La nouvelle économie politique des communs : apports et limites
Séance du séminaire « Du public au commun » du 9 mars 2011
Que peuvent apporter, dans la réflexion sur le « commun », les avancées qui ont été produites à la lisière de la science économique et de la science politique, sur les « communs » (commons) ? Plus précisément, que peut nous enseigner la « nouvelle économie politique des communs », dont l’une des représentantes les plus connues est Elinor Ostrom, « prix Nobel d’économie » en 2009 ?
Introduction
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Que peut apporter dans notre réflexion du « commun » que nous tentons dans ce séminaire, les avancées qui ont été produites à la lisière de la science économique et de la science politique, sur les « communs » (commons) ? Plus précisément, que peut nous enseigner la « nouvelle économie politique des communs », dont l’une des représentantes les plus connues est Elinor Ostrom, « prix Nobel d’économie » en 2009 ? Mon propos visera à faire ressortir ce qui dans cette élaboration pointe vers un aspect décisif pour nous, la dimension d’institution des pratiques du commun, tout en montrant les limites de cette théorisation qui reste enfermée dans les cadres de la pensée économique dominante.
Une posture classique dans les mouvements hostiles au néolibéralisme consiste à dénoncer la marchandisation du monde que ce même néolibéralisme conduirait de façon offensive et à lui opposer en guise de défense les services publics nationaux pour les uns et les biens publics mondiaux pour les autres. Autant dire que la lutte politique se maintient sur un terrain bien connu où s’affrontent le Marché et l’État. Les « antilibéraux », sans trop le savoir ou sans trop s’en inquiéter, s’installent en fait sur le terrain de l’adversaire lorsqu’ils prennent fait et cause pour la production de services par l’État au nom d’une opposition qui s’est constituée précisément pour faire du marché la règle et de l’État l’exception. C’est qu’en effet la théorie standard, reconnaît parfaitement l’existence de biens issus de l’intervention de l’État. Certains biens relèvent par nature de l’appropriation privée, d’autres relèvent de l’intervention gouvernementale étatique. D’où le parallélisme de la théorie économique et de la philosophie politique depuis Hobbes, quant à la double fonction de Etat qui alloue et protège des droits individuels d’utilisation et de propriété d’un côté, et qui fournit de l’autre des biens publics que les atomes égoïstes sont incapables de fournir. Marché et Etat sont les deux seuls pôles nécessaires et complémentaires envisageables.Ce travers est aussi pénalisant que l’aveuglement volontaire à l’égard des pratiques bureaucratiques étatiques au prétexte, selon certains, qu’il ne faudrait pas faire le « jeu du marché ». Sortir de ce double jeu du Marché et de l’État, telle est précisément l’ambition de ce séminaire.
La question des services et des biens publics
En opposant les « biens publics » aux « biens marchands », nombre d’« antilibéraux » emploient le langage même de leurs adversaires et, plus encore que leur langage, leur mode de raisonnement. En ce sens, « l’antilibéralisme » relève pour une bonne part de l’économie publique la plus traditionnelle. Pour le dire vite, tout se passe comme si pour combattre un « ultralibéralisme » supposé vouloir tout privatiser, la seule ligne de défense résidait dans l’argument économique qui distingue les types de biens selon leurs caractéristiques intrinsèques. La seule « originalité » de la position, présentée parfois comme d’une extrême « radicalité », consisterait dès lors à étendre la problématique et la gestion des biens publics à l’échelle mondiale, ce qui ne veut rien dire d’autre que l’appel à la création d’un État mondial.
