Au cours d’un séminaire sur “La liquéfaction des frontières”, organisé auprès du Collège international de philosophie de 2011 à 2014 [2], est apparue la problématique de limites ultimes, notamment écologiques, au déploiement de la Modernité. Celle-ci est envisagée ici comme époque et dynamique qui conjuguent une économie capitaliste, un ordre juridique et l’esprit techno-scientifique. Exacerbée en hypermodernité [3], elle pourrait en effet miner l’avenir de l’humanité, au fur et à mesure qu’ils se développent et s’étendent à la planète entière.
Cette problématique paradoxale sera abordée ici par le biais de deux approches, l’une substantielle (ci-après I), l’autre épistémologique (II). Ces deux axes regroupent les hypothèses d’un projet de recherche qui a démarré sous la forme d’un séminaire auprès du Collège d’études mondiales à Paris [4]. Ce projet se veut aussi un appel à participation laquelle pourra prendre, de la part des chercheurs intéressés, les formes les plus variées.
Dans un premier temps, on cherchera à rendre compte de la dynamique d’augmentation de la Modernité par l’idée d’un emballement du monde, lequel regroupe trois processus : les accélérations techniques et sociales, les accumulations – d’argent, d’objets, de pouvoir, de savoir, … – et l’individualisation des sociétés. L’emballement s’exerce avec une force apparemment irrésistible. Il promet de pallier l’espoir disparu d’éternité après la mort et la perte des satisfactions relationnelles due à l’individualisation. En particulier, les concepts-clefs du droit moderne – liberté et égalité – font miroiter une mise à distance de la réalité. Dans une spirale vicieuse, l’emballement sape en outre les moyens de faire face à ses effets et suscite alors diverses fuites en avant. Mais le dessein de faire tourner la société comme une machine ou une fourmilière risque de provoquer des effondrements variés, voire une pétrification de l’histoire.
Comme la société dans son ensemble, les sciences humaines, poussées dans une spécialisation technicienne par la complexification généralisée, souffrent de ce que l’irrépressible dimension affective de notre existence semble peu prise en compte. D’où, dans un deuxième temps, notre ambition d’étudier la distanciation du chercheur par rapport à son vécu émotionnel, notamment grâce à l’exemple du ‘terrorisme’. Néanmoins, face au désintérêt de la population pour la démarche scientifique, il importe également de la rendre vivante et joyeuse.
I.L’emballement du monde : nouvelle religion d’existences artificialisées et esseulées ?
La réflexion proposée ici s’inspire largement des recherches menées par Hartmut Rosa sur l’accélération, mais veut aussi les dépasser en intégrant – mais à quel rang ? – les tendances à l’accumulation et à l’individualisation (A). Comme l’individu semble être devenu son propre dieu [5], on examinera ensuite la dimension sacrée à l’œuvre dans l’emballement (B). Celui-ci creuse l’écart entre les besoins et les capacités de régulation et génère ainsi la technicisation et la bureaucratisation du monde ; d’où l’hypothèse d’une contraction de la sphère politique et du droit (C). Il risque enfin de déboucher sur des engorgements variés, voire des effondrements (D).
A. L’importance égale ou inégale des trois processus
H. Rosa estime que l’accélération constitue le moteur véritable de l’histoire, moderne en tout cas. Il avance à cet effet l’hypothèse d’une supériorité socio-historique du temps face à une prépondérance anthropologique de l’espace. Certes, pour les développements de l’individu comme de l’espèce, l’expérience spatiale serait antérieure et dominante sur celle du temps. Toutefois, la flexibilité du temps serait plus grande que celle de l’espace, dans la mesure où les structures temporelles, purement immatérielles, seraient, par rapport à l’organisation sociale dans l’espace, plus abstraites et moins ancrées dans la vie humaine, donc plus facilement influençables et soumises au changement. [6]
Faut-il en déduire la primauté de l’accélération sur l’accumulation et l’individualisation (conclusion que Rosa ne tire qu’implicitement) ? Puis, ces dernières sont-elles réductibles à des phénomènes spatiaux alors qu’en tant que processus, elles comportent aussi une dimension temporelle ?
Il n’est pas sûr que l’envie de possession, puis l’attrait de l’indépendance individuelle pèsent moins que l’ambition de (plus grandes) vitesses. De même, la tendance à ou la quête de la croissance avec leurs effets de saturation [7] ainsi que la mise en concurrence d’individus et d’autres entités atomisées ont l’air d’être aussi lourdes que la propension accélérationniste. On pourrait y intégrer le pressentiment de Nicholas Georgescu-Roegen [8] comme quoi les sociétés occidentales évoluent de façon à maximiser leur consommation d’énergie et de matières premières, conformément à la thermodynamique [9].
L’élargissement de la perspective de recherche à l’accumulation et à l’individualisation trouve un appui dans « la spirale de l’accélération » perçue par Rosa [10]. Elle explique le manque de temps éprouvé par de nombreux individus malgré les accélérations techniques permettant des économies de temps : Dans un cadre concurrentiel, des mécanismes de rétroaction et surtout l’effet rebond provoquent un accroissement de choses à faire supérieur aux gains temporels. L’augmentation des quantités y joue un rôle équivalent à celle des vitesses, sans que la première apparaisse comme conditionnée par la seconde, et suscite autant de désirs. Par conséquent, il faudrait peut-être parler d’une spirale d’accélération, d’accumulation et d’individualisation dont l’attrait mérite attention.
