Acton Vale, le 25 décembre 1996.
Lettre sur le don
Cher Alain,
Comme tu le vois à la date, c’est le jour de Noël, et je commencerai donc par te souhaiter de bon coeur et avec amitié le "Joyeux Noël d’usage et aussi encore une fois, à toi, Dominique et Cantin(sic), la bonne année toute proche. Nous avons fêté Noël en famille hier soir à Montréal, et je suis monté à la ferme en avant-coureur, chargé de chauffer la maison (il faisait -13 [degrés] ce matin à Montréal, par un brusque refroidissement après plusieurs jours de pluie) ; les autres s’en viennent cet après-midi, et nous allons rester ici jusqu’au 5 janvier. Mais tu te doutes que ce n’est pas seulement pour te répéter ces voeux que je t’écris maintenant. J’ai relu ta lettre avant-hier, et j’ai lu ton article (« Ni holisme, ni individualisme méthodologique. Marcel Mauss et le paradigme du don ») hier matin, en prenant des notes. En attendant que la maison se réchauffe, je me suis mis au clavier pour mettre un peu ces notes au clair et pour te faire part de mes commentaires, qui comme tu le verras, ne sont pas l’expression d’un plein accord ou d’un ralliement. Tu retrouveras dans ces remarques des réticences et des critiques que je t’ai déjà exprimées à plusieurs reprises - de la même façon que j’ai retrouvé dans ta note (17) un reproche lapidaire auquel tu m’as habitué depuis longtemps. [M. Freitag ouvre ici une très longue note que nous présentons ici dans le corps même du texte.]
Du point de vue qui est le tien et que tu exprimes fort bien dans ton article comme dans d’autres textes antérieurs, je comprends que ta critique en revienne toujours à souligner ma tendance « holiste ». Je n’aime d’ailleurs guère ce mot qui impose à ma démarche dialectique une over-simplification, comme cela ressort clairement de la définition du holisme que tu donnes à la page 194 de ton article. Tu accordes sans doute trop d’importance à la valeur et à la portée de la critique du « holisme » que Popper avait faite dans un très mauvais livre, puis ensuite à l’usage qu’en a fait Louis Dumont dans son oeuvre, et où il polarise sur ce concept, dans sa propre critique de l’individualisme, l’alternative sociétale la plus globale qu’il envisage, et dont il prend pour modèle la société de castes hindoue (peut-être un peu de la même manière où tu focalises toi-même sur le paradigme du don l’alternative structurelle fondamentale du paradigme utilitariste que tu critiques en même temps comme réalité sociale concrète et comme paradigme épistémologique et méthodologique dominant dans les sciences sociales). La polémique s’est bien sûr emparée de la manière dont Dumont se référait au holisme, ce qui n’a que renforcé l’idée de la cohérence formelle des concepts d’individualisme et de holisme, et surtout celle de la portée idéale-typique universelle de leur opposition. Mais Dumont, il me semble, était d’abord beaucoup plus porté vers le structuralisme que vers le « réalisme substantialiste » qui se trouvait ainsi immédiatement associé au holisme, sans parler du fait que sa conception de la « totalité » n’avait vraiment rien de dialectique. Alors, dans cette fixation très superficielle du débat sur l’opposition entre individualisme et holisme (aussi bien sur le plan des méthodes que sur celui des formes de structuration de la réalité sociale et sociétale), la dialectique a disparu de l’horizon, elle est tombée dans la trappe en étant, sans examen, dogmatiquement identifiée au holisme sous prétexte qu’elle aussi se référait à la totalité.
Pourtant, il est évident que le concept de « holisme » qu’utilise Dumont, ainsi que la manière dont il fait référence à la totalité, restent tout à fait formels : sinon il aurait bien vu que la société de castes hindoue était un mauvais exemple de la prééminence absolue du tout, puisqu’elle y est précisément purement formelle, c’est-à-dire qu’elle s’impose surtout à la vision de l’anthropologue (structuraliste), alors que les hindous eux-mêmes se foutent pas mal de la totalité proprement sociétale.
Ce que j’ai mal compris, c’est pourquoi tu me faisais cette référence à la page 202 de ton texte, et puis ensuite, vu le sujet et le titre de ton article, pourquoi, dans la bibliographie, tu citais mon livre sur Le naufrage de l’université et non pas l’article « Pour un dépassement de l’opposition entre holisme et individualisme en sociologie : l’objectivité des médiations de la pratique significative », qui aborde pourtant directement le même thème que celui que désigne ton propre titre, et qui de plus est paru dans la même revue que le tien : les lecteurs auraient pu les confronter, puisque j’y fais précisément une critique de cette même opposition, mais en lui appliquant justement une problématique dialectique.
