Le paradigme du don dans l’œuvre de Romain Gary

Une belle lecture de l’œuvre de Romain Gary qui devrait inciter les Maussiens qui ne la connaîtraient pas à se précipiter pour combler cette lacune.

La seule valeur humaine de l’indépendance est une valeur d’échange. Quand on garde l’indépendance pour soi tout seul, on pourrit à la vitesse des années-solitude.
Romain Gary, Clair de femme

Si l’auteur de La promesse de l’aube, de L’angoisse du roi Salomon et des Cerfs-volants, pour ne citer que quelques-uns des romans écrits par Romain Gary, n’a pas à proprement parler théorisé le don, il n’en reste pas moins que le don y apparaît comme une thématique centrale dont l’écrivain semble avoir clairement perçu les enjeux. Dans les trames narratives, la construction des personnages, les relations, ambivalentes parfois, qu’ils entretiennent entre eux, la complexe relation du don tient si une place prépondérante que c’est tout naturellement qu’on est invité à dégager cet aspect généralement trop méconnu de son oeuvre. Analyser ses ouvrages à l’aune de ce paradigme, fondé sur la dynamique circulaire du donner – recevoir – rendre, se révèle être particulièrement fructueux et éclairant. Nous voudrions ouvrir brièvement quelques pistes de réflexion et montrer en quelle manière la conception maussienne du don est mis à l’épreuve au sein des principaux romans du corpus garyen.

Don et réalisation de soi

La réalisation du sujet-homme, de « l’affaire homme » pour reprendre le titre d’un livre de Gary, passe par la relation à Autrui et par l’apprentissage du don. Aucune idée n’est davantage au coeur de sa vision de l’homme que celle qui affirme : le « Je » n’existe pas seul, il est lié aux autres. Ou pour le dire avec ses mots : «  Il ne suffit pas d’être mis au monde pour être né » ou encore « le Royaume du « je » n’existe pas  ». Nombre des romans de Gary peuvent être lus à la lumière de cette déficience ontologique originaire qui appelle la rencontre, parfois impossible ou refusée, avec l’altérité. Le repli, l’absence de liens, ou encore la fuite dans des idéaux abstraits, conduisent inévitablement à l’appauvrissement de l’existence humaine, tandis que le don ouvre au champ fécond des possibles, des rencontres, de l’amour et de la créativité. Les multiples formes que revêt le don et les tensions diverses qui le travaillent s’entrelacent de façon complexe dans les rapports humains et sociaux tels que les envisagent les romans de Romain Gary.
Afin d’illustrer cette idée directrice, suivons le parcours de plusieurs personnages emblématiques aux différents âges de la vie. En partant de l’enfance et du premier sentiment amoureux, jusqu’à la vieillesse où il faut affronter la solitude et le déclin sexuel, en passant par la nécessité de l’engagement pour l’adolescent qui se construit, sans oublier l’âge adulte où l’homme et la femme se créent l’un l’autre dans le couple, le don se trouve au cœur de bien des bouleversements.
Le premier rapport amoureux du narrateur de La promesse de l’aube se présente sur un mode entièrement sacrificiel. Amoureux de Valentine, éperdument, jusqu’à l’aliénation, engloutissant pour son plaisir tout ce qu’elle lui demande, il semble pourtant tirer profit de ce premier don de soi. Semblable à une nouvelle naissance, son don, jusque dans ses excès, lui permet d’exister et d’être reconnu dans les yeux de son amante. « J’avalai un morceau, puis un autre. Sous son regard admiratif, je me sentais devenir vraiment un homme. Et j’avais raison. Je venais de faire mon apprentissage.  » [1] Ce don à sens unique le conduira presque à sa perte puisqu’il finit par tomber malade et devra passer quelque temps à l’hôpital. Néanmoins, il en tire une profonde fierté. Ainsi avoue-t-il avoir conservé le soulier en caoutchouc dans lequel il mordait avec amour, pendant des années. Ce don de soi qu’il accepte volontairement le porte à la vie, bien plus que la vie qu’il a reçue de façon passive à la naissance. Non sans ironie, il avoue : « J’étais toujours prêt à m’y attacher, à donner, une fois de plus le meilleur de moi-même. Ça ne s’est pas trouvé. Finalement, j’ai abandonné le soulier derrière moi. On ne vit pas deux fois  » [2].
Si les rapports interpersonnels sont faits d’obligations et de contraintes, ils sont en même temps pour Gary la seule manière pour l’être humain d’éprouver le sentiment d’exister. Et quelle autre manière pourrait-il bien y avoir si l’individu est en soi un être sans identité ? L’un des rapports les plus importants est certainement celui de la mère à l’enfant. Alors que l’approche psychologique insiste sur la nécessité pour l’enfant d’échapper à l’emprise maternelle pour gagner son autonomie, Gary affirme au contraire dans La nuit sera calme : « J’entends par là que « se libérer » de l’amour d’une mère et de l’amour que l’on a pour une femme, ce n’est pas ce que j’appelle une libération, c’est très exactement ce que j’appelle un appauvrissement ». [3]
Si dans La promesse de l’aube le petit Romain fait tout ce qu’il peut pour sa mère, de son côté elle se donne corps et âme pour lui. A peine a-t-il levé les yeux vers elle pour lui redonner de la force, la voici qui retourne à la tâche pour gagner de l’argent et vendre des robes pour le faire vivre. « Souvent, je voyais ma mère sortir du salon pendant un essayage particulièrement capricieux, venir dans ma chambre, s’asseoir en face de moi et me regarder silencieusement, en souriant, comme pour reprendre des forces à la source de son courage et de sa vie.  » [4] « Sa vie » n’est pas ici à prendre au sens où elle s’accaparerait l’existence de son fils sans lui laisser une place bien à lui, mais comme un échange, un équilibre qui se construit à deux. Romain lui doit l’existence puisqu’elle l’a mis au monde. Réciproquement, la vie de sa mère se soutient grâce à Romain qui est sa raison d’être, en sorte qu’elle aussi lui doit la vie. Cet amour mutuel permet à chacun non seulement d’exister mais de se créer, serait-ce par le prisme de la littérature. C’est en ce sens qu’ils forment un couple au sens garyien.. Paul Audi analyse leur « don d’amour » en ces termes : « Nina a « fait » de Romain un auteur de roman comme Romain a « fait » de Nina un personnage de roman. Leur amour fut l’un pour l’autre une source d’inspiration qui aura fait naître une deuxième fois Romain : en tant qu’auteur, et une deuxième fois Nina : en tant que personnage créé par cet auteur. Le don fut plus que réciproque : circulaire. » [5] L’amour débordant, envahissant, tonitruant, de sa mère a certes créé une situation de dette, mais elle est compensée par la formidable force qu’elle engendre et qui pousse Romain à se donner à son tour dans ce qu’il entreprend, avec la hardiesse et le succès que l’on sait.
Dans l’amour chacun a le sentiment d’être en situation de dette – n’a-t-il pas plus reçu qu’il ne pourra jamais donner ? - mais cet état, loin d’entraîner un sentiment de culpabilité, forge un climat de confiance et de réciprocité. C’est ce que Godbout nomme la dynamique de « la dette mutuelle positive » [6]. Madame Rosa décède, le petit Momo lui doit tout, mais cette dette, c’est le point de départ de la vie. Ce faisant, chacun a « la vie devant soi ». Le titre La promesse de l’aube évoque exactement la même idée. Le don, il faut apprendre à le recevoir, à se l’approprier pour ensuite pouvoir renaître enrichi. Mais il contient toujours une part de mystère. D’abord, parce que ses règles restent tacites. Ensuite, parce qu’il est suspendu à l’incertitude. Aussi s’agit-il toujours d’un pari risqué en l’humanité de l’autre.
Revenons un instant à La promesse de l’aube, ce magnifique récit biographique. Alors que Romain est encore jeune homme, il décide de mettre à l’épreuve la nature bienveillante de l’être humain et la générosité des autres. « J’avais aussi manqué de confiance dans mes semblables et n’avais pas tenté d’explorer suffisamment les possibilités de la nature humaine, laquelle ne pouvait tout de même pas être entièrement dépourvue de générosité. » [7] Il choisit donc d’aller s’empiffrer de croissants au comptoir d’un bistrot. Après avoir mangé toute la corbeille, au moment des comptes, il regarde le cafetier avec sympathie en affirmant ne devoir qu’un café et un croissant. Ce dernier sourcille quelque peu, puis fait finalement preuve de générosité. Le narrateur en ressort « transfiguré ». N’est-ce pas là ce que note Jacques Godbout ? La générosité « entraîne la reconnaissance, une nouvelle naissance conjointe, un autre don non prévu, et ainsi de suite sans fin.  » [8]
Mais aucun roman ne mérite davantage d’être lu à la lumière du don maussien que L’angoisse du roi Salomon que Gary publia en 1979 sous le pseudonyme d’Emile Ajar.