Il faut rappeler ici que la théorie des biens publics qui fonde une telle revendication n’est jamais qu’une partie d’une doctrine générale des biens économiques pour laquelle la plupart des biens doivent être produits pour des marchés concurrentiels. Ce sont leurs qualités propres, techniques et économiques, qui les destinent « naturellement » au marché [2]. De la même manière, il existe des biens qui sont « naturellement » voués à être des biens publics. Comme l’indique la doctrine aujourd’hui en vigueur, les biens privés sont exclusifs et rivaux. Un bien est dit exclusif lorsque son détenteur ou son producteur peut empêcher par l’exercice du droit de propriété sur ce bien l’accès à toute personne qui refuse de l’acheter au prix qu’il en exige. Un bien est rival lorsque son achat ou son utilisation exclut toute consommation par une autre personne. On en déduit donc qu’un bien non exclusif est un bien qui ne peut être réservé par son détenteur à ceux qui sont prêts à payer et qu’un bien non rival est un bien ou un service qui peut être consommé ou utilisé par un grand nombre de personnes sans coût de production supplémentaire car la consommation de l’une ne diminue en rien la quantité disponible pour les autres.
Ce sont ces caractéristiques économiques et techniques qui justifient l’intervention de l’Etat selon les thèses classiques de Richard Musgrave et de Paul Samuelson formulées dans les années 1950 [3]. Selon Richard Musgrave, l’une des fonctions de l’État est de veiller à l’allocation optimale des ressources économiques, ce qui l’oblige à produire les biens qui ne pourraient pas être produits par le marché du fait de leurs particularités. D’où précisément l’appellation qu’on peut leur donner de biens publics. Mais observons bien le raisonnement qui est tenu. C’est parce que certains biens sont en quelque sorte défectueux ou déficitaires au regard de la norme qu’ils doivent être produits par le gouvernement. Un bien public est donc déterminé négativement. Quel est son défaut, quelle est sa déficience ? C’est que l’on ne peut individualiser suffisamment ses bénéficiaires, c’est qu’il bénéficie à un ensemble non divisible d’individus. Lorsque le bien par contre peut être divisé et faire l’objet d’une consommation individuelle sans effets externes, on a alors affaire à un bien qui peut et qui doit être produit sur un marché concurrentiel.
Les biens publics sont des biens qui présentent des caractéristiques particulières opposées aux biens privés. L’économie des biens publics est ainsi dans une relation de miroir avec celle des biens privés. On n’entrera pas ici dans la discussion pour savoir si ces caractéristiques spécifiques suffisent à justifier l’intervention publique. Les néolibéraux ont depuis lors cherché à montrer que certains services pouvaient bien être d’une nature spéciale mais que cela ne rendait pas nécessaire pour autant leur production par l’État. La doctrine de l’Union européenne, pour ne prendre que cet exemple, a renoncé pour sa part à utiliser les vocables de bien ou de service public, préférant employer les termes de « service d’intérêt général » ou de « service économique d’intérêt général », ce qui laisse la place pour une production privée sous contrainte d’un cahier des charges fixé par des autorités publiques.
Brève histoire de la renaissance des communs
En réalité, cette présentation qui oppose deux types de biens privés et publics, s’est avérée très insuffisante. On doit à un courant de la pensée politique et économique américain la réhabilitation des communs comme objet d’enquête et de théorie. On l’appellera ici « la nouvelle économie politique des communs ».
Si l’on combine comme cela a été fait dans les années 1970 les deux qualités des biens économiques, on distingue quatre types de biens. A côté des biens purement privés (rivaux et exclusifs) comme les doughnuts achetés au supermarché et des biens purement publics (non rivaux et non exclusifs) comme l’éclairage, la défense nationale ou les phares, on rencontre des biens hybrides ou mixtes, à la fois exclusifs et non rivaux, comme les ponts et les autoroutes sur lesquels on peut établir des péages, ou encore des clubs, des spectacles artistiques ou sportifs payants mais dont la consommation individuelle n’est pas diminuée par celle des autres spectateurs. Mais on peut encore rencontrer un autre type de biens mixtes qui sont à la fois non exclusifs et rivaux, comme des zones de pêche, des pâturages, des systèmes d’irrigation, c’est-à-dire des biens dont on peut difficilement interdire ou restreindre l’accès, mais qui peuvent faire l’objet d’une exploitation individuelle pour une utilité personnelle. Ce sont ces biens qu’Elinor Ostrom a désignés comme des « pools de ressources communes » ( common-pool ressouces) et qui sont susceptibles de faire l’objet d’une gestion collective pour leur usage et partage. Ces pools de ressource commune comme des forêts, des réserves de chasse ou de pêche, des nappes phréatiques pour des systèmes d’irrigation, ont pour caractéristique d’être des biens non exclusifs (on ne peut interdire l’accès à personne) en même temps que rivaux (leur usage par l’un diminue la consommation de autres).