J’ajoute encore un petit mot en passant sur le « holisme », ou plutôt sur la référence à la « totalité » appréhendée dans sa consistance objective propre. Je pose la question : en vertu de quoi un « fait social », qu’il s’agisse d’un acte ou d’une « institution » (au sens durkheimien) peut-il être dit total, comme tu le prends et l’accueilles si bien venant de Mauss ? Serait-ce parce qu’il associe en lui une multitude d’abstractions, ou parce qu’il renvoie directement ou indirectement à l’ensemble des catégories sociales essentielles structurant le connaître, l’agir, le vouloir, l’espérer et l’être des personnes (des « membres ») dans une société donnée ? Mais alors, cette « société » est donnée comment, où, sous quel mode existentiel, pour qu’un acte toujours particulier par définition puisse s’y référer (lui-même, bien entendu, existentiellement et phénoménologiquement) et s’y intégrer significativement à travers cette référence ? Et pour qu’une telle référence soit opérante, encore faut-il qu’elle soit a priori commune aux diverses activités d’un même sujet et aux divers sujets de l’interaction : la conception dialectique n’en demande pas plus pour reconnaître l’objectivité d’une réalité collective, qui reste bien sûr toujours dans l’ordre d’une réalité « idéale » ou « idéelle », et non pas biologique ou physique. C’est cela que désigne l’idée hégélienne de l’« esprit objectif » : elle se confond avec celle de l’a prioricité. Pour qu’un acte individuel puisse entrer en tant qu’action (car sinon il n’est précisément pas une action, mais seulement un comportement) particulière et qu’acte singulier dans le procès de l’accomplissement actuel de l’existence d’une société toujours déterminée, dans sa manière temporellement et spatialement particularisée de perdurer dans sa forme propre , avec sa structure spécifique et l’essentiel de ses contenus pratiques et symboliques - à commencer justement par la structure des catégories qui y confèrent un sens à l’action et qui la situent dans un sens commun ? Car, si je ne me trompe, il n’existe de catégorie qu’a priori relativement aux « actes », « faits », « occurrences » et « significations » auxquels elles s’appliquent d’abord en les ordonnant d’avance (ou plutôt : relativement aux actes singuliers qui les mettent en oeuvre significativement en s’y ordonnant eux-mêmes, aussi bien en eux-mêmes et pour eux-mêmes, dans leur sens, que surtout entre eux, par leur sens). Ces catégories doivent ainsi exister objectivement (socialement, historiquement) avant de permettre justement au sociologue ou à l’anthropologue de les appliquer a posteriori non seulement dans la « classification » des pratiques sociales qu’il observe, mais aussi dans l’effort qu’il fait pour en saisir ou comprendre le sens, c’est-à-dire l’identité sociale objective. C’est précisément de tout cela que je parle dans mon article, que tu ne cites pas.
J’ai compris ton article comme une synthèse de ta réflexion sur le don, tes options théoriques s’y trouvent resserrées, les références qui témoignent de tes affinités y sont en même temps élargies et précisées : mes notes critiques, recueillies au cours de la lecture, sont donc elles aussi devenues plus précises et éventuellement plus acérées. Par avance je te prie de m’en excuser, car elles vont témoigner de l’existence, entre toi et moi, d’un « fossé théorique » plus net et plus profond que je ne le pensais auparavant. Mais, si l’on déduit parfois ses prises de position et ses élaborations théoriques de ses sentiments et de ses engagements pratiques, l’inverse est plus rarement vrai, et ce désaccord théorique n’efface pas les convergences politiques et éthiques qui m’avaient si fortement rapproché de ta critique de l’utilitarisme. Toutefois, pour ce qui est d’élaborer théoriquement un fondement positif à cette critique (voir p. 192), je pense, excuse m’en, que le paradigme du don tel que tu es en train de l’élaborer reste fortement insatisfaisant, parce qu’il ne saisit pas à mon avis la racine de la socialité et du symbolique. Et même si on se contentait de le superposer à ces réalités ontologiques premières (plutôt que de faire de lui leur matrice, mais tu restes encore ambigu sur cette question, et il faudrait peut-être accepter de suivre une démarche plus « systématique » pour la trancher), il ne parviendrait pas à en prendre ni surtout à en rendre toute la substance, et il resterait largement en dette à leur égard, théoriquement et substantiellement, chaque fois que tu les invoques comme si leur sens procédait de ta propre théorisation (ou de celle de Mauss), alors qu’il n’y est en fait qu’évoqué et mobilisé ; il en va de même à l’égard de la question, sociologiquement très importante, de la différenciation sociale, tant « horizontale » que « verticale », et par là, du problème de l’historicité. Le paradigme du don peut