L’angoisse du roi Salomon

En effet, la thématique du don est bel et bien centrale dans L’angoisse du roi Salomon. Il est même possible de le lire comme un roman initiatique du don [9]. Nombre de sujets et concepts mis en avant par les penseurs de la Revue du Mauss y sont traités par Gary.
Ainsi, tout d’abord, l’interrogation sur l’aide humanitaire et le bénévolat puisque monsieur Salomon a fondé l’association S.O.S. Bénévoles. A ce propos sont interrogées les motivations de l’engagement altruiste lorsqu’il se fait dans un cadre quasiment anonyme, ce don entre étrangers qui, selon Jacques Godbout, est l’une des caractéristiques du don moderne.
La figure de Salomon est symptomatique du besoin des hommes de donner pour exister. Le narrateur, Jean ou Jeannot, s’interroge tout au long de l’histoire sur les raisons qui poussent M. Salomon à agir ainsi. Les pistes évoquées sont la pitié, le désir de toute-puissance, le désespoir d’un homme solitaire. Enfin, l’explication de son action va se concentrer sur une histoire d’amour vieille de cinquante ans.
Jacques T. Godbout a écrit deux analyses [10] sur l’engagement bénévole. Selon lui, trois principes régissent le fonctionnement de ce type d’organisation. D’abord, il s’agit de petites structures où « la qualité humaine du lien » est mise en valeur. Ensuite, il n’y a a priori pas de rupture entre l’aidant et l’aidé, entre le « producteur » et « l’usager ». Ce point est, par exemple, fondamental pour les Alcooliques Anonymes qui se considèrent tous comme des alcooliques ne buvant pas. Enfin, les bénévoles insistent sur le fait qu’ils agissent librement et que cet engagement apporte beaucoup à chacun.
Si on analyse de plus près la structure de S.O.S Bénévoles dans L’angoisse du Roi Salomon, on retrouve ces diverses caractéristiques amenées avec le merveilleux humour de Romain Gary. Celui qui répond à l’autre bout du fil est bien souvent dans une situation de détresse comparable à celui qui appelle. En aidant l’autre, on s’aide souvent soi-même. Ainsi valorisée, la personne a de surcroît le sentiment d’aider l’humanité tout entière. Son action répond pourtant parfois plus à un besoin personnel qu’elle n’est un geste désintéressé. En témoigne ce que dit Salomon au narrateur : « Il m’a expliqué qu’il y avait là un problème, il fallait trouver des bénévoles qui viennent pour aider les autres et pas pour se sentir mieux sur leur dos  » [11].
Aux êtres en situation de « désert affectif », le bénévole apporte une attention à chaque fois personnelle. Salomon envoie des fleurs et des cartes à des dates bien précises pour que les personnes seules sachent que quelqu’un quelque part pense à eux. Mais ce type d’action anonyme n’est pas sans poser des problèmes.
Les personnes aidées, bien souvent, veulent rendre le don qui leur a été fait. Telle est la circularité de la relation qui ne doit pas être à sens unique. Sinon, on verse dans la pitié et la charité ; cette charité dont Marcel Mauss dit qu’elle est « blessante pour celui qui l’accepte  » [12]. Ainsi, pour faire accepter à une vieille dame une corbeille de fruits, le narrateur présente le don sous l’angle de l’échange : « Vous avez appelé plusieurs fois S.O.S Bénévoles. Vous avez pensé à nous, c’est gentil, alors on a pensé à vous ». [13] Il est obligé d’une part d’identifier le donneur car la personne se méfie, croyant que c’est de la publicité - comprendre : un don intéressé -, et d’autre part, il inscrit ce don comme la suite d’un échange, d’une relation.
L’ethnologue Soizick Crochet [14] montre, dans une analyse proche des idées de Gary, comment l’humanitaire tronque la relation de don au profit d’une relation qui empêche l’échange comme c’est le cas du kula. Elle schématise les liens comme suit :
« - kula : donneur <-> receveur et receveur <-> donneur
- humanitaire : donateur <-> organisation <-> bénéficiaire. » [15]
La structure de l’humanitaire atteint vite ses limites puisqu’elle entrave un élément essentiel de l’échange selon Mauss : l’obligation de répondre aux cadeaux reçus. Pour cela, le donateur doit être identifié au risque sinon de tomber dans « un humanitarisme qui n’[a] plus rien d’humain ». [16] Aussi est-il nécessaire de prendre en compte les particularités de chacun. Sans quoi l’action est aveugle, anonyme elle ne répond pas aux exigences de circularité du don. Celles-ci prennent parfois des formes plaisantes chez Gary. On songe au rapport qu’entretient Jeannot avec le concierge de l’immeuble de M. Salomon, siège de S.O.S Bénévoles.
Voici, en effet, une façon bien étrange et pourtant si juste de venir en aide à M. Tapu. Plutôt que de jouer la carte de la pitié, qu’il avait d’abord tentée en s’excusant sans cesse face aux remontrances constantes du gardien, il préfère alimenter la haine de cet homme car « on a toujours besoin des autres, on peut pas passer sa vie à se détester soi-même » [17] . Pour ce faire, il pisse le long du mur, casse une vitre sur son passage, lui fait un bras d’honneur et se « sent remonté avec le sentiment bénévole qu’[il] avait rechargé les batteries de M. Tapu et qu’ il] était content parce que ce n’est pas tous les jours qu’on peut aider un homme à vivre.  » [18] !
L’action bénévole pense trouver sa raison d’être dans son action même. Jacques Godbout écrit ainsi : « Le sens de leur geste est à rechercher dans le geste lui-même  » [19]. Or, donner pour donner est quelque part insuffisant car c’est comme débuter un processus sans vouloir le poursuivre. En ce sens, c’est une attitude quasi-pathogène. D’où le titre du roman L’angoisse du roi Salomon qui évoque un personnage dont la pulsion de donner est en fait symptomatique d’une angoisse. Pourquoi Salomon donne-t-il ?
