L’ultime ready-made. La preuve par le « Grand verre »

Les lecteurs de la Revue du MAUSS semestrielle retrouveront ici avec plaisir la plume de « notre » artiste anonyme.

« Tout le malheur de l’homme vient de ce
qu’il ne sait pas rester dans sa chambre »
Pascal

On peut considérer que l’interprétation de « La mariée mise à nu par ces célibataires, même » est au monde de l’art ce que la démonstration du théorème de Fermat était aux mathématiciens : une gageure ; bien qu’il se soit établi, à force d’attente, un consensus pour l’accepter comme une œuvre définitivement ouverte, voire ouverte à tous les vents. A la différence du théorème, dont la démonstration n’a en rien remis en cause les fondements des mathématiques, une démonstration du « Grand verre » convaincante pourrait mener à revisiter les poncifs de l’histoire de l’art, et, puisque l’œuvre de Marcel Duchamp a été élue la plus influente de l’art du 20° siècle, avoir un certain retentissement. On verra que le délire de grandeur qui perce dans ces lignes n’est pas déplacé puisque l’érotisme mégalomaniaque, le désir de gloire est à la base du « Grand verre ».

Puisqu’il est tout de même plus facile de suivre une démonstration quand on connaît son aboutissement, je débuterai par sa conclusion. En effet, les allers et retours nécessaires entre les faits historiques relatés par Thierry De Duve dans son essai « résonance du readymade », les notes de la « boite verte » et autres écrits que l’on trouve rassemblés dans « Duchamp du signe » et la reproductions des œuvres peuvent paraître très fastidieux si on a pas un point de mire. Ma thèse est donc celle-ci :

Dans les années 1910, Duchamp a découvert qu’un nouveau mode de légitimation des œuvres s’était mis en place depuis quelques décennies : la tradition du refus. Celle que Harold Rosenberg nommera malencontreusement, des années plus tard, la tradition du nouveau. Le nouveau n’étant là que comme accessoire pour obtenir un refus symbolique.

Il va montrer que ce nouveau mode de création des œuvres (on ne peut parler d’œuvre qu’après la conjonction entre un objet créé par l’artiste (3 fracas) et un critère esthétique (paillettes de gaz) ) est exclusivement sensible à la forme cérémoniale (lois de succession) du refus et quasiment indifférent à l’objet. Et qu’il est, par conséquent, inéluctable que ce processus de rencontre (machine célibataire) qui donne à une œuvre sa postérité (la mariée) finisse par intégrer rétroactivement sur le mode de la réhabilitation même une pissotière si une mise en scène secrète (dans l’obscurité) appropriée l’incorpore, en tant que refusée, aux archives de l’art (repos instantanée) : ce sera « Fountain ». Le « grand verre » est à la fois le programme et la représentation graphique de la destinée que lui prévoit en logicien Marcel Duchamp. Ce qui manque au « Grand verre » pour le voir fonctionner ne sont pas les mots mais l’urinoir et le temps. Ainsi et conséquemment, « Etant donnés : … » est, quant à elle, la dernière vision de l’artiste, un regard en arrière sur sa vie, son œuvre, sur toute cette aventure à l’instant de sa mort, à l’instant d’aller rejoindre la Mariée. On l’aura compris, « fountain », « la Mariée… » et « Etant donnés : … » sont un triptyque . La « Mariée … » représentant, en 1917, le futur de l’urinoir ; « Etant donnés… » son passé vu de 1969. J’espère avoir mis l’eau à la bouche des duchampiens et n’avoir pas effrayé les autres qui devront tout de même faire l’effort de se familiariser avec le vocabulaire de Duchamp, qui n’est finalement pas si « ésotérique », (nul besoin de Lacan ni de Roussel, nul anagrammes, pas même une contrepetrie). Ce texte a la prétention de ne pas être une interprétation de plus mais la reconstruction du « Grand verre » sous les ordres de l’inventeur. D’autant que Thierry De Duve avait fait le travail de séparation de chaque élément, et s’il a raté la reconstruction, il le doit à son entêtement à vouloir rattacher l’avant-garde à la tradition. Alors que Jean Clair nous avait, lui, justement sommé de voir en Duchamp non un nihiliste mais un classique.

En 1957, Marcel Duchamp a soixante-dix ans, de très chers amis à lui sont morts dans les années qui précèdent, sans doute pense-t-il que son « Grand verre » a pris suffisamment de « retard », aussi après nous avoir lui-même remis sous les yeux (débouché) son urinoir par l’intermédiaire de Sydney Janis et de sa rétrospective Dada en 53, se décide-t-il à nous livrer les clés du « Grand verre » dans une intervention intitulée « Le processus créatif » faite à l’occasion d’une réunion de la fédération américaine des arts.

Je cite la première phrase : Dds (pour « Duchamp du signe ») p 187
« Considérons d’abord deux facteurs importants, les deux pôles de toute création d’ordre artistique : d’un côté l’artiste, de l’autre le spectateur qui, avec le temps, devient la postérité. »
Tout le monde peut reconnaître dans cette phrase l’équivalent du :
Etant donnés :
1° la chute d’eau
2° le gaz d’éclairage
On peut donc considérer que le gaz d’éclairage est l’élan du spectateur, l’attention esthétique, le plaisir esthétique et la chute d’eau, l’élan créateur.
Quant à la postérité, c’est la Mariée.

Ceci est bien une assertion, et c’est la cohérence autoporteuse de toutes les assertions qui donnera à cette démonstration sa validité ou non. Il n’y a pas, au sens propre, de preuve en art. Le lecteur doit donc l’accepter momentanément à titre d’hypothèse.

Il nous donne ces deux indications majeures mais, par la voix de T.S Eliot, il nous montre aussi dans l’ensemble chute d’eau/artiste le pourquoi de la séparation entre la « Broyeuse » et le « Chariot » :
« L’artiste sera d’autant plus parfait que seront plus complètement séparés en lui l’homme qui souffre et l’esprit qui crée ; et d’autant plus parfaitement l’esprit digérera et transmuera les passions qui sont son élément. »

Puis avec ces mots :

« Le processus créatif prend un tout autre aspect quand le spectateur se trouve en présence du phénomène de la transmutation ; avec le changement de la matière inerte en œuvre d’art, une véritable transsubstantiation a lieu et le rôle important du spectateur est de déterminer le poids de l’oeuvre sur la bascule esthétique. »
Nous pouvons voir l’ensemble numéroté 17, 18,19 des notes de 1937 soit « l’éclaboussure », « les témoins oculistes » et « le manieur de gravité ».

Duchamp va ensuite poser en quelques mots le principe et le parcours du gaz d’éclairage : « Somme toute, l’artiste n’est pas seul à accomplir l’acte de création car le spectateur établit le contact de l’œuvre avec le monde extérieur en déchiffrant et en interprétant ses qualifications profondes et par là ajoute sa propre contribution au processus créatif. »

En insistant sur cette particularité qu’est la rétroactivité pour l’accession au domaine de la Mariée
« Cette contribution est encore plus évidente lorsque la postérité prononce son verdict définitif et réhabilite des artistes oubliés »

Avant d’affiner ces données en les confrontant, une par une, aux notes de la boite verte, j’aimerais faire comprendre au lecteur que c’est intentionnellement que je vais être avare de commentaire. Dans l’absolu, je devrais me contenter de juxtaposer les données, qu’elles soient plastiques où écrites, pour que le sens surgisse de lui-même. En attendant attaquons nous au temps.

« En projetant pour un moment à venir (tel jour, telle date, telle minute), « d’inscrire un readymade ». Le readymade pourra ensuite être cherché (avec tous délais). »

« C’est une sorte de rendez-vous » Dds p49

Il est clair que les readymade sont inextricablement associés au temps. La première intuition de Duchamp est d’inscrire le temps à l’intérieur de l’objet lui-même, un rendez-vous entre l’artiste et un objet. La date et l’heure devant ensuite être notées sur l’objet. Beaucoup de commentateurs, ne tenant aucun compte du fait que Duchamp, dans sa boite verte nous livre toutes ses notes dans un (dés)ordre chronologique, reprenant jusqu’à cinq fois la description du même objet pour nous aider à en saisir, et la première intuition et son évolution, prennent chaque note comme une donnée mûrement réfléchie et à tout jamais fixée ? N’oublions pas que c’est lui qui a dit que « l’artiste ne sait pas ce qu’ils fait ». Un artiste est, en fait, plus « travaillé » par une intuition, que travaillant une idée. Même l’artiste le « plus intelligent du 20°siècle ». Et il est rare que du premier coup, « cela » sorte net et d’équerre.

Il y a aussi la pelle à neige intitulée « en prévision du bras cassé » où l’on voit poindre le temps rétroactif, c’est-à-dire qui agit sur le passé.
« Cet enfant-phare pourra, graphiquement, être une comète, qui aurait sa queue en avant, cette queue étant l’appendice de l’enfant phare, appendice qui absorbe en l’émiettant (poussière d’or graphiquement) cette route Jura-Paris. » Dds p42

On voit ici deux temps qui se croisent. La comète qui représente le temps rétroactif est déjà à son point d’arrivée et parce qu’elle est fixée sur le front de l’enfant-phare qui, lui, avance dans le temps normal représenté par la course automobile, se trouve reculer vers son point d’origine, un point dans le futur. Je pense pour ma part que si « fountain » est l’opus majeur de Duchamp, c’est qu’elle est l’aboutissement de ce « travail ». La synthèse du rendez-vous, du temps rétroactif, et du chassé-croisé de l’enfant-phare. « fountain » est bien un rendez-vous, mais entre un objet et sa mise en scène et les regardeurs du futur, le choix d’un objet aussi incongru pour devenir une œuvre d’art permet de fixer ce rendez-vous très tard, très loin dans le temps représenté par la perspective. Ainsi Duchamp va programmer ses faits et gestes en tenant compte que le regard rétroactif de la postérité le scrute déjà ! Il va avancer dans le cours normale de sa vie avec, fixé sur son front, le regard scrutateur et rétroactif des historiens de l’art du futur. Ce qui est fort différent que d’attendre une légitimation du futur. Duchamp sait, il a déjà projeté son rendez-vous avec la postérité (à coup de canon), sa précision est question d’adresse, ce sont les « neufs tirés », où l’on peut lire :

« Par la perspective (ou tout autre moyen conventionnel, canons …) les lignes, le dessin sont « forcés » et perdent l’à peu près du « toujours possible » avec en plus l’ironie d’avoir choisi le corps ou objet primitif qui devient inévitablement selon cette perspective (ou autre convention) ».

Ceci donne toute son importance au faits « historiques », c’est-à-dire au faits dont Duchamp a voulu qu’on se souvienne.

