En tant qu’enseignant chercheur, il me semble que l’évolution de mes conditions de travail est révélatrice de la profondeur de la crise de société et de l’inanité des politiques actuellement en vigueur dans l’enseignement supérieur. Je ne vous parlerai ni de mon salaire ni de mes obligations, mais de l’évolution des principes administratifs et de la gente étudiante et des enjeux politiques, économiques et sociaux auxquels une politique d’éducation est aujourd’hui confrontée.
Faire mieux sans rien changer ?
Ce qui est frappant, c’est que de nombreux pays touchés par la crise économique déclarent vouloir lutter contre cette crise en augmentant le nombre de leurs étudiants. Ces pays, se considérant comme faisant partie de l’élite économique mondiale, semblent persuadés qu’ils tiennent leur force de leur créativité économique soutenue par la qualité de leur système d’éducation. En un sens, ils avaient raison. Cependant, rien ne nous assure que les choses continuent à fonctionner de la même manière. En effet, s’il est évident que l’évolution d’une société repose sur la créativité des acteurs sociaux, rien ne nous assure qu’à l’heure actuelle cette créativité s’exerce le mieux dans le cadre économique et le cadre éducatif tels qu’ils ont été définis jusqu’à maintenant. Il est même inquiétant de constater l’assurance avec laquelle chaque pays semble persuadé que précisément son mode d’éducation est le mieux adapté pour permettre de former les citoyens qui sauront être créatifs et réactifs face à la crise. Le peu de changement qui est préconisé n’est pas dans le qualitatif, on maintient le cap puisque l’on est persuadé précisément de savoir mieux faire, et que c’est le savoir-faire qui fera la différence. C’est donc dans le quantitatif qu’oninvestit. Chaque pays veut augmenter le nombre de ses bacheliers et de ses diplômés. L’idéal semble même que chacun devienne bachelier et que presque tout le monde obtienne un diplôme d’éducation supérieure. D’aucuns nous disent qu’il doit en être ainsi parce que ce dont le pays a besoin, c’est de travailleurs qualifiés, et que c’est en développant de nouveaux produits et services que l’on assurera le retour de la croissance. Mais sommes-nous si sûrs que cette argumentation soit si rationnelle ? Ne tient-elle pas plutôt au fait que nous avions pris l’habitude d’abandonner le travail non qualifié à d’autres, et de payer plus généreusement le travail qualifié ?
Pourtant, dans certains pays, certains artisans ont vu leur revenu – évalué sur toute leur vie – dépasser celui de personnes ayant fait des études très poussées et continuant à se former. Certaines personnes ne se distinguant pas par le niveau d’éducation ont obtenu des postes clés, en s’exposant dans les médias. D’autres encore, ayant eu au bon moment une idée pouvant rentrer dans le jeu d’une économie de spéculation sont devenus millionnaires, juste avant que ceux qui avaient misé sur eux fassent faillite.
On a aussi constaté la concurrence des systèmes d’éducation de pays émergents. De nombreux élèves ayant là une maîtrise plus élevée dans certains domaines considérés comme importants pour l’économie actuelle. On a vu aussi que, contrairement à ce à quoi on était habitué, ces personnes ne souhaitaient pas nécessairement émigrer aux États-Unis. On s’est aussi habitué au fait que de plus en plus d’étudiants formés en Europe cherchent du travail sur le marché mondial.
Il n’empêche, le discours le plus répandu consiste à vanter les mérites de son propre système d’éducation que l’on est en train de rendre plus efficace principalement en augmentant le nombre d’étudiants. En ce qui concerne le contenu de l’enseignement, chacun semble persuadé être toujours à la pointe. Cela est peut-être dû au fait que les principes d’éducation d’une nation sont une partie tellement intime de sa culture qu’il est difficile de les remettre en cause. Ainsi, les hommes politiques et les représentants syndicaux passent plus de temps à exprimer leur confiance en la qualité des principes de base de leur système d’enseignement qu’à chercher à savoir d’où viennent ces principes et s’ils sont adaptés à la situation actuelle. C’est comme si cela remettait leur identité en cause, et cela, ils ne semblent pas le souhaiter. Pourtant, qu’ils le veuillent ou non, c’est précisément ce qui se passe en période de crise : une remise en cause des identités individuelles et sociales. Cela, même s’il est tout aussi vrai qu’en période de crise, pour se rassurer, il est courant de se raccrocher à ce que l’on connaît déjà, de cultiver ses racines, d’affirmer son statut.
Cela me fait penser à ces aristocrates italiens du film Il Gattopardo de Luchino Visconti qui, il y a plus d’un siècle, s’accrochaient à leur statut pendant que d’autres changeaient leur fusil d’épaule et se transformaient en bourgeois capitalistes. Cela me fait aussi penser aux personnages de Marcel Proust et de Thomas Mann persuadés d’être toujours en train de grimper les échelons de l’échelle sociale alors que celle-ci est sur le point de choir.
Le seul domaine dans lequel on envisage de faire des réformes est celui de la gestion. Le type de réforme ainsi promu est directement inspiré des politiques économiques de rationalisation et de redistribution à l’origine des problèmes économiques et sociaux que l’on souhaite résoudre. En appliquant des méthodes de gestion que l’on dit plus rationnelles et plus modernes, le système d’éducation est censé devenir encore plus efficace. Mais là encore, on ne s’inquiète pas de ce que renferment les critères de rationalité et d’efficacité ainsi misen œuvre. On ne se demande pas en quoi consistent et comment fonctionnent l’économie et la modernité. Cela me fait penser à ces premiers économistes qui étaient persuadés qu’il convenait de piller encore plus d’or dans les colonies ou de se concentrer surla production agricole de leur propre pays, alors que d’autres comme Adam Smith commençaient à s’intéresser à l’importance et au potentiel de l’évolution de la consommation domestique et des échanges commerciaux internationaux.
