Danse traditionnelle et anciens milieux ruraux français. Tradition. Histoire. Société

Paris, L’Harmattan, coll. « Ethnomusicologie et anthropologie musicale de l’espace français », avril 2009.

Depuis plus d’un demi-siècle, Jean-Michel et Hélène Guilcher se consacrent à l’étude de la danse traditionnelle en France, associant enquêtes de terrain et dépouillement des sources écrites [1]. J.M. Guilcher a publié plusieurs importantes monographies consacrées à différents aspects de ce travail [2].

Cela faisait longtemps que ses lecteurs – parmi lesquels Isaac Chiva et Claude Levi-Strauss - lui demandaient de couronner ces publications par un ouvrage de synthèse. Il a longtemps hésité à le faire, à « tirer des enseignements de portée générale » de ses recherches. Ce qui l’a finalement convaincu, c’est que jamais plus les chercheurs ne retrouveraient la chance qu’il avait eue lui-même (et qu’il a su saisir !) « de s’entretenir longuement avec des habitants des campagnes ayant eu vingt ans avant la fin du XIXe siècle, témoins d’une culture paysanne près de s’éteindre » [3].

Mais qu’on ne s’attende pas à trouver dans cet ouvrage un traité magistral sur la danse traditionnelle, sur la tradition populaire ou sur les sociétés rurales traditionnelles … « J’essaierai dans ce livre », dit modestement l’auteur, « de mettre en ordre (…) les résultats majeurs de notre double recherche » (enquête de terrain, dépouillement de sources documentaires (p. 7).

Toutefois… quelle richesse contenue dans les 170 pages de texte dense et lumineux qui constituent le corps de l’ouvrage, suivies d’une série de 11 « articles annexes », de plus de 40 pages de notes et de 3 index (auteurs et ouvrages cités, index thématique, index géographique) !

Survolons d’abord rapidement le corps de l’ouvrage.

Dans une longue introduction, Guilcher regroupe les enseignements qui peuvent être tirés de toutes ses recherches, concernant leur objet principal, à savoir le processus de la tradition populaire, autrement dit de l’élaboration folklorique. Pendant longtemps, on a cru que contes, chansons ou danses folkloriques (autrement dit : de tradition orale populaire) venaient tout élaborés d’une origine lointaine (gauloise, grecque, etc), remontaient à des rites préhistoriques, ou encore que la tradition populaire fonctionnait comme une mémoire, imparfaite sans doute, mais efficace. Il a fallu attendre le milieu du XXe siècle pour que des auteurs tels que Coirault, Bartók, Van Gennep, Brailoiu, s’intéressent, en matière de chanson et de musique traditionnelle, au phénomène central de la variation, que Guilcher a étudié dans son domaine, celui de la danse.

Je ne saurais mieux résumer ces pages qu’en citant la définition que donne Paul Benichou de la poésie traditionnelle populaire, et qui peut s’appliquer, mutatis mutandis, à la musique, à la danse, au conte traditionnels : « La poésie populaire est celle qui, peu importe à partir de quelle forme originelle, s’est transmise oralement, en se façonnant par la variante, dans un milieu vaste où l’inculture est la condition dominante » (p. 12) (c’est moi qui souligne).
Dans le chapitre suivant, « Campagnes d’hier », l’auteur étudie la ou mieux les sociétés traditionnelles, qui se sont maintenues dans une relative stabilité tout le temps de l’Ancien régime, et ont rapidement évolué ensuite.
Il décrit d’abord (pp. 33 et s.), le type de danses qui ont été les plus répandues dans ces sociétés, à savoir le branle, lequel se caractérise principalement par la disposition en cercle ou en chaîne, « capable d’accueillir, mettre en ordre et rendre solidaires un nombre quelconque de participants » (p.35) et par la prédominance du pas sur la figure, un pas répétitif, « geste expressif caractéristique de chaque collectivité. En le dessinant comme il a appris de son milieu à le faire, le danseur éprouve et rend visible son appartenance à un groupe particulier » (p. 36).

Il tente ensuite de répondre à la question : A quelle profondeur remonte cet ordre ancien de la danse dont le branle a été la colonne maîtresse ? Ici, Guilcher nous incite surtout… à confesser notre ignorance !