En bref.
Marcel Duchamp débarque du « Rochambeau »à New York en juin 1915, auréolé du statut d’avant-gardiste. En décembre 1916, se crée la « society of independents artists » avec comme devise « no jury, no prize ». C’est la copie américaine de la « société des artistes indépendants »créée autour de Seurat en 1884. Cette société organise sa première grande exposition en avril 1917 et donne la présidence du comité d’accrochage à Duchamp, espérant ainsi tirer bénéfice de son aura parisienne. Duchamp propose, secrètement (dans l’obscurité), sous le nom de R .Mutt, un urinoir comme œuvre à exposer, qui sera bien entendu refusée par les « independents » sous un prétexte formel pour ne pas se dédire. Je renvoie pour une description détaillée de la mise en scène de Duchamp à l’essai de Thierry De Duve. Ce qu’il faut savoir c’est que déjà Duchamp a découvert ce qu’il nomme le « talionisme » dans l’aventure du « Nu descendant un escalier ». Ce tableau a un succès de scandale énorme en 1913 à l’Armory show parce qu’il fut refusé par le comité d’accrochage de la salle cubiste dont faisait partie ses propres frères l’année précédente. Le talionisme est ce rapport de proportion entre le refus premier et le succès différé, mâtiné d’une coloration revancharde envers ses frères. « Depuis l’Olympia de Manet, jamais tableau n’avait été plus reproduit et surtout plus caricaturé dans les journaux ». Duchamp va distinguer que ce phénomène n’est que la dernière itération en date d’une scène primitive, fondatrice que l’on peut faire remonter aux querelles de Courbet avec le Salon en 1851 et 1855, via le salon des refusés de 1863 et l’exclusion de Manet en 1874 et qu’il va s’ingénier à reproduire avec « fountain », pour la première fois dans l’art moderne tout à fait sciemment. Le plus important dans cette histoire est qu’il perçoit, malgré la permanence du rôle de l’institution qui est de fixer le goût, que se nouveau conformisme est évolutif, qu’il n’est plus l’apanage de la tradition. En effet si Manet s’est trouvé en butte à la tradition, lui s’est vu refuser par l’avant-garde, devenue institutionnelle « la société des artistes indépendants » (Progrès (amélioration) du gaz d’éclairage jusqu’aux plans d’écoulement. Dds p77). Il comprend alors que, pour faire son office dans sa mise en scène, le refus doit être le fait d’une institution légitime, non déconsidérée pour passéisme obtus. Aussi, si en 1912, il avait évité de faire scandale en mettant les indépendants devant leurs propres contradictions, par gentillesse pour ses frères, à New York, c’est en toute lucidité qu’il « fabrique » l’institution dont il a besoin pour sa mise en scène. Il prend bien soin de ne pas la délégitimer par un scandale public. S’il démissionne de sa présidence pour marquer le coup, il ne remue pas le tout New York de l’art pour que cela se sache. En effet, vu son aura, (P.H Roché dit, ne serait-ce que par plaisanterie, qu’il est le français le plus connu après Napoléon et Sarah Bernhard) en cas de conflit, c’est le prestige des « independents » qui se serait effondré. Ce qu’il ne veut en aucun cas. Ce qu’il veut c’est inscrire un refus dans les archives de l’histoire de l’art (repos instantané) qui ne prendra, qu’après une longue durée de veille, sa valeur par une lecture rétroactive d’historien. Pour cela, il va créer, toujours dans l’obscurité, la revue ad hoc « the blind man » dont il prendra soin de faire illustrer la première page par « la broyeuse de chocolat » du célébrissime Duchamp afin qu’elle ne tombe pas dans l’oubli malgré son tirage confidentiel et une diffusion dérisoire. C’est une bonne manière de concilier l’exigence de ne pas faire de vague en 1917 et la nécessité d’être retrouvé par l’histoire. Cette revue portera la mémoire de l’urinoir par un article « Le cas R.Mutt » et par une photo de Stieglitz, galeriste moderniste influent, qui voilera l’urinoir de son goût symboliste. Il est tout à fait notable, que Duchamp ait insisté sur la qualité principale de cet objet en donnant (dans l’obscurité, cela va sans dire) comme sous titre à cette photo « the exhibit refused by the independents ». Et tout cela sera en effet oublié pendant de longues années.

Mais pourquoi le refus a-t-il acquis une telle résonance depuis 1850 ?
En suivant une autre intuition récurrente de Duchamp, on peut dire que d’être refusé par l’institution est, aussi sûrement que le moulage d’une verge donne un vagin et vice-versa, une façon ostentatoire de s’autoproclamer. Le « salon des refusés », nom donné par le regardeur, si on le retourne comme un gant et que l’on prend le point de vue des artistes, devient « salon des autoproclamés », les artistes d’ailleurs le nommerons plus tard « salons des indépendants ». C’est d’abord par le fait d’être refusé que le principe de l’individu moderne, l’autofondation, va se révéler, devenir explicite. Ainsi les masses qui se pressent aujourd’hui religieusement aux grandes expositions Van Gogh viennent autant expier la cécité de leurs pères comme le pense Nathalie Heinich que célébrer le culte de l’artiste autoproclamé, prototype sanctifié de l’individu moderne en quête de sa subjectivité. Exagérant pour les besoins de la cause l’incompréhension qu’il eut à subir. C’est la recherche, par le nouveau, du refus en tant que moule où vient se loger l’autoproclamation qui va être le moteur de la transgression que Duchamp nomme la mise à nu électrique.

« Vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art »
Baudelaire à Manet

S’il est vrai que Manet va être le premier dans la décrépitude de l’art spécifique de peindre, il est aussi vrai qui est le premier dans l’émergence de l’art générique d’être une subjectivité moderne.
Il est ainsi inutile de retirer des cimaises les toiles de Ad Reinhart, Franck Stella, Robert Ryman ou d’envoyer au pilon les objets spécifiques de Donald Judd pour leur nullité plastique, il suffit de rebaptiser, ne serait-ce que pour soi-même, les musée d’art moderne en Muséum d’Histoire Artificielle de la Subjectivité, pour qu’ils y aient toute leur place. Ce qui supprimerait, par la même occasion, la nécessité d’un discours critique aberrant tendant à nous les faire prendre pour ce qu’il ne sont visiblement pas, des chefs-d’œuvre des arts plastiques.1
Mais j’anticipe, nous allons bientôt avoir l’avis de Duchamp sur le sujet. Pour l’instant, nous savons que la « Mariée » est la postérité acquise par ce nouveau moyen : le système refus/réhabilitation.

« Soigner l’attache : nécessité d’affirmer l’apparition du nouveau moteur : la mariée » Dds p59
C’est Duchamp qui souligne.

Nous pouvons à présent, à partir des notes de la boite verte décrire chaque élément du « Grand verre » en commençant par le bas : la « machine- célibataire ».

On l’a vu, elle est constituée de deux ensembles qui se joignent en un troisième. Le pôle de l’artiste (arbre-type), la chute d’eau, divisé en trois éléments : le chariot, la broyeuse et les ciseaux.Le pole du regardeur, le gaz d’éclairage, qui lui est un processus dans le temps qui va des moules mâlic au plans d’écoulement en passant par les tubes capillaires, les tamis, le où la baratte-ventilateur. Les deux se rencontre pour former un ensemble composé des 3 fracas, de l’éclaboussure, des témoins oculistes dont fait partie la lentille kodak, et du manieur de gravité. Le combat de boxe qui n’a pas été retenu par Duchamp, sans doute était-il trop complexe à intégrer graphiquement, devait faire partie de ce dernier sous-ensemble. L’agrafe, trop compliquée elle aussi, devait quant à elle faire partie du chariot.

L’artiste :

Dans les premières intuitions/descriptions générales de toute la Mariée, il est nommé (chapitre 8 Dds p58) l’arbre-type, il est décrit comme immobile, en repos.
Suivez-moi bien, Duchamp sépare deux épanouissements, l’un attaché aux célibataires : « 1° l’épanouissement en mise à nu par les célibataires », l’autre attaché, à l’artiste « 2°l’épanouissement en mise à nu imaginative de la mariée désirante » Dds p63

Duchamp reprend cette image de double- épanouissement à la page suivante

« le 1° épanouissement s’attache au moteur aux cylindres biens faibles »
« le 2°à l’arbre type dont il est le développement cinématique ».
A partir du moment où l’on accepte que l’opposition récurrente de l’étant donnés entre le gaz d’éclairage et la chute d’eau se retrouve ici, et il n’est pas farfelu de le supposer, l’arbre-type est du domaine de l’artiste.

« Cet épanouissement cinématique qui exprime le moment de la mise à nu, doit se greffer sur un (une sorte, biffé) arbre-type de la mariée. » Ddsp62

Il n’est donc pas exagéré de considérer l’arbre-type comme l’archétype de l’artiste qui entrera dans la postérité..

On lit aussi « Cet épanouissement doit être le développement affiné de l’arbre-type, il prend naissance en rameaux sur cet arbre-type » Ddsp64
Je lis que « l’épanouissement » est la production, prise en général, de l’artiste comme élaboration « développement affiné ». On reprendra l’image des rameaux plus tard.

« Cet épanouissement cinématique est commandé par la mise à nu électrique »

Je lis encore que la production de l’artiste moderne, est commandée par la transgression, la nécessité de faire du nouveau. Ce que personne ne peut contester. « La mise à nu » est électrique parce que, répondant à une logique interne, elle devient automatique.

La Mariée étant la postérité, « Le moteur aux cylindres bien faibles est un organe superficiel de la mariée »Ddsp65
veut donc dire que « le moteur aux cylindres bien faibles » est la notoriété, la célébrité, une étape vers la gloire mais pas encore l’immortalité.

On peut donc donner un sens à :

« Cet arbre-type a ses racines dans le rouage-désir, mais les effets cinématiques de la mise à nu électrique, transmis au moteur aux cylindres bien faibles, laissent (nécessité plastique) en repos l’arbre-type , et ne touche pas au désir-rouage qui donnant naissance à l’arbre-type, trouve dans cet arbre-type la transmission du désir à l’épanouissement en mise à nu volontairement imaginée de la mariée désirante » Dds p62

« A l’endroit (en montant toujours) où se traduit cet érotisme (qui doit être un des grands rouages de la machine-célibataire. »
« ce rouage tourmenté donne naissance la partie-désir de la machine. » Dds p59

Autrement dit : l’artiste est celui qui transforme ce que les freudiens nomme la pulsion sexuelle en un désir de grandeur, d’immortalité. Mais la célébrité, « moteur aux cylindres biens faibles » le laisse insatisfait, tourmenté. Elle ne change pas au cours du temps la figure de l’Artiste, ni sa place ni son désir. C’est par cette permanence du désir de gloire, qui ordonne à chaque génération de transgresser pour anticiper sa propre réussite que s’épanouit l’art moderne.