Naissance et émancipation de l’économie politique
C’était au temps où l’économie politique faisait son apparition comme mode de pensée et d’action. C’était un temps, comparable au nôtre, de refonte des institutions. Le terme ‘économie politique’ renvoie à l’émergence au sein dela pensée politique voici 400 ans d’un intérêt pour l’étude et la compréhension de la production et de la consommation ainsi que pour l’identification des conditions idéales de leur organisation au profit de la collectivité. [1]
C’est une conception radicalement nouvelle de l’homme que l’économie politique s’était mise à promouvoir à partir du 17e siècle (Bouchet 2011, Bouchet 2014, Faccarello 2009 (1999), Rosanvallon 1979). Il en résulta une nouvelle dynamique relationnelle entre la production et la consommation. Cette mutation affecta toute la société, et fut à l’origine de la politique économique, des principes de management, du consommateur moderne et du marketing. On n’assista pas seulement à l’expansion du marché ; tous les groupes humains et tous les domaines de la vie quotidienne se sont retrouvés progressivement affectés par les relations marchandes. Alors qu’auparavant, chaque conduite devait se soumettre aux exigences de la dévotion religieuse, toute conduite allait progressivement devoir suivre une logique économique utilitariste. [2]
Bref, voici plusieurs siècles, l’articulation entre les différentes institutions sociales, les relations de pouvoir, les représentations, les significations imaginaires, les systèmes de normes et de valeurs, les distributions de rôles, les règles de conduite, les échanges de marchandises et d’idées, les modes de production et de consommation, tout cela interagissait alors pour produire de sensibles changements à l’intérieur des communautés et entre les communautés.
C’est quelque chose de semblable qui se produit aujourd’hui en relation avec la globalisation des relations économiques et politiques, les conséquences de l’individualisme grandissant et de la crise économique déstabilisante, la perte de foi dans le progrès économique et les préoccupations croissantes relatives à l’épuisement des ressources naturelles et à la dégradation de l’environnement.
Tout comme les sociétés chrétiennes au temps de l’émergence de l’économie politique, les sociétés d’aujourd’hui sont confrontées à l’inadéquation de leur mode d’organisation et de représentation faceaux conséquences mêmes de leurs choix antérieurs. L’économie politique, qui était censée servir la société, est en train de conduire à sa perte : les institutions inspirées par le mode d’action et de pensée de l’économie politique ne semblent plus être en mesure d’assurer le bon fonctionnement de la société. [3]
L’économie politique était née dans le cadre d’États nations qui souhaitaient s’en servir à leur avantage. [4]Désormais on a plutôt l’impression que c’est elle qui dicte sa volonté aux États nations. On a vu s’opérer une dissociation de l’économie et de la politique qui a fini par priver de tout sens les institutions dont la fonction était – en accord avec les principes mêmes de l’économie politique – de transformer les ressources en règles d’organisation sociale. [5]
L’économie politique avait, d’une manière positive, introduit la réflexion sur la possibilité de prendre en main les affaires sociales. Elle participait de la conception moderne d’une société capable d’agir sur elle-même, de se faire, de se transformer. Cette capacité d’action sur elle-même, d’auto-transformation, les sociétés modernes semblent être en train de la perdre en perdant leur outil de transformation des ressources en organisation sociale : l’économie politique. Mais il faut dire que la conception de l’économie politique a rapidement évolué à partir du moment où on a fait de plus en plus confiance à la capacité d’auto-correction du marché. Une capacité qui apparaît maintenant fortement surévaluée, puisque chaque crise qui s’annonce semble encore plus dévastatrice des conditions de vie des populations que les précédentes. C’est pourtant précisément ce modèle du marché et son principe d’auto-correction qui est aujourd’hui promu par les gouvernements pour rendre plus efficace le système d’éducation dont chaque pays attend une amélioration de sa situation concurrentielle sur le marché mondial.
La substitution des finalités et la logique des ‘smileys’
Ce n’est pas le fait que l’on rationalise certains processus de gestion et d’organisation qui doit attirer notre attention. De fait, une mauvaise gestion des biens publics n’est jamais une bonne chose pour la démocratie. Ce qui me préoccupe, c’est l’introduction des principes de l’économie de marché dans le domaine de la formation et de la recherche. Les critères de l’efficacité ne sont jamais neutres. Il convient toujours de s’intéresser à ce qui rentre en ligne de compte et aux conséquences pratiques non économiques des choix gestionnaires. Ainsi, par exemple, avant d’imposer la correction des examens sur ordinateur plutôt que sur papier, il faut s’intéresser aux différentessituations de travail, pour proposer et appliquer des solutions ergonomiques adéquates et adaptées. Un autre exemple : lorsqu’à la tête des instituts de recherche et d’enseignement, on introduit des gestionnaires chargés d’appliquer des principes d’efficacité provenant du monde de l’entreprise, il faut savoir comment faire prévaloir les principes académiques fondamentaux. La consistance avec les valeurs de base est d’ailleurs aussi un principe fondamental de la communication d’entreprise. Seulement, souvent, les valeurs de base des entreprises sont des valeurs communicationnelles, alors que les valeurs fondamentales des institutions d’enseignement et de recherche se veulent universelles. Les premières se réduisent souvent à la logique de l’intérêt. Les secondes sont en fait tout un éventail, ou bien plutôt une configuration complexe : connaissance, scientificité, raison, réflexion, pluralisme, objectivité, impartialité, équité, respect... Qualité et efficacité ne sont jamais des valeurs en soi. Ce sont les principes d’évaluation de la qualité et de l’efficacité qui révèlent les valeurs (Bouchet 2007, Bouchet 2010).