Le narrateur, Jeannot, cherche à comprendre les raisons de son comportement. Première piste évoquée : Salomon se prendrait-il pour Dieu ?
L’idée que l’expérience du don se rapproche d’une expérience religieuse est abordée par Jean-Marie Guyau dans L’amour de l’humanité comme irréligion de l’avenir [20]. L’acte de donner traduit une volonté puissante de s’ouvrir à l’autre. Affirmation et expression de l’être. Mouvement enthousiaste, signe d’espoir en l’autre, qui n’est pas l’apanage seulement des religions, même s’il partage avec elles une intensité comparable. Lorsque le narrateur reçoit le don de M. Salomon, il avoue avoir vécu une « expérience religieuse  » [21]. Telle est d’ailleurs, la première explication de Chuck, l’ami du narrateur : le don purement désintéressé est un acte divin, bien que Dieu soit loin d’être toujours à la hauteur du bien qu’on attend de lui et qu’il convienne de le rappeler à Ses devoirs . « Chuck […] dit que monsieur Salomon ne fait pas tellement ça par bonté de cœur mais pour donner des leçons à Dieu, pour Lui faire honte et Lui montrer le bon chemin. » [22]
Ensuite, Chuck propose une deuxième explication - calculatrice, égoïste et utilitariste, cette fois-ci - tellement l’attitude de M. Salomon dépasse l’entendement : « Il veut être aimé ce vieux schnock.  » [23] Ainsi sous-entend-t-il que la générosité de Salomon est secrètement intéressée et que le vieil homme cherche en réalité l’amour et la reconnaissance des autres. Les deux explications avancées par Chuck se situent aux deux extrémités du don. D’un côté, c’est le don pur et absolu, entièrement désintéressé. De l’autre, c’est l’illustration du don purement intéressé.
Or, la particularité du don, c’est justement de se situer entre ces deux extrêmes. Le narrateur note la très grande solitude de Salomon, son âge avancé, quatre-vingt quatre ans, et sa volonté de continuer à vivre. Dans un sens très maussien, il explique que si le vieil homme donne, c’est pour l’honneur [24], c’est pour affirmer son statut d’être humain. C’est son moyen de lutter contre la mort. D’où « l’acharnement [de M. Salomon] à aimer et à vouloir vivre encore et encore et sans fin, comme c’est pas permis » [25]. Monsieur Salomon soigne sa tenue à l’extrême, collectionne des timbres et répand ses bienfaits pour se donner une contenance, pour se sentir toujours exister. Cependant, à la fin du roman, M. Salomon met un répondeur automatique qui renvoie les appels à S.O.S. à une autre permanence. Que s’est-il passé ?
L’intrigue du roman se cristallise alors sur l’attitude de M. Salomon envers Mlle Cora Lamenaire. Au fur et à mesure, le lecteur apprend l’amour du protagoniste pour cette diva de la chanson française d’avant-guerre. Pendant la guerre, leur destin s’est séparé. M. Salomon est resté quatre ans caché dans une cave. Cora, qui est tombée folle amoureuse d’un collaborateur, ne l’a pourtant pas dénoncé à la Gestapo alors qu’elle connaissait sa cachette. A la Libération, la chanteuse se retrouve démunie du fait de son attitude pendant la guerre. M. Salomon, en apprenant qu’elle a des ennuis, écrit une lettre certifiant qu’elle avait sauvé un juif. Puis ils perdent tout contact jusqu’à ce que bien des années plus tard M. Salomon descende aux toilettes et découvre que Cora était devenue dame-pipi. Cora explique ainsi la rencontre à Jeannot : « Il m’a saisie par le poignet, il m’a traînée après lui, en remontant l’escalier. On s’est mis à une table dans un coin et on a parlé. Non, ce n’est pas vrai, on ne s’est pas parlé, lui, il n’arrivait pas à dire un mot, et moi j’avais rien à ajouter. Il a bu de l’eau et il s’est retrouvé. Il m’a acheté un appartement et il m’a fait une belle rente. Mais pour le reste…  » [26] Qu’entend-t-elle par « le reste » ?
La situation est empoisonnée par les dons que chacun estime avoir fait alors qu’il ne retrouve pas en l’autre une attitude de contre-don digne de son geste. Ils s’aiment tous les deux mais ils ne sont incapables de discuter ensemble ; leur seule relation s’est faite par services ou échanges de biens interposés. L’impasse vient de l’interprétation que chacun donne à ces dons. Mauss soulignait l’ambivalence du mot Gift qui en anglais signifie cadeau alors qu’il veut dire poison en allemand [27]. Cora avoue, en effet : « Je ne pouvais pas lui pardonner son ingratitude, quand je l’ai sauvé de la Gestapo. » [28] Et elle analyse l’attitude de Salomon ainsi : « S’il m’avait oublié, il ne serait pas tant impardonnable, après plus de trente-cinq ans. Mais c’est de la rancune. Chaque année, il m’envoie des fleurs pour mon anniversaire, pour souligner.  » [29] De même, Salomon explique au narrateur que « l’appartement [qu’il lui avait offert] scellait leur séparation définitive  » [30]. Le don, dans leur relation, est ainsi devenu poison, une sorte de fin de non recevoir.
Marcel Mauss aborde cet aspect du don en étudiant notamment la tradition germanique. Outre la signification du mot don, il note que dans le droit germanique il y a une systématisation du recours au gage. Le gage est souvent un élément de faible valeur mais fortement personnel qui lie et engage les deux partenaires dans un rapport mutuel. Mais « la chose, ainsi transmise, est, en effet, toute chargée de l’individualité du donateur » [31]. Le don n’est jamais neutre. Certaines légendes mettent l’accent sur sa valeur magique. Le don est toujours personnalisé. Mauss rapporte les paroles de Hreidmar, le héros des chants de l’Edda répondant à la malédiction du dieu Loki :
« Tu as donné des cadeaux,
Mais tu n’as pas donné des cadeaux d’amour,
Tu n’as pas donné d’un cœur bienveillant,
De votre vie, vous seriez déjà dépouillés,
Si j’avais su plutôt le danger. »
 [32]

