Le travail dont on va discuter aujourd’hui porte sur les obstacles à la reconnaissance sociale des enfants d’immigrés. Je me contenterai ici de reprendre les principales étapes de mon raisonnement en essayant de mettre l’accent sur des points peut-être mal explicités dans la thèse, et en tentant de donner quelques esquisses de réponses aux lectures dont j’ai pu bénéficier de la part des rapporteurs du jury.
Le surendettement symbolique
Le principal obstacle à la reconnaissance sociale des enfants d’immigrés, c’est une forme de disqualification ou une stigmatisation, que j’ai appelée « le surendettement symbolique ». Cette disqualification symbolique conduit à voir les enfants d’immigrés comme n’ayant jamais les capacités de donner. Elle s’inscrit dans un double contexte : d’une part, la persistance d’un imaginaire colonial qui conduit une partie des Français à voir les immigrés issus des anciennes colonies comme des personnes en situation de dette vis-à-vis de la France ; d’autre part, un contexte social où l’accès au travail salarié, et donc à des places sociales valorisantes, est de plus en plus difficile.
L’héritage de la colonisation
Je reviens rapidement sur la persistance d’un certain imaginaire colonial. Dans de nombreux ouvrages sur la question, on peut lire que l’idéologie coloniale a été une façon de travestir la situation coloniale en un « don de civilisation » fait aux pays colonisés. C’est peut-être même une particularité de la colonisation française, comme le soulignent les auteurs de l’ouvrage La République coloniale : « La République coloniale, rappellent-ils, veut se distinguer des autres puissances coloniales par sa nature “généreuse” ». « La France a été bonne et généreuse avec les peuples qu’elle a soumis », voilà le message transmis à des générations de Français, notamment au travers des manuels scolaires (je pense notamment ici au manuel Lavisse, dont cette dernière phrase est tirée).
Aujourd’hui, la France se présente encore parfois comme créditrice face aux immigrés et à leurs enfants. On se rappelle ainsi la loi du 23 février 2005 et la proposition qu’elle contenait d’inscrire dans les programmes scolaires « le rôle positif de la colonisation française ». Dans un ouvrage récent, Benjamin Stora souligne la prégnance de ce regard bienveillant sur l’histoire coloniale de la France en rappelant qu’en décembre 2005, une large majorité de Français étaient favorables à cette loi.
Ce regard qui persiste est l’un des obstacles aux multiples demandes de reconnaissance des enfants de l’immigration.
Un contexte plus général de dépolitisation de la vie sociale
Mais le rapport entre la France et les enfants d’immigrés ne saurait être vu qu’à travers ce transfert de mémoire. La disqualification symbolique s’inscrit dans un contexte plus général de dépolitisation de la vie sociale, très étroitement lié à un processus de désindustrialisation initié dans les années 1970. Le travail industriel offrait aux ouvriers une possibilité de contribuer à la production de la richesse de la société, et de faire valoir auprès de tous cette contribution, notamment par l’action syndicale. La désindustrialisation a engendré le déclin de ce monde ouvrier et du conflit social central qu’il mettait en scène. Il s’agit de ce que François Dubet a appelé la fin des banlieues rouges. De ce fait, un sentiment douloureux d’inutilité sociale s’est substitué à la fierté d’appartenir au monde ouvrier, à un monde de production.
Ces transformations ont fortement affecté les quartiers populaires et d’immigration. Les enfants d’immigrés, dont la plupart des parents occupaient en France des postes d’ouvriers, accèdent eux de plus en plus difficilement au travail. Ils sont donc de plus en plus perçus comme des « débiteurs » sociaux, comme des personnes qui profitent du système sans y apporter de contribution.
La notion de surendettement symbolique
Héritiers involontaires à la fois de l’immigration postcoloniale et du monde ouvrier, les enfants d’immigrés subissent cette double disqualification symbolique que j’assimile à un surendettement symbolique.
Je souhaiterais apporter deux précisions à propos de cette notion de surendettement symbolique
1. D’abord, pour préciser qu’il ne s’agit pas d’une situation de surendettement réel. Je me place ici sur le plan des représentations. Comme E. Goffman, il faut distinguer une identité sociale virtuelle et l’identité sociale réelle, et noter qu’il peut y avoir un « décalage » ou un « désaccord » entre ces deux types d’identités. Le surendettement symbolique représente ici une identité sociale virtuelle, ou bien encore le « stéréotype » qui met à l’index les stigmatisés en leur attribuant une identité négative.