éventuellement venir s’y couler, y faire son lit, surtout si on l’utilise en complément du paradigme utilitariste, mais il ne peut il me semble en aucune manière en rendre compte, même avec ce complément. Il n’est même pas nécessaire ici de soulever la question « ontologique » du mode d’être de la « totalité », il suffit d’évoquer le fait de l’intégration fonctionnelle des pratiques particulières et des champs différenciés de pratiques, que toute sociologie doit bien affronter d’une manière ou d’une autre. Je ne te ferai pas un commentaire linéaire de ton article. Je commencerai plutôt par la fin, pour remonter ensuite le long de ton texte en cherchant à y appuyer ma propre interprétation critique. À la page 18, qui précède immédiatement le paragraphe de conclusion, tu reviens sur l’opposition entre « socialité primaire » et « socialité secondaire » que tu utilises depuis longtemps. Tu expliques que si le paradigme et la logique du don sont si souvent méconnus ou contestés, c’est que, s’ils traversent de part en part la socialité primaire, ils tendraient par contre, par définition, à être exclus de la socialité secondaire, laquelle serait alors de son côté essentiellement utilitariste ou instrumentale. Cela devrait s’appliquer dès lors nécessairement à l’historicité elle-même, et à ce que les sociologues fonctionnalistes ont nommé la « différenciation sociale », ou encore Durkheim, peut-être malencontreusement, la « division du travail social ». Mais par-delà les terminologies, les réalités désignées ainsi restent des objets et des questions incontournables de la théorisation sociologique, qui était précisément née en en prenant conscience, et ceci du fait même de son appartenance à la modernité qui avait bouleversé à ce niveau les structures de la société et mis en lumière la relativité historique de leurs formes et de leurs assises. Si l’on pense au marché, ta réduction de la socialité secondaire à l’instrumentalité peut évidemment paraître vraie, pour l’essentiel. Mais si l’on pense à l’État, il faut a priori adhérer à une conception purement instrumentale de l’État et du politique (à la manière américaine, ou encore à la manière marxiste [1]) pour que cela paraisse encore évident. Mais ce ne l’est plus du tout si l’on pense à l’État républicain de la Révolution française (ou encore à l’« État absolutiste » de l’Ancien Régime, etc.) ou encore à l’État hégélien. C’est pareil pour la science, si l’on ne la pense pas uniquement comme une activité cognitive instrumentale à l’égard de l’économie et de la technique (comme le fait finalement Habermas), c’est-à-dire déjà virtuellement comme technoscience, et qu’on en exclut ou ignore toute la dimension « compréhensive » et « contemplative ». Après tout, comme tout notre rapport au monde, à autrui et à nous-mêmes est médiatisé symboliquement, nous sommes par essence ou par définition des « êtres connaissants » ou des « êtres par la connaissance », et celle-ci existe et se donne alors à nous d’abord en elle-même et pour elle-même, comme le monde lui-même (je pense à l’article de Dewitte sur Portmann dans la Revue du MAUSS :« La donation première de l’apparence »). C’est dans ce rapport existentiel que la « science » vient d’abord se situer, pour l’interroger et le transformer, bien avant de devenir, éventuellement, surtout instrumentale. Et on pourrait continuer en ajoutant que lorsque la science devient effectivement instrumentale, elle cesse d’être la science selon son concept, et qu’elle se mue en pratiques technoscientifiques. Et il y a encore d’autres champs de « socialité secondaire » (tout ce que je désigne moi-même comme les formes institutionnalisées des pratiques sociales) qui devraient échapper ainsi à l’instrumentalité pure et simple, même si elles peuvent aussi l’abriter (et quitte à ce qu’on y reconnaisse alors parfois l’intervention du paradigme du don !). Donc, le symbolique comme tel, avec ses dimensions synthétiquement cognitive, normative et expressive, ne se laisse pas chasser aussi facilement de l’univers de la « socialité secondaire » même lorsque celle-ci échappe effectivement à la définition que tu donnes de la socialité primaire, et du même coup, ces deux formes de socialité, telles qu’elles sont définies ou désignées, ne paraissent guère capables, comme concepts, d’assumer la tâche théorique que tu leur assignes en tant que catégories fondamentales de l’analyse sociologique et historique. Il y a déficit de définition d’un côté, et déficit de compréhension de la réalité concrète, de l’autre. Ces termes sont des raccourcis langagiers tout à fait acceptables, mais pas vraiment des concepts sociologiques. Mais cette opposition entre socialité primaire et socialité secondaire est elle aussi une importation d’Amérique, où elle est née dans le contexte du développement d’une sociologie ou plutôt de sociales sciences essentiellement