Ces paroles font étrangement écho aux rapports entre les deux personnages. Il est presque possible d’imaginer Mlle Cora les prononcer à l’encontre de Salomon. Le don consacre un engagement vis-à-vis de l’autre, mais encore faut-il savoir donner comme il convient. En soi, le don peut être équivoque ou déplacé ou refusé, peut ne pas être rendu, ou être mal perçu, etc. Toutes ces incertitudes font que certaines personnes restent au bord de la relation de peur d’y rentrer.
De fait, la dynamique du don n’est pas sans incertitude ni danger. Sait-on jamais d’avance la réaction d’autrui ? Jusqu’où l’on peut se trouver entraîné ? Le don s’impose au sujet garyen, nous l’avons rappelé, puisqu’il ne peut vivre pleinement en-dehors de l’autre. Dans une même veine, Alain Caillé souligne que la subjectivité « ne peut éclore, précisément, que pour autant que le sujet s’affirme comme tel, au-delà de l’intérêt, pour courir le risque fatal du don et de la donation.  » [33] En même temps, nombre de personnages chez Gary ressentent une difficulté à s’engager dans la relation à l’autre, une incapacité qui les empêche de se réaliser. Tel est le cas de Lenny dans Adieu Gary Cooper qui refuse d’entrer en relation avec quiconque et même avec lui-même. Repoussant les déclarations de Tilly, il s’exclame : « — Je peux pas l’expliquer, Tilly. Je suis trop con. Et puis, je sais pas parler. Je ne parle même pas à moi-même. J’ai rien à me dire.  » [34]