C’est la finalité même des universités qui est remise en question par cette logique de gestion issue du marché. Il est des outils de mesure qui ont la particularité d’altérer la nature de ce qu’ils prétendent mesurer. Remplacer le concept d’administration par celui de gestion n’est pas neutre. L’administration agit selon des règles ou des mandats, alors que la gestion procède par résolution de problèmes en introduisant sa finalité propre. Défis et problèmes ne sont pas définis de la même manière.
On passe d’une Wertrationalität à une Zweckrationalität (comme disait Max Weber), sans se donner le temps de réfléchir à l’évolution des critères et des références qui informent les processus de décision. Il s’agit bien d’une transformation des finalités. Elle est souvent même revendiquée : il conviendrait d’adapter l’université traditionnelle aux besoins nouveaux d’une société en évolution. Mais là encore, il convient de s’intéresser à ce à quoi on fait référence, lorsque l’on parle de changement social. Le plus souvent, c’est aux mutations technologiques et économiques que l’on demande à l’Université de s’adapter. Pourtant la technologie et l’économie ne sauraient être confondues avec la société. Et c’est bien, d’une manière ou d’une autre, la société qui décide de donner la priorité à une de ses créations. L’économie et la technique ne sont pas des facteurs autonomes. Leur autonomie leur est octroyée par la société. Cela vaut pour toute institution. Nous le savons depuis que La Boétie nous a parlé de « servitude volontaire ». Il convient donc de se souvenir que la technique et l’économie, telles qu’elles fonctionnent aujourd’hui, ne sont que l’expression de l’orientation d’ensemble de la société contemporaine (Castoriadis 1978). Or, c’est justement le point de vue de l’ensemble que l’Université doit toujours embrasser. Non pas qu’elle ne doive pas s’intéresser à de multiples aspects particuliers, mais ce faisant, elle doit précisément conserver le lien avec la vision d’ensemble.Rester dans sa tour d’ivoire et se refermer sur son milieu est tout aussi négatif quand on ne maintient pas le lien avec la société. Mais, bien entendu, ce n’est pas au niveau individuel que le lien ce maintient, mais au niveau du système institutionnel.Il ne convient donc pas d’opposer une soi-disant ouverture sur le monde par le biais de contrats de recherche avec les entreprises, au repli sur soi de certains chercheurs enfouis dans leurs bibliothèques. C’est de la façon dont on s’assure l’ouverture surle monde dont il faut s’occuper.
Or, la transformation des finalités, qui s’opère depuis plusieurs décennies au sein de l’Université, conduit au calibrage des formations individuelles des étudiants en fonction de leur insertion professionnelle et à l’atomisation des unités de recherche en fonction des liens réduits susceptibles de maintenir leur statut.Le travail des enseignants et des chercheurs ne consiste plus tant à mettre à la disposition de la société compréhension et connaissances susceptibles d’être utilisées par les acteurs sociaux, mais bien plus à se mettre en relation avec des sources de financement ou d’exposition médiatique. On se rapproche ainsi bien plus d’une logique de l’intérêt. En effet, il devient encore plus difficile pour les unitésde recherche et d’enseignement de maintenir leurs liens avec la société quand on leur demande de légitimer leur existence par des liens forts maintenus avec des groupes d’intérêts bien spécifiques. La vision et la régulation de l’ensemble se retrouve ainsi cédée au marché, dont on postule encore une fois une aptitude quasi naturelle à l’auto-régulation. Le système tend à s’auto-finaliser en réduisant l’ensemble à un vaste matériel, sorte de matière première, devant être mis en valeur par et pour l’activitégestionnaire.