B. Le sacré dans l’emballement
La perte d’un horizon religieux après la mort laisse le besoin humain de transcendance sans réponse. Ce manque est d’autant plus lourd que les utopies et projets politiques qui prenaient le relais aux XIXe et XXe siècles sont largement discrédités. En même temps, l’individualisation des sociétés et la privatisation des existences qui en découle – l’individu passe à présent nettement plus de temps seul que par le passé – génèrent une insécurité affective (1). Cette double privation – et l’œuvre de René Girard encore à exploiter [11] – pourraient expliquer la fascination courante pour les quantités et les vitesses (2) ainsi que pour la liberté et l’égalité qui sont à la base de l’individualité moderne (3).
1) La précarité affective pourrait résulter de trois processus liés. Primo, dans le monde occidental, la mort de ses proches est devenue largement invisible pour l’individu, du fait de la gestion institutionnalisée et professionnalisée des décès. Or, la mort d’un être humain n’est envisageable que pour les autres, donc dans et depuis la communauté. [12] L’individualisation aurait alors pour effet de rendre la pensée de la mort de plus en plus difficile ou insupportable.
Secundo, l’emprise grandissante des moyens sur les objectifs ou les buts de la vie observée par Georg Simmel laissent de nombreuses gens déçues de leur existence. (Il est vrai que buts et moyens ne sont pas faciles à distinguer ; ces derniers, à l’instar de l’horizon que l’on n’atteint jamais, peuvent eux-mêmes jouer le rôle de buts.) Pour Simmel, les sentiments et notamment la satisfaction émotionnelle et les valeurs affectives dépendent des finalités, tandis que les moyens, indifférents en tant que tels, ne procurent que des plaisirs certes puissants, mais éphémères. Or, il constate à la fois la multiplication des moyens, surtout techniques et monétaires, et un allongement des « chaînes téléologiques » reliant moyens et buts. Il s’ensuit que certains moyens et surtout l’argent accèdent couramment au statut de finalité et rabaissent certaines fins en soi au simple rang de moyens. [13]
Tertio, l’individualisation implique le raccourcissement spatial et temporel de l’‘égocentrisme’ humain. (Avant d’étayer cette affirmation, il faut admettre [14] que les êtres humains n’échappent pas à une règle biologique universelle selon laquelle tout organisme vit essentiellement pour lui-même, pas pour un autre [15]. Acceptée pour les plantes et les animaux, cette donnée naturelle est cependant largement méconnue et dévalorisée pour les humains. [16]) Cet égocentrisme se rétrécit sous le capitalisme : un « primat des prérogatives » sur les devoirs délie peu à peu les êtres humains de leurs obligations sociales à l’égard d’autrui au profit de leurs seules préférences personnelles immédiates [17]. Cela « donne la primauté au juste sur le bien » [18].
2) Pour faire face à la perte de sens et à la déstabilisation affective, l’accélération peut servir d’équivalent fonctionnel d’éternité [19]. Cette idée pourrait s’étendre à l’accumulation, peut-être encore plus susceptible de pallier la quête d’immortalité que l’accélération. Certes, on constate le « bougisme » [20] et « la griserie et le sentiment de puissance suscités par la vitesse » [21], mais cela semble limité à certaines activités sportives et d’autres déplacements. La vitesse est surtout prisée comme moyen permettant de cumuler plus d’expériences. On assiste ainsi au « rapatriement du salut dans “l’ici et maintenant” », « comme si l’intensité vécue constituait le seul gage de l’accès à une certaine forme d’éternité » [22]. L’esprit possessif primerait donc sur l’envie de vitesse.
En outre, accélération et accumulation ne suppléent sans doute pas seulement au désir d’éternité, mais aussi aux relations humaines et aux satisfactions ainsi procurées dans le passé mais perdues entre-temps dans le cadre de l’individualisation.
Une recherche spécifique sur l’art et le sport serait utile ici. Il s’agirait de voir dans quelle mesure les activités artistiques et sportives expriment et satisfont les désirs de quantités et de vitesses. En la matière, la quête de performance est assez manifeste dans le sport, mais pourrait être interrogée quant à sa dimension sacrée [23].
Quant à l’art, celui-ci revêt peut-être un caractère sacré contradictoire. Progressivement détaché du quotidien par sa spécialisation et sa professionnalisation au cours de la Modernité, il constituerait un rempart ambivalent contre les exigences de performances quantitatives et de vélocité, tout en se rationalisant lui-même. Cela à l’instar des musées qui ont été qualifiés de « chambres mortuaires pour des reliques de civilisation » [24].