« Cet épanouissement - effet de la mise à nu électrique - doit, graphiquement aboutir au mouvement d’horlogerie (horloges électriques de gares). Rouages, roues dentées, etc. (développer donnant bien la saccade lancinante de la grande aiguille) »
Duchamp essaye ici de traduire graphiquement ce qui caractérise l’art moderniste - effet de la transgression/nouveauté : la succession lancinante et automatique des « ismes » transgressifs.

« Outre les étincelles de la magnéto-désir, les étincelles artificielles que produit la mise à nu électrique doivent fournir des explosions dans le moteur à cylindre bien faibles. »

Les scandales que produit la transgression fournissent les événements dans le domaine de la célébrité, dans le monde de l’art en train de se faire. C’est ce qui est arrivé à Duchamp avec le « Nu descendant un escalier »

« Cet épanouissement cinématique est la partie la plus importante du tableau (graphiquement comme surface). Il est, en général, l’auréole de la mariée, l’ensemble de ses vibrations splendides… »
Cet épanouissement est donc bien l’ensemble des œuvres produites par l’art moderniste.

Je voulais décrire seulement l’immobilité de l’arbre–type et je me suis perdu, la faute à Duchamp, impossible de rester linéaire avec lui ! Mais c’est très bien ainsi, avec ce début de décodage, la mariée ; l’arbre-type ; la mise à nu électrique ; l’épanouissement dans ses deux formes, discours et théorie critiques d’une part et œuvres de l’autre ; le moteur aux cylindres biens faibles sont suffisamment esquissés pour permettre au lecteur de reprendre tout le chapitre 8, constitué des premières intuitions de Duchamp, pour y percevoir une certaine cohérence.

Reprenons
« La broyeuse de chocolat »
« Le chocolat des rouleaux, venant on ne sait d’où, se déposerait après broyage, en chocolat au lait… »
Si le chocolat, après broyage, est au lait, avant il est donc noir. L’artiste « broie du noir », il est bien « l’homme qui souffre » de T.S Eliot, il souffre de mélancolie, dont Alain Ehrenberg dans son essai sur la dépression nous avoue qu’elle reste une énigme pour les psychiatres, psychanalystes, neurologues et qu’elle est actuellement le mieux définie, en négatif, par les neuropharmacologistes : la mélancolie/neurasthénie/dépression/névrose obsessionnelle est cette souffrance soulagée par certaines molécules nommées antidépresseurs. C’est l’Artiste Eternel que nous représente Duchamp, grâce aux pieds louis 15, soumit aux désirs de grandeur, d’immortalité et abattu par la mélancolie. Et ce n’est pas un hasard si le plus intime connaisseur de Duchamp est aussi le créateur/commissaire de l’exposition « la mélancolie ».

« La Cravate (mettre une lettre de renvoie à la figure) eût été en papier d’aluminium, à reflets brillants, étendu et collé, mais les 3 rouleaux tournent toujours en dessous. »
« Je rentre à l’instant d’une société dont j’étais l’âme, les mots d’esprit jaillissaient de ma bouche, tout le monde riait, m’admirait – mais je partis… je me retirai et je voulais me tuer d’une balle. »
Ces lignes que la cravate illustre à merveille et qui auraient pu être écrite par le jeune Marcel Duchamp, coqueluche des salons new-yorkais sont de mon « ami » Kierkegaard et datent de 1836

Le chariot est destiné, lui, à représenter les mystères de l’esprit créatif.
« Même les célibataires entendent ses litanies :
Vie lente
Cercle vicieux
Onanisme
Horizontal
Aller et retour pour le butoir
Camelote de vie
Volant monotone
Professeur de bière » Dds p81
Si T.S Elliot dit que l’artiste parfait sait séparer l’esprit créatif de son réservoir de souffrance, il faut croire que Duchamp était loin d’être parfait car ce sont des images qui parlent à la fois à l’épistémologue et au toubib.

« Le chariot est émancipé horizontalement, il est libre de toute pesanteur dans le plan horizontal… »
« C’est-à-dire qu’il a un poids mais qu’une force agissant horizontalement sur le chariot n’a pas à supporter ce poids… »
Voilà, voilà une image spatiale pour représenter que l’esprit créatif conserve une certaine mobilité, indépendante du poids de la mélancolie. En effet, aucun mélancolique ne peut prévoir sur quel objet va se porter son prochain ressassement compulsif. Peindre des pots de fleurs par dizaine ou percer le secret du « Grand verre ».

« Bouteille de bénédictine comme forme du poids »
On est ici devant l’alcool comme moyen de se soulager du poids mélancolique. Il est notoire que, durant sa période new-yorkaise Duchamp s’alcoolisait plutôt systématiquement.
Sans doute pas à la bénédictine, mais par ce nom de bénédictine, comme d’ailleurs celui de professeur de bière (si incongru) qui réuni l’image de l’alcool et celle de la mort, il évoque à la fois l’alcool et le cloître. Or on sait que la cellule monacale est considérée par nombre d’éminents philosophes comme le lieu de naissance de la subjectivité moderne. La modernité serait le processus d’intériorisation de cet espace de solitude et de recueillement. On peut voir que cette image poétique ne m’est pas exclusive par le fait que le broyeur de noir absolu, Pierre Soulages, a créé un chef-d’œuvre avec les vitraux de l’abbatiale bénédictine de Conques. Raccourci fulgurant des siècles que nous avons passé à peaufiner l’invention de la subjectivité. Car, comme dit Boris Groys, si le sujet n’est pas fondé ontologiquement, rien n’empêche de le construire comme un artefact. J’ajouterais même, puisqu’on en est là, que c’est même l’artefact artistique par excellence, l’art véritable de Duchamp et des avant-gardistes. L’art d’être soi-même.
La bouteille de bénédictine comme forme de poids a donc le pouvoir d’évoquer l’alcool associé à l’ambivalence de la solitude, à la fois recueillement et claustration.

« C’est par cette densité oscillante qu’est fixé le choix entre les 3 fracas. C’est vraiment cette densité oscillante qui exprime la liberté (volonté, biffé) d’indifférence. »
Notons tout d’abord que nous avons là une indication précise pour considérer les 3 fracas comme l’objet créé par l’artiste.
Ensuite, je doit préciser que ce qui m’intéresse ici n’est pas de comprendre en profondeur Marcel Duchamp mais d’éclaircir ce qu’il nous a donné dans le « Grand verre », aussi plutôt que de rentrer dans une explication pseudo psy, je me borne à constater qu’il nous parle de sa volonté de se défendre du poids mélancolique oscillant (l’alcool étant là, en arrière plan), en tentant de parvenir à l’indifférence. Qu’il subsiste un doute entre la liberté et un état d’esprit volontariste. Et que le processus créatif est l’écho aléatoire de ce système dynamique. La représentation graphique tend aussi à montrer que le chariot manipule les ciseaux à l’aveuglette, que l’objet qui résulte de son va et vient compulsif, les 3 fracas, tombe en un point aveugle de son point de vue, derrière la broyeuse, caché par celle-ci. D’où l’insistance de Duchamp à prévenir les artistes qu’ils n’agissent que comme medium. On peut dire que le « coefficient d’art » dont il nous parle dans « le processus créatif » est graphiquement la distance qui sépare le chariot de la pointe des ciseaux.
La séparation entre esprit créatif et homme qui souffre bien qu’impossible à réaliser concrètement est pourtant importante théoriquement, c’est elle qui distingue le publicitaire/designer de l’artiste2
Voilà pour l’artiste !

Le gaz d’éclairage est l’élan du regardeur en amont de tous critères esthétiques.
Sa première étape est d’être formé par les « moules mâliques »
Prêtre, livreur de grand magasin, gendarme, cuirassier, chef de gare, gardien de la paix, croque-mort, larbin, chasseur de café, ils représentent le conformisme. On peut noter la forte connotation institutionnelle, armée, église, police. (Ne manque que le commissaire qui viendra plus tard).
Ils sont ceux qui façonnent le goût d’une époque. Mais attention, pour Marcel Duchamp tout goût est un conformisme, ce serait donc un contresens que d’enfermer les moules mâliques dans une caricature de philistin, ils sont au contraire ce que Thierry de duve nomme des « amateurs au goût élevé et authentiquement sophistiqué » qui donnent l’état des conventions en art « et il n’y a pas de conventions sans un certain degré d’institutionnalisation » p275
Ce ne sont donc pas les représentants de la tradition traditionnelle, si j’ose dire, mais ceux de la tradition par refus/réhabilitation, et le parcours du gaz d’éclairage, donc de leurs critères esthétiques sera celui, rétroactif, de la réhabilitation.
« Progrès (amélioration) (voyage, biffé) du gaz d’éclairage jusqu’aux plans d’écoulement »

« Chaque formes mâliques se terminent à la tête par 3 tubes capillaires, les 24 donc furent chargés de couper les gaz en morceaux… »
Ces tubes capillaires, Duchamp leurs donnera une forme similaire à son « réseau de stoppage » 1914, qui est lui-même constitué en reproduisant plusieurs fois les « 3 stoppages-étalon ».
Les « 3 fracas », les trois stoppages-étalons sont les objets-pas–encore-oeuvres. On peut percevoir aisément, après avoir décrit le chariot relié aux ciseaux, l’image de la chute aléatoire qu’ils partagent.
On a vu, dans les premières notes ébauchant la « mariée » que « l’épanouissement » en tant que « développement affiné » prend naissance en rameau sur l’arbre type. On a là, la représentation de l’artiste d’où partent les oeuvres (les tubes capillaires, 3 par3, représentant une œuvre pris individuellement) pour former l’épanouissement (l’ensemble des œuvres de l’art représenté par le « réseau de stoppage »). Quand on regarde les « réseaux de stoppages » de 1914, on a à droite le départ du réseaux, dont on vient de voir que c’est l’Artiste et, allant vers la gauche, « l’épanouissement » soit l’ensemble des œuvres de l’art
C’est dans cette position que le réseau de stoppage sera reproduit, moyennant quelques modifications obligatoires, s’épanouissant de la droite vers la gauche. Avec cette notoire différence que le réseau est maintenant attaché par sa gauche aux moules mâliques. Ce qui implique un progrès/amélioration/voyage de la gauche vers la droite. C’est donc du temps à l’envers (ce qui va être très clairement établi par Duchamp avec l’étape suivante, les tamis)
On a là l’image des critères de goûts qui font leur voyage rétroactif dans l’histoire de l’art au travers des œuvres déjà légitimées par l’institution, les œuvres conservées dans les musées.