empiristes et pragmatiques. Ce que tu écris me paraîtrait déjà plus acceptable si le don, tel que tu le définis (donner, recevoir, rendre, à partir d’un engagement individuel spontané effectué sous la forme d’un pari et d’un défi), pouvait recouvrir vraiment le symbolique en tant que tel [2], c’est-à-dire si le symbolique procédait effectivement du don, au sens où le don serait vraiment à la racine originelle du symbolique, et pouvait donc constituer comme tel l’acte fondateur de la réalité anthropologique. Or si le mot d’origine grecque, symbolon a, tel qu’il a été repris et interprété dans notre langage, effectivement son origine lointaine dans un « acte » de réciprocité ayant la forme d’un pacte, un acte fondateur de lien à la compréhension duquel tu peux légitimement appliquer la figure du don, il n’en va pas de même pour la chose, puisque cette figure particulière du don qui, chez les Grecs anciens, est circonstantiellement à l’origine du mot, présupposait déjà, absolument, la préexistence non seulement d’une « capacité de représentation symbolique » - la parole - mais plus précisément encore d’un système symbolique commun - un langage. Il présupposait donc aussi toujours la préexistence de la différenciation entre « nous » et « les autres », quelle qu’ait été le contenu conféré aux termes de cette division, et quel qu’ait été ensuite l’effet du « pacte » ou du « nouveau lien » sur l’élargissement de la communauté intersubjective initiale (quelque chose entre les « clans » et la « cité », comprise alors ici par opposition aux « empires ». Mais il resterait encore à comprendre, autrement que par l’alternative instrumentaliste, comment ces liens nouveaux nés de pactes se sont non seulement stabilisés, mais constitués en nouvelles entités qui existaient désormais en elles-mêmes, par elles-mêmes et pour elles-mêmes, selon un droit et un pouvoir propres et endogènes, et non plus par l’effet d’un renvoi continuel et toujours précaire au pacte originel et à son renouvellement. En Grèce, les nomoi et même la dikè, une fois qu’ils se sont substitués aux « thémistes », ne sont plus compris comme des pactes, ni comme leurs effets, et il faudra attendre la modernité pour ressusciter ou même inventer le modèle du contrat social comme fondement de la « société civile »). Je reviendrai là-dessus. En attendant, admettons néanmoins la valeur descriptive (et non heuristique) des catégories de socialité primaire et de socialité secondaire. Admettons donc, comme tu l’écris que « dans l’exacte mesure où il est en effet possible de faire abstraction de la personnalité sociale concrète des acteurs de la socialité secondaire [ce qui est sa définition], (il est vrai) que se dégagent et s’autonomisent des logiques de l’action qu’il serait en effet vain de vouloir rabattre sur le langage du don.(...) Le champ de l’intérêt instrumental est donc bel et bien désintriqué de celui du don (...) Et la chose est tout aussi vraie du champ ouvert À l’interrogation de la vérité. C’est pour cette raison qu’il nous semble que l’obligation de donner, recevoir et rendre, ne se manifeste plus de manière dominante et en tant que telle aujourd’hui qu’au sein de la socialité primaire. » (p. 218).
Dans une perspective anthropologique, on pourrait encore admettre la valeur d’un concept qui ne vaut qu’à l’intérieur d’une radicale dichotomisation des formes de l’action humaine [3] entre d’un côté le don, et de l’autre l’orientation de l’action par l’intérêt instrumental individuel et les mécanismes impersonnels (comme le marché, ou plus largement les modalités « systémiques » de régulations régies par la logique d’un « équivalent généralisé, voir Luhmann) qui se sont mis en place tout seuls (comme procès autoréférentiels) à partir des réalités statistiques résultant du jeu autonomisé de l’intérêt et de la désocialisation ou atomisation de l’action qu’opère celui-ci. Pour la sociologie, dont l’objet (historique) premier a été de penser les sociétés modernes (le déploiement de la socialité secondaire, pour simplifier), le paradigme du don est alors voué à faire figure de résidu. Mais il y a plus grave, et il semble bien que tu t’y résignes : c’est qu’alors, en contrepartie, il ne reste plus - comme chez Weber avec son concept de rationalisation [4] - que le paradigme de l’intérêt et du calcul instrumental pour comprendre le mouvement effectif - historique- de la réalité. Tu concèdes donc beaucoup à ton adversaire puisque tu lui cèdes toute l’histoire comprise comme histoire occidentale et histoire moderne, bref comme historicité cumulative et irréversible (mais n’est-ce pas justement à ton »adversaire préféré« que tu fais toute cette concession, cet adversaire unique et universel qui va ensuite te permettre d’établir pour ta part la souveraineté du paradigme du don sur tous les restes laissés par lui, le »don« se trouvant