C’est beaucoup moins la volonté de connaissance qui désormais motive la recherche, mais la lutte pour le maintien d’un lien légitimé par le marché. La recherche et l’enseignement deviennent des facteurs de production au niveau du marché. Ils sont de moins en moins des facteurs de reproduction, de compréhension et de créativité au niveau de la société. Ainsi s’opère un glissement progressif vers un système à proprement parler « autogéré » puisque c’est la logique de la gestion qui finit par l’emporter sur la logique de la compréhension. Le réseau des programmes et des activités universitaires tend à s’intégrer dans le tissu des réseaux du marché, au sein duquel chaque groupe d’enseignement et de recherche cherche à faire son nid ou construiresa niche. L’ensemble des budgets et des liens de reconnaissances statutaires prend la place des références à l’universel et aux évaluations des pairs. Ce n’est plus la volonté de se hisser au plus haut degré de connaissance et de réflexion qui motive le plan de carrière universitaire. Comment en serait-il ainsi, quand il ne s’agit plus tant d’approfondir ses connaissances et de contribuer à la compréhension, que de s’inscrire dans un réseau de relations mondaines. En effet, le plan de carrière est désormaissubordonné à une logique qui s’apparente de plus en plus à celle qui était en vigueur dans les cours de la Reine Elisabeth I et du roi Louis XIV. Ainsi, la logique de publication, qui joue désormais un rôle fondamental au sein du système universitaire, incite à la soumission et à la séduction, si ce n’est même à la prostitution. En effet, du fait des nombreux échanges préliminaires lors des conférences, chacun sait pertinemment de qui émanent les textes soumis. Chacun est ainsi fortement tenté de privilégier l’élaboration et l’entretien d’un réseau de publications par rapport à l’approfondissement de ses connaissances et au développement de la critique désintéressée. Cela joue aussi bien sur le choix des sujets que sur la manière de les aborder. De plus, lesystème d’évaluation propre aux revues luttant pour leur présence sur le marché des citations introduit au sein des rapports de recherche une stratégie proprement marchande incitant les chercheurs à citer les articles les plus récents et les plus conformes à la politique du journal au sein duquel ils cherchent à se promouvoir. Ils contribuent ainsi à la propagation d’un effet de miroir qui s’apparente bien plus à la presse people qu’aux publications scientifiques traditionnelles. (Je reçois régulièrement des courriels émanant de rédacteurs en chef de revues ‘scientifiques’ rappelant la nécessité de promouvoir en les citant les articles les plus récents de leur revue.) Il faut ajouter à cela que souvent l’anonymat des reviewers sert plus à cacher leur incompétence qu’à assurer la neutralité de leurs commentaires qui pourtant auront valeur de loi. Ce sont même ces évaluations-là qui, lorsque des postes seront à pourvoir, supplanteront les procédures d’évaluation par les pairs. En effet, on ne devrait parler depairs qu’en cas de véritable partage d’un domaine de connaissance et d’un champ de théorisation. Or, de plus en plus, dans les sciences sociales et humaines au moins, c’est l’intérêt privé, et les relations privées elles aussi, qui constituent l’appartenance au champ d’expertise. Ainsi, les regroupements d’équipes de recherche et d’enseignement autour d’objets et de programmes spécifiques prennent de plus en plus la forme de groupes de pression et le lobbying devient une activité obligatoire et privilégiée. Dans certains domaines, prédominent non plus les groupes de recherche mais les groupes d’intérêt pour lesquels c’est le critère quantitatif du financement obtenu, du nombre de citations (dans les médias également ) qui doit être privilégié par rapport àtous les autres critères qualitatifs (théoriques, méthodologiques, pédagogiques) désormais banalisés. Peut-être même devrions-nous non plus qualifier ces groupes de recherche de « groupe d’intérêt » mais de « groupe pop », le principe d’évaluation se réduisant de plus en plus à un « they love you yeah, yeah yeah ! »
En fait, à l’université comme à la télévision, c’est la logique des ‘smiley’ et autre ‘like’ qui s’installe. Plus on arrive à se faire soutenir par n’importe qui pour n’importe quoi sur les médias les plus pops, plus on a de chance de passer devant les autres.
Ainsi sont détournées les finalités et la substance même des activités de recherche et de formation. Elles se retrouvent prises dans une spirale expansionniste et inflationniste qui, telle une tornade, si elle ne transforme ni ne dissimule totalement son environnement, canalise toute l’attention sur elle. Une tornade qui balaye toute une série de postes d’observations privilégiés et de refuges propices à la réflexion analytique et normative, à l’expression scientifique et artistique, à la créativité, et permettant des points de vue d’ensemble.
L’individualisme étudiant ou la logique des soldes
La logique du marché est aussi à l’œuvre en milieu étudiant bien sûr. Comment pourrait-ons’en étonner, puisque c’est sur le modèle du marché que se construit la promotion des différents programmes de formation. Tout un éventail de plus en plus varié est offert aux étudiants. Il est censé s’adapter continuellement aux exigences du marché non seulement de manière générale mais aussi de façon individuelle. La première adaptation est censée se faire en vertu de l’évolution sociétale, mais c’est là encore de l’économie et de la technologie dont il s’agit. L’adaptation individuelle est promue pour augmenter l’attractivité et faire rentrer dans son segment la plus large part possible de la population. Les étudiants rentrent ainsi dans des établissements d’enseignement qui ont de plus en plus en commun avec les supermarchés dans lesquels ils ont été socialisés depuis leur petite enfance. La différence la plus marquante est peut-être que, dans leurs établissements d’enseignement ils sont encore plus sollicités par les enquêtes de satisfaction En effet, c’est souvent à partir des évaluations des étudiants– y compris de ceux qui ne se sont pas préparés aux cours et de ceux qui ratent leurs examens – que les enseignants sont notés. Le taux de réussite aux examens entre ainsi souvent en ligne de compte pour la promotion des enseignants (à côté de leur visibilité dans les médias). Dans les formations pédagogiques, on part souvent du principe que les enseignants ont besoin d’être rappelés à l’ordre : on se les imagine perdus dans leurs nuages et on s’intéresse principalement à leur montrer comment descendre au niveau des étudiants en oubliant souvent que le but de cette descente est d’attirer les élèves vers le haut.
On ne rencontre pas que les jeunes enseignants qui ont peur de se faire mal voir en n’ayant pas un fort taux de réussite aux examens. On rencontre des enseignants qui disent ouvertement préférer baisser la barre que d’avoir à faire repasser des examens. On est aussi confronté à des doyens qui invoquent les décisions gouvernementales pour justifier la pression qu’ils mettent pour augmenter le taux deréussite aux examens. Il y a même des universités qui ont communiqué fièrement dans les médias que les enseignants ayant un taux d’échec supérieur à un certain taux seraient convoqués par leurs doyens. Là encore se fait sentir la logique du marché sans que soient mis en évidence les facteurs déterminants. C’est comme si, au moment d’identifier les parties prenantes, on ne s’intéressait qu’au seul chiffre d’affaires. Tout comme certaines entreprises restaient peu soucieuses de l’environnement avant que le système politique, l’opinion et la réduction de leur éventail de possibilités de profit ne les rappellent à la réalité, et les obligent à prendre en compte ce facteur qui pourtant avait toujours été fondamental pour elles comme pour le reste de la société (et l’avenir de la planète). Pour ces entreprises, cette prise de conscience – bien que tardive – peut être considérée comme un progrès. Mais, en ce qui concerne l’Université, c’est une régression, puisque, dès l’origine, l’Université était vouée à l’universel.