« Par phénomène d’étirement dans l’unité de longueur le gaz se trouve (congelé) solidifié en forme de baguettes élémentaires. »
Dds p72
« Le gaz coupé ainsi en morceaux, chaque paillette gardant dans ses plus petites parties la teinte mâlique… » Dds p73
Les différents goûts d’une époque vont se légitimer (se solidifier) en projetant leurs propres critères sur les œuvres du passé, en relisant ces œuvres avec leurs nouveaux critères. Un bon exemple, Turner. Il va bénéficier d’un regain d’intérêt grâce au nouveau regard avec lequel on le juge, regard accoutumé, moulé par l’abstraction, on verra en lui un précurseur de la peinture abstraite (même si pour cela, on s’appuiera aussi sur des toiles dont Turner n’avait fait que poser les fonds)

Voyons les tamis,
Duchamp les a recouvert de poussière qu’il a ensuite fixé avec un vernis. Or il tient à mentionner que c’est « de la poussière à l’envers ». Dds p78. Si la poussière est le symbole du temps qui passe – une poussière de 3 ou 4 mois précise-t-il – les tamis représente bien le temps rétroactif, celui de la mémoire et de la réhabilitation.

« Par derby, les paillettes traversent les ombrelles A, C, D, E, F…B et à mesure qu’elles arrivent dans D, E, F …etc, elles sont redressées c’est-à-dire perdent le sens de haut et de bas (terme plus précis) »
Le derby évoque, au départ du demi-cycle des tamis, le débat, les luttes d’influences.

« De leur étourdissement (provisoire), de leur perte de la connaissance de situation, obtenue par passage successif à travers les tamis et changement de direction insensible de ces tamis ( changement de direction dont les termes sont A et B), les paillettes se (dissolvent) ;les paillettes s’éclaboussent chacune à soi, c’est-à-dire changent (petit à petit à travers les derniers tamis) leur état de : paillettes plus légères que l’air, d’une certaine longueur, de largeur élémentaire à idée fixe ascensionnelle, en : éparpillement liquide élémentaire, ne sollicitant aucune direction, suspension éparpillée à la sortie de B, vapeur d’inertie mais gardant le caractère liquide par instinct de cohésion (seule manifestation de l’individualité (si réduite ! !) du gaz d’éclairage dans ses jeux habituels avec les milieux conventionnels. Une chiffe, quoi ! »

Je rappelle au lecteur que Duchamp nous parle ici des goûts élevés et authentiquement sophistiqués de l’amateur d’art. D’ailleurs ne disait-il pas dans « blind man » : « De toute façon, Duchamp, méditant le nivellement de toutes les valeurs, observe l’élimination de toute sophistication »

Il n’y pas grand-chose à ajouter. On peut même voir Duchamp se mettre en colère (ce sont les trois seuls points d’exclamations de toute la boite verte, je crois) et perdre son sang froid jusqu’à en oublier de coder en un langage imagé les « jeux habituels avec les milieux conventionnels » qu’il fréquente assidûment à New York !

En B, les critères esthétiques n’ont plus aucun sens. Ils ne se rapportent plus à aucune individualité. Graphiquement le demi-cercle évoque à la fois les goûts mis cul par-dessus tête et cette phase qui transforme le refus en acceptation, il décrit le processus qui mène par palier (les « ismes » successifs) du goût individuel aspirant au sublime (le haut) au conformisme esthétique du trivial (le bas), celui qui va bientôt, n’oublions pas que nous sommes dans un temps rétroactif partant de, disons, 1968 et allant vers 1917, accepter un chiotte comme œuvre.

Ceux qui, aujourd’hui, fustigent l’art actuel n’ont il jamais eu la dent aussi dure ?

« Baratte-Ventilateur (peut-être lui donner une forme de papillon.
Dépôt de gaz d’éclairage inerte en un liquide dense conservant les qualités extérieures des paillettes dissoutes – et trouvant une contenance (devant ce ventilateur) en exagérant la cohésion. »
Excusez-moi, ceci n’est pas de l’ordre de la démonstration mais cet(te) baratte-ventilateur sonne à mon oreille comme un baratineur qui fait du vent !

Je crois que Duchamp nous parle ici du phénomène d’instrumentalisation de l’art par « les milieux conventionnels » et leur goût afin de se constituer en élite, de se donner contenance et cohésion. On retrouve ce phénomène, à des fins plus démocratiques, dans la volonté gouvernementale d’utiliser l’art comme ciment social, comme lien culturel.

C’est moi qui ai souligné en gras, pour montrer à quel point mes propos sur ce thème dans « l’exégèse » qui évoquait « les signes extérieurs de subjectivité »correspondent aux vues de Duchamp.

Continuons maintenant avec le chapitre 17 de la boite verte qui concerne la jonction de l’objet de l’artiste (3-fracas) et du « jus » qui suit les pentes d’écoulement pour former « l’éclaboussure », l’œuvre proprement dite.

« Plans d’écoulement
en forme de toboggan mais plutôt un tire-bouchon et l’éclaboussement en A est un débouchement. ..
La chute en A du trois-fracas aide au débouchage –
L’éclaboussement (rien de commun avec le champagne) termine la série des opérations célibataires et transforme la combinaison du gaz d’éclairage et des ciseaux en un seul soutien continu, soutien qui sera régularisé par les 9 trous. »

Je crois que le lecteur qui se familiarise avec le vocabulaire duchampien, en regardant le « Grand verre » où son schéma par Jean Suquet, pourra voir le point A (espace vide en bas à droite) où les goût des amateurs d’art de 1960 viennent découvrir (déboucher) l’urinoir oublié.
Par « rien de commun avec le champagne » Duchamp nous indique que ce ne sont pas les qualités esthétiques intrinsèques de l’objet qui impose sa redécouverte (comme la pression du champagne expulse le bouchon) mais le fait qu’il soit apte à recevoir les critères esthétiques d’une époque lointaine.
« La chute en A aide au débouchage »
C’est ce que va faire lui-même Duchamp, en obtenant de son ami Sydney Janis qu’il expose la pissotière en 1953 lors d’une rétrospective dada à New-York. Et si par la suite Duchamp acceptera d’autres copies de sorte qu’à la fin on en compte 8, pas une de plus, c’est pour bien faire comprendre que ce sont avant tout les 8 moules mâliques les auteurs de « fountain ». Ce sont les huit copies d’un objet utilitaire qui sont l’œuvre d’art originale. Avant le point A, il n’y a pas d’éclaboussure, pas d’œuvre, un simple 3 fracas, un objet sans doute original mais pas encore une œuvre.
Si l’urinoir n’est pas un readymade « aidé », « fountain » par contre est une œuvre aidée. Duchamp veillera toute sa vie, « du coin de l’œil » à ce qu’elle suive bien le parcours inscrit dans le « Grand verre » qui est à la fois un programme, sans doute imaginé très tôt, et une preuve de sa lucidité (…légitimant et occasionnant ces lois …). Voir notes Dds p118et119,

Voilà les fameux « témoins oculistes » sujets de tant de contresens…
« Sculpture de gouttes (points) que forme l’éclaboussure après avoir été éblouie à travers les tableaux oculistes, chaque goutte servant de point et renvoyée miroiriquement dans la partie haute du verre en rencontre avec les 9 tirés. »

« Les gouttes miroiriques pas les gouttes mêmes, mais leur images… »
Pour comprendre cette image, il faut partir de l’œuvre intitulée « Etude préparatoire pour la figure dans Etant donnés : 1° la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage »1950. Malheureusement cette œuvre n’est pas reproduite dans tout les livres de vulgarisation sur Duchamp, elle est en tout cas dans le « Duchamp » de la collection « découvrons l’art du 20° siècle » des éditions Cercle d’art, qui a, par contre, le désavantage par rapport au « Duchamp » de Taschen de ne pas reproduire « le bec auer » 1968, œuvre indispensable pour comprendre « Etant donnés… ». Il faut donc les deux.

C’est une gouache sur plexiglas utilisant un procédé ancien de sculpteur pour annoter le volume dans le plan, qui permettra ensuite le moulage du corps nu de « Etant données… » . On voit donc tout à fait lisiblement, et sur le plexi et sur le premier moulage conservé à Stockholm, que la sculpture est constituée de multiples petits points (gouttes). Sur le plexi seul, on peut distinguer en plus les 9 trous représentant les 9 tirés ! Le corps nu est donc le renvoie miroirique de l’urinoir. Ce sera important plus tard pour comprendre « Etant donnés… » Pour l’instant revenons au témoin oculistes. L’ensemble contient la lentille kodak puisque, dans les notes, elle n’est pas mentionnée comme un élément autonome. Les témoins oculistes sont donc les témoins oculaires, la bande à Stieglitz. La lentille kodak représentant sans l’ombre d’un doute l’appareil photo de Stieglitz (Même si on en trouve la trace dès 1915, Duchamp n’hésitant pas à recycler des intuitions graphiques comme on l’a vu avec les stoppages-étalons). De plus Duchamp nous précise que la sculpture a été « éblouie », ce qui est énigmatique, en effet on pourrait plutôt penser que c’est la sculpture qui éblouit les témoins oculaires et non l’inverse. Or Thierry De Duve cite le témoignage de Béatrice Wood : « Il (Stieglitz) se donna beaucoup de mal pour l’éclairage, et le fit avec tant d’adresse qu’une ombre suggérant un voile tomba sur l’urinoir ». Eblouie cachait donc éclairée par les projecteurs du photographe. Duchamp nous parle, avec les témoins oculistes du travail de Stieglitz. De plus on apprend sur la même page 90, que l’objet fut rebaptisé, outre « Buddha », « Madonna of the Bathroom », le corps nu est celui de cette « madone ». C’est donc le regardeur Stieglitz le premier à avoir fait un tableau d’un urinoir, en y projetant ses propres critères esthétiques symbolistes. Ce regard de Stieglitz est représenté par le système Wilson/Lincoln, une lentille optique qui donne le portrait de Wilson si on la regarde par la gauche et celui de Lincoln par la droite.