3) Les deux concepts-phares du droit moderne grâce auxquels l’emballement peut se faire et l’individu s’ériger en sa propre source de sens, à savoir la liberté et l’égalité, exercent une force mystérieuse qui demande examen
[25]. La première, nous dit Montesquieu, « ne consiste point à faire ce que l’on veut » [26]. Elle nous octroie certes la permission d’agir et de jouir sans entraves, mais sans en fournir les moyens : « Ce mot n’exprime proprement qu’un rapport », car « la liberté [est] ce bien qui fait jouir des autres biens » [27]. Elle n’est donc ‘que’ le cadre de valorisation de notre capital économique, culturel, relationnel, etc., tout en promettant l’épanouissement. Donc, « la liberté est un mot qui chante plus qu’il ne parle » (Paul Valéry).
Pour le juriste Peter Gabel, « c’est le fantasme d’une vraie liberté ancré dans le principe de la “liberté de contracter” qui rend compte de notre attachement à cette dernière ». « Les droits individuels signifient la simple possibilité de certaines expériences sociales plutôt que ces expériences elles-mêmes », signification fondée sur « l’illusion que le droit à une expérience peut créer cette expérience elle-même ». [28] Cette portée imaginaire de la liberté individuelle est bien révélée par des enquêtes sur les manières dont les individus utilisent leur temps. En dépit des discours sur la liberté de chacun et malgré la faiblesse actuelle des injonctions et restrictions morales, l’individu contemporain évoque en effet la plupart de ses activités même préférées comme étant obligées [29].
La liberté crée donc des contraintes sous-jacentes. Comme nous dit Marie-Madeleine de la Fayette dans La princesse de Clèves (1678) : « en vous laissant votre liberté, je vous donne des bornes plus étroites que je ne pourrais vous en prescrire ». La croyance d’être libre lie davantage que ne le ferait une prescription explicite parce qu’elle nous pousse à ignorer nos déterminations [30], ne laisse donc pas apparaître les ressorts inconscients de l’action. [31]
Toujours chez Montesquieu, ces contraintes dissimulées font l’objet d’un énoncé méconnu mais lourd de sens : « la liberté ne peut consister qu’à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir » [32]. À l’invitation de l’auteur lui-même, dans le paragraphe suivant le passage cité, cette phrase a été souvent lue comme quoi la liberté serait l’obéissance librement consentie aux lois qui gouvernent la société [33], ce qui en ôte les exigences, pourtant bien visibles. Tentons donc une lecture plus fidèle en notant que s’y affiche, d’un côté, une obligation d’avoir ou de former une volonté (« on doit vouloir »). De l’autre, Montesquieu utilise une négation pour dire que la faculté d’agir accordée à l’individu doit correspondre à cette volonté (« ne peut … que »). Ce qu’il fait doit nécessairement découler de sa volonté ; aucune action n’est en revanche possible qui ne relèverait pas de cette volonté obligatoire.
Montesquieu confirme d’ailleurs le caractère assujettissant de son propos en complétant l’énoncé cité par son pendant “négatif” : la liberté ne peut consister qu’ « à n’être pas contraint de faire ce que l’on ne doit pas vouloir » [34]. Ce qu’il exclut, ce n’est donc pas que nous soyons amenés à faire quelque chose dont nous ne voulons pas, mais que nous soyons astreints à adopter un comportement qui ne soit pas commandé par ce devoir de volonté.
Par cette double sentence restée certes isolée chez lui, Montesquieu semble anticiper l’actuelle acception occidentale de l’individu en tant qu’ « entrepreneur de soi » [35]. Déjà il y a quelques décennies, on l’avait d’ailleurs qualifié de « petite entreprise psychologique » [36].
De son côté, l’égalité est toujours partielle, n’a sans doute de sens que dans la différence de traitement octroyée à certaines personnes, choses ou situations (ainsi, les diplômes ne sauraient être tous égaux). De même, la duplicité de sens de l’égalité devant la loi – tantôt émancipatrice des défavorisés, tantôt reproductrice de leurs inégalités sociales [37] – paraît irréductible [38]. Comme la liberté, l’égalité tirerait son attrait d’une prometteuse mais discrète mise à distance de la réalité, laquelle devient toujours plus exigeante.
C. Vers une vie sociale machinique ?
Du fait de l’emballement, groupes et individus doivent toujours plus mais peuvent sans cesse moins prévoir les étapes de leur vie. La simultanéité des exigences et contraintes sur ces deux plans (les impératifs et les possibilités) confère au processus un caractère inéluctable. Elle est condensée dans le constat d’une baisse de la « portée prospective du planifiable » et d’une hausse de l’incidence temporelle de nombreuses techniques et décisions [39], comme si la maîtrise technique diminuait la prévisibilité de l’avenir... D’où l’intérêt d’étudier cette idée énigmatique : « La science ne produit pas de sécurité, mais bien au contraire de l’insécurité, dans des limites tout juste tolérables » ; « la société rend ainsi le monde incontrôlable » [40]. On pourrait également interroger le rôle du projet mathématique, algorithmique et cybernétique d’une société abstraite réglée comme une machine [41].