2. Ensuite, je ne crois pas que cette notion de surendettement symbolique induise une posture misérabiliste, c’est-à-dire une posture qui tend à sous-estimer les capacités des enfants d’immigrés. Il est vrai que la construction de la thèse peut amener à penser que les enfants d’immigrés seraient en quelque sorte « piégés » par le surendettement symbolique. Mais dans mon esprit, cette notion ne préjuge ni des possibilités de résistance des personnes qui subissent le stigmate, ni des processus de subjectivation qui restent tout à fait possibles, et qui sont d’ailleurs à l’oeuvre. Mais je reviendrai sans doute sur ce point dans le courant de la discussion.
Postures face au surendettement symbolique
Les effets de cette situation de surendettement symbolique
Quelles sont les différentes réponses à cette situation de surendettement symbolique, à ce regard dominant qui pose les enfants d’immigrés comme étant en dette vis-à-vis de la société ? Dans cette thèse, je distingue 4 postures différentes, que j’étudie à travers une description de 4 univers sociaux et symboliques différents.
2°) Les différentes postures :
- a) La première posture est celle de l’oubli de la dette. L’oubli de la dette est une posture un peu particulière. C’est une posture d’indifférence face au surendettement symbolique. L’étude de la culture de rue montre que les adolescents des quartiers populaires et d’immigration ne sont véritablement pas affectés par le stigmate postcolonial. Ils n’en perçoivent pas encore véritablement les conséquences de ce regard hérité du colonialisme sur leur vie quotidienne.
Cette posture est mise à mal du fait de la raréfaction du travail industriel, qui proposait aux adolescents des quartiers populaires des voies de sortie socialement valorisées à la culture de rue.
- b) La deuxième posture est celle de l’acceptation de la dette. Elle est celle de ceux qui peuvent ressentir un sentiment de gratitude vis-à-vis de la France. Dans le chapitre qui traite de cette posture, je m’oppose assez explicitement à une conception républicaniste de l’intégration. Les parcours d’insertion sociale ne procèdent pas d’une adhésion abstraite aux principes tout aussi abstraits de la République. Ils se jouent plutôt à un niveau microsociologique, dans les interactions, par une succession d’expériences relationnelles positives avec des personnes extérieures aux groupes d’appartenances primaires.
Mais, là aussi, cette posture peut dysfonctionner quand les tendances de la société française à la ségrégation et à la concentration de la pauvreté rendent de plus en plus difficiles ces expériences relationnelles positives.
- c) La troisième posture est celle de la contestation de la dette. C’est dans cette partie que je laisse entrevoir des possibilités de résistance face au surendettement symbolique. Je tente de montrer que les banlieues « ne sont pas un désert politique », pour reprendre une expression d’Abdellali Hajjat. Il s’agit ici de sujets collectifs (et non plus d’individus) qui s’opposent explicitement à une citoyenneté conditionnelle, c’est-à-dire à une citoyenneté qui, pour aller vite, leur demande de donner deux fois plus (de s’investir deux fois plus, de montrer deux fois plus de loyauté que les autres, etc.). Ces sujets collectifs s’opposent également, avec force, aux représentations héritées de la colonisation.
Ce qui compromet cette posture, je crois, c’est la déconnexion croissante entre le combat contre les injustices économiques et sociales et la lutte pour la reconnaissance des héritiers de l’immigration. Cette déconnexion fait perdre de la force à ses mouvements, car elle les isole des autres mouvements de plus grande envergure, et bénéficiant d’une plus grande audience auprès de la société française.
- d) Enfin, la quatrième posture est celle du retournement de la dette. Je m’appuie dans ce chapitre sur un certain nombre de textes de rap, notamment les textes de rap hard core, qui empruntent assez largement au champ lexical du don et de la dette, et ce, pour opérer une sorte de revanche en parole, en renversant la situation de surendettement symbolique. Dans ces textes de rap, c’est la France qui est en dette vis-à-vis des enfants d’immigrés.
Quelques précisions sur cette partie de la thèse
D’abord pour rappeler qu’il s’agit d’une typologie, c’est-à-dire que ces différentes postures n’existent pas à l’état « pur », ou comme telles, dans la réalité sociale. Je précise d’ailleurs à plusieurs reprises, et notamment dans le chapitre V, que lorsqu’on s’intéresse aux personnes réelles, ce sont plutôt à des enchevêtrements de ces différentes postures que nous avons affaire. Enchevêtrements de plusieurs sortes : enchevêtrements synchroniques – une même personne peut adopter plusieurs postures dans le même temps ; enchevêtrements diachroniques – il est possible d’envisager des passages d’une posture à l’autre au cours du temps. Ce sont également des enchevêtrements qui se jouent à plusieurs niveaux : ils peuvent se jouer à un niveau individuel ou à un niveau collectif…
Deuxième remarque : cette typologie vise à rendre compte d’une pluralité de points de vue sur la question du surendettement symbolique, sans accorder plus d’importance à l’une ou à l’autre. Je ne préjuge pas, par exemple, de leur « poids sociologique » dans la société française. En tout cas, dans mon esprit, la réponse de l’acceptation n’est pas sociologiquement plus importante que celle de la contestation. Simplement, elle est présente parce qu’elle peut rendre compte d’un certain nombre de situations. Enfin, si, dans la dernière partie de la thèse, j’ai choisi de mettre l’accent sur la posture du ressentiment, c’est surtout parce qu’elle est la plus problématique, au sens où, dans mon esprit, c’est cette posture – d’un côté comme de l’autre d’ailleurs – qui empêchent l’avènement de relations sociales plus positives, ou en tout cas, moins marquées par la domination.