C’est bien « le regardeur qui fait le tableau »
On comprend mieux maintenant pourquoi le corps féminin de « Etant donnés… » est si étrangement épilé, c’est afin d’évoquer l’émail de « Fountain ».
Cette démonstration (que je vous prie de vérifier tranquillement, documents en mains) aboutit à un ensemble si cohérent, qui éclaircit et rend compte de points différents mais unis (lentille, sculpture éblouie, madone) en utilisant à la fois faits historiques reconnus, œuvres et écrits de Duchamp, le tout en donnant un sens simple et limpide (à cent lieues de toute ésotérisme) à cet ensemble que j’ai peine à croire qu’elle puisse être un jour démontée, passée sous silence tout au plus…

Nous sommes aux portes de la postérité.
Dans le domaine de la mariée, avec le « manieur de gravité »
Jean Suquet le place, en effet, au dessus de l’horizon. Je le situerais plutôt au point A, puisque dans les notes il est dit :
« Après celle du centre, le mobile éclaboussera le gaz devenu liquide et arrivé au bas des pentes »

Revenons au mode d’emploi : le texte de 1957 « le Processus créatif »
« Avec le changement de la matière inerte en oeuvre d’art une véritable transsubstantiation a lieu et le rôle important du spectateur est de déterminer le poids de l’œuvre sur la bascule esthétique. »
C’est encore moi qui souligne en gras, car dans les notes nous trouvons un Régime de la pesanteur page51 Dds qui lie la notion de poids et celle de coïncidence.
« Ministère des coïncidences.
Département
(ou mieux) :
Régime de la coïncidence
Ministère de la pesanteur »
Le manieur, graphiquement un ressort, est l’outil qui fait se compléter l’objet de l’artiste et les goûts rétroactifs des célibataires.
« Les deux termes se complétant » Dds p94
Et qui propulse l’éclaboussure jusqu’ aux 9 tirés.

Enfin dans le domaine de la mariée !
« Les neufs tirés »
C’est le point ou Marcel Duchamp avait donné rendez-vous à son urinoir pour entrer dans la postérité.
« Par le maximum d’adresse, cette projection se réduirait à un point (le but). »
Le point où l’épanouissement en mise à nu de la mariée désirante n’est plus seulement imaginé mais réalisé. Pour reprendre l’image de l’enfant-phare, le point où la comète retrouverait son point de départ, où l’enfant-phare peut téter aux « cylindres-seins » de la mariée. Où Duchamp peut goûter aux « joies » de la célébrité.
Le point d’où Duchamp contempla sa vie pendant qu’elle se déroulait. En perspective inversée :
« Par la perspective (ou tout autre moyen conventionnel, canon…) les lignes, le dessin sont « forcés » et perdent l’à peu près du « toujours possible » avec en plus l’ironie d’avoir choisi le corps ou objet primitif qui devient inévitablement selon cette perspective (ou autre convention) »
Vers 1920, quand Duchamp écrit ces lignes, il se projette à ce point où en effet le possible est de l’ordre de « l’étant donné ». Il va construire sa vie et son œuvre avec cet « étant donné », la célébrité inévitable, en projection rétroactive. Le « devient inévitablement » passerait pour de la forfanterie dit après coup en 1960, inscrit dans le « grand verre » en 1920 c’est tout bonnement hallucinant !
C’est par le mécanicisme que Duchamp a représenté le « devient inévitablement », l’ironie de l’histoire. Mais si la machinerie du « Grand verre », déroulant l’avenir d’un urinoir, est bien un processus ironique, parce qu’implicite, automatique et incontrôlable, l’intelligence opératoire qu’en a Duchamp nous renseigne assez peu sur le sentiment que ce phénomène lui inspire.

Quant à la « Mariée »,
Ce sont d’abord les premiers « moteur à cylindres biens faibles », qui vont devenir « les pistons à courant d’air » évoquant les luttes serrées et pas toujours élégantes (le piston) que se livrent les différents courants d’art pour la postérité. Ainsi que le mouvement de va-et-vient refus/réhabilitation.
« 3 photos d’un morceau d’étoffe blanche – piston du courant d’air ; c’est-à-dire étoffe acceptée et refusée par le courant d’air »
L’étoffe est, en 1913, bien entendu la toile « Nu, descendant un escalier » en effet refusée par ses frères et acceptée dans la sphère de la célébrité durant « l’armory show ». La toile est aussi appelée filet dans une autre note. Etoffe, toile, filet, des synonymes pour nommer la même chose : le tableau.

La « boite aux lettres/ unités alphabétiques » est la réserve de lettre avec lesquelles on édite les manuels d’histoire de l’art évoqué dans le mode d’emploi du « Grand verre » qu’est le texte « le processus créatif ».
« …et que finalement la postérité le cite dans les manuels d’histoire de l’art. » Dds p187

La boite verte débute par cette note marginale :
« La mariée mise à nu par ses célibataires, même : pour écarter le tout fait, en série du tout trouvé.- l’écart est une opération.
Duchamp par cette phrase associe clairement le readymade au « Grand-verre », il nous indique qu’ils sont à comparer, aussi bien à rapprocher (tout-fait, tout-trouvé) qu’à distinguer. Tout-trouvé étant très juste puisque ce sont les célibataires qui trouvent (débouchent) l’urinoir. Or si le « Grand verre » recycle nombre d’oeuvres et d’intuitions antérieures, il n’y a visiblement aucun readymade dans le « Grand verre ». Alors pourquoi les référencer l’un à l’autre ?
Je crois l’avoir montrer, l’urinoir est omniprésent dans « La mariée…. », L’écart est une opération dit-il, En effet l’écart qui sépare « Porte-bouteille », par exemple, de « fountain » est une « opération », et pas n’importe laquelle : la mise en scène new-yorkaise de 1917, le rituel du refus, archivé dans le « Grand-verre », c’est cette opération qui crée la différence entre un simple readymade et l’urinoir.

Revenons au Pendu femelle,
Si on regarde les croquis p56 et p57, on peut voir que Duchamp concevait sa mariée comme un système en équilibre par rapport à un axe central. A gauche le pendu femelle, à droite l’ensemble 9 tirés. La guêpe, grâce aux écrits tirés de la boite aux lettres, vient stabiliser l’ensemble (par-dessus, les écrits critiques contemporains allant de droite à gauche représentant la notoriété naissante, par-dessous, les manuels d’histoire de l’art allant de gauche à droite représentant l’immortalité et retournant féconder la machine célibataire).
Prenons les notes s’y rapportant :
« Le Pendu femelle est la forme en perspective ordinaire d’un pendu femelle dont on pourrait peut-être essayer de retrouver la vraie forme – Dds p69
« Cela venant de ce que n’importe quelle forme est la perspective d’une autre forme selon certain point de fuite et certaine distance. »
On voit tout de suite qu’elles sont du même moule que la très importante note p 55 concernant les tirés : « Par la perspective …les lignes, le dessin sont « forcées » et perdent l’à peu près du « toujours possible »Avec en plus l’ironie d’avoir choisi le corps ou objet primitif qui devient inévitablement selon cette perspective… » que j’ai utilisée pour expliquer le point de vue en rétroprojection de Duchamp à propos de l’urinoir. Or ces notes datent de 1913. Comment une note de 1913 pourrait-elle expliquer un fait de 1917 ?
Et bien, en 1913 après le succès/scandale de l’armory show, Duchamp débute son « Grand verre » qui doit représenter ces lois modernes et dynamiques du talionisme à partir du « Nu… ». Le pendu femelle, à gauche dans le « Grand verre », que l’on peut aisément traduire par « toile accrochée », pendue, sous entendu aux cimaises, sera pourtant issu graphiquement de la toile intitulée « La mariée ». « La mariée »1912 est donc la forme en perspective ordinaire du « Nu… », celui-ci étant « la vraie forme » que Duchamp nous convie à retrouver. Les lois talioniques sont énoncées dans la seconde phrase : cela venant…etc….En effet Duchamp a perçu la loi mécanique de la transgression qui déduira le minimalisme de la transgression de l’abstract painting qui, elle-même se déduit de la transgression du cubisme qui lui-même est un refus via Cézanne de la perte de forme de Seurat. Duchamp crée donc tous les éléments de son « Grand verre » avec en tête le « Nu… » pendant la période de 1913 à 1917, jusqu’au moment où se présente l’occasion de réitérer la scène primordiale du Refus (L’étoffe et le pendu femelle représentait jusqu’alors le « Nu… »). Et c’est seulement à partir de l’exposition des « independents » que le « Grand verre » va changer d’objet et, de la représentation dynamique du « Nu… » va devenir la perspective historique de l’urinoir. Pour preuve, le seul élément graphique du « Grand verre » datant d’après 1917, est l’ensemble des témoins oculistes (« À regarder d’un œil….. »1918) qui est aussi le seul à avoir un lien direct avec la mise en scène datée et localisée de l’urinoir !
Le « Grand verre » s’est construit par la greffe en cour de route de l’urinoir sur le « Nu descendant un escalier »
Voilà comment des notes de 1913 portant sur l’intelligence d’un processus par l’intermédiaire d’un tableau peuvent être utilisées légitimement pour éclairer ce même processus ayant entre temps changé d’objet. C Q F D

Le « Grand verre » étant maintenant complet, nous pouvons étudier la fameuse équation duchampienne.
Tiré de « Etant donné le cas Richard Mutt » de Thierry De Duve
Synthèse de deux notes de la boite verte Dds p43
« Etant donnés, premièrement, la chute d’eau, deuxièmement, le gaz d’éclairage, dans l’obscurité, on déterminera les conditions du Repos instantané – ou exposition extra-rapide, ou apparence allégorique – d’une succession de fait divers –ou de plusieurs collisions, ou de plusieurs attentats – semblant se nécessiter l’un l’autre par des lois, pour isoler le signe de la concordance entre, d’une part, ce Repos capable de toutes les excentricités innombrables et, d’autre part un choix de Possibilités légitimées par ces lois et aussi les occasionnant. Rien peut-être. »
Autrement dit et c’est sans doute une question que devait ruminer Duchamp depuis 1913 :
Etant donnés, premièrement, l’élan créateur, deuxièmement le plaisir du regardeur, en secret on déterminera dans quelles conditions archiver discrètement une mise en scène reproduisant la loi du talionisme, pour expliciter sur quoi repose l’accord entre cette mise en scène archivées et un choix d’objets dont un urinoir qui légitime et réitère cette loi.
La concordance est le refus, ritualisé.
L’urinoir va bien « légitimer et occasionner » la nouvelle postérité par refus/réhabilitation.
Il est un « possible » Dds p 104, « un mordant physique (genre vitriol) brûlant toute esthétique ou callistique. C’est avec cette note que s’achève la boite verte !
Là encore Duchamp semble plus se positionner en manipulateur lucide d’un phénomène indépendant (est-il amusé ou dépité ?) qu’en concepteur/initiateur.