La rencontre de cette problématique économique avec la mobilisation écologique à partir des années 1980 a donné un relief particulier à la théorie des « commons » comme formes de gestion commune : parmi les ressources communes, on trouve en effet tous les « biens naturels » aujourd’hui menacés de dégradation ou de destruction, comme l’atmosphère, l’eau, les forêts. Un vaste débat s’est noué autour d’un article de Garrett Hardin qui, en 1968, dans la Tragedy of Commons [4], avait cru pouvoir montrer, à partir de considérations sur la surpopulation, que les terres communales, avant même le mouvement des enclosures, avaient été détruites par la surexploitation auxquelles elles avaient été soumises par des paysans mus par leur seul intérêt égoïste, considérés tous comme des « resquilleurs » ou des « passagers clandestins » : « Freedom in a commons brings ruin to all », concluait Hardin. Une littérature abondante, d’inspiration néolibérale, a pris appui sur cet argument pour montrer les avantages de la propriété privée et l’inefficacité de la gestion collective en général. L’échec des services publics et des systèmes de protection sociale tenait au fait qu’ils sont la proie des passagers clandestins qui jouissent gratuitement des avantages sans payer et qui ne veulent surtout pas révéler cette jouissance pour ne pas avoir à en surmonter le coût. Mais au-delà de cet aspect des choses, l’article d’Hardin a réintroduit sans le vouloir la dimension des communs dans la discussion théorique, ce qui n’est pas un mince paradoxe lorsqu’on sait le discrédit de tout ce qui touchait de près ou de loin au communisme à cette époque. Mais il l’a fait en niant totalement l’existence de règles coutumières collectives comme condition d’usage des commons, c’est-à-dire en confondant le libre accès à des ressources et l’organisation collective des ressources. Le principal apport de « l’économie politique des communs » est précisément de faire apparaître dans le commun la forme et la dimension de gestion collective.
Enfin, dans les années 1990, le développement de l’informatique et de l’Internet, a suscité un regain d’intérêt pour des communs d’un nouveau genre, les « communs de la connaissance » [5]. La connaissance, en un sens très large, est alors conçue comme une « ressource partagée » non seulement entre universitaires et scientifiques mais entre tous les coproducteurs susceptibles d’intervenir sur des réseaux qui peuvent s’élargir indéfiniment. Si Wikipedia est devenu l’exemple le plus visible de ces nouveaux types de ressources, il en existe de multiples formes correspondant à des communautés de coproduction digitale de toutes formes et de toutes tailles. Le mouvement des logiciels libres ou celui des« creative commons » en sont d’autres tout aussi significatifs.
Ces communs de la connaissance qui sont l’objet d’un vif intérêt aux Etats-Unis depuis une dizaine d’années ont des particularités qui ont été mises en évidence par E.Ostrom et qui les distinguent des communs dits naturels. Alors que les ressources naturelles sont des ressources rares, à la fois non exclusives et rivales, les communs de la connaissance sont des biens non rivaux dont l’utilisation par les uns non seulement ne diminue pas celle des autres, mais a plutôt tendance à l’augmenter.
C’est ainsi que progressivement un nouvel objet est apparu dans la littérature anglo-saxonne, les « commons ». Ce terme a été traduit en français tantôt par « biens publics » tantôt par « biens communs ». C’était pour la première traduction commettre une confusion théorique puisque l’intérêt de la théorie est précisément de faire apparaître à côté des biens publics de nouvelles sortes de biens. Pour la seconde, c’était oublier que les « commons » ne sont pas nécessairement des biens au sens strict du terme, mais plutôt des systèmes de règles régissant des actions collectives, des modes d’existence et d’activité de communautés. C’est pourquoi il vaut sans doute mieux traduire le terme par « communs » pour faire entendre la dimension institutionnelle du concept et le lien étroit de son institution et de sa pratique avec l’existence de communautés non réductibles à un agrégat d’individus intéressés.