L’incapacité de se donner

Le don est ainsi lien, médiation des rapports interpersonnels. Il évite le recours à la violence explicite sans pour autant nier les dimensions de la rivalité, de la lutte pour la reconnaissance. Marcel Mauss montre que les tribus se livrent à une forme de guerre sublimée par la pratique du potlatch. Romain Gary, vers la fin du roman Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, convertit le meurtre projeté par le personnage principal, Rainier, en un don à l’encontre de son rival Ruiz. « Je me levai. Je pris un billet de cinq cents francs et ma carte de visite. Je repoussai ma montre vers lui et lançai l’argent et ma carte à ses pieds. D’un mouvement de mon arme, je lui fis signe de s’écarter. » [35] Il avait « failli tuer quelqu’un » mais le don lui donnait l’impression de pouvoir le dominer d’une autre façon. Ruiz devenait alors son obligé. Une relation de rivalité, de don, les lie l’un à l’autre. S’il lui donne sa carte de visite, c’est que le don, on le comprend, nécessite que la relation soit personnelle et individualisée.
L’un des maux qui touchent les personnages garyens, c’est précisément leur incapacité à s’engager dans une relation de cette sorte. Certains préfèrent parfois s’offrir pour un idéal mais leur quête est alors vouée à l’échec. Armand, le jeune personnage révolutionnaire, dans Lady L., se donne pour l’humanité toute entière. Résultat : il meurt enfermé dans une malle par la femme qui l’aime et non en martyr de sa quête idéale pour la liberté. Les nymphomanes, dans les romans de Gary, ont ce même penchant idéaliste. Tel est le cas de Lily dans La danse de Gengis Cohn qui « se donne sans même prendre le temps de regarder à qui elle a affaire.  » [36] Ce don dans la négation de soi est une forme de suicide [37]. C’est très exactement ce type de relation que refuse Lydia dans Clair de femme. Michel, le narrateur, aime par nécessité, parce qu’il faut bien aimer pour continuer de vivre. Mais Lydia repousse cet amour théorique, intransigeant et, partant, invivable. Analysant ironiquement l’amour absolu de Michel, elle s’écrie ainsi : « Vous avez réussi quelque chose d’assez admirable : vous avez tout pris à Dieu et vous l’avez donné à l’amour. C’est trop grand pour moi.  » [38]
Le don doit donc conserver une dimension typiquement humaine. Gary évoque « ce système de poids et mesure que l’homme cherche désespérément à imposer à l’univers  » [39]. Mais seuls le don et l’amour, dans leur mutualité, donnent sens à l’existence humaine. « Vivre, ce n’est ni respirer, ni souffrir, ni même être heureux, vivre est un secret que l’on ne peut découvrir qu’à deux » [40], affirme le narrateur d’Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable.

Le couple

Vivre pour soi n’a pas de sens : la vie ne se goûte qu’à deux. De là souvent dans l’oeuvre de Gary une sorte d’idéalisation du couple lequel ne se limite pas seulement à l’union de l’homme et de la femme ; un couple au sens garyien, c’est un espace ouvert de circulation où il n’est plus possible de faire la part des choses. C’est une relation qui permet justement à chacun de se créer. Roman Gary y voit un « idéal–réaliste » : lieu où l’humanité s’incarne et se réalise par excellence. Là seulement où une forme d’authenticité peut s’exprimer, où une « réalité vraie ». [41] peut advenir. Paul Audi, dans son ouvrage sur l’œuvre de Romain Gary, Je me suis toujours été un autre, écrit à juste titre : « Le couple est le lieu où l’être humain peut enfin se réconcilier avec sa propre humanité ». [42] Pourquoi en est-il ainsi ?
D’abord, parce que le couple se caractérise par un refus farouche du calcul : « Dans un couple, personne ne sait qui est terre et qui est soleil. C’est une autre espèce, un autre sexe, un autre pays.  » [43] Chacun s’invente, invente l’autre et est inventé par lui. Il n’est nulle relation où le don s’exprime davantage dans une réciprocité proprement créatrice. « L’homme et la femme se construisent réciproquement. Il s’agit d’un échange et non d’un lien de subordination  » [44] répond Gary dans un entretien mené par Jérôme Le Thor, ayant pour thème « Romain Gary ou la mystique du couple ». Dès lors, il devient impossible de faire ses comptes. D’où le reproche formulé à l’encontre de Lydia par le narrateur Michel dans Clair de femme : « - Tu fais tes comptes, Lydia. Je ne sais pas ce que cela veut dire, espérer avec lucidité. Aimer est une aventure sans carte et sans compas où seule la prudence égare  » [45].
De fait, l’amour, en son fonctionnement anti-utilitaire, se dérobe à tout calcul, à toute équivalence marchande, et appelle l’inventivité du don de soi [46], la créativité étant, pour Gary, le propre de l’humanité. Signe d’une liberté spécifique à la nature humaine, sa manifestation est la preuve de l’existence d’une « marge humaine » qui ne répond pas à une logique purement rationnelle ou matérialiste. Sans cela, met en garde Gary, « le fait est que si nous commençons à nous soumettre au diktat de la seule efficacité matérielle, le genre humain pourra éventuellement survivre, mais pas l’humanité.  » [47] Mais, à l’inverse, Gary certainement pas davantage pour un altruisme qui serait entièrement désintéressé.

Vivre de l’autre

Les héros garyens ont pour point commun de se battre pour le maintien de cette « marge humaine ». Mais elle est bien mince. Une zone grise où la faillibilité de l’homme, où l’incertitude ont droit d’existence. Gary défend en ces termes sa conception de l’homme dans un texte intitulé La marge humaine : « L’homme ne doit se prosterner ni devant la vérité, ni devant l’erreur, mais seulement devant une certaine notion de sa propre faillibilité  » [48]. Et dans Clair de femme, l’idée revient de nouveau : « Mais cette faiblesse, cette fragilité, notre frémissement de vie si fugace, cela s’appelle justement la force de l’âme » [49],
Il est alors possible d’identifier toute une série de héros non-héroïques, non-sacrificiels, dans l’œuvre de Romain Gary. Des personnages comme Morel, dans Les Racines du Ciel, ou Ambroise Fleury, dans Les cerfs-volants, donnent leurs dernières forces pour les autres car cela leur permet d’exister. Voici ces hommes dans les camps de la mort, presque réduits à n’être plus que des débris d’humanité. Morel se réhabilite et affirme son humanité en utilisant l’énergie qui lui reste pour remettre des hannetons sur pied, alors qu’ils se débattent sans défense sur le dos. La révolte des hannetons engendre un élan d’empathie pour l’être en souffrance qui gagne peu à peu tout le camp et que les Nazis ont bien du mal à réprimer. Le même « instinct d’humanité » pousse Ambroise Fleury, malgré son affaiblissement, à fabriquer des cerfs-volants, même s’ils sont destinés aux enfants de ses tortionnaires. Chez tous, c’est le moyen d’affirmer leur humanité face à la barbarie. Ils existent parce que leur existence prend encore sens vis-à-vis d’autrui. Comme le souligne Gary : « Le problème fondamental pour moi est que l’être humain ne peut vivre de lui-même. On vit toujours de l’Autre.  » [50]
Si « le don est partout », ainsi que l’écrit Alain Caillé, Gary a-t-il pensé les relations, les implications du don si présentes dans son oeuvre ? Cette question est aussi insoluble que de savoir si l’homme est impuissant ou la femme frigide. Ce qui apparaît néanmoins avec une grande clarté, c’est que l’œuvre de Gary est construite sur une conception particulière de la nature humaine. Ses personnages, fidèles à l’image qu’il a de l’homme, sont en adéquation à « la loi du milieu » : ni particulièrement vertueux, ni foncièrement mauvais et égoïste. Cette vision de la condition humaine, ce qu’il appelle « l’affaire homme », n’est pas un dossier que l’on peut facilement classer dans une case.