La troisième section, « Un monde rural d’autrefois », est beaucoup plus riche d’enseignements. Se fondant d’une part sur les notations laissées à diverses époques par des observateurs de la vie des campagnes, et plus près de nous par les folkloristes régionaux, d’autre part sur ses propres enquêtes de terrain, Guilcher trace « une espèce de portrait-robot » (pp. 46 sqq) des diverses sociétés rurales dans la France préindustrielle.

Ces petits groupements humains, « sociétés d’interconnaissance à dominance paysanne » se caractérisent notamment par le primat de la collectivité, entraînant des contraintes souvent assorties de sanctions, mais aussi une grande solidarité, une culture homogène, dominée par la tradition, un langage où les signes complètent le langage verbal, ou y suppléent.

Mais ce monde des sociétés rurales traditionnelles a radicalement changé à partir de la fin du XVIIIe siècle et durant tout le XIXe. Ce bouleversement fait l’objet du chapitre « Vers des temps nouveaux ». « Propriété du sol, techniques de production et formes du travail, rapport des sociétés locales avec le monde extérieur, vie de relation à l’intérieur de chacune d’elle, tout devient autre. La culture commune, avec le psychisme qui y était lié, acquiert des traits entièrement nouveaux. Une transformation d’une ampleur et d’une généralité inconnue remet en cause les savoirs qu’on devait à la tradition » (p. 65).

En matière de danse, un élément essentiel de cette métamorphose est l’arrivée dans les campagnes d’un modèle entièrement différent du type branle, celui des contredanses ou danses sociales à figures. Guilcher examine les étapes, les agents, ensuite les mécanismes des emprunts et refontes ayant conduit aux modifications des danses anciennes.

L’auteur termine son tour d’horizon par l’étude de deux importants types de danses répandus, l’un dans le sud (Farandoles, danses longues), l’autre dans le centre de la France (Regards sur les bourrées).

Au terme de son travail, Guilcher ne s’estime pas en droit de formuler de véritables conclusions. Son dernier chapitre, Variation et tendance, se borne modestement à tirer « quelques réflexions d’ordre général ».

Voilà donc pour le corps de l’ouvrage. Suivent onze « articles annexes », qui offrent quelques exemples concrets de l’interaction entre milieu social et expression par la danse.

Il me reste à souligner quelques-uns des apports fondamentaux de cet ouvrage magistral, ceux surtout qui sont susceptibles d’intéresser, au-delà du public spécialisé, un cercle bien plus large de sociologues, d’anthropologues, d’historiens, et plus largement encore, tout lecteur soucieux de s’informer avec rigueur sur l’histoire et la diversité des sociétés humaines.
Le premier concerne les exigences sévères du travail scientifique. Guilcher nous rappelle sans cesse de « ne pas conclure trop vite », de ne pas généraliser indûment. Il nous met en garde contre toute vue simpliste, voire toute « affirmation pure et simple qui empêche d’y aller voir » (note 45 p. 240). Sur maint sujet, il conclut que « nous en savons trop peu pour nourrir beaucoup de certitudes » (p. 31).

Aux historiens comme aux ethnographes, il faut signaler les pages où Guilcher insiste sur la nécessité « d’interroger des sources nombreuses et très diverses » (p. 33), « qu’il faut simultanément mettre à contribution, éprouver et recouper les unes par les autres, après avoir soumis chacune d’elles à l’examen critique qui permettra d’apprécier sa validité et sa portée » (p. 34). Histoire et ethnographie doivent s’épauler (ibid]). Mais, en sens inverse, il ne faut jamais perdre de vue que toute société, même apparemment la plus stable, a une histoire (cf. note 6, p. 236).

L’apport essentiel de cet ouvrage (et de tous les travaux antérieurs de Guilcher) réside dans l’étude du rapport entre le milieu humain (et son histoire) et ce moyen d’expression universel et privilégié qu’est la danse (p.31). A cet égard, il faut citer tout spécialement, d’abord, les pages déjà citées, consacrées au monde rural ancien, en parallèle avec l’étude du type branle : « La raison première d’une convenance durable entre un tel milieu et sa danse tient toujours et partout au pouvoir supérieur qu’a le branle de réunir, de souder et d’unifier (…). Ceux que la chaîne assemble et soude, elle les engage, esprits et corps, dans la répétition uniforme, indéfiniment poursuivie, d’un même petit cycle moteur. Ce pas composé de structure définie, les danseurs l’ont reçu de la tradition de leur groupe en même temps qu’ils en recevaient leur langue maternelle. Il fait partie d’eux » (p. 60).