Cette tendance à la banalisation et à la marchandisation est évidemment soutenue par une logique de l’offre et de la demande. Là où les établissements d’enseignement et de recherche ne sont pas directement dépendants du marché, on a parfois – comme auDanemark – introduit un modèle d’allocation des crédits fondé sur le taux de réussite : seuls les étudiants, ayant validé un certain nombre d’unités de valeur par an, rapportent des fonds. Du point de vue gestionnaire, tout le temps passé avec les étudiants qui ne réussissent pas ou s’attardent doit être considéré comme perdu. Cela peut avoir une incidence sur le temps alloué à la recherche, puisque les départements ne faisant pas passer assez d’étudiants peuvent être incités à augmenter leur offre d’enseignement aux dépens au temps passé à la recherche, à la réflexion et à la vulgarisation (l’information).
Ceci incite un segment de plus en plus grand parmi la gente étudiante à considérer sa formation comme un produit boursier. Ce qui intéresse le plus ces étudiants, c’est d’obtenir les tickets qui leur permettront de poursuivre leur carrière. Pour ce faire, il me semble que de plus en plus nombreux sont ceux qui, plutôt que de s’intéresser à l’acquisition de connaissances et au développement de leurs compétences intellectuelles, créatrices et pratiques, ne ramassent que les résumés de cours et autres documents de présentation susceptibles de leur faire obtenir au plus bas prix le diplôme convoité. Tels des chiens bien dressés, ils foncent tout droit retrouver le portefeuille que leur maître a laissé choir afin de se voir octroyer une friandise. Mais, ici, il n’y a pas de maître, et le concept de liberté individuelle à l’image encore une fois du consommateur roi fièrement revendiqué, ne s’embarrasse ni des nuances apportées par Benjamin Constant sur la liberté des Anciens et la liberté des Modernes ni de celles apportées par Isaiah Berlin sur la liberté positive et la liberté négative.
Nombreux sont ceux qui ont eu des parents plus intéressés à leur demander s’ils les trouvaient encore jeunes plutôt que de les faire profiter de leur expérience et de leur expliquer ce que c’est que d’être adulte. Un refus trop facile de l’autorité a pris la place de sa mise en cause. Souvent, on se satisfait d’être contre l’autorité et la tradition sans se soucier d’imaginer et d’évaluer des alternatives. On ne remet pas en question les nouveaux conformismes. On privilégie la séduction, l’immédiat et le superficiel par rapport à la construction de relations plus profondes, stimulantes, édifiantes et durables. Il devient donc plus difficile au sein des établissements d’enseignement et de recherche de promouvoir et de faciliter les conduites réflexives critiques et proactives, caractéristiques pourtant obligées du comportement étudiant.
Bien sûr, le problème est encore plus sensible dans les domaines où ce que l’on doit apprendre peut très facilement être confondu avec ce que l’on exprime comme une opinion personnelle. Les sciences dites exactes attirent encore des étudiants ayant compris la nécessité de se plier à l’apprentissage théorique et méthodologique. Ce n’est ainsi pas un hasard si la volonté politique de faire passer le plus grand nombre possible d’une classe d’âge par l’enseignement supérieur a pour résultat d’orienter tant de jeunes désorientés vers les autres disciplines. Ils s’identifient mieux à ce qu’ils croient que l’on peut leur proposer et estiment avoir le bagage nécessaire pour se maintenir à flot. Ils pensent aussi plus facilement pouvoir faire valoir leurs revendications individuelles. Ils les considèrent non seulement comme légitimes mais aussi primordiales. Ceci est dû au fait que, tout au long de leur éducation, une très forte attention a été portée sur leur moi qu’on leur a présenté comme essentiel et demandéde choyer le plus possible. A l’école et dans les médias, la société de consommation leur répète inlassablement : « Sois toi-même ! » « Qu’en penses-tu ? ». Souvent, la forme de la participation active et de l’expression d’opinions personnelles s’est vu octroyer une importance beaucoup plus grande que son contenu. Dans de nombreux systèmes gestionnaires de l’éducation, la participation en est venue à compter pour beaucoup dans l’évaluation. Au niveau politique, on entend maintenant souvent vanter les qualités non évaluées dans les systèmes d’évaluation internationaux traditionnels – comme PISA : « notre population scolaire obtient peut-être des performances moins bonnes en ce qui concerne la grammaire et le vocabulaire et le calcul, mais les élèves savent collaborer, sont indépendants et ont confiance en eux-mêmes ! »
Il n’y a rien d’étonnant à ce que de plus en plus d’étudiants estiment être mieux en mesure de s’évaluer eux-mêmes. Cela aurait probablement amusé Descartes qui nous avait fait remarquer quec’est avec le peu de raison dont on dispose que l’on estime en être assez pourvu. [6]Un exemple : « Je maîtrise très bien l’anglais, et pourtant je ne comprends pratiquement rien aux textes que tu nous demandes de lire qui contiennent plein de mots tordus. Ces textes doivent être dépassés. » Un autre exemple : « J’ai été recalé. J’ai lu différentes copies qui ont obtenu des bonnes notes. Je ne vois pas de différence avec la mienne. Il doit s’agir d’une erreur de notation. » Ne cherchez pas à insinuer, que ces étudiants viennent d’apporter la preuve même de leur incompétence. Ils ne comprendraient pas et ils ne verraient dans vos propos que la preuve de votre ‘arrogance’ et de votre inaptitude à enseigner.