Ce qui permet de mettre sur le même plan les « commons » dits naturels et les « commons » de la connaissance, c’est la prise de conscience des différentes menaces qui pèsent sur l’environnement et sur le partage libre des ressources intellectuelles par des règles d’usage explicites ou implicites, formelles ou informelles, actuelles ou potentielles, qui les détruisent ou empêchent leur développement. Ce qu’il y a de commun dans les « commons », si l’on peut ainsi s’exprimer, c’est le caractère anti-productif des règles en usage pour l’exploitation des ressources naturelles et des risques de privatisation qui pèsent sur la production de la connaissance. Pour les unes, ce sont les comportements de prédation sans contrôle, favorisés par la compétition, qui sont les principaux dangers car ils épuisent les ressources naturelles. Pour les autres, ce sont les processus de privatisation et de marchandisation qui menacent la créativité dans le domaine de la connaissance en imposant de « nouvelles enclosures » et en brisant la coproduction des idées et des œuvres. C’est la « tragédie des anti-communs » selon l’expression du juriste américain Michael Heller à propos de la privatisation de la recherche biomédicale. La théorie des communs de la connaissance est de ce point de vue une réponse à l’expansion de la propriété intellectuelle et à la place qu’elle occupe dans le nouveau capitalisme. Les dangers ne sont évidemment pas les mêmes, mais dans les deux cas, il est besoin d’imposer des règles qui permettent d’instituer et de « gouverner » les communs et d’identifier le groupe qui gère le commun.
« Comment gouverner les communs » ? [6]
La démarche d’Ostrom est très empirique. Il s’agit à travers des enquêtes de terrain sur des pratiques de gestion collective de communs de dégager des critères et des conditions de fonctionnement d’une gestion durable. La question qu’elle pose est la suivante : Comment sont fixées et de quelle nature sont les règles collectives d’engagement, d’utilisation, de surveillance qui ont permis la pérennité de certains communaux agricoles en Suisse ou au Japon ou de certains systèmes d’irrigation en Espagne ou aux Philippines ?
Les communs sont gérés par des groupes qui peuvent être de tailles différentes et peuvent obéir à des logiques variées [7]. Mais la gestion de la production des ressources communes doit respecter un certain nombre de principes institutionnels que la théorie cherche à mettre en évidence. C’est le cœur du projet théorique de cette nouvelle économie politique : définir les caractères du système de règles qui permet de gérer de façon durable un commun.
Il n’y a pas une seule bonne manière de conduire les communs transposable partout. Au contraire, il existe une très grande variété de systèmes de gestion. Mais un certain nombre de questions fondamentales doivent absolument être traitées et résolues par le système de règles pour rendre un commun pérenne.
Selon ces deux auteurs, le commun doit avoir des limites nettement définies car il convient d’identifier la communauté concernée par le commun ; des règles doivent être bien adaptées aux besoins et conditions locales et conformes aux objectifs ; les individus concernés par ces règles doivent participer régulièrement à la définition et à la modification des règles ; leur droit à fixer et à modifier ces règles leur est reconnu par les autorité extérieures ; un système d’auto-contrôle (self-monitoring) du comportement des membres est collectivement fixé, ainsi qu’un système gradué de sanctions ; les membres de la communauté ont accès à un système peu coûteux de résolution des conflits et peuvent compter sur un ensemble d’activités qui sont réparties entre eux pour accomplir les différentes fonctions de régulation.