D’autre part, il faut souligner l’intérêt majeur du chapitre décrivant le bouleversement intervenu dans les campagnes françaises et européennes à la fin du XVIIIe et tout au long du XIXe (pp. 66 sqq), en parallèle avec l’analyse des conditions économiques, sociales, psychologiques qui, suite à ce bouleversement, ont permis l’adoption par les paysans d’un type de danse (la contredanse) si différent de celui qu’ils pratiquaient presque exclusivement jusque-là (pp. 85 sqq).

Je voudrais enfin signaler très brièvement trois développements qui m’ont particulièrement frappé et qui me paraissent ouvrir des horizons nouveaux.

Il s’agit d’abord de la variation. S’intéressant aux sources de la variation, ou si l’on veut à ses causes, Guilcher cite le fonctionnement imparfait de la mémoire et « l’invention mnémonique », facteurs que Coirault avait mis en évidence à propos des chansons. Mais, en matière de danse, le défaut de la mémoire est rarement en cause. Sauf quelques cas exceptionnels « la grande majorité de nos danses paysannes ont été d’une structure si simple, d’une pratique si commune et d’une exécution si fréquente que le problème de les mémoriser ne se posait même pas (…). L’homme n’avait que faire de se souvenir, il lui suffisait de s’abandonner à lui-même » (p. 18).
Alors, ces variations, si communes, si diverses, et leur résultat si souvent heureux sur le plan esthétique, sont-elles le résultat d’une volonté consciente ? Rarement. Dès lors, « ôté le choix délibéré, ôté le souvenir, ôtés l’emprunt au-dehors et l’intervention consciente, il reste un inexpliqué, qui pourrait bien être l’essentiel : une spontanéité créatrice, un surgissement, non calculé, tout dans l’inspiration du moment. Un jaillissement de l’imprévu » ou, selon l’expression de Bartok (à ne pas prendre toutefois dans un sens finaliste), un « instinct de variation » (pp. 20 et 21).

Second sujet : Décrivant le monde rural d’autrefois, Guilcher cite, entre bien d’autres traits communs aux diverses sociétés rurales traditionnelles, les ressources d’un langage de signes. « Entre membres d’un même groupe, la compréhension est immédiate. Les mots n’y sont même pas toujours nécessaires. Un langage de signes, entendu par tous, complète le langage verbal ou y supplée quand il y a lieu » (pp. 52-53). Après en avoir donné quelques exemples concrets, l’auteur ajoute : « Ce langage muet est d’une particulière ressource toutes les fois où l’amour-propre risque de se trouver concerné. Autant, en effet, le groupe comme tel peut se permettre d’humilier un de ses membres, autant les individus entre eux s’appliquent à l’éviter (…) » (p.53).
Rapproché des pages également substantielles sur la contrainte sociale, ses sanctions et la solidarité qui en est inséparable (pp. 49-50), ce sujet (entre autres) me paraît devoir intéresser… les juristes, les politiques et… tout citoyen soucieux du bon fonctionnement de la cité !

Le troisième thème sur lequel je voudrais insister est celui de la tendance. Les développements que Guilcher consacre à cette notion dans son chapitre conclusif (p. 167 à 177) apportent, sinon un élément nouveau dans l’ensemble de son œuvre, tout au moins une formulation nouvelle, et qui me semble ouvrir quelques horizons. « La variation », écrit-il (p.168), « n’explique pas tout. Le problème est de savoir pourquoi et comment certaines variantes, individuelles ou propres à quelques personnes seulement, deviennent sociales, pourquoi certaines se transmettent alors que d’autres s’éteignent (…). C’est un fait que des évolutions en sont résultées, qui, loin de se montrer quelconques, ont progressé dans des directions demeurées constantes. Aussi bien la sélection de fait des variantes que l’enchaînement des menus changements qu’elles font naître conduisent à reconnaître, surplombant la variation et orientant confusément le devenir qu’elle alimente, l’empire continu d’une ou plusieurs tendances. Certaines de portée générale. D’autres particulières à des territoires plus ou moins étendus ». Et Guilcher ébauche dans ses conclusions l’étude de la principale de ces tendances, celle qui en quelque sorte sous-tend toutes les autres, à savoir le déclin de l’expression collective et, concomitante, l’affirmation croissante de l’individu et du couple.