Contre une morale du désintéressement pur

Ainsi, en reprenant l’opposition très nette entre deux figures féminines dans le roman Clair de femme, il est possible de confronter deux conceptions de l’amour. Cet extrait met en scène le narrateur, Michel, en position d’observateur alors qu’il est conduit à l’anniversaire du mari de Lydia. Ce dernier, suite à un accident de voiture, est considérablement diminué. Il vit en fauteuil roulant et a perdu l’usage de la parole. Il ne semble plus vraiment avoir conscience de la réalité bien qu’il veuille se suicider. Cette situation délicate a provoqué le renoncement de Lydia à prendre soin de lui et il habite maintenant chez sa mère. Une brève discussion entre les deux femmes s’ensuit sous le regard et les commentaires du narrateur qui assiste à la scène. Deux conceptions de l’amour s’incarnent et s’opposent entre l’épouse et la mère. D’un côté, la mère se sacrifie pour son fils et même pour la mémoire de son mari décédé. Elle vit dans un don total d’elle-même. Son existence n’a de sens que par rapport aux autres. Elle représente la vision du don sacrificiel, du don absolu de soi jusqu’à la négation de son être. De l’autre, Lydia abandonne en quelque sorte son mari pour être fidèle à leur relation. Et elle doit assumer la responsabilité de son acte.
Lydia se justifie auprès de Michel par ces mots : « Mais se dévouer à un homme parce qu’on a cessé de l’aimer et que c’est injuste, se dévouer à un homme au nom d’une éthique, n’avait plus aucune réalité vivante. » [51] Par conséquent, elle sait qu’elle ne peut soutenir un « acte contre-nature » de l’ordre de celui qui, dans la tradition biblique, pousse Abraham à tuer son propre fils. Elle n’a pas l’orgueil, la force mentale, l’abnégation de cœur et d’esprit nécessaire pour se lancer dans un cheminement aussi absolu. C’est justement au nom de l’amour, par fidélité à sa relation passée, qu’elle se refuse à aller contre ses sentiments. Ce chemin, c’est par exemple celui qu’emprunte Pierre dans le texte d’Alexis Sarentchoff Cœur de pierre ou l’ambiguïté du bien. C’est également le mot « pierre » qui est utilisé par Gary pour qualifier l’action de la mère capable de payer un garde du corps pour empêcher son fils de se suicider et de lui infliger au nom d’un dévouement absolu des visites médicales dans le monde entier. Lydia commente l’action de sa belle-mère en expliquant : « Je sais pas si cette loi était vraiment écrite sur des tables de pierre, mais c’est probable : elle est pierre. » [52] Son action contient en elle-même une sorte de démesure, de folie qui en fin de compte devient inhumaine [53].
Le héros garyien n’entend nullement, refuse même, de devenir un héros, une légende, un idéal incarné, un être parfait, saint ou ange. Ses aspirations sont multiples, contradictoires. Souvent, on assiste à la confrontation entre un narrateur masculin à « la poursuite du bleu » - un idéal poursuivi au nom de l’Humanité – auquel s’oppose la plupart du temps un personnage féminin qui représente l’humanité avec un h minuscule. Ce sont eux les héros garyiens, ceux qui acceptent leur condition, leur vulnérabilité et leur petitesse. Inversement, les personnages sont montrés en situation d’échec dès lors qu’ils essayent de poursuivre un idéal qui les dépasse.
L’égoïsme ou le don absolu de soi sont deux extrêmes incarnés à merveille dans le roman humoristique Lady L. Armand est la caricature de la vision idéaliste de l’engagement. Prêt à se sacrifier pour le bonheur de l’humanité, c’est un homme sans sentiment vivant dans le monde des idées. L’un des anarchistes répond d’ailleurs au doux nom de Platon Sophocle Aristote Gromoff. John Stuart Mill dans L’utilitarisme voue son admiration à l’homme capable de se sacrifier pour accomplir le bonheur des autres [54]. Armand est justement cet homme. A cet idéal s’oppose la poursuite d’un bonheur égoïste en la figure de Lady L. Son souhait est d’avoir Armand pour elle et de réaliser son bonheur personnel. Cet idéal est tel qu’il la conduit au nihilisme. De ces deux quêtes, aucune n’aboutira. Toute volonté de perfection mène à une forme de totalitarisme. Le totalitarisme, pour Gary, c’est poursuivre un but dépassant l’être humain et qui conduit nécessairement à relativiser la vie des hommes. C’est là qu’idéaliste et nihiliste se rejoignent dans une négation du réel qui les conduit à un comportement inhumain. Le roman se termine par le meurtre commis par Armand qui tue son camarade. Et Lady L. tue son amour sachant qu’elle ne pourra jamais le réaliser en l’enfermant dans une malle. Elle explique : « Nous avions vraiment cela en commun, lui et moi, chacun à sa façon. La terre devient une jungle. Tout devient permis pour tenter de rendre l’humanité heureuse ou pour faire son propre bonheur.  » [55]
La vision de l’humanité chez Gary se définit par sa médiocrité. La couleur qui lui convient, c’est le gris. L’homme est autant capable de faire le bien que le mal. Et l’important, c’est que ce soit le même homme. Cette thématique est particulièrement abordée dans les romans qui ont pour contexte historique la Seconde Guerre mondiale. Il est alors intéressant de voir comment Gary, qui a vécu ces événements, rend l’image du résistant ou du nazi.