Nous pouvons dès lors visiter « Etant donnés… »
Si dans le « Grand verre » la ligne qui sépare la machine-célibataire, « grasse et lubrique »du domaine de la postérité est la ligne d’horizon, il y a sur cette ligne d’horizon le point de fuite de la perspective. Et comme cette dernière représente le temps, ce point représente logiquement la mort, celle de Duchamp. Si un regardeur qui a la capacité de voyager dans le temps s’avisait d’aller contempler la vie passée de Duchamp depuis ce point représentant le jour de la mort de l’artiste, il devrait se positionner derrière le « Grand-verre », faire un petit trou à la place du point de fuite et regarder par ce petit trou le passé de Duchamp. C’est ce que nous sommes invités à faire avec « Etant donnés… » . Le spectateur qui a la chance de se rendre à Philadelphie, quand il glisse son regard par le petit trou de la porte de chêne, représentant le point de fuite du « Grand verre », pris à l’envers, a vue sur ce que voie Duchamp le jour de sa mort quand il jette un dernier regard en arrière avant de rejoindre la postérité. La porte de chêne est le revers du « Grand verre ».L’épaisseur qui les sépare est de : 1969 (mort de Duchamp) moins 1913 (début du « grand verre ») = 56 , 56 ans.
L’artiste, « la chute d’eau » qui se trouvait au premier plan dans le « Grand verre » se retrouve ici au lointain. La « madone dans les 9 tirés » qui était éloignée se place au premier plan.
Avec le dessin intitulé « Le bec auer », Duchamp nous livre encore une indication. Notre position dans le temps, il nous la fixe en faisant à son personnage masculin une chevelure très crépu, très irrégulière délibérément évocatrice du trou dans le mur de brique par lequel on contemple la madone dans « Etant donnés… » (Le « Duchamp » des éditions Taschen les met côte à côte, rendant ainsi l’effet saisissant), ainsi il nous indique qu’il faut regarder ce dessin dans la même perspective temporelle que « Etant donnés… » soit un regard sur le passé. En janvier 1968, lorsqu’il réalise ce dessin, il se situe temporellement entre les 9 tirés (« fountain » est à cet instant légitimée) et sa mort. C’est bien ce l’on a sous les yeux.
« Le bec auer » est le moment du rendez-vous de l’artiste avec son urinoir, qu’il avait projeté à coup de canon en 1917 (représenté dans la « Grand verre » par les trous des 9 tirés) mais, cette fois, vu de janvier 1968. Entre temps, l’urinoir est devenu une œuvre nommé par les témoins oculistes « la madone de la salle de bain ».

« On a que : pour femelle une pissotière, et on en vit. »

Duchamp n’a en effet qu’une seule grande œuvre : ce triptyque. Et la référence (là encore, amusée ou résignée ?) à l’érotisme exclusif n’a de sens que dans ce cadre.

Dès lors en revenant à « Etant donnés », nous voyons aux travers des yeux, de la tête de Duchamp jusqu’au lointain, jusqu’au moulin à eau. En 1969, lorsque cette œuvre est présentée au public, après sa mort, il est devenu évident que « fountain » tient le gaz d’éclairage ; elle est la référence esthétique de l’époque3. Il n’y a donc rien d’étonnant à trouver, à la fin de l’aventure avant-gardiste un clin d’œil à « L’origine du monde » de Courbet qui la inaugurée. Serait-ce aussi pour Duchamp le moment symbolique de la naissance d’une nouvelle époque ? Là, c’est affaire d’interprétation.

Nous voilà devant un ensemble cohérent, le triptyque constitué de, « fountain » « La mariée mise à nu par ses célibataires, même » « Etant donnés… », dont la dimension essentielle est le temps, et nous représentant l’aventure de l’art moderne et contemporain , son moteurs, ses acteurs, à travers un urinoir qui va en devenir son chef-d’œuvre, sa « Joconde » 4

Cette démonstration revendique le nom de reconstruction, en effet grâce à elle les regardeurs sont en face d’un objet commun. Ce qui ne veut pas dire fermé, au contraire c’est maintenant que peuvent débuter de véritables interprétations, que peuvent se poser des questions passionnantes.
Sur Duchamp,
Comment a-t-il vécu sa vie, avec détachement ironique ou en attente perpétuelle ? (Comme on attend le bus dont on est sûr qu’il passera)
L’immortalité est-elle une reconnaissance maternelle sublimée ? (L’enfant-phare et les cylindres-seins)
Est-ce la recherche à partir d’intuitions graphiques qui lui a permit de rendre clair et intelligible le processus refus/réhabilitation ou l’inverse, une perception nette du processus qu’il a dû ensuite représenter/coder ?
Sur nous-mêmes,
Que peut-on en tirer en la comparant avec l’hypothèse de Sloterdijk qui fait du salut chrétien et du désir d’éternité une réminiscence du bien-être fœtal ?
Sur l’art actuel et son proche avenir,
Doit-on penser que « fountain » a libéré le gaz d’éclairage des moules mâliques, comme pourrait le penser Yves Michaux ou bien conserve-t-il dans le cadre de « Artworld », comme je le pense, sa teinte mâlique ?
etc…etc
Avec cette reconstruction ne prend fin que l’ésotérisme ou hermétisme ; et je dois l’avouer ici, je suis immensément fier d’avoir rendu à cette œuvre son principe simple et, par là, son pouvoir évocateur, ses capacités poétiques. Comme on a pu s’en rendre compte, aucun des termes de la nomenclature duchampienne n’est codé mécaniquement (anagramme, contrepeterie…).cette dernière repose toute entière sur des images simples. Notons au passage que si ce texte est si fastidieux, c’est parce qu’il doit démontrer, prouver et transmettre ; par contre l’œuvre à laquelle il donne accès est maintenant relativement « voyable » moyennant quelques connaissances.
Duchamp qui connaissait son monde de l’art devine dès 1913 ce que sera sa fortune critique et nous dit ce qu’il en pense à travers la description des moules mâliques :
« Ils auraient été comme enveloppés, le long de leurs regrets, d’un miroir qui leur aurait renvoyé leur propre complexité au point de les halluciner assez onaniquement. » Dds p76

J’aimerais faire part de mon impression après ce court mais intense moment passé dans l’univers de Duchamp, je pencherais, pour ma part, à sentir une forte amertume chez cet artiste qui se rêvait Leonardo sous le bec auer de son enfance (dessin 1903) en entrant à la postérité au bras d’une pissotière. Mais ceci, je le concède, est affaire d’interprétation !

A ce propos, revenons en 1917, car il y a un épisode qu’il est intéressant de remettre en valeur : le cas Eilshemius. Thierry De Duve nous décrit un Duchamp fin stratège et franc manipulateur avec Stieglitz et les « independents » tout aussi bien qu’avec Eilshemius.
Rappelons les faits. Louis Michel Eilshemius, peintre aux débuts prometteurs, est déjà devenu, au moment où Duchamp débarque à New-York, un doux dingue clamant son génie partout et accepté nulle part. Il ne peut être considéré comme le symbole du peintre traditionnel puisque il est refusé à la National Academy of Art.
En déclarant que sa toile « supplication »est la plus intéressante de l’exposition des « independents » ; en publiant dans « Blind man » une reproduction de cette toile ainsi qu’un interview de l’auteur ; en lui organisant en 1920 une exposition personnelle puis, fait rarissime dans l’histoire de la « society », une nouvelle expo dès 1924, Marcel Duchamp donne à Eilshemius un rôle dans sa « succession de faits divers ». En le faisant accéder à la notoriété (Eilshemius va exposer jusqu’à Paris grâce au soutien de Duchamp) sans passer par la case refus, Duchamp va démontrer, a contrario, le rôle central de ce dernier, le signe de concordance. « Pour lui le Big Show n’aura pas été un tremplin pour l’oubli » nous dit Thierry De Duve. Pourtant, cinquante ans plus tard, quand Duchamp meurt célebrissime, Eilshemius est totalement oublié.
Ce pourquoi je pense que Eilshemius a sa place dans cette histoire, outre le récit précis de l’historien, c’est qu’il lui est fait assez visiblement référence dans le « processus créatif », texte dont le rôle de mode d’emploi est évident maintenant.
« En dernière analyse, l’artiste peut crier sur tout les toits qu’il a du génie, il devra attendre le verdict du spectateur pour que ses déclarations prennent une valeur sociale et que finalement la postérité le cite dans les manuels d’histoire de l’art. » Dds p187
Ainsi que dans une note datant des premières intuitions générales à propos du mécanisme qui devra être décrit dans le « Grand verre », indépendamment de son objet, « Nu… » ou urinoir :
« Ce refroidisseur (graphiquement) pour exprimer que la Mariée au lieu d’être seulement un glaçon asensuel, refuse chaudement (pas chastement) l’offre brusquée des célibataires. » Dds p59
Le paradoxe est ici clairement exprimé : Si la mariée/célébrité accepte trop brusquement, la mariée/postérité refuse. Il faut passer par un refus pour être accepté. (Qui se souvient de Gervex peintre adulé fin 19° ?)
« Cet épanouissement cinématique…il n’est pas question de le symboliser par une peinture exaltée… » Dds p63
Eilshemius doit représenter la Naïveté exalté :
« Il incarne si virginalement la manière dont un tableau doit être peint par quelqu’un qui s’encombre d’aucune préconception de la peinture,(…) si directement la présentation de ses visions cérébrales, que (…) ses tableaux, pour ainsi dire, sont les photographies instantanées de son esprit dans un moment d’inspiration »
Dans « Blind man »1917

Je ne pense pas que l’homme qui, par ailleurs pense que « …aujourd’hui plus que jamais l’Artiste a cette mission para-religieuse à remplir : maintenir allumée la flamme d’une vision intérieure dont l’œuvre d’art semble être la traduction la plus fidèle pour le profane », Duchamp, en l’occurrence, (p236Dds) ai un quelconque mépris pour le peintre qui utilise la peinture comme recherche de soi. Au contraire, Duchamp va faire de Eilshemius dans sa mise en scène pour l’Histoire son premier alter ego, bien avant Rrose Sélavy, que rassemble l’érotisme mégalomaniaque et que sépare seulement l’axe naïveté/lucidité. Thierry De Duve nous montre que la nécessité manipulatrice pour Duchamp n’exclue pas l’empathie et la compassion.
« La mythologie érotique qui sous-tend l’œuvre d’Eilshemius n’est pas sans rapport avec celle que sous tend le « Grand verre », et on a le sentiment que Duchamp se reconnaît une parenté avec son malheureux confrère. S’il avait reçu la grâce d’une naïveté éternellement adolescente plutôt que d’être affligé d’un sens aigu de l’ironie, la destinée tragique d’Eilshemius aurait pu être la sienne »
R.Mutt/duchamp et Eilshemius sont donc deux personnages d’une tragédie 5, l’art moderne. Qui va séparer définitivement les deux composants de l’art classique. D’une part, l’art comme culture, comme lien collectif, comme « espace communicationnel », l’art des célibataires dont le conformisme va finir par honorer du nom d’art un urinoir :
« La mariée a un centre vie – les célibataires n’en ont pas. Ils vivent par le charbon ou autre matière tirée non d’eux mais de leur non eux. » Dds p68
Et d’autre part, l’art comme quête de subjectivité.
Au slogan « l’art est mort » écho du « Dieu est mort » de Nietzsche, répond l’Ultime ready-made qui se veut, lui, être l’écho de la vision de Kierkegaard.6
Nous avons bien d’un coté l’église « Artworld » 7 et de l’autre doit advenir le dilettante.
Associé à deux manières de tenter la synthèse entre Eilshemius et R.Mutt/duchamp, celle de l’artiste professionnel de « artworld » qui utilise toute sa lucidité à faire sa place dans les pistons à courants d’air en ayant la naïveté de croire que la mariée n’est pas déchue après Duchamp et sa madone (Ddsp64) et celle du dilettante qui a la lucidité de ne pas confondre célébrité et éternité mais qui conserve la naïve exaltation du « croire ». (voir « Exégèse…)

« J’aime le mot croire », « Vivre c’est croire… » Ddsp185

De même qu’un agriculteur biologique ne pourra en aucun cas redevenir un paysan, même s’il fait les mêmes gestes aujourd’hui qu’hier. Son savoir n’est définitivement plus un savoir-faire implicite transmis par la tradition avec son lot d’obligations, mais un savoir réfléchi et collectif basé sur le choix, la science et la démocratie étant passées par là, de même le peintre devra savoir que l’art de notre époque, après Duchamp, est de se construire un espace intérieur, et tant mieux si, lui, utilise cet excellent medium qu’est la peinture mais qu’il sache que ce n’est pas le seul. Et surtout que cela ne peut se faire que sous l’auspice du « no jury, no prize » et non à courir après l’oxymorique prix Marcel Duchamp.