Loin de moi l’idée de dévaloriser la confiance en soi, mais celle-ci ne saurait être un but en soi, surtout si la référence n’est pas l’individu mais la société. C’est précisément en dépassant à la fois les limites de chaque forme d’entendement – individuelle, disciplinaire, culturelle –, qu’une organisation s’assure compréhension et créativité. Cela vaut encore plus pour une organisation qui se veut universelle : l’Université. Tant qu’elle ne remet pas en question l’arrogance individuelle, la pédagogie participative ne facilite pas forcément le dialogue entre les différentes approches et l’introduction de nouveaux points de vue, qui sont pourtant nécessaires tant pour le bon fonctionnement de l’éducation, que pour le progrès scientifique et social. Suffisance, conformisme et sectarisme n’ont pas vraiment leur place à l’Université.
Les défis à la créativité sociale
Pourtant, bien que ce ne soit plus tellement la société qui capte l’attention, bien que l’on s’en remette de plus en plus au marché et à sa logique des intérêts pour qu’apparaissent des solutions à la crise, c’est toujours sur la créativité des acteurs sociaux que repose l’adaptation sociétale. A quoi convient-il donc de s’adapter ? Quels sont les problèmes auxquels la société est confrontée ? Il me semble que l’évolution institutionnelle de l’enseignement et de la recherche en est une bonne illustration. Dans l’Université, tout se passe comme si les acteurs dépendaient plus de leurs égocentrismes respectifs par rapport à une gestion réductrice qu’ils ne dépendent de l’inspiration et de l’orientation sociale. D’un côté comme de l’autre, cela ne passe plus : la société ne fournit plus les ressources qu’elle tient de ses membres qui ne s’intéressent plus à lui en procurer. Autrement dit, c’est la spirale de la créativité sociale qui ne fonctionneplus vraiment. De toute façon, on fonde ses espérances sur le marché dont on suppose la capacité d’auto-correction beaucoup plus forte que le pouvoir politique. N’est-ce pas là le principal problème : que l’idéal de la modernité, qui était de prise en charge de l’avenir – notamment par le moyen de l’économie politique – a progressivement perdu de sa force historique.
De fait, nous assistons à la disparition des normes et valeurs sociales autrefois fondamentales. Nous assistons à la métamorphose des rôlessociaux. Les acteurs ne sont plus définis par rapport à l’orientation radicalement volontariste d’autonomie revendiquée, caractéristique de la modernité. Alain Touraine définit l’historicité comme la capacité d’une société de se produire et de se transformer (Touraine 2000(1997) : 147). Les citoyens post-modernes ne sont plus définis par leur engagement dans cette historicité. Ce qui revient à dire que ce n’est plus l’emprise sur l’environnement de la société où ils vivent qui les intéressent. Et pourtant, ils attendent des changements, car ils sont plus conscients que jamais de la situation précaire dans laquelle leur civilisation se trouve. Alors, que reste t-il de leur rôle d’acteurs ?
Avant l’avènement de la modernité, Dieu était censé se trouver derrière toutes les actions humaines. Dans les représentations premières de la modernité, on sait aujourd’hui reconnaître les hypostases du progrès et de l’avenir, que les créations humaines – après Dieu, étaient censées servir. Puis s’était imposée une compréhension réflexive, ambivalente et systémique de la relation entre individus et sociétés : des acteurs, qui donnent vie aux systèmes qui les inspirent. Cela avait permis de désacraliser le monde social et de comprendre ce qu’autonomie veut dire. Cependant, cette confiance de plus en plus aveugle dans une des institutions politiques – le marché – semble conduire à une nouvelle sacralisation. D’autant plus que le fonctionnement des différentes instances de développement et de régulation sociale n’apparaît plus adapté. Tout se passe comme si la modernité s’était endormie et avait laissé de plus en plus l’initiative à une de ses créations : la soi-disant autorégulation du marché. Les figures sociales de la créativité ont régressé. La créativité semble monopolisée par la logique de la production-consommation
Lorsque fut instituée l’économie politique, un bouleversement radical des façons de voir et de combiner les actions des différents acteurs avait eu lieu. En différentes étapes avaient évolué les modes de relation à l’espace et au temps, la constitution des groupes sociaux ainsi que leurs modes de relation, les formes du pouvoir, la production, la consommation, etc.
Les sociétés modernes avaient pour projet politique l’égalité et le progrès social. Cela incluait l’élévation du niveau de vie du plus grand nombre et passait par l’élévation des niveaux d’éducation et de qualification des citoyens. Effectivement, une plus grande égalité et de meilleures possibilités d’ascension sociale ont été constatées, et il était évident que les systèmes d’éducation et de formation y ont joué un rôle prépondérant. Cependant, dans les pays qui jusqu’à récemment dominaient le marché mondial (tels que les États-Unis et l’Europe de l’ouest comprenant le Royaume-Uni), le mouvement d’ascension s’est interrompu. Les formations ne semblent plus correspondre à la demande du marché du travail. L’éducation ne garantit plus ni l’ascension ni l’intégration. Le chômage des jeunes atteint un taux record. Les diplômes ne donnent plus directement accès au marché du travail. Le travail intérimaire progresse. Les niveaux moyens de qualification et de revenu baissent. Les prix des logements augmentent. L’exclusion, la marginalité et la précarité progressent. La protection et la redistribution sociales reculent. Les inégalités s’accentuent. L’intégration sociale de la grande majorité des citoyens n’est plus à l’horizon. Par contre, les rentes de situation, les privilèges, les fraudes se banalisent. L’économie criminelle gagne du terrain. (A ce propos : Il y a deux ans je me faisais traduire les annonces affichées prés du portail d’une des plus prestigieuses universités ukrainiennes : « Pourquoi t’embêter à écrire ton mémoire de fin d’étude, quand tu peux t’en payer un chez nous ? Nos rédacteurs sont des professeurs de l’université. » Typique, me direz-vous, des pays trop longtemps accoutumés à la corruption. Mais cette année, en Angleterre, en France, au Danemark et en Irlande j’ai retrouvé le même type d’offre.)