L’un des fondements d’un tel fonctionnement machinique, c’est peut-être le temps lui-même. Pour Norbert Elias, le temps est une « synthèse » ou une abstraction de la vie, permettant sa complexification sociale. [42] Afin d’approfondir cette hypothèse et défaire la naturalisation courante du temps, il faudrait démontrer son caractère « socialement construit par les instruments mêmes de sa mesure » [43], à l’instar de la détermination sociale de la langue révélée par Ludwig Wittgenstein [44].
Face aux défis des quantités et des vitesses, une fuite en avant technique et gestionnaire peut s’imposer. L’informatisation actuelle de la société va dans ce sens [45], mais depuis longtemps déjà, sa conduite politique a largement été transférée du parlement à l’Exécutif, ce « législateur motorisé » [46]. Sur le plan judiciaire, de nombreux litiges sont ôtés du juge public au profit tantôt de décisions automatisées (telles que le radar automatique), tantôt d’arbitres privés. La « densification normative » en matière de dispositions juridiques [47] atteste que la « bureaucratisation du monde » [48] relève surtout du règne de l’écrit. Ces évolutions annoncent une contraction de la sphère politique (1) et du droit (2). [49]
1) Les processus de décision des exécutifs ne ressemblent pas à la délibération parlementaire où s’expriment et s’opposent, certes de façon tronquée, les intérêts présents dans la société. Ils s’apparentent à une concertation technique et administrative : Les intérêts sociaux y sont sollicités, mais sous forme de lobbies. Les représentants de ces derniers sont généralement liés par un mandat impératif, alors que les parlementaires et les exécutifs jouissent d’un mandat dit libre.
(À vrai dire, celui-ci n’en est pas un puisqu’il ne possède aucun des traits définissant le mandat en droit civil. C’est pourquoi il est abusif de qualifier le régime politique des pays occidentaux de représentatif au sens de démocratique. En réalité, la représentation y signifie seulement qu’une entité abstraite telle que l’État se trouve rendue présente par quelqu’un. D’où l’importance de scruter le processus au cours duquel l’idée de représentation est devenue un synonyme de démocratie [50].)
N’étant donc pas liés par un mandat, les gouvernants sont fort malléables. Dans leurs rapports de forces avec les divers lobbies, ces derniers ont un avantage structurel leur facilitant l’obtention des décisions qui les favorisent.
Bien qu’ancien, ce double déficit démocratique – consistant en la dépossession des parlements et la soumission de la politique aux lobbies – soulève deux questions. Sur le plan historique d’abord, a-t-on jamais connu une époque où la vie politique tournait autour des assemblées ? [51] À l’heure actuelle, le déclin de la vie démocratique, s’accentue-t-il à cause de l’emballement, suggérant une « perte de sens croissante de la politique pour le cours de l’histoire » [52] ?
2) De son côté, le droit pourrait s’atrophier en son caractère normatif. Cette hypothèse part de la prémisse de l’utilité des conflits : Ce serait la confrontation qui lie les êtres humains ensemble et engendre les règles fondamentales de la vie sociale [53], dont les normes juridiques [54]. Un tel processus a besoin de temps pour se déployer et est entravé par un trop grand nombre de litiges. Or, les individus, les groupes et les juges, saturés par la massification de nombreux phénomènes et pressés par les tendances accélérationnistes, risquent de ne plus avoir assez de ressources temporelles pour vivre et trancher les différends dans la durée.
Cette pression pourrait priver le droit de mémoire et de perspective et ainsi miner son rôle médiateur entre le passé et l’avenir [55]. Il évoluerait dans le sens d’un règlement intérieur, commandé par des exigences purement techniques et procédurales et dépourvu de signification normative, idée nourrie par deux grands penseurs. Le juriste Evgeny Pašukanis estime que le droit se caractérise par des conflits d’intérêts, alors que les régulations techniques tel que le Code de la route seraient fondées sur l’unicité du but [56]. Pour l’anthropologue André Leroi-Gourhan, une future « méga-ethnie terrienne » pourrait fonctionner comme une société de fourmis [57], la communication langagière étant remplacée par l’échange de signaux électriques.
La désynchronisation entre développement technique et (ré)actions individuelles et collectives peut aussi provoquer diverses formes d’effondrement.
D. Comment sortir de l’ « l’épilepsie des sociétés » [58] ?
La « mobilisation totale » [59] des individus, des collectifs et des dispositifs techniques est susceptible d’entraîner des encombrements variés, voire de l’ « inertie fulgurante » (Paul Virilio) : dépressions, chute de serveur informatique, krach boursier, explosion d’une centrale nucléaire, etc. En-deçà de tels événements disruptifs, l’artificialisation de la vie des populations occidentales – sédentaires, globalement mal nourries, surchauffées, collées aux écrans, etc. – s’avère de plus en plus incompatible avec les exigences biologiques de l’espèce. En sont symptomatiques mais peu connus le développement des caries, du port de lunettes, de la myopie enfantine, …
Pas de lamentations catastrophistes ou déclinistes ici mais deux séries de questions : D’une part, pourquoi les menaces pour la survie de l’espèce ne suscitent-elles pas plus de réactions adaptées ? Prolongeons la réponse de Jean-Pierre Dupuy comme quoi le spectre de la catastrophe n’est guère jugé crédible par la majorité des personnes et des pays [60] : La concurrence généralisée pousse tout le monde à rétrécir le regard, et la multiplication d’options mineures écarte les alternatives plus fondamentales et confère ainsi aux sociétés industrielles « un haut degré de rigidité et d’immobilité » [61]. Cela s’apparente à la « pétrification de l’histoire » redoutée par Rosa [62] et constitue peut-être la version pessimiste de « la fin de l’histoire » promise par Francis Fukuyama [63].
