaction libre, une relation d’alliance, qui fait le primat du politique (comme chez Hannah Arendt) mais dont le contenu matériel est insaisissable.
Mais alors, « Qu’est-ce qui est donné, au bout du compte, dans le don ? », c’est A. Caillé qui pose cette bonne question (p. 66) on pourrait ajouter aussi (il dit cette fois – p. 60- qu’il cite M. Mauss) qu’est-ce qui « fait que le présent est obligatoirement rendu ? ». La réponse d’A. Caillé est claire, confirmant ce qu’il écrit dans les derniers mots d’une introduction qui problématise l’ensemble de son livre « en dernière instance l’objet véritable du don, c’est sans doute l’énergie » (p. 67). C’est ce qu’il reprend plus loin dans le corps de l’ouvrage en écrivant (p. 216) : le don [observable] « n’opère pleinement comme don que s’il se manifeste comme un don de plus de vie ou d’énergie ».
Et la relation qui porte ce don est un « jeu » d’acteur. « C’est en entrant – écrit A. Caillé (p. 65)- dans le jeu incertain du don, que l’on accède en effet à la morale » c’est-à-dire à la pleine humanité [47], à la société bonne. C’est « en jouant le jeu symbolique » du don qu’on est dans ce qui est légitime explique-t-il (p. 179). Mais le jeu « symbolique », si on en revient au σύμβολον des Grecs, auquel se réfère A. Caillé (p. 98), est un jeu de reconnaissance, de test pour savoir si on est en phase en quelque sorte : deux partenaires potentiels disposent d’un morceau de tesson brisé et testent pour voir si en les rapprochant les deux morceaux s’ajustent reconstituant une sorte d’unité, les termes d’une alliance passée. Tester notre « résonnance » pourrait dire Harmut Rosa (si chaque partenaire créait le contour des brisures) mais il ne s’est pas référé à M. Mauss. On peut aussi – essayer- d’entrer en résonance avec le monde, le cosmos ce qui passe, en termes de don, par l’adonnement ou la donation.
La proximité parait claire et c’est pour cela qu’A. Caillé consacre sa conclusion à essayer de répartir les rôles entre « le don » et « la résonance ». Il les pense complémentaires : « le paradigme de la résonance nous dit mieux […] en quoi la vie bonne consiste, le paradigme du don comment il est possible d’y accéder » (p. 306). La discussion est ouverte. Ici A. Caillé semble cependant accorder à H. Rosa qu’aller vers une bonne société passe par une démocratie revigorée et pour cela (p. 312) « laisser […] le dernier mot à H. Rosa ». Toutefois une discussion plus complète, écrit A. Caillé, « supposerait une présentation minimale du convivialisme, auquel H. Rosa donne d’ailleurs son accord de principe » (p. 311-312).
Je me permets d’en conclure que le convivialisme par lequel A. Caillé prolonge son travail sur M. Mauss est un lieu potentiel de convergence entre don et résonance et que nous pouvons espérer que cela nourrira nombre de recherches à venir dont pourront bénéficier les socio-économistes dans leurs propres travaux.