En 2004 « Fountain » était élue œuvre la plus influente du siècle. Les amateurs d’art américains considèrent « Dioutchimpe », puisque en 1955, il est devenu citoyen américain, comme l’artiste du siècle. Tout le monde est d’accord avec Thierry De Duve qui donne à « Fountain » le statut d’œuvre paradigmatique, celle qui donne le « la » en matière de critères esthétiques. Duchamp le sait depuis 1946, quand il débute « Etant donnés… » car sa madone tient le gaz d’éclairage, comme la statue New-yorkaise la flamme de la liberté. C’est à elle que l’on doit la théorie institutionnelle et le nominalisme pictural. Des centaines d’essais lui sont consacrés, de nombreux sites Internet, revues et colloques diffusent sa fortune critique de part le monde. Et pourtant, tout cela repose sur des données incomplètes. (Je n’ai, en effet, jamais entendu ni lu que l’urinoir fut la partie manquante pour rendre intelligible le « grand verre », je peux toutefois me tromper). La reconstruction du « Grand verre » permet de s’assurer d’une assertion axiomatique minimale de Duchamp, à savoir : Je sais, moi, Marcel Duchamp, dit Totor, en 1913 qu’un nouveau mode de légitimation des œuvres est né qui ne s’intéresse aucunement à l’objet mais au rituel cérémonial du refus qui engendrera une réhabilitation inéluctable et qui devient déjà le moteur de l’art moderne. Le « Grand verre » ne dit rien de ce qu’en pense Duchamp, ironie, dépit ou amusement. Là s’ouvre le territoire de l’interprétation. Avec « la lettre au Philistin », « l’Ultime ready-made » avait redécouvert, presque cent ans après Duchamp, ce processus dynamique en partant du constat de la déchéance de la mariée que l’on peut située en 1969, au moment historique, pour nous français, où le Philistin/célibataire par excellence qu’est Georges Pompidou fait entrer l’Artiste à l’Elysée (Soulages). La création du Centre Pompidou est la concrétisation d’une autre assertion axiomatique de Duchamp : Ce sont les célibataires qui créent les œuvres d’art par réhabilitation. Et, puisqu’on s’accorde à lui reconnaître une extrême lucidité, c’est à partir de ces deux axiomes que devra reprendre le débat sur l’art contemporain. « L’ultime ready-made » dont quelques un avaient perçu l’étrange nouveauté était resté plutôt incompris car ne contenant aucune des prises de positions tranchées habituelles dans cette controverse. Il a en commun avec l’œuvre de Duchamp l’ironie impersonnelle du constat historique. (Duchamp est un génie parce que, dès 1917, il a regardé l’histoire de l’art se dérouler de ce point de vue où son urinoir était déjà une œuvre majeure).

La reconstruction du « Grand verre » que vous venez de lire n’est en fait que la traduction en langage courant du mode d’emploi codé par son créateur pour lui donner un peu d’avance ou, selon le point de vue où l’on se place, de retard. Il reste aussi peu littéraire qu’un mode d’emploi. Le « Grand verre » est une œuvre conceptuelle, ni littéraire (les images n’apparaissent pas au moment de la lecture) ni seulement graphique (les formes seules ne suffisent pas), le regardeur doit la reconstituer mentalement, lui prêter chair et mouvement. Cela demande d’y passer un minimum de temps et quelques efforts. J’aurai écrit 350 pages que cela n’aurait rien changé à l’affaire. La démonstration, bien que d’apparence sèche et squelettique révèlera alors un riche univers, celui de l’épanouissement de l’art avant-gardiste où les artistes ont inventé, sans obligatoirement en être très conscients, de subtils stratagèmes pour réitérer leurs auto proclamations. 56 ans que le regardeur rendra plus ou moins dense selon sa connaissance de l’art et de son histoire. Je le convie donc à se munir de son « Duchamp du signe » et à aller se promener du côté de chez Marcel et de ses célibataires.
Qu’il prenne tout son temps !
Les notes de la boite verte se font poétiques quand on en perçoit le sens sous-entendu, quand le lecteur se rend compte des problèmes graphiques que doit régler Duchamp pour rendre cohérent l’ensemble du processus mécanique.
Mais, à un moment, lorsque le fonctionnement du « Grand verre » lui sera devenu familier, évident et, j’espère, agréable, alors, je lui demanderais instamment de le faire savoir, de forcer l’intrusion de cette « hypothèse » dans le débat public qui, on le sait, n’aime pas beaucoup se faire bousculer, surtout pas par des idées dont il pourrait aisément se passer.

Quant à moi, je m’aperçois qu’à faire mon intéressant j’ai une nouvelle fois oublié de prendre mon Prozac,
Ceci expliquant sans doute cela ! Janvier 2006

1 « « Tout ce que l’artiste crache est de l’art » cette proclamation de Schwitters…a le mérite de mettre en exergue le délire créatif et sa très grande productivité, mais elle passe sous silence le processus de sélection permanent effectué par les dada. Ne pas cherche à produire des beautés est parfois le meilleur moyen d’en créer. »
Laurent Lebon, introduction catalogue dada, centre Pompidou p522
Là où Schwitters utilisant le sens commun qui sait que cracher est tout sauf de l’art pour poser de manière provocante la question du rôle de l’artiste, quel est ce personnage qui se veut au dessus de tout jugement ? Le célibataire part, lui, de sa certitude de ce qu’est un artiste pour penser que cracher est un brainstorming créatif qui est finalement, moyennant une sélection des mollards, très productif.

2 A noter que Warhol, en fin de parcours, en se comportant sciemment et pour la première fois en publicitaire (H.Obalk) réussi tout de même à provoquer un dernier « retard » entre refus et réhabilitation qui,à ce stade n’est pour ainsi dire plus perceptible
mais qui lui assurera gloire éternelle dans le Muséum d’Histoire Artificielle de la Subjectivité. Le comble du philistinisme étant atteint par ces acheteurs américains qui pèsent ses œuvres sur des qualités picturales que Warhol s’est justement ingénier à évacuer par la « Factory » et la sérigraphie : « On l’a vu le même soir chez Sotheby’s avec deux autoportraits : même image, même format, même année (1967). Le premier, vif, contrasté, net et précis, a frôlé les deux millions de dollars, dépassant aisément son estimation haute. Le second, confus et baveux, n’a pas atteint le quart de cette somme. »
Beaux-arts janvier 2006 p 109

3 Ce sont les artistes conceptuels qui ont donné ses lettres de noblesse à l’urinoir, dans les années 60 au moment de la première grande rétrospective Duchamp à Pasadena. Malgré leur discours qui se veut réflexif, impliquant une certaine distance vis à vis de leur objet, l’art, ces artistes font partie intégrante du processus mécanique inscrit dans le « Grand verre ». L’art conceptuel, en tant qu’art faisant du concept d’art un objet de l’art, n’est que la dernière fuite possible devant le célibataire, le dernier artifice permettant de provoquer un « retard », c’est-à-dire un laps de temps où l’artiste est autoproclamé, où il peut mettre en scène l’Amour sans contrepartie, sans justification (voir « Certitudo salutis »). L’art conceptuel est la dernière solution possible à l’équation duchampienne à propos des lois talioniques : « Etant donnés 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage… ».
En aucune façon son discours ne passe le cap de la modernité, il n’est là que pour provoquer un ultime refus avant d’être bien vite accepté comme il est prescrit dans les « dit commandements ». Il est donc aussi inutile de filer la prose de Kosuth et d’Art and language (aussi intéressante qu’on puisse la trouver…où non) que de suivre la trace de chaque dripping dans une toile de Pollock pour en saisir la force de rupture. Apres ce dernier stratagème des artistes pour être artistes authentiquement, c’est-à-dire gratuitement, sans contrepartie (pensons à Bruce Nauman qui commence par se louer un grand atelier, vide faute d’argent, et qui passe ses journées à penser comment inscrire par un refus, dans les archives de l’art, le fait qu’il se sente artiste jusqu’au trognon , cela donne « Coffee thrown away because it was too cold »1966 , la photo d’une tasse de café vide !) ne reste plus alors que l’autoproclamation lucide et sans prétexte : « L’Ultime ready-made » ; qui, lui, permet de comprendre ce que fût la « mise à nu électrique »et donc de voir le « Grand verre » et d’en sortir.