D’autre part, il serait intéressant de relier cette pétrification et le temps ‘écrasé’ de la catastrophe singulière [64] à l’hypothèse d’une dialectique temporelle de l’histoire. Rosa la formule par analogie à l’évolution des relations entre rapports de production et forces productives dans la théorie marxiste. Que dit-elle ? À partir de l’essor du capitalisme jusqu’aux années 1970, les structures institutionnelles de la société moderne, c’est-à-dire ses rapports de production auraient peu à peu – et grâce à leur solidité dans le temps – libéré les puissances d’accélération, équivalentes aux forces productives. Depuis, l’accélération ayant atteint et épuisé le potentiel dynamisant de ces structures, elle pousserait à les défaire. [65]
Sur cette base, la pétrification, est-elle le résultat inéluctable de l’emballement ? Correspondant sur le plan global à la paralysie dans la catastrophe particulière, comment peut-elle se décrire concrètement, étant donné qu’elle n’est qu’une métaphore, l’histoire ne s’arrêtant pas plus que le temps ? Puis, dans quelle mesure l’hypothèse dialectique de Rosa est-elle affectée par notre proposition d’accorder à l’accumulation et à l’individualisation le même rang qu’à l’accélération ?
Quoiqu’il en soit, le capitalisme [66] semble saper l’avenir de l’humanité, surtout par de multiples pollutions, l’épuisement des ressources et le changement climatique (dont l’ampleur potentielle est souvent méconnue [67]). S’ensuit la nécessité pour les sociétés industrialisées de diminuer leur volume de production et de consommation. Pour cela, l’évolution économique et techno-scientifique doit être décidée et donc soustraite à la logique aveugle du marché. En effet, le marché, ce pouvoir du présent [68], paraît inapte à se projeter vers le futur. Ce constat n’implique nullement un rejet général du marché, attitude qui a pu dominer dans les projets de planification socio-économique du passé et les entraver. Il serait donc important d’approfondir les explications de ces échecs, de chercher des cas où de tels efforts ont porté leurs fruits, d’explorer plus largement le potentiel et les limites du marché [69] et… de réfléchir à la façon de faire de la recherche.
II. Le défi d’une science à la fois objective et vivante
La Modernité, si elle a favorisé le développement de l’esprit scientifique, semble aussi en gêner l’épanouissement, notamment par l’hyper-spécialisation, l’éviction des questions sur le sens vers la seule philosophie et de la dimension affective vers la seule psychologie. Explorons les moyens de réintégrer ces aspects dans la recherche (A et B) pour la rapprocher de la vie et de la réalité (C).
A. Vers une prise de recul du chercheur
Considérant l’évolution de mon attitude de chercheur face à la frontière (qui ne m’apparut longtemps que comme un outil de domination à dénoncer [70]), je propose d’examiner les origines de la posture accusatrice, sachant qu’elle peut nuire à l’objectivité – certes toujours incomplète [71] – de la recherche. L’hypothèse est qu’elles se situent dans le passé et les blessures refoulées du chercheur, générant des griefs au-delà du contexte originel. [72] Les liens entre la vie et l’œuvre de Friedrich Nietzsche pourraient l’illustrer. [73] Et un pamphlet récent de deux économistes contre le courant des économistes dits atterrés fournit l’occasion pour l’aiguiser : la violence de cet appel à liquider une pensée différente [74] (dont nous ne partageons ni les présupposés ni les conclusions) peut-elle s’expliquer autrement que par des traumatismes des deux auteurs chassés de leurs consciences ?
À côté de cette perspective individuelle et psychologique, il serait également judicieux d’examiner les influences collectives grâce à un regard sociologique [75]. Dans ce contexte, on peut signaler l’affirmation troublante comme quoi le désir « d’augmenter les distances dans l’intérieur de l’âme » individuelle ne pourrait se développer sans différence de classe [76]. Plus largement, il importe sans doute de réfléchir non seulement aux causes, mais aussi aux formes, aux effets et aux responsabilités des violences intellectuelles. [77]
Une autre piste de réflexion concerne la prise de recul par rapport à la pression de se conformer à l’opinion majoritaire dans un groupe, mais aussi le possible attrait d’une position contestatrice. [78] Ces problèmes pourraient être étudiés à travers le traitement scientifique et médiatique par exemple du réchauffement climatique, du recours civil à l’énergie nucléaire [79], du postulat d’une croissance économique infinie ou des attentats du 11 septembre 2001 [80]. Par rapport à ces différents objets d’étude, on assiste souvent, en des proportions variables, à des approches qui se réclament des sciences mais qui témoignent plutôt de croyances. Il peut même y avoir une véritable foi en la science... [81]
S’il importe de reconnaître « l’affect dans la recherche » [82], il ne s’agit pas de vouloir le supprimer, et cela d’autant moins que l’esprit critique et révélateur est sans doute une nécessité d’une science fructueuse. L’accélération par exemple est un terreau fertile pour des récriminations populistes, préjudiciables pour une recherche désintéressée, laquelle devrait également tenir compte des phénomènes de décélération. Pour autant, l’attitude critique permet de noter une logique d’ensemble où les décélérations sont probablement restées secondaires, réactives ou résiduelles. De même, s’il est important de prendre conscience d’un penchant pessimiste pouvant altérer l’analyse du réel [83], il faut tout aussi bien résister à un optimisme béat ou intéressé [84]. On devrait donc gérer l’affect ce qui permettrait peut-être d’inclure les questions de sens [85] et nous ramène en tout cas à N. Elias.