Cette notion de tendance mériterait sans doute des développements qui n’ont pas leur place ici. Peut-être faut-il évoquer brièvement à ce sujet un rapprochement que Guilcher avait esquissé dès son premier et important ouvrage [4], où il écrivait :
« Si l’on devait en définitive comparer à quelque autre élaboration cette lente métamorphose qui produit les danses folkloriques nouvelles, c’est de l’évolution biologique, plus que de la composition savante, qu’on serait tenté de la rapprocher. Expression de la vie, la danse a quelque chose du vivant elle-même, et sa genèse dans le milieu folklorique fait, par plus d’un côté, penser à celle des espèces ». Certes, ajoutait-il, il faut « se garder de donner trop d’importance à des similitudes qui sont en grande partie verbales. Mais on peut, sans être dupe du langage, retenir ce qu’elles ont d’éclairant » (ibid). Pour ma part, je retiendrai aussi un autre rapprochement, avec ce que Durkheim appelait la fonction d’une institution ou d’un quelconque fait social (par exemple la fonction de la division du travail), fonction qui explique (sans tomber dans le piège du finalisme) que certains changements sont retenus dans l’évolution des sociétés, et d’autres pas…

Il me faut conclure. Il y a 20 ans, lors d’un colloque consacré aux travaux de Guilcher, Claude Levi-Strauss lui adressait un message disant en substance : « (Vos) ouvrages m’ont toujours captivé car, en plus de la rigueur monographique, une méthode et des perspectives théoriques s’en dégagent : méthode fondée sur une pratique méticuleuse du terrain, mais qui s’applique à saisir les phénomènes étudiés dans leurs relations mutuelles et dans leur relation avec l’histoire et le milieu (…). Par votre vie pleinement vouée à la recherche (…) vous nous administrez à tous une leçon de morale scientifique en même temps que vous démontrez – mais n’est-ce pas là le but ultime de la recherche ethnographique ? – que l’étude approfondie d’une catégorie limitée des phénomènes peut, à condition de la pousser jusqu’à son terme, permettre de découvrir ou de retrouver des vérités générales » [5].

Ces mots, inspirés par les ouvrages précédents de Guilcher, ne trouvent-ils pas dans celui-ci la plus éclatante confirmation ?

Eric Limet, 21 juin 2009.

// Article publié le 5 mars 2010 Pour citer cet article : Eric Limet , « Danse traditionnelle et anciens milieux ruraux français. Tradition. Histoire. Société », Revue du MAUSS permanente, 5 mars 2010 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Danse-traditionnelle-et-anciens
Notes

[1Dans la suite de ce compte rendu, il doit être entendu que, lorsque je parle des recherches de Guilcher, il s’agit de celles faites conjointement par les deux époux Guilcher, même s’il est revenu à Jean-Michel Guilcher seul, pour l’essentiel, de les consigner par écrit.

[2Faute de place, je ne les citerai pas tous. Mentionnons en tout cas :
La tradition populaire de danse en Basse-Bretagne, paru en 1963, plusieurs fois réédité (dernière édition Spézet, Coop-Breizh 2007
La tradition de danse en Béarn et Pays Basque français, Paris, Maison des Sciences de l’homme, 1984
La contredanse et les renouvellements de la danse française, Paris et La Haye, Mouton, 1969, dernière édition Bruxelles, éd. Complexe 2003
Rondes, branles, caroles. Le chant dans la danse, Centre de recherche bretonne et celtique et Atelier de la danse populaire, Brest 2003

[3Danse traditionnelle et anciens milieux ruraux français p. 7. Dans la suite du texte, les références à l’ouvrage ici analysé apparaîtront dans le corps du texte par une simple mention de page.

[4La tradition populaire de danse en Basse-Bretagne, 1e édition, Mouton 1963, p. 570.

[5Tradition et histoire dans la culture populaire. Rencontres autour de l’œuvre de Jean-Michel Guilcher, Centre alpin et rhodanien d’ethnologie, p. 11.

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