du même coup érigé ou élu par l’intérêt en seule alternative à ses apories, et acquérant ainsi, stratégiquement, une valeur et une dimension politique qu’il ne possède pas intrinsèquement ou formellement [5] ?). Il y a plus grave encore cependant, de ton propre point de vue il me semble, mais je dois dire que sur ce point tu m’as surpris dans ton article, par la ligne d’argumentation que tu suivais (la valeur heuristique que tu attribues par exemple au dilemme du prisonnier). Dans la mesure où, après l’avoir pourtant identifié au symbolique (non analysé), tu définis le don (l’obligation de donner, recevoir, rendre) par référence aux relations face à face entre des individus caractérisés par l’autonomie de leurs stratégies, tu places d’emblée le paradigme du don sur le même terrain qui est précisément déjà celui de ton adversaire préféré : l’individualisme (et c’est peut-être pourquoi ton vrai adversaire privilégié réel devient alors logiquement ce que tu désignes, à partir de là et seulement à partir de là, comme le »holisme« ). Je te cite encore :
»le concept de don ne s’applique plus lorsqu’une de ses quatre composantes, l’obligation, l’intérêt instrumental, la spontanéité ou le plaisir, se désenchevêtre des autres et fonctionne dans l’isolement en devenant comme à elle seule son propre maître. A contrario, on en déduira que, de même que le don est ce qui permet de nouer alliance entre des personnes concrètes bien distinctes et toujours potentiellement ennemies en les liant dans une même chaîne d’obligations, de défis et de bienfaits, de même le don n’est-il à proprement parler interprétable ni dans le langage de l’intérêt, ni dans celui de l’obligation, ni dans celui du plaisir ni même dans celui de la spontanéité puisqu’il n’est pas autre chose que ce pari toujours singulier qui lie les personnes en liant en même temps, d’une façon toujours nouvelle, l’intérêt, le plaisir, l’obligation et la donation [6].« Dans cette citation, je commence par relever, à propos du premier souligné, une surprenante parenté avec la définition simmelienne (mais aussi déjà aristotélicienne puis thomiste), du commerce, compris comme rapport social entre »étrangers« , c’est-à-dire entre des personnes qui ne sont pas d’avance liées par des a priori normatifs (ou esthétiques) communs à caractère concret, c’est-à-dire précisément par une structure partagée de représentations, de normes et d’obligations, d’évaluations, de finalités [7]. Ainsi, d’emblée, le « don » se présenterait comme une alternative au commerce dans les rapports entre des « étrangers », plutôt que comme la forme originelle, essentielle et consubstantielle, de la socialité symbolique qui lie les « membres » ou « participants » d’une même communauté sociale. La socialité, la condition sociale elle-même, serait alors uniquement et unilatéralement quelque chose qui se noue - et se dénoue - sans cesse stratégiquement (et horizontalement) entre des personnes a priori toujours indépendantes les unes des autres et donc « étrangères » les unes aux autres ; elle s’identifierait à un procès -qu’il faudrait bien comprendre alors comme un « flux » toujours « actuel » de « sociation » (Vergesellschaftung, excluant toute Gemeinschaft) n’ayant d’autre assise ontologique que celle qui renvoie à des « choix toujours singuliers » accomplis en contexte d’incertitude - ces choix renvoyant cependant toujours à une structure invariante de pulsions originelles (cf. p. 219-220). Cette interprétation que je fais ici me parait justifiée par l’insistance que tu mets à souligner, juste après, le caractère toujours singulier du pari individuel dont l’effet, et l’effet seulement, est de lier les personnes entre elles, a posteriori, en liant du même coup entre elles, toujours a posteriori - par l’effet des paris individuels et de leur mise en convergence ou de leur « synthèse" dans des « pactes » - ces incommensurables que sont entre elles les autres fin alités de leur agir et de leur juger : le plaisir, l’obligation, l’intérêt. Aristote rapportait précisément au politique (à la sagesse pratique politique) cette exigence d’assurer dans la cité l’unité ou la conciliation entre des valeurs en elles-mêmes incommensurables (et qui pour lui aussi préexistaient en tant que telles comme buts des personnes individuelles), et donc d’en assumer, en vue et au nom de la recherche commune de la « bonne vie » devenant du même coup le « bien commun » ou passant par lui, une synthèse irréductiblement contingente, mais ayant une valeur novatrice et fondatrice, puisqu’il en allait précisément de l’existence même de la cité, elle-même identifiée à la réalisation pleine de l’essence humaine. Mais alors s’agissait-il précisément chez lui de l’essence humaine, et donc aussi de l’essence de l’individu comme être humain, à la réalisation de laquelle il ne parvient que comme « citoyen ».