B. Inverser la spirale vicieuse entre présence d’affects et absence de contrôle
Elias explique [86] que les êtres humains n’ont pas encore réussi, dans leurs relations entre eux et dans les sciences humaines qui les explorent, à opérer la distanciation affective réalisée dans leurs rapports à la nature. Là, il observe une spirale vertueuse entre la prise de distance d’avec les affects et le contrôle accru des phénomènes naturels : Plus on prend du recul sur le plan émotionnel, plus on arrive à maîtriser les dangers émanant de la nature, plus on est en sécurité et moins en proie aux peurs et autres affects, et ainsi de suite.
En revanche, dans les relations sociales, l’homme est encore souvent une source de danger – physique ou psychique – pour l’homme. D’où une insécurité affective de l’individu qui diminue sa capacité à adopter un comportement permettant de juguler le danger. Il y a donc une spirale vicieuse entre un contrôle réduit de soi-même et la maîtrise limitée des processus sociaux l’affectant. Ces difficultés se répercutent dans les sciences humaines dans la mesure où le sujet et l’objet de la recherche sont nettement plus semblables que dans les sciences naturelles, voire identiques. [87]
La différence de traitement des émotions entre les rapports à la nature et les relations humaines se manifeste aussi dans le langage. Face à la nature, l’homme occidental a développé un langage objectivant. En particulier, les nombreux substantifs des langues européennes – tels que vent ou rivière – neutralisent les mouvements et processus naturels, symptomatiques de dangers, et les rendent représentables et maniables, tout au moins dans la pensée (ce qui ne va pas sans poser quelques problèmes [88]).
En revanche, le langage concernant les relations sociales est dominé par une grande palette de termes péjoratifs ou mélioratifs, les concepts neutres étant rares. Cela se manifeste surtout dans la façon avec laquelle on aborde la place, l’influence et le pouvoir que prennent et exercent les individus et les groupes à l’égard d’autrui. Les mots que nous utilisons couramment ici – ego et ses dérivés, individualiste, narcissique, altruiste, pouvoir, domination, séduction, dépendance, amour, dévouement, intérêt – sont tous chargés de position morale et donc d’affect. Au constat biologique, résumé ci-avant [89], du comportement humain centré sur soi ne correspondent donc guère de mots le décrivant sans jugement de valeur.
Le droit et son langage semblent se situer entre ces deux pôles que sont les relations à la nature et les relations sociales. Le juriste Hans Kelsen a ainsi remarqué que « grâce à notre langue substantive » existe une tendance à « réinterpréter les relations en choses solides, la fonction en substance ». [90] Les substantifs facilitent probablement la régulation et le pouvoir objectivés, permettant d’en accomplir les actes élémentaires que sont compter, mesurer et comparer.
Inverser la spirale vicieuse vers une issue vertueuse constitue peut-être le plus grand défi d’une « science de l’homme » (Elias) à venir. Pour lui, le danger se manifestait surtout dans l’armement et le risque de guerre nucléaires. [91] Sans avoir disparu, ce péril se conjugue aujourd’hui avec bien d’autres menaces. Par exemple, la dépense mondiale d’au moins 500 milliards d’Euros par an pour la publicité, contribuant à augmenter les productions et les consommations mais aussi les atteintes écologiques sans toujours améliorer les conditions de vie, indique une forte présence d’affects et un faible contrôle.
Le terrorisme constitue un cas de figure encore plus parlant, parce que nous y avons affaire à un mot fortement chargé d’affects. De surcroît, il « ne témoigne que de notre terreur et nullement de ce qui meut les auteurs d’attentats » [92]. Il n’exprime pas l’analyse, mais la réprobation, voire une « demande d’élimination »
. En effet, le ‘terroriste’ se situe toujours, dans une vue extrêmement manichéenne, chez les ennemis les plus antagonistes possibles, et sa dénomination comme tel n’accepte pas la neutralité du chercheur. [93] Or, on sait que les ‘terroristes’ d’aujourd’hui ont pu être appelés « combattants de la liberté » dans le passé et leurs comportements les plus abjects ont pu passer inaperçus. [94] Inversement, d’anciens ‘terroristes’ ont accédé au pouvoir politique, par exemple en Israël, en Afrique du Sud ou en Irlande (Nord et Sud). Noam Chomsky estime que ce sont les puissants et notamment les États-Unis qui seraient eux-mêmes ‘terroristes’. [95] Mais la terreur de l’État n’est guère jamais appelée comme telle (sauf lors de l’équilibre de la terreur pendant la guerre froide).