Cette liste des conditions de la gestion collective du commun a sans doute à première vue quelque chose de décevant. On peut penser qu’il n’y a rien de très original dans les résultats des travaux empiriques qui montrent que les communs auto-organisés requièrent un engagement volontaire, des liens sociaux denses, des normes fortes et claires de réciprocité. On peut même tenir que les concepts utilisés par cette théorie des communs restent insuffisants, cantonnés qu’ils sont à décrire la « gouvernance » collective des ressources partagées. Issus du corpus de l’économie appliquée aux rapports sociaux (capital social, passager clandestin, action collective, etc), ils peinent à rendre compte des logiques et des normes de l’action qui permettent de faire fonctionner un commun et de penser l’articulation entre des ressources et des communautés humaines.
Apports et limites de la nouvelle économie politique des communs
On doit néanmoins réfléchir aux implications politiques des conditions nécessaires énoncées par E.Ostrom et C.Hess pour la gestion des communs à partir de l’examen des situations qui ont réussi ou qui ont échoué. Cette approche permet de souligner une dimension essentielle, que la théorie économique standard ne permet pas de concevoir : le lien étroit entre la norme de réciprocité, la gestion démocratique et la participation active dans la production d’un certain nombre de ressources. C’est qu’un commun ne réunit pas des consommateurs du marché ou des usagers d’une administration extérieurs à la production, ce sont plutôt des coproducteurs qui oeuvrent ensemble. En ce sens, la problématique des communs ne remet pas seulement en question l’économie des biens privés mais aussi celle des biens publics, qui lui est complémentaire. Entre le marché qui ne connaît que des biens privés et l’État qui ne connaît que des biens publics, il y a des formes d’activité et de production qui relèvent de communautés éminemment productrices, mais que l’économie politique a été radicalement incapable de penser jusqu’à présent.
La nouvelle économie politique des communs permet, par contraste, de remarquer que, dans la recherche sociale et économique dominante, les modèles utilisés ne prennent pas en compte la capacité des individus à créer des institutions auto-gouvernées des communs. Soit il faut un régime de propriété privée garantie par l’État, soit il faut l’intervention d’une autorité politique qui « fournit la solution ». Dans tous les cas de figure, la pensée économique dominante est telle que « les solutions doivent être imposées par le gouvernement sur la base de modèles de marchés idéalisés ou d’Etats idéalisés ». Quant aux « individus utilisant les ressources communes, ils sont perçus comme capables d’une maximisation à court terme mais jamais à long terme et « les institutions que les individus ont éventuellement établies sont ignorées ou rejetées sous le prétexte qu’elles sont inefficaces ». Et pourtant l’enquête empirique montre bien que de nombreux systèmes de ressources communes de par le monde sont exploités en commun depuis des dizaines d’années , voire depuis des siècles et qu’ils ont résisté à toutes sortes de calamités naturelles, sociales, économiques et politiques.
Les limites de la nouvelle économie politique des communs tiennent au fait que cette théorie ne s’est pas complètement affranchie des hypothèses économiques fondamentales qui fondent la théorie des biens publics [8]. Elle reste en effet prisonnière du postulat selon lequel la forme de la production des biens dépend des qualités intrinsèques des biens eux-mêmes. De ce point de vue, la réponse que la théorie économique des communs a apportée à la thèse de Garret Hardin reste problématique. En un certain sens, la nouvelle théorie des communs n’est qu’un raffinement de la théorie des biens publics des années 1950 qui reconduit les limitations propres à la conception néo-classique des « biens publics » qui n’en fait qu’une exception aux biens marchands. Sur ce point, la critique doit porter sur une catégorisation en vertu de laquelle on attribue à un certain type de biens des propriétés intrinsèques ou une nature qui ferait d’eux des « biens communs » ou des « biens publics mondiaux ». Aucune chose n’est par nature un « bien commun ». Le commun ne saurait relever de l’ontologie.