Le profil du résistant

La figure du résistant est présentée comme un homme ordinaire, un héros modeste. Il n’est pas pour autant un anti-héros comme il est possible d’en rencontrer chez Huysmans ou Sartre. Il s’agit davantage d’un héros non-héroïque, non sacrificiel, pris dans des circonstances particulières et qui agit en fonction de l’idée qu’il se fait de lui-même et donc de l’homme.
Gary, dans une courte nouvelle intitulée Je parle de l’héroïsme, [56] porte un coup à la croyance selon laquelle l’attitude face à la mort serait ce qui forge le héros. Il y aurait ceux qui pitoyablement la fuiraient et ceux qui seraient glorieusement prêts à l’affronter. Il met alors en scène un narrateur vantant « le danger, le courage et l’esprit de sacrifice » lors d’une conférence. La salle semble alors médusée par le conférencier sauf un homme, le docteur Bonbon. Après les applaudissements, ce dernier s’approche du conférencier pour lui proposer une mise en pratique de ses arguments théoriques. Il le conduit dans une baie, armé d’un simple fusil pour chasser le requin. Alors s’opère une prise de conscience chez le narrateur lorsqu’il se trouve nez à nez avec l’animal représentant sa mort potentielle : « Je ne me souviens guère des secondes qui suivirent ; tout ce que je peux affirmer , c’est que contrairement à ce que j’avais dit dans ma conférence, au moment du péril mortel, le héros ne découvre pas du tout les valeurs permanentes de vie. Ce n’est pas du tout ce qu’il fait, voilà tout ce que je puis dire ».
Mais alors que fait-il ? Comment penser l’acte héroïque de résistance dont ont fait preuve certains hommes ?
Le dernier roman publié par Gary sous son nom, Les cerfs-volants, illustre les différents moyens de la résistance. Par exemple, le cuisinier Duprat voue sa vie à la cuisine française dans son Manoir du Clos Joli. Sa résistance à lui, c’est la fidélité à la tradition culinaire. Par conséquent quand on lui reproche de servir de la truffe, du homard et des mousselines de truites à l’occupant comme le fait par exemple le notaire du village : «  - Et qu’est-ce que tu fais exactement mon salaud ? » Il répond en grondant : « J’assure la permanence » [57]. A son sens, il porte la responsabilité du prestige culinaire de la France. Après trois générations de Duprat qui ont eu pour devise « Je maintiendrai » [58], son honneur est en jeu uniquement derrière les fourneaux.
Le personnage de Julie Espinoza se caractérise avant tout par sa lucidité. Elle ironise d’ailleurs sur son nom en expliquant qu’elle pourrait presque laisser tomber le E et se faire appeler Spinoza « tellement [elle a] de la connaissance » [59]. Elle pose un regard sans concession sur le monde et c’est ce qui lui permet de se sortir de toutes les situations.
Enfin, il y a Ambroise Fleury qui construit des cerfs-volants. Il a été interné à Auschwitz et a lui aussi continué à faire ses cerfs-volants. Après avoir participé au formidable mouvement de résistance qui s’est organisé au Chambon-sur-Lignon, il revient, fidèle à lui-même, pour reconstruire les cerfs-volants. A ses yeux, il n’a donc rien fait d’extraordinaire. Le jour où une cérémonie a lieu en son honneur et où un musée des cerfs-volants est ouvert., le narrateur explique : « On ne trouvera cependant pas dans ses murs le cerf-volant Ambroise Fleury, mon oncle ayant énergiquement refusé de devenir une pièce de musée […] ». [60]
Le roman s’achève sur ces mots laconiques : « Je termine enfin ce récit en écrivant encore une fois les noms du pasteur André Trocmé et celui de Chambon-sur-Lignon, car on ne saurait mieux dire.  » [61]
Au terme de cette lecture, trop brève, des romans de Romain Gary, il ne fait guère de doute que la problématique du don traverse de si nombreuses situations, emporte tant de personnages, dans des relations diverses, parfois impossibles, que le don peut à juste titre être présentée comme une constante de son oeuvre. Mais pouvait-il en être autrement chez un homme qui a tant vécu l’alternance de la confiance et du désespoir, et qui ne pouvait se résoudre à voir en l’homme un individu autosuffisant, attaché à la poursuite de ses seuls intérêts propres, alors que vivre, c’est vivre de l’autre – mais non, notons-le, vivre pour l’autre ? Toute l’humanité de la conception non-sacrificielle du don chez Gary se voit à cette différence.

Références bibliographiques

Oeuvres de Romain Gary

Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, Paris, Gallimard, 1975.
Clair de femme, Paris, Gallimard, 1977.
Lady L. Editions Gallimard, 1963
Les racines du ciel, Paris, Gallimard, 1956, 1980 pour la présente édition.
La promesse de l’aube, Gallimard, 1960, 1980 pour l’édition définitive.
Les cerfs-volants, Paris, Gallimard, 1980.
Adieu Gary Cooper, Paris, Gallimard, 1969.
Pour Sganarelle, Recherche d’un personnage et d’un roman, essai, Paris, Gallimard, 1965.
La danse de Gengis Cohn, Paris, Gallimard, 1967.
La nuit sera calme, Paris, Gallimard, 1974.
Vie et mort d’Emile Ajar, Paris, Gallimard, 1978.
L’affaire homme, textes rassemblés et présentés par Jean-François Hangouët et Paul Audi, Paris, Gallimard, 2005.
GARY Romain (Emile Ajar), La vie devant soi, Paris, Mercure de France, 1975.
GARY Romain (Emile Ajar), L’angoisse du roi Salomon, Paris, Mercure de France, 1979.