En matière de ‘terrorisme’, la spirale vicieuse entre affect et danger est nette. Les émotions à l’œuvre font que tout effort d’explication et de prévention de telles tueries est vite taxé d’angélisme, d’excuse, voire de complicité avec les tueurs. [96] Elles ont eu pour effet, après les attentats de 2015 et 2016 en France, de renforcer le dispositif ‘sécuritaire’ alors qu’il s’était justement avéré inefficace. [97] D’où l’hypothèse que celui-ci ne vise pas la sécurité, mais la vengeance et le maintien du cadre capitaliste grâce à un climat de tension et de communion autour des dirigeants [98]. Ce propos ne fait qu’actualiser les connaissances, disponibles depuis la fin du XIXe siècle, sur le rôle ’défoulatoire’ de notre système punitif et notamment de l’emprisonnement. [99]
En outre, la criminologie montre qu’en dehors de la légitime défense et du cas particulier de tueurs rémunérés, la mise à mort résulte d’un conditionnement fait de blessures, d’humiliations et d’autres sentiments d’échecs ; même les responsables de génocides ne naissent pas assassins.
[100] Il est sans doute vital d’étudier cet engrenage, car il est affirmé qu’à travers le ‘terrorisme’, « l’Occident, en position de Dieu, de toute-puissance divine et de légitimité morale absolue, devient suicidaire et se déclare la guerre à lui-même ». [101] Une telle étude pourrait suivre les pistes suivantes [102].
L’individualisation des sociétés – encadrée dans le passé par l’étatisation [103] – implique leur atomisation (comme le suggère l’étymologie de ces deux termes) et signifie un contrôle social décroissant. Il est vrai que ce recul du contrôle social (que la société exerçait sur ses membres à travers communautés, institutions et procédés) est largement compensé par un contrôle intériorisé que les individus appliquent sur eux-mêmes, si bien que le « processus de la civilisation » (Elias) se poursuit et se traduit, à en croire Robert Muchembled [104] et Steven Pinker [105], dans une baisse de la violence interindividuelle et des guerres. Avec l’élan suicidaire déjà pointé, cette évolution multiséculaire est inversée quand on promet la sécurité par un contrôle social extériorisé, voire par les armes, comme dans la réponse sécuritaire au ‘terrorisme’.
Malgré la pacification des mœurs, certains individus, du fait d’échecs et de souffrances variés, se vivent comme corporellement fragmentés et se retrouvent désaffiliés et désespérés ou ‘sadiques’ au point de devenir ‘terroristes’ [106]. Cette éventualité est accompagnée par la technicisation du monde, leur donnant une emprise toujours plus grande sur la vie d’autrui. Des armes de plus en plus variées et performantes et des dispositifs de communication et de déplacement facilités permettent à l’ambition de nuire de se réaliser à une échelle jamais connue auparavant. [107] Désormais, des malfaiteurs peuvent probablement atteindre jusqu’à plusieurs millions de morts dans l’hypothèse d’une explosion nucléaire ou de la diffusion d’un micro-organisme épidémique génétiquement modifié.
Ce double processus d’individualisation et de technicisation que l’hyper-modernité fait subir à l’humanité semble lui imposer une mutation fondamentale pour assurer sa survie, à savoir organiser les rapports sociaux de sorte à ce que plus aucun être humain ne soit existentiellement malheureux ou dérangé au point de vouloir tout détruire… L’ampleur de la tâche est à la hauteur de son importance, mais face à ce défi et « parce que nous sommes au fond des hommes lourds et sérieux », « rien ne nous fait [peut-être] autant de bien que le bonnet du fou » [108].
C. Pour une science et un enseignement vivants et utiles
La science paraît quelque peu sclérosée. Elle est souvent affaire de spécialistes qui abordent d’infimes segments du monde dans une perspective et avec un langage inaccessibles pour le plus grand nombre. De façon similaire, l’enseignement scolaire et universitaire ressemble bien souvent à un ‘bourrage de crane’ et s’appuie peu sur la capacité et le désir d’apprendre que l’on remarque chez l’être humain dès sa naissance. Au mépris des connaissances pédagogiques et du bon sens, dominent en effet le cours magistral et l’incitation à l’obéissance. [109]
Ces facteurs font que la plupart de la population est peu intéressée par la démarche scientifique alors que prolifèrent des explications surnaturelles : religieuses, astrologiques, parapsychologiques, conspirationnistes, etc. Même chez les étudiants, la notion de théorie est dénigrée parce qu’elle est associée à une démarche ‘scolaire’ et éloignée de la réalité. Est en revanche valorisée la pratique. Pourtant, il n’y a sans doute aucune pratique qui puisse réussir sans le recul et les outils d’une réflexion abstraite permettant d’expliquer et de dépasser le contexte particulier.