4 Ainsi, « LHOOQ », après cette démonstration n’est plus une blague de potache dadaïste mais un « court-circuit » du « Grand-verre ». En effet, la silhouette de la « Joconde » est exactement la même que celle de l’urinoir, et ce ne peut être un hasard quand on sait que Duchamp s’est donné la peine de nous indiquer tout l’intérêt qu’il portait au procédé aux ciseaux, notons le bien, de Mr Silhouette. « LHOOQ » est, en instantané, ce renversement des critères esthétiques du sublime au trivial illustré par les « tamis ». On y parle bien de l’érotisme de la gloire puisque la « Joconde », est ici la figure de la Mariée désirante, le symbole de l’œuvre immortelle est « à poil » et a chaud au cul, et de l’urinoir qui vise à la rejoindre dans la postérité. D’autant que « mona » est le diminutif italien de « madonna ». Reste à savoir si c’est le nom de « Madonna of the bathroom » donné en 1917 par Stieglitz qui a inspiré « LHOOQ » 1919, ou si l’urinoir aurait été sciemment choisi pour son profil évoquant la « Joconde ». Hypothèse rendue très intéressante par Jean Clair nous enseignant qu’en dialecte de l’Italie du nord « mona » est un terme familier pour désigner le vagin et « lisa »le féminin de « liso »qui veut dire lisse, sans poil. L’urinoir comme vagin sans poil est une « mona lisa », c’est tentant, encore eut-il fallu que Duchamp le sache ! Je n’en mettrais pas ma main à couper et miserais plutôt sur l’intuition graphique. En tous cas, lorsqu’il crée, en 1965, alors qu’il met la dernière main à « Etant donnés… » la carte à jouer intitulée « LHOOQ rasée », c’est bien encore une indication sur la double nature du corps féminin nu d’ « Etant donnés… » qu’il nous donne : ce corps nu rasé est l’ urinoir comme Joconde du 20° siècle.
On peut trouver ridicule ce genre de digressions mais il faut se rappeler que les tableaux qui ont donné naissance à l’avant-garde en créant refus et scandale, « Olympia » et « Le Déjeuner sur l’herbe » de Manet furent perçus par le bourgeois de l’époque non comme des nus artistiques mais comme des femmes « à poil », ce que l’anglais traduit par la différence entre « nude » et « naked ». L’avant-garde naît du différent sur ce qui est spirituel et ce qui est trivial, mais il faut se garder de fixer définitivement les positions du départ puisque la caractéristique principale du bourgeois/philistin cultivé/célibataire est sa soif d’adaptation, ainsi « Nu descendant un escalier » fut refusé au nom de ce que doit être un nu académique, dans la norme non du conformiste de 1865 mais du cubiste installé : « un nu ne descend pas l’escalier, il s’allonge » avait tranché le comité d’accrochage de la salle cubiste en 1912. Manet, sans doute assez involontairement au départ, a dénoncé, en peignant une femme à poil, l’accord tacite et hypocrite entre le peintre pompier et son public qui enjoignait à l’un de peindre un nu artistique pour permettre à l’autre de voir une femme à poil. Duchamp, artiste classique à perçu le danger contenu dans cette dénonciation de la tartufferie associée au processus refus/réhabilitation (l’état français devient acquéreur de « Olympia » en 1890 grâce à Monet), car si elle ne rend pas le bourgeois plus spirituel, elle dirige, par la fuite en avant de l’artiste, l’art vers la trivialité, ce que deux décennies de peinture impressionniste, uniquement sensuelle et rétinienne et le succès qu’elles avaient déjà obtenues en 1912 viendront confirmer à ses yeux.

Il y aura bien des œuvres de Duchamp à revisiter dans cette optique. La « Rotative plaque de verre »1920 me semble ainsi être la tentative d’illustrer graphiquement les témoins oculistes. Où une « succession de faits divers » (représentés par chaque plaque de verre), vue d’un point unique (les 9 tirés) forme un seul motif cohérent.
Où encore « Air de Paris » 1919, par lequel Duchamp ramène à New York l’air du temps, qui se fait à l’époque à Paris, capitale de l’art. Mais il le rapporte en fiole, c’est-à-dire, domestiqué. La fiole achetée dans une pharmacie du Havre avant de prendre le bateau, évoque la maîtrise opératoire de l’apothicaire, sa compréhension par la formule de l’essence (des plantes) et le pouvoir qu’il en tire. En effet Duchamp a bien trouvé la « formule » de l’avant-garde. Il a montré qu’il en maîtrisait l’essence : le refus. Il faut noter toutefois que cette image évocatrice simple et efficace est doublée, par sa forme qui renvoie à la bouteille de Klein, d’une autre intuition plus profonde à propos de la problématique intérieur/extérieur. Il semble que Duchamp, en creusant graphiquement tout au long de sa vie cette idée, ait perçu ce qui caractérise l’individu de notre société selon Sloterdijk : d’être une intériorité extatique, à la fois contenant et contenu, que l’on peut saisir le plus finement grâce aux modes de représentation de la topologie moderne. Voir son étude sur la théologie mystique et le système de la trinité dans « Bulles ».
« …l’art est un débouché sur des régions où ne dominent ni le temps ni l’espace » Dds p185

5 Une autre image pour rende compte de l’aventure de l’art contemporain est cet avion recyclé en laboratoire d’apesanteur qui sert de lieu d’entraînement aux astronautes. Pour obtenir par rapport à un observateur dans l’avion la situation d’apesanteur d’un expérimentateur, l’avion doit effectuer une chute libre, vertigineuse pour un observateur situé sur la terre. Autrement dit, pour faire vivre symboliquement dans le monde de l’art la légèreté, pour représenter le bootstrap autofondateur devant les célibataires, il faut que l’ensemble artistes/artworld fasse une chute vertigineuse par rapport aux critères de la tradition picturale. Clement Greenberg mais aussi Thierry De Duve essaient d’être à la fois dedans et dehors, position malaisée !
La chute libre a ses limites, atteintes dans les années 70/80 où l’avion artworld a repris son vol de croisière et les artistes retrouvés, malgré tous leurs efforts, la pesanteur. « ça sent la sueur » dit Boris Groys, il ajoute que le « mana », le soupçon métaphysique, a quitté le monde de l’art. Quant à Yves Michaux, il nous invite à nous promener au milieu des décombres de l’avion, exposés au Palais de Tokyo après son crash.( l’art à l’ état gazeux)
C’est au lendemain de ma visite de l’exposition « Mélancolie » où j’ai pu voir une œuvre d’Anselme Kiefer, un avion de 3m sur 3m en métal riveté, posé au sol, dégageant une sensation d’immobilité et d’écrasement et portant sur son aile le fameux polyèdre de Dürer emplis de détritus, que cette image m’est venue.

6 « la figuration d’un possible.
(Pas comme contraire d’impossible
ni comme relatif à probable
ni comme subordonné à vraisemblable)
le possible est seulement un mordant physique (genre vitriol)
brûlant toute esthétique ou callistique »
Duchamp

« le possible est pour la liberté le futur et le futur pour le temps est le possible. A tous deux répondent dans la vie individuelle l’angoisse (angest) »
Kierkegaard (OC,4B 117)

Si on y ajoute les points communs tels que l’ironie, l’usage des pseudonymes, l’érotisme (« Je sens que je suis érotique à un degré extraordinaire… » disait Kierkegaard), le secret intime, l’axe intériorité/extériorité, il m’est tout simplement impossible de croire que Duchamp n’ai pas croisé la route de Kierkegaard. A vérifier !
Kierkegaard a tenté de nous indiquer en termes chrétiens les étapes sur le chemin de la vie qui mène à la saisie de l’éternité qui est en nous, loin de toute morale collective, au-delà du bien et du mal. Duchamp pense assurément avec le philosophe que c’est aussi là le rôle de l’artiste moderne :

« Je crois que l’art est la seule forme d’activité par laquelle l’homme en tant que tel se manifeste en tant que véritable individu. Par elle seule il peut dépasser le stade animal parce que l’art est un débouché sur des régions où ne domine ni le temps ni l’espace. Vivre c’est croire ; ... »
Selon Kierkegaard, le sacrifice d’Abram est le geste où s’accompli le dépassement de l’immédiateté figurée par son fils, sa postérité. C’est la mort de l’immédiat qui est exigée pour que puisse naître l’individualité vivante. Il y a là une renaissance…Abram devient Abraham. Il y a un saut discontinu d’un ordre- humain- à un ordre tout autre : divin. Là se loge la « suspension téléologique de l’éthique ». Abraham, pour devenir l’individu paradigmatique s’oppose à l’homme pieux de l’éthique. Pour atteindre l’absolu il lui faut transgresser le confort moral bourgeois, l’aménagement de la finitude car l’amour n’est pas moral mais religieux. La Bible est pleine de ces divines transgressions, divines parce qu’elles font sens.

Comme je l’ai déjà dit dans « l’exégèse de la Passion de l’Artiste » et « Certitudo salutis », L’art moderne n’est pas esthétique mais sacré !
La transposition du geste de sacrifice dans le domaine de l’art permet de donner sens à la transgression. En effet, l’Artiste mythique a, lui aussi depuis 1853, sacrifié l’immédiat : son métier, son attrait pour le beau, afin d’atteindre l’absolu, l’éternité où « ne domine ni le temps ni l’espace ». De même qu’il n’y a aucun sens à juger le geste d’Abraham selon la morale de l’homme pieux, il n’y a aucun sens à tenter de saisir l’art moderne et contemporain à travers les conventions esthétiques qui se disputent dans « l’espace public » des célibataires. Juger d’une toile de Ryman, Rothko ou Warhol selon des critères plastiques est à peu près aussi déplacé que de prendre le fait d’égorger ses enfants comme geste de base d’une loi morale. Sans une « suspension téléologique du goût », on en vient, comme Stieglitz le premier mais pas le dernier, à faire d’un urinoir un tableau.

« Il fut l’Individu ».
Cette phrase dont Kierkegaard voulait qu’elle devienne son épitaphe, restera comme celle de l’Artiste. La fin des avant-gardes et « l’Ultime ready made » en tant qu’auto proclamation anonyme n’est pas l’épuisement d’une dérive stérile ou de l’art sacré, mais l’accomplissement d’un sacrifice nécessaire qui dura plus de cent ans pour que puisse se représentée la naissance de l’individu moderne dans l’espace symbolique de l’art.
Il est donc logique que l’œuvre majeure de 20° siècle, le triptyque de Duchamp ne puisse être saisie que dans le temps, comme processus.
La fascination religieuse qu’exerce l’univers médiatique sur nos contemporains démontre qu’il est plus fécond de comprendre le besoin intime d’éternité et d’amour absolu de tout individu à travers le mythe de l’Artiste plutôt qu’à travers le prisme du philosophe néo-kantien et son « espace communicationnel ». La célébrité, « l’infini à la portée des caniches » dirait Céline, est une réponse inappropriée parce que collective à un besoin intime.
« La mariée a un centre vie, les célibataires n’en ont pas, ils vivent par le charbon ou autre matière première tirée non d’eux mais de leur non eux » Dds p 68

7 Voir sur la toile l’article de Amar Lakel et Tristan Trémeau « Le tournant pastoral de l’art contemporain » où ils reprochent au dispositif muséal actuel de créer une « liturgie pastorale » sur le modèle catholique mais s’attachant à fonder une « socialité aussi bien laïque que mystique. Une Eglise culturelle !

// Article publié le 10 avril 2007 Pour citer cet article : Artiste anonyme , « L’ultime ready-made. La preuve par le « Grand verre » », Revue du MAUSS permanente, 10 avril 2007 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?L-ultime-ready-made-La-preuve-par
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