La crise du don
Fragmentation des identités populaires et crise du don
La dernière partie de ma thèse fait dialoguer les deux représentations les plus opposées : celle d’une France créancière vis-à-vis de l’immigration ; celle d’une France en dette vis-à-vis des immigrés. C’est ce dialogue virtuel, mais qui reste aujourd’hui un dialogue de sourd, que j’appelle la « crise du don ».
- a) Je commence cette partie en revenant sur la dépolitisation de la vie sociale et en montrant qu’elle a conduit à une crispation postcoloniale, c’est-à-dire à un repli vers une identité française qui se voudrait grandie par l’histoire coloniale de la France. Ce repli peut prendre la forme d’un ressentiment. En ce sens, je me sens assez proche des analyses qui observent une « nostalgie de la grandeur », transmise et diffusée notamment chez la population ouvrière non immigrée.
- b) Je mets ensuite directement cette représentation postcoloniale en face-à-face avec des représentations opposées, et ce, en m’appuyant sur deux entretiens. Ce dialogue virtuel entre ces deux entretiens est décrit comme une relation d’endettement mutuel négatif. C’est-à-dire qu’elle s’apparente à une relation entre deux personnes qui estiment avoir trop donné.
Mais ce dialogue virtuel permet également de rendre plus complexe ce premier modèle en faisant entrer en jeu le registre de l’offense. Quand elles cherchent à s’opposer à l’image d’une France créancière – les personnes que j’ai interrogées, et les rappeurs évoqués dans le chapitre IV, mettent en avant les crimes coloniaux, les offenses faites aux pays colonisés, le mépris qu’ont connu leurs parents, etc. Nous sommes toujours dans le cadre d’un retournement de la dette, mais il s’agit d’une dette d’offense. En effet, l’offense crée une dette qui appelle réparation. Mais à l’inverse de ce qui se passe dans le cycle du don, c’est celui qui fait l’acte, c’est-à-dire l’offenseur, qui est en dette vis-à-vis de l’offensé. Si on prend en considération ce registre de l’offense, le dialogue virtuel s’apparente alors davantage à celui entre une personne qui estime avoir trop donné, et une autre qui estime avoir été offensée.
La notion d’endettement mutuel négatif
Dans les parties suivantes, j’essaie de théoriser sur ce qu’il y a de problématique dans cette relation, de montrer en quoi elle produit une essentialisation des rapports à l’autre qui rend de plus en plus difficile les relations sociales. Dans le registre du don : plus personne n’envisage de recevoir de l’autre, ou de reconnaître ses dons. Dans le registre de l’offense : plus personne n’accepte de reconnaître ses torts. Il y a un rejet unanime, ou bilatéral, de la dette. Il se produit alors une essentialisation, une fixation des frontières entre « eux » et « nous ». Chacun se retranche dans son camp. Il y a là à mon sens des parallèles à faire avec les analyses qui observent une émergence des « discours clos », c’est-à-dire des discours qui ne font pas référence à l’Autre, à autrui.
La partie sur les postcolonial studies me sert à donner un autre point de vue sur ces phénomènes d’essentialisation. Mais ma relecture sert également à souligner l’importance du conflit pour la reconnaissance des populations symboliquement dominées. Ce conflit, cette lutte pour la reconnaissance, ne peut se faire qu’à l’horizon l’établissement de nouveaux rapports sociaux. Et je crois que le dépassement de l’imaginaire colonial souhaité par les postcolonial studies peut ressembler à une sorte d’endettement mutuel positif entre les peuples, à savoir, des relations où chaque peuple accorderait autant d’importance à ce qu’il a reçu de la riche diversité du monde qu’à ce qu’il a donné.
Le pardon
Enfin, dans le dernier chapitre, j’aboutis à une réflexion sur le pardon pour étudier les possibilités de sorties de la crise du don, les possibilités de « passage » d’un registre de défiance mutuelle au registre de la confiance. Le pardon m’apparaît comme un phénomène intéressant au sens où il peut permettre de conceptualiser la sortie du ressentiment. Comme l’écrivait Hannah Arendt, il « est la seule réaction qui ne se borne pas à ré-agir mais qui agisse de façon nouvelle et inattendue, non conditionnée par l’acte qui l’a provoquée ».
