Des nouvelles du front

L’expérience décrite ci-dessous entre en résonance avec le paradigme du déterminisme technologique, et ses ravages, selon Marx, Ellul...
Se référer aussi au site de Frédéric Lordon (fredericlordon.fr).

Peut-être connaissez-vous la société américaine SuccessFactors qui offre à ses clients les moyens de construire un discours cohérent, et acceptable par leurs salariés, autour de la performance individuelle dans l’entreprise. De véritables humanistes, vous vous en doutez, avec qui on voudrait pouvoir discuter au coin du feu de déterminisme technologique et de progrès social…

Leur site web annonce la couleur :
« Bienvenue dans la nouvelle ère qu’inaugure le logiciel d’exécution des stratégies d’entreprise de SuccessFactors. Notre suite intégrée de produits à la demande permet aux entreprises comme la vôtre de développer leur chiffre d’affaires et de réaliser de véritables économies en alignant leurs employés sur leur stratégie, en donnant à ces derniers tous les atouts pour réussir et en les incitant à exploiter leur potentiel. Le résultat ? L’optimisation de la performance de votre entreprise. L’exécution fait toute la différence™. »

Les salariés n’ont toutefois pas été consultés au sujet du bien qu’on leur veut.

Mon employeur du secteur informatique est client de SuccessFactors et en tant que tel impose aux salariés l’exercice de l’« autoévaluation ».
En ce milieu d’année fiscale, je m’apprête, comme deux mille collègues, à évaluer mes progrès selon mes objectifs personnels « S.M.A.R.T. » (spécifique, mesurable, achievable, relevant, time-framed) dont il m’aura d’abord fallu accoucher seul et dans la douleur. Notez le délicieux double sens qu’introduit l’acronyme, qui est aussi un croustillant contre-sens faisant comprendre que plus l’arnaque est grossière, plus il est facile de tomber dans le panneau. Implacable effet de démultiplication des paradigmes (spécifique, mesurable, achievable, relevant, time-framed) qui, sous couvert de scientificité, tente de s’affranchir de toute contradiction.
Je ne parle pas ici de « facteurs de succès » car il serait bien trop long de passer en revue toutes les façons par lequel l’homme en clique diffère de l’homme en société, et les méthodes (« smart » ou carrément violentes) par lesquelles les cliques assurent leur emprise sur celle-ci (je laisse aux spécialistes le soin de référencer la littérature sur le sujet).

Mais revenons à SuccessFactors.

Le barème applicable à mes prouesses en entreprise est le suivant :
5 – Exceptional – unusually excellent ; superior
4 – Superb – admirably fine or excellent ; extremely good
3 – Fully Successful – fully competent ; expected and good
2 – Inconsistent – mixed good and poor performance
1 – Unsatisfactory – insufficient performance

On voit comment se stratifie le succès « made in Globalia ». Le succès c’est bien, mais encore faut-il le qualifier, sinon c’est trop cher. Le top du top, ou juste le top ? C’est ainsi qu’on arrive à des évaluations sur 120 % voir plus… et que remplir 100 % de ses objectifs n’a plus valeur que d’un moyen « fully successful » tout juste bon à justifier son salaire actuel…
Par contre, on ne sait pas comment différencier les divers degrés d’un échec. Il n’y a pas de nuance propice à la deuxième chance. Plus encore, l’échec c’est tabou, à tel point qu’on a supprimé le zéro. Et c’est très éloquent : Le 1 c’est pas bien, c’est la solitude. C’est la réclusion hors du groupe, porteuse d’une distance critique !

Résultat : paranoïa
Pourquoi y a-t-il encore des manageurs si c’est à moi de me casser la nénette à m’autoévaluer ? On voit bien le cynisme perfide du système que tous mes collègues (manageurs inclus) s’accordent à conchier mais qui perpétue la servitude volontaire. Car il serait tentant de n’employer contre ce système que les armes du mépris qu’il mérite en s’accordant des notes maximales partout. Or, ce serait là le signe le plus clair d’une dissidence extrémiste, d’une désolidarisation provocante à l’entreprise bigbrotheresque de soumission collective. Or, le mauvais esprit ne paie pas dans l’entreprise 2.0.
On est en réalité à un cheveu d’attendre de moi mon autocritique. Et c’est ce cheveu même qui, en laissant une marge infinitésimale de sécurité morale à l’entité qui en use, permet à celle-ci d’engendrer un discours implacable et grandiloquent à base de valeurs largement répandues et « fédérantes ».
Si, dans mon entreprise, je dis à mon patron qu’il attend de moi mon autocritique, il me rétorquera que je suis bien trop aigri [1], que je « prends tout mal », que j’ai mauvais esprit. Il en profitera pour ne surtout pas me saquer, mais j’aurai néanmoins activé un risque systémique à la petite échelle de ma carrière dans ce lieu. Et, petit à petit, l’ostracisme aidant, mes propres forces de déduction me conduiront vers la porte tout seul, comme un grand.
D’un autre coté, si je faisais effectivement mon autocritique, eh bien cela ne les dérangerait pas plus que ça ; au moins aurait-il beau jeu d’ignorer ceci « par pudeur » tout en me refusant l’augmentation en toute logique.
Plus que jamais le « succès », comme la vraie vie, est ailleurs.

Les analyses du déterminisme technologique de Marx et Ellul sont visionnaires. Comme l’écrivait Yvon Quiniou récemment [2] : « Il faut donc maintenir l’idée de Marx que l’économie « ce n’est pas la technologie », qu’elle engage des enjeux humains fondamentaux étant donnée la place du travail dans l’existence des hommes et qu’il faut donc l’apprécier moralement.  »
Le salarié reste quant à lui enrôlé bon gré mal gré, sans se faire aucune illusion, ou de moins en moins. Une entreprise de démystifions des inepties en entreprise, voire de subversion carabinée à l’image de feue la Fédération du Théâtre ouvrier de France, au niveau du salariat, devrait encore aujourd’hui rencontrer un franc succès. L’humour et le ridicule sont des armes de choix in situ.

4 février 2011

// Article publié le 15 février 2011 Pour citer cet article : S. Savier , « Des nouvelles du front », Revue du MAUSS permanente, 15 février 2011 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Des-nouvelles-du-front
Notes

[1« Down with Fun », The Economist, 16 Septembre 2010 [en ligne] http://www.economist.com/node/17035923

[2« Quelle morale pour refonder la gauche ? », Revue du MAUSS permanente, 29 novembre 2010 [en ligne] http://www.journaldumauss.net/spip.php?article740

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