Chez toi, le don prendrait donc formellement la place du politique, mais à la différence du politique, il ne devrait pas son essence à la recherche réfléchie d’un « bien commun », mais à un pari qui dans sa nature même reste purement individuel (chez Aristote - comme chez Jonas - l’homme politique est celui qui se met d’emblée au-dessus des intérêts et autres finalités individuels), même s’il ne porte d’effets que s’il est effectué par l’ensemble des individus qui s’associent continuellement dans le lien social, et ceci de manière qui n’est alors pas tant réciproque que simplement parallèle (en effet, la réciprocité elle-même est déjà un effet et un enjeu de l’engagement individuel dans le don, contre-don...). Ce n’est pas pour rien, ou sans signification symptomatique que tu accordes alors dans ton texte une si grande valeur heuristique au « dilemme du prisonnier ». Pourtant, je pourrais être encore d’accord avec toi s’il s’agissait ici seulement de circonscrire la figure du « don » comme une forme particulière de constitution du rapport social, ou comme tu dis du « lien social » (mais ce n’est pas tout à fait la même chose : autre différence symptomatique de langage !), qui postule une « alliance » (extérieure) entre des personnes concrètes « bien distinctes » et « toujours potentiellement ennemies » - et non pas comme le fondement ou l’essence même de la socialité (seulement primaire, mais le secondaire se caractérise alors justement par l’« a-socialité » formelle du calcul et de l’intérêt) et même comme mode fondamental de constitution de la société. En passant, je ne retrouve plus rien, dans ton analyse, qui permette encore de penser la société comme telle, dont le concept même bascule entièrement du côté du « holisme » pour être rejeté avec lui. Le social s’épuise entièrement dans la « socialité[Et ensuite - et là tu deviens franchement « postmoderne » - dans les « réseaux » (cf. p. 201 s.) que constitue son déploiement de proche en proche, et la circulation des obligations qui s’y nouent. Don] ». Cela ne t’est d’ailleurs aucunement propre : toute la sociologie américaine contemporaine, post-parsonienne, a la même vision nominaliste, même si elle continue à se nourrir en sous-main d’un fonctionnalisme organiciste et des catégories « institutionnelles » qu’il justifiait et organisait entre elles. Mais toi-même, tu ne peux pas non plus éviter d’invoquer des sociétés en les désignant, à travers l’histoire ou localement, alors qu’elles sont devenues « impensables » en tant que telles, sauf comme « systèmes » ressortant entièrement de la mise en oeuvre de la socialité secondaire, ou alors comme structures « culturelles-symboliques » qui ne s’identifieraient pas au don, qui en représenteraient la condition a priori puisque le don, dans ses formes concrètes, locales et historique, en porte toujours déjà la marque et le nom, et à l’intérieur desquelles il pourrait bien, je l’admettrais, prendre place au titre d’un mode particulier, « pré-politique », de constitution de liens sociaux eux aussi particuliers.
Le don ainsi compris ne saurait alors être assimilé, comme tu le fais à plusieurs reprises au cours de l’article [8], à la forme originelle de la socialité et du symbolique. Il apparaît plutôt soit comme un mode de reconstitution de liens sociaux à partir de la dissolution de la « solidarité primaire », soit et peut-être surtout comme un mode pré-politique et pré-juridique d’élargissement (alors précaire, comme dans les formes de « clientélisme » dont on a vu de beaux exemples en Somalie, pas si loin du terrain originel des Nuers) des liens et rapports sociaux au-delà de leur étroite assise « ethico-culturelle » originelle, « tribale », d’où cette signification d’« alliance » et de « pacte » qu’il possède alors entre des individus et entre des groupes « étrangers [9] ». Mais au fond, il me semble que tu ne fais en réalité, après en avoir répudié l’expression classique, utilitariste, que réviser la théorie classique du contrat social, en affichant à côté de sa version « utilitariste » une version alternative mettant en oeuvre la figure plus avenante et peut-être aussi plus subtile du don. Mais l’une comme l’autre restent cependant fondamentalement « individualistes » et « contractualistes ». En résumé, le don apparaît ainsi soit comme une alternative au commerce dans la constitution et la régulation de liens sociaux entre individus étrangers et concurrents [10] (tu insistes assez sur le côté agonistique du don [11], même si tu prends quelque distance à l’égard de l’importance exclusive et un peu « gênante » - solidarité oblige - que J.L. Boileau lui accorde), soit comme une alternative à la constitution proprement politique d’une société (et non plus seulement d’une socialité) élargie [12]. Mais alors, il faut aussi reconnaître qu’il y a dans le politique proprement dit quelque chose de plus que dans les réseaux ou les systèmes d’alliances, dont ne rend pas compte la problématique ou le paradigme du don. En Grèce - puisque tu prends toi-même la Grèce en modèle à propos du