L’indifférence et la facilité semblent deplus en plus courantes et légitimes. Le trafic et la consommation des drogues prennent de l’ampleur. L’endettement explose. La proportion, toujours plus grande, des personnes âgées dans la population pèse de plus en plus sur les revenus des plus jeunes. L’espace se polarise : les zones rurales et semi-rurales sont de plus en plus marginalisées, alors que les mégapoles reliées au marché mondial attirent de plus en plus les activités et les individus capables de participer au développement du marché. La frontière entre vie publique et vie privée s’estompe. La vie privée entre de plus en plus dans la définition de la vie publique. Pas mal d’entreprises redoutent plus le capital financier que les syndicats. La vie sociale se fragmente. La culture livresque s’efface pour laisser la place à celle des video clips, tweets, textos, blogs et autres wikis. Les systèmes d’évaluation et les examens ne se sont pas adaptés à la culture du copier coller, c’est à dire, du savoir trouver sans chercher à comprendre. Jamais, depuis le début de la modernité, un tel bouleversement généralisé à la fois des rapports sociaux, des politiques et des cultures ne s’était produit.
Les institutions politiques, dont le rôle était visible, clair et défini, ne jouent plus un tel rôle. Ellesont perdu autorité et potentiel d’action. Il en est ainsi des syndicats, des partis politiques et des États-nations. De façon similaire, un bon nombre des catégories sociales auxquelles nous étions habitués, n’ont pas seulement changé de signification mais ne font plus sens. Il en va ainsi de la famille, des classes sociales, de l’opposition traditionnelle entre la gauche et de la droite politique. On a assisté à un déplacement des relations sociales du collectif à l’interpersonnel. On pourrait même parler de la décomposition du social, tant les valeurs culturelles se retrouvent maintenant directement face à face avec les intérêts économiques sans passer par les institutions sociales. [7]La plupart de ces institutions sont apparues dans un tout autre cadre pour réagir à des problèmes spécifiques et utiliser des possibilitéshistoriques. La situation actuelle est radicalement différente. Certaines de ces institutions non seulement ne sont plus adaptées mais peuvent être considérés comme des freins à la compréhension et au traitement des problèmes face à cette réalité nouvelle.
Une des caractéristiques fondamentales de la situation actuelle, c’est que l’économique, qui était à l’origine associée au politique, fonctionne maintenant de façon pratiquement autonome. Cette dissociation de l’économie et de la politique prive de sens les institutions politiques dont la fonction était de transformer les ressources en règles d’organisation sociale. Les notions que nous utilisons pour décrire l’expérience sociale ne sont plus adaptées. Elles ne correspondent plus à grand chose de social. Même les conduites, qui auparavant pouvaient être qualifiées de sociales, le sont de moins en moins. Certaines se replient sur des traditions culturelles ou religieuses, d’autres ne relèvent plus que du jeu ou du calcul. De toute façon, ces conduites sont, pour la plupart, de moins en moins en mesure de faire face aux conjonctures, à la violence, à l’exploitation, à l’injustice et aux inégalités. Il y a rupture entre la mobilisation sociale et l’action politique. [8]
Adaptation, consistance et créativité
Encore une fois, il ne faut pas oublier que le marché est une création politique et que celle-ci a été inspirée par des réflexions dont les préoccupations étaient marquées par leur époque. Le pouvoir central du roi, le bien-être de la nation y jouaient un rôle bien plus central que la glorification de Dieu aux siècles précédents et la dégradation de l’environnement aujourd’hui. L’émergence de l’économie politique ne laissait aucunement prévoir que l’économie allait s’autonomiser par rapport au politique. Elle était contemporaine de l’émergence de la modernité qui affirmait haut et fort la capacité d’autocréation et d’auto-transformation des êtres modernes, individuels et collectifs et rejetait le gouvernement d’un seul. Au-delà de leurs différences profondes, tous les grands pays occidentaux ont agi consciemment pour devenir modernes. La volonté politique a participé à la compréhension et au façonnement des mécanismes sociaux. Les concepts de raison, de progrès, d’égalité et de justice inspiraient au moins aussi fortement que ceux de pouvoir et de maîtrise cette volonté politique. Une lutte s’engagea entre les différentes façons de voir, et cette lutte n’était pas uniquement inspirée par des conflits d’intérêts. C’était une lutte d’enjeux animée par de nouveaux acteurs en relation avec de nouvelles conditions de vie et de nouvelles perspectives d’avenir. [9]Les réformes sociales, le droit du travail et l’État providence sont le résultat d’engagements politiques en réaction à des défis historiques. La possibilité et la façon de relever ces défis ont été conditionnées par la conception moderne – la modernité – qui proclamait la possibilité et la volonté de changer le monde, la société et l’individu. Changer l’individu, cela ne consistait pas seulement à faire triompher les libertés individuelles. Cela consistait aussi à faire émerger le sujet comme création et transformation de soi, et non plus comme soumis à la transcendance.