Ce caractère peu vivant se manifeste encore dans deux phénomènes courants en sciences humaines. Il s’agit d’une part, dans le fond, de la fréquence d’études consacrées aux auteurs du passé sans que l’apport de leurs œuvres pour le présent ne soit examiné. En philosophie par exemple, une consultation superficielle – et à approfondir – d’une liste d’ouvrages suggère en effet que cette pratique est beaucoup plus courante aujourd’hui que pendant les siècles précédents. (Bien entendu, nous ne plaidons pas pour ignorer ces auteurs ; le cas échéant, s’y référer est à la fois une nécessité pour comprendre et un devoir déontologique.) Sans vouloir prôner une orientation utilitariste de la recherche, nous craignons qu’une telle circularité, acceptable dans les arts, ne puisse nuire à la science qui connaît une certaine vocation, il est vrai variable, à contribuer à la résolution de problèmes. On peut en tout cas redouter que sa fermeture à l’égard des soucis du présent ne se solde par son discrédit.
D’autre part, plusieurs aspects de forme des publications scientifiques témoignent d’une mentalité technicienne et gestionnaire. Par exemple, les intitulés – d’ouvrages, d’articles et de leurs subdivisions – utilisés en sciences humaines se contentent le plus souvent de décrire l’objet abordé sans indiquer l’idée défendue. Symptomatiques d’un esprit ‘positiviste’, ils font comme si la recherche ainsi présentée était vraie et définitive. Pourtant, on sait que si l’exploration scientifique doit viser l’objectivité et expliciter ses présupposés, elle n’y parvient jamais entièrement et qu’importe donc la touche personnelle qu’elle apporte.
Peut également jouer le mode de référence importé des États-Unis : Il consiste à placer les sources abrégées dans le corps du texte plutôt qu’en notes de bas de page. Cela alourdit la lecture, d’autant que pour comprendre ces renvois, il faut consulter la bibliographie à la fin du document. Il devient ainsi impossible de lire un texte sans ses références alors que celles-ci sont accessoires pour les lecteurs non spécialisées. De surcroît, le caractère technique et jargonneux de ces renvois peut les rebuter.
Plus globalement, la recherche paraît menacée par sa bureaucratisation. Celle-ci se manifeste entre autres dans la tendance contemporaine à tout évaluer : politiques publiques, entreprises, institutions, publications, … On peut craindre que cela n’appauvrisse la controverse, pourtant à la base des sciences, en écartant les positions minoritaires. [110] Ce danger affecte notamment les démarches pluri- ou transdisciplinaires, car leur évaluation est généralement effectuée par des spécialistes d’une seule discipline dont les exigences sont difficiles à satisfaire par des chercheurs non spécialisés...
Ces constats dessinent en creux le dessein : contribuer à développer une science non seulement utile, mais aussi joyeuse, clin d’œil vers Le gai savoir de Nietzsche. Parmi les jalons qu’il fournit, ne citons que le « Spieltrieb », la pulsion ludique [111]. Outre le plaisir qu’il donne, le jeu possède aussi une portée réflexive et permet donc de prendre le recul sollicité ci-dessus : en tant que chercheurs, « il faut que nous découvrions le héros et aussi le fou que cache notre passion de la connaissance ». Cette légèreté peut être d’autant plus importante que les activités pratiques et concrètes de la science – notamment mesurer, compter et calculer – créent « un monde dépourvu de sens ». [112]
Conclusion
On ne peut guère conclure, car la complexité des problèmes soulevés incite à la retenue. Surtout, le caractère de projet de la recherche esquissée ici demande qu’elle reste ouverte aux propositions, compléments, doutes et contestations sollicités. Suggérons simplement ces quelques balises...
Tout d’abord, de multiples raisons et notamment la nécessité de diminuer l’empreinte industrielle sur la planète et l’importance de donner un sens à l’existence humaine font sans doute qu’ « il faut d’urgence inventer le moyen de contenir la subordination de la société à l’économique » [113]. Nous dirions qu’il importe de dépasser le capitalisme et, en particulier, de réduire la concurrence, la pression de la quête du profit et la division du travail. Toutefois, l’argument que l’auteur cité y invoque – « pour que le monde perdure, la parenthèse de la modernité devra se fermer » – semble trop large et ne tient pas compte de l’ambivalence de la Modernité. L’humanité ne pourra sans doute revenir à un stade pré-moderne et une telle évolution risquerait même de la priver des moyens pour résoudre les problèmes accumulés.
En effet, la Modernité contient, outre les nombreuses tendances ravageuses évoquées, la possible réflexivité scientifique et psychologique. Les religions et d’autres spiritualités pourront apporter des réponses à la crise de sens. En revanche, seule la recherche en sciences naturelles et humaines sera capable de gérer et d’amoindrir les dégâts laissés par l’expansion capitaliste. Et il est probable également que pour prendre du recul sur soi et assumer la dimension affective et agressive de l’homme, l’approche scientifique restera nécessaire.