Autres références

ANISSIMOV, Myriam, Romain Gary, le caméléon, collection Folio, Paris, Gallimard, 2004.
AUDI Paul, Je me suis toujours été un autre, le paradis de Romain Gary, Paris, Christian Bourgeois Editeur, 2007.
CHANIAL Philippe, La société vue du don, Manuel de sociologie anti-utilitariste appliquée, Editions La Découverte/ Bibliothèque du M.A.U.S.S. 2008
GODBOUT T. Jacques en collaboration avec CAILLE Alain, L’esprit du don, Paris, Editions La Découverte, 2000
MAUSS Marcel, Essai sur le don, Quadrige, Paris, PUF, 2007
Revue du MAUSS n°32, L’amour des autres, care compassion et humanitarisme, La Découverte MAUSS, 2008.
TERESTCHENKO Michel, Un si fragile vernis d’humanité, Banalité du mal, banalité du bien, Paris, La Découverte/Poche, 2007.

// Article publié le 6 mai 2010 Pour citer cet article : Isis Fahmy et Michel Terestchenko , « Le paradigme du don dans l’œuvre de Romain Gary », Revue du MAUSS permanente, 6 mai 2010 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Le-paradigme-du-don-dans-l-oeuvre
Notes

[1Romain Gary, La promesse de l’aube, p. 87.

[2Ibid.

[3Romain Gary, La nuit sera calme, p. 157.

[4La promesse de l’aube, p. 124.

[5Paul Audi, Je me suis toujours été un autre p. 204.

[6Jacques T. Godbout., Don, dette et réciprocité dans la parenté, La société vue du don , p. 178.

[7La promesse de l’aube, p. 217.

[8Jacques T. Godbout, L’esprit du don, p. 307.

[9Cette piste de lecture est possible dans plusieurs romans.

[10Jacques T. Godbout, « Le bénévolat » dans L’esprit du don, p. 105-114 et., « Liens primaires et tiers secteur » dans La société vue du don , p. 335-348.

[11Romain Gary, L’angoisse du roi Salomon, p. 12.

[12Marcel Mauss, Essai sur le don , p. 220.

[13L’angoisse du roi Salomon, p. 44.

[14Soizick Crochet, « Le sacrifice impossible : contradictions de l’action humanitaire », La société vue du don, p. 381-398.

[15Id., p. 396.

[16« C’était un humanitarisme qui n’avait plus rien d’humain », Clair de femme, p. 126.

[17L’angoisse de roi Salomon , p. 96.

[18Id., p. 98.

[19La société vue du don, p. 347.

[20« L’amour de l’humanité comme irréligion de l’avenir », Jean-Marie Guyau, Revue du Mauss, n° 32, p. 35-40.

[21« Je tenais à la main un chèque de un million et demi pour parler comme les anciens, et on pouvait dire que je venais de faire une expérience religieuse », L’angoisse du roi Salomon, p. 19.

[22Id., , p. 15.

[23Id., , p. 45.

[24« Je le fais pour l’honneur de la chose », répond Salomon, Id., p. 32. Voir également Clair de femme, p. 64.

[25L’angoisse du roi Salomon, p. 196-197.

[26Id., p. 238.

[27Essai sur le don, p. 216.

[28L’angoisse du roi Salomon, p. 236.

[29Id., p. 239.

[30Id., p. 343.

[31Essai sur le don, p. 214.

[32Id., p. 217.

[33« Le don comme la subjectivité sont toujours indéterminés et ambivalents. D’où la tentation irrépressible d’en sortir pour entrer dans le champ plus univoque et apparemment objectivable de l’intérêt. Mais, dans cette objectivation, le sujet échoue à faire advenir sa subjectivité, ce qui lui est le plus cher. Et qui ne peut éclore, précisément, que pour autant que le sujet s’affirme comme tel, au-delà de l’intérêt, pour courir le risque fatal du don et de la donation. » Alain Caillé, « Vers une théorie de l’action et du sujet », Revue du Mauss, L’amour des autres, p. 76.

[34Romain Gary, Adieu Gary Cooper, p. 35.

[35Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, p. 210.

[36La danse de Gengis Cohn, p. 214.

[37« Lenny n’avait jamais rencontré de nymphomane dans sa vie, mais il paraît que ça existe. Ça doit être une belle mort. », Adieu Gary Cooper, p. 127.

[38Clair de femme, p. 134.

[39La promesse de l’aube, p. 48.

[40Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, p. 64.

[41« Romain Gary ou la mystique du couple », entretien avec Jérôme Le Thor, dossier ajouté à Les clowns lyriques, Cercle du Nouveau Livre, Librairie Jules Taillandier, novembre 1979, in Romain Gary, L’affaire homme, p. 346.

[42Je me suis toujours été un autre, p. 196.

[43Clair de femme, p. 139.

[44« Romain Gary ou la mystique du couple », id., p. 346.

[45Clair de femme, p. 147.

[46« C’est ce qu’on appelle les problèmes du couple, le problème du couple, quand il n’est plus possible de s’inventer, l’un l’autre », Clair de femme, p. 48.

[47Introduction aux Racines du ciel, L’affaire homme, p. 111.

[48« La marge humaine », « Romain Gary : les hommes, ces éléphants", entretien avec Jean Daniel, texte paru dans l’Express, 4 janvier 1957, in L’affaire homme, p. 23.

[49Clair de femme p. 137.

[50« Romain Gary ou la mystique du couple », p. 348.

[51Clair de femme, p. 126.

[52Id., p.128.

[53« Ce que je veux dire, c’est qu’il y a dans l’humanité une part de folie qui n’est pas une part humaine… », Ibid.

[54« Bien que ce soit seulement dans un état très imparfait du monde que le meilleur moyen que l’on ait de servir le bonheur des autres soit le sacrifice absolu de son propre bonheur, je n’hésite pas, aussi longtemps que le monde sera dans cet état imparfait, à reconnaître qu’être disposé à accomplir un tel sacrifice est la plus haute vertu qui puisse se trouver chez un homme », John Stuart Mill, L’utilitarisme, p. 49.

[55Lady L., p. 238.

[56Je parle d’héroïsme, in Les oiseaux vont mourir au Pérou, p. 203-204.

[57Les cerfs-volants, p. 209.

[58Id., p. 183.

[59Id., p. 171.

[60Id., , p. 368.

[61Id., p. 369 ; également p. 282.

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