symbolon -, ce quelque chose de plus, c’est la polis elle-même, avec son histoire, ses nomoi, et la prééminence ontologique qu’elle détient sur l’individualité et l’autonomie des citoyens, qui a priori lui doivent non seulement donner leur vie, mais le sens même de leur vie, qu’ils reçoivent d’elle. C’est d’une part, et cela est essentiel, la dimension expressive du politique, qui ne se résout pas dans son instrumentalité stratégique (sauf encore une fois dans la conception américaine du politique, dont j’ai fait une critique dialectique et historique, (et non pas « dogmatique » ou « déductive ») dans mon long texte sur la « Postmodernité de l’Amérique », Société, No12-13). C’est ensuite aussi la nécessaire subsistance, dans le politique, du moment de transition entre le niveau « culturel-symbolique » et le niveau « politico-institutionnel », ou encore du moment de rattachement du second au premier. Le modèle purement synchronique du « don » ne rend pas compte, ou ne rend compte que de manière bien insuffisante, de cet espace de « jeu » intermédiaire par lequel le niveau supérieur parvient à pénétrer le niveau inférieur (et n’est donc pas pure « domination » instrumentale), en même temps que le niveau inférieur parvient à s’« amadouer » le supérieur, jusqu’à reconnaître en lui son identité la plus forte, la plus inclusive, la plus contraignante. À ce égard, le paradigme du don, appliqué au politique, fait l’impasse sur deux dimensions fondamentales du politique - celles justement qui ne se réduisent pas à son instrumentalité [13] - son expressivité à l’égard d’une identité collective (renouvelée par le politique dans son mode de constitution et son extension, mais non dans sa signification identitaire collective), et sa légitimité. Ici aussi, le paradigme du don, qui peut effectivement intervenir dans cette transition au politique, qu’elle soit historique ou interstitielle, n’a qu’une portée beaucoup plus étroite, circonstancielle et particulière que tu ne le voudrais.
J’en viens maintenant à une dernière mise en relation à travers laquelle tu cherches à montrer en même temps l’universalité du don et son importance absolument fondamentale au plan anthropologique. Tu écris, à la suite du passage que j’ai cité tout à l’heure : « Mais à raisonner de la sorte, à poser que le don forme un pacte entre les personnes qui est également et aussitôt un pacte entre les différentes manières dont elles se trouvent respectivement soumises aux exigences du plaisir et de l’intérêt, de l’obligation et de la spontanéité, ne conférons-nous pas à ces quatre dimensions de l’action une importance excessive ? »
Et tu réponds, pour démontrer l’universalité anthropologique première de ces quatre dimensions (qui sont en réalité des « fins » ou « motifs » de l’action selon qu’on les considère sociologiquement ou psychologiquement), une fois qu’elles ont été analytiquement distinguées, désintriquées les unes des autres), par l’Évocation de la doctrine hindoue du kama, de l’artha, du dharma et de la moksa. Or en Inde, ces dimensions sont précisément disjointes, en étant assumées principalement par des castes séparées, d’un côté, et, pour les individus « parfaits », à travers la nécessaire succession des âges de leur vie. Et il n’y a en Inde, ou plus précisément dans le système des castes, aucun don, ni d’ailleurs de politique au sens occidental, mais justement un système de séparations et ensuite d’emboîtements des éléments séparés, comme dans un puzzle. Alors l’exemple de l’Inde me paraît peu démonstratif à l’égard de ta thèse. Par ailleurs, tu écrivais déjà plus haut (p. 207), à propos du « paradoxe du don » qu’il y avait « plusieurs entrées dans le don », celles du « don-rituel », du « don-donation » (Portmann, Arendt, Dewitte), du « don agonistique » (Mauss, J.L. Boileau), du « don harmonique » (Godbout). « Que d’entrées variées, contrastées, voire opposées, dans le don », écrivais-tu. Cela ne signifie-t-il pas que tout entre a priori dans le don, mais alors aussi que le « don » n’est qu’une traduction somme toute verbale pour le plaisir, l’intérêt, l’obligation, la donation (ou la spontanéité). Pourquoi privilégier et absolutiser cette traduction-là, plutôt que celles qu’on peut opérer aussi bien - et les exemples ne manquent pas, tu le sais bien puisque tu t’en es pris pendant si longtemps à l’une d’entre elles ! - en terme d’obligation, de plaisir, d’intérêt. Un équivalent généralisé n’en vaut-il pas finalement un autre [14] ? Pourquoi les uns seraient-ils réducteurs et l’autre pas ? Et comme tu définis constamment le don par la « triple obligation de donner, recevoir, rendre », qu’en est-il de l’obligation elle-même« ? Je veux dire : en vertu de quoi le don crée-t-il une obligation de donner, de recevoir, et de rendre ? Tu diras que c’est précisément cela, le don. Alors, il y aurait des individus sans liens réciproques, sans obligations, autonomes, et toute obligation, toute réciprocité entre eux naîtrait du don - ou du contrat, à partir du moment où un individu décide de s’y engager