Aujourd’hui, ces citoyens qui s’étaient habitués à vivre pendant quelques décennies dans des sociétés moins injustes et plus égalitaires que les autres, se retrouvent confrontés à la déstabilisation de leur échafaudage. Leur situation est un peu semblable à celle de ceux qui se sont construit une terrasse en haut d’un arbre dont les racines viennent à pourrir par les déchets jetés par dessusbord pendant des années. Il leur faut envisager la nouvelle situation. Qui prendra l’initiative ? C’est là toute la question. Les conditions sont radicalement différentes de celles du 19e siècle. Le système institutionnel constitué par les relations entre les facteurs de production, les modes de distribution, les formes d’apprentissage et les valeurs culturelles n’est plus le même. La production, le travail et le profit en relation avec ceux-ci étaient alors considérés comme les éléments centraux, aujourd’hui c’est plutôt la consommation, la communication et la spéculation. Bien que les populations aient du mal à l’admettre, la production{{}}industrielle n’est plus au centre de la vie sociale. Néanmoins, ce sont toujours les représentations, l’entendement et l’engagement qui gouvernent, même si l’idéal d’autonomie bat quelque peu en retraite en période de laisser-aller.
La décomposition du capitalisme industriel, la séparation du monde économique globalisé et autonomisé et du monde social atomisé, nous obligent à adapter nos modes d’intervention, et, pour ce faire, à modifier nos outils intellectuels d’analyse et de compréhension. Ce n’est pas en continuant à transformer le système d’enseignement et de recherche selon les principes réducteurs de la gestion mercantile et de la consommation de masse qu’on y arrivera. Ce n’est pas en encourageant la déshumanisation des principes de gouvernement que l’on rattrapera le retard pris par notre compréhension, nos représentations et nos discours. Si l’on veut voir émerger des instruments intellectuels qui soient à la hauteur des enjeux et apparaître de nouveaux acteurs pour relever les défis, il convient de développer la faculté de voir les choses sous de nouveaux angles, l’aptitude à relier les connaissances, le goût pour l’intelligence et la compréhension des choses et le penchant pour la chose commune.
Former les générations futures ne consiste pas à leur apprendre à servir l’économie mais à relever des défis dans tous les domaines et à collaborer pour ce faire. Il ne suffit pas d’ « être soi-même », d’imposer de manière égocentrique ses choix personnels et de se mettre en valeur devant son miroir et de faire fructifier ses intérêts. Il ne suffit pas non plus de se soumettre à un déterminisme postulé et imposé. Il faut être conscient de son potentiel individuel et collectif de créativité et de réaction par rapport à son environnement. Il n’y a pas d’autres façons d’entretenir la capacité réelle des sociétés qui se veulent modernes à le rester, de maintenir leur aptitude à se transformer elles-mêmes. Sinon, on risque bien d’assister au retour d’un modèle de société fataliste qui aura bien plus de mal à relever les enjeux de la globalisation de l’économie et à entraver la catastrophe écologique en cours. Ni les victoires ni les outils de la modernité ne sauraient être acquis une fois pour toutes. De plus, rien n’indique que ce sera dans les zones géographiques et au sein des cultures jusque-là privilégiées et ayant eu une position hégémonique pendant cinq siècles, que seront apportées des solutions aux défis actuels. La fin de l’exception occidentale est évidente. De nouvelles grandes puissances se sont affirmées, en particulier en Asie, mais aussi en Amérique latine. Ainsi, beaucoup de choses ont changé. Ce qui reste c’estque, comme au temps de Montaigne, une tête bien faite vaut mieux qu’une tête vide ou bien pleine, et qu’un des facteurs principaux qui permet de maintenir le cap de la modernité (autrement dit : d’entretenir la créativité sociale), est la transmission desconnaissances et de la propension à les mettre en relation de manière critique. La connaissance est universelle, alors que ni les méthodes de transmission de la connaissance, ni les rapport pédagogiques ne le sont. Il convient d’adapter nos méthodes d’enseignement, mais il faut le faire en gardant le cap et en cohérence avec les valeurs fondamentales de l’Université et de la modernité. Le principe même de la connaissance reste universel : le maintien et le progrès de la connaissance exigent que l’on s’intéresse continuellement à la connaissance des phénomènes et aux principes de connaissance et non pas seulement à la gestion des affaires et aux intérêts et goûts particuliers.
RÉFÉRENCES
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Bouchet, Dominique. 2010. ’Pragmatics of Intercultural Communication. The Bounded Openness of a Contradictory Perspective.’Pragmatics and Society1.1:138-54.
Bouchet, Dominique. 2011. ’Political Economy.’ Pp. 1101-04 inEncyclopedia of Consumer Culture. Volume 3, edited by D. Southerton. Los Angeles & London : Sage.
Bouchet, Dominique. 2014. ’Adam Smith.’ inInternational Encyclopædia of the Social and Behavioral Sciences. 2nd Edition, edited by J. D. Wright. New York : Elsevier.
Castoriadis, Cornelius. 1978.Les Carrefours Du Labyrinthe. Paris : Seuil.
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Faccarello, Gilbert. 2009 (1999).Aux Origines De L’économie Politique Libérale : Pierre De Boisguilbert.Paris : Anthropos
Montchrétien, Antoyne de. 1889 (1615).Traité De L’économie Politique. Paris : Plon.
Rosanvallon, Pierre. 1979. Le Capitalisme Utopique.. Paris : Seuil.
Touraine, Alain. 2013.La Fin Des Sociétés.Paris : Seuil.