Mais la nouvelle théorie des communs ne reconduit les limites de l’économie dominante qu’en un certain sens seulement. Car outre le fait qu’elle prend en considération des questions nouvelles réelles et des transformations majeures comme l’environnement ou les technologies de l’information, cette théorie introduit, en dépit même des postulats et des catégories économiques traditionnels, la dimension fondamentale des institutions dans la gestion des communs, en montrant par l’enquête elle-même, que ce n’est pas tant la qualité intrinsèque du bien qui importe que le système organisé de gestion qui institue une activité comme un commun. Par là, elle répond à l’argument économique dominant selon lequel une économie ne peut fonctionner sans un système de droits bien définis par un contre-argument qui montre qu’un système institutionnel organisant la gestion commune peut être plus efficace dans un certain nombre de domaines que le marché.
La théorie des communs permet ainsi de souligner le caractère construit des communs. Rien ne peut laisser penser comme les libertariens seraient tentés de le croire au vu de l’expansion de l’Internet qu’un commun pourrait fonctionner sans règles instituées qu’il pourrait être considéré comme un objet naturel, que le « libre accès » est synonyme du laisser faire absolu. Pas de spontanéisme : la réciprocité n’est pas un don inné, pas plus que la démocratie n’est une donnée humaine éternelle. Le commun doit plutôt être pensé comme la construction d’un cadre réglementaire et d’institutions démocratiques qui organisent la réciprocité afin d’éviter les comportements de type passager clandestin mis en évidence par Garret Harvin ou la passivité des usagers des « guichets » de l’État. D’une certaine manière, la théorie des communs est parfaitement contemporaine du néolibéralisme qui pense, accompagne et favorise la création des objets marchands et la construction des marchés par le développement des droits de propriété, des formes de contrats, des modes construits de la concurrence. Elle permet d’envisager, à son tour, mais dans une voie opposée, un constructivisme théorique et invite à une politique de construction des communs.
Les communs ne sont pas des « choses » qui préexisteraient aux règles, des objets ou des domaines naturels auxquels on appliquerait de surcroît des règles d’usage et de partage, que des relations sociales régies par des règles d’usage, de partage, ou de coproduction de certaines ressources. En un mot, ce sont des institutions parfois multiséculaires qui structurent la gestion commune. Tout l’apport de la nouvelle économie politique des communs réside dans cette insistance sur la nécessité des règles et sur la nature des règles elles-mêmes qui permettent de produire et de reproduire les ressources communes.
D’où une conclusion radicale qui va au-delà des formulations souvent équivoques de cette économie : seul l’acte d’instituer les communs fait exister les communs, à rebours d’une ligne de pensée qui fait des communs un donné préexistant qu’il s’agirait de reconnaître et de protéger, ou encore un processus spontané et en expansion qu’il s’agirait de stimuler et de généraliser.
Les communs sont avant tout affaire de normes, normes qui doivent procéder d’un acte collectif d’institution. En d’autres termes, ces communs relèvent du droit, ils montrent qu’existe un droit du commun au niveau local, une propriété commune, qui a ceci de particulier qu’elle ne sépare pas l’acte de fixer les règles, de délimiter la communauté des membres, les principes et l’organisation de la surveillance et de la mise en pratique de sanctions. La propriété commune en particulier ne va pas sans la reconnaissance des droits d’organisation d’une collectivité.
La gestion des communs ne peut être que le fait des praticiens, producteurs et usagers, qui ont l’intelligence collective des pratiques. D’où la nécessité d’institutions démocratiques directes vouées à la gestion des communs. Mais chaque communauté locale ou productive ne peut définir ses propres règles de production et d’usage sans tenir compte du bien commun qui intéresse les citoyens bien au-delà des praticiens directs. La gestion des communs pose donc la question de la démocratie.
La question que pose cette nouvelle économie des communs reste pour nous la suivante. Est-ce que les communs auto-gouvernés dont nous parle cette économie politique sont voués à rester des enclaves à l’intérieur d’un vaste ensemble hybride de productions de biens marchands et de biens publics administrativement produits, un peu à la manière dont les socialistes dits utopiques avaient envisagé leurs créations locales et isolées, ou bien ces « communs » dessinent-ils un tout autre horizon, celui du commun au singulier comme principe dominant d’organisation sociale fondée sur la co-production de biens et de services dans des unités obéissant à des règles et à des normes définies démocratiquement ?