Sans entrer dans le détail, je m’appuie sur l’idée que le pardon est un événement qui permet d’inaugurer des relations positives et qui s’apparente à un don que l’offensé fait à l’offenseur. Je m’explique : Lorsque quelqu’un demande pardon, c’est qu’il reconnaît avoir tort. Il reconnaît avec une dette envers la personne qui a été offensé. En accordant son pardon, l’offensé libère l’offenseur de cette dette. Il le libère du poids de la culpabilité ; en un sens, il lui « donne » le pardon et il y a des chances pour que l’offenseur se sente redevable vis-à-vis de l’offensé. On bascule alors dans le registre du don.
On a un bel exemple de processus de pardon dans le film Invictus, qui traite de l’arrivée au pouvoir de Mandela en Afrique du Sud. On voit bien que le pardon accordé par Mandela aux blancs d’Afrique du Sud a été un moyen d’enclencher des relations positives, parce que face à une telle mansuétude, ces derniers ne pouvaient se sentir que redevables.
Pour conclure, je voudrais faire part de quelques insatisfactions sur cette dernière partie :
- a) Lorsque j’analyse l’impact du surendettement symbolique sur les identités populaires, j’attache plus d’importance au registre du don qu’à celui de l’offense. Je crois pourtant que les enfants d’immigrés ne sont pas seulement perçus comme des donataires – des personnes qui reçoivent des dons – mais comme étant les auteurs d’offenses… Ces représentations ont été largement alimentées par les médias – il suffit de se rappeler les termes de sauvageons, ou de racailles… qui sont des termes qui renvoient davantage au registre de l’offense (voire au registre de la bestialité), qu’à celui du don. Ces représentations sont également à comprendre dans un contexte qui tend à stigmatiser les enfants de l’immigration postcoloniale, en raison de quelques événements à dimension internationale qui ont eu un impact sur la façon dont on se représente les enfants d’immigrés en France (je pense au 11 septembre 2001 bien sûr, mais aussi à des événements plus anciens comme la Guerre du Golfe par exemple). Je crois que le registre de l’offense aurait dû être plus présent dans ma réflexion.
- b) Tout cela me fait dire que la sortie de la crise du don, ou le règlement de ce qu’Achille Mbembe appelle le problème de « mal-représentation », passe selon moi par une réhabilitation deux figures, deux figures impensables de l’immigration.
Première figure impensable : les immigrés et leurs enfants comme « donateurs »
Deuxième figure impensable : les immigrés et leurs enfants comme « offensés ».
Les obstacles à cette réhabilitation sont différents selon la figure considérée.
L’immigration qui donne
Je crois que la figure d’une immigration qui donne est peut-être la plus facile à réhabiliter des deux figures. Cette figure a pu être recherchée lors de la « journée sans immigré », organisé le 1er mars dernier par exemple. Il s’agissait pour les acteurs de ce mouvement de montrer, je cite, « l’apport essentiel de l’immigration à ce pays ». Toujours concernant cette figure de l’immigration qui donne, on peut aussi prendre l’exemple du film Indigènes, de Rachid Bouchareb, qui a été suivi d’une série d’article de presse ventant la participation des immigrés à la Seconde Guerre mondiale. Et nul doute que les enfants d’immigrés qui ont vu ce film ont ressenti une certaine fierté…
Cette figure commence donc à acquérir une certaine audience dans la société française, mais je crois que c’est essentiellement parce qu’elle renvoie une image positive de la France. Une France pour laquelle on se mobilise, une France qui intègre, etc. Cela me fait penser à Abdelmalek Sayad qui écrivait que « la bonne assimilation est à mettre au crédit et au bénéfice de la société qui assimile ». Donc, on pourrait dire que, d’un certain point de vue, si l’immigration donne, c’est parce que la France lui a donné la possibilité de le faire… Une véritable réhabilitation de cette figure s’annonce donc plus compliquée que ce qu’il n’y paraît.
Reconnaître la souffrance de l’autre
La figure de l’immigré comme offensé est sans doute encore plus difficile à réhabiliter, parce qu’elle renvoie en miroir l’image d’une société française comme auteur d’offenses. On peut prendre pour exemple ici le succès mitigé du film Mon colonel, qui porte sur la Guerre d’Algérie, ou encore la polémique autour du dernier film de Rachid Bouchareb, Hors-la-loi, dont on peut être sûr qu’il ne fera pas la même unanimité que son précédent film Indigènes.
Je crois pourtant que la sortie de la crise du don passe par une réhabilitation de cette figure, et qu’il faut plaider, comme le souhaiterait Benjamin Stora, pour une reconnaissance de la souffrance de l’autre. Et j’ajouterai, pour conclure : une reconnaissance des dons et de la souffrance de l’autre.
Merci.