arbitrairement, et qu’il trouve quelqu’un pour le suivre ? (Ce serait un peu comme pour l’origine de la propriété chez Rousseau, mais en somme en sens inverse : chacun pourrait quelque chose, et quelqu’un entortillerait tous les autres en prenant l’initiative du don, comme le premier qui, en sens inverse, aurait eu l’initiative de dire »ceci est à moi« ). Et même cela n’expliquerait pas encore pourquoi du premier don naîtrait l’obligation de le recevoir et celle de rendre. Et qu’en est-il de la nécessaire précompréhension symbolique des protagonistes du don comme personnes capables de s’obliger en tant que donneur, de receveur ? Des concepts de prestige et d’honneur ? Qu’en est-il du statut de la chose »donnée« , »reçue« et »rendue« , de sa »valeur symbolique« , puisqu’il ne lui correspondrait, avant qu’elle n’entre dans le circuit ou dans la joute du don, que le statut d’un objet quelconque du besoin naturel individuel, de la pure animalité ? Et qu’en est-il de la distinction entre les personnes et les objets, est-ce encore l’acte du don qui les différencie à lui seul (mais alors, inversement, que faire avec le »don des femmes et des enfants« ?). On voit bien qu’en subsumant le symbolique au paradigme du don, tu t’es déjà donné la structure entière du symbolique, que tu ne fais plus qu’évoquer, de la même manière que tu t’es déjà donné la reconnaissance, l’obligation, l’autonomie des individus dans l’échange, etc. Et que tu te donnes en même temps toutes les différences, toutes les variations des formes du don d’une société à l’autre, d’un moment historique à d’autres, d’un contexte de vie sociale à d’autres. Tout tombe dans la formule du don, mais le don n’explique ou ne permet de comprendre aucune de ces différences, y compris les siennes propres. Et si, comme tu l’écris encore à la note 30, p. 215, »on doit reconnaître déjà l’existence du don dans les sociétés animales« , que reste-t-il de la spécificité du symbolique, de la spécificité humaine, du moment que tout cela est ramené au don comme à sa forme matricielle ? Mais cela ne t’empêche pas, après avoir déjà ramené l’humanité (l’humanitas) au don, d’y rapporter ensuite encore la spécificité du christianisme, »qui est d’abord et avant tout une histoire de don« , pour faire par là, via le christianisme, indirectement, mais néanmoins explicitement de la modernité elle-même une affaire de don. Mais comme l’Islam, l’Inde, la Chine, ainsi que les peuples ou les sociétés ou »entitité« primitives sont aussi des histoires de don, toutes ces traditions (mais que signifie encore »tradition", sinon encore un don d’une génération à l’autre, que la troisième doit rendre en donnant à son tour à la quatrième, mais alors pourquoi à la quatrième ?), toutes ces formes de civilisation devraient du même coup être aussi s’être trouvées associées à la modernité puisque c’est encore le don qui en rend compte- si ce n’était que le paradigme du don ne dit rien qui soit propre à la modernité, ni à aucune autre forme de société.
Dans tout cela, et malgré mon insistance, je n’ai rien contre le paradigme du don, seulement contre son universalisation, la prétention à lui faire saisir aussi l’historicité (qui n’y entre qu’à travers des exemples), ainsi que l’affirmation première de sa coextensivité au symbolique. Cela revient aussi à dire que le paradigme du don, si l’on peut parfaitement le poser en antinomie à l’égard du « paradigme de l’intérêt », ne répond à aucune des objections anthropologiques et sociologiques essentielles que l’on a pu adresser à ce dernier : il lui est complémentaire, il est son frère jumeau, puisqu’il reste de même niveau en posant l’individu à son point de départ, par quoi il ne permet de saisir la nature ni de la socialité, ni de la société, ni de l’historicité, ni même, voire surtout, de l’individuation. Il présuppose une « théorie » de tout cela, à l’intérieur de laquelle alors il permettrait peut-être de saisir, en complément avec le paradigme de l’intérêt, quelles sont les alternatives qui se proposent lorsque se dissolvent précisément la socialité symbolique et politique, la société et l’historicité, et que se posent la question (en théorie comme dans la pratique) de les recréer à partir de rien, c’est-à-dire à partir des individus laissés-là en suspend dans leur pure autonomie par des procès historiques antérieurs, pourvu que nous ayons encore hérité d’individus pour amorcer le paradigme, et qu’ils parviennent encore à asseoir quelque part leur capacité à se reconnaître comme tels dans leur prétention à l’autonomie. Sur le holisme dont tu m’accuses, pour terminer. À mon sens, le seul holisme ontologiquement et épistémologiquement légitime est celui qui s’applique à la compréhension et à la description de la vie animale, de l’existence organique. Pour moi, le premier auteur de référence serait ici Kurt Goldstein (La structure de l’organisme), qui a profondément marqué Merleau-Ponty, Canguilhem, Pichot, et qui a correspondu avec Portmann. Il n’est pas philosophe (!), c’est un médecin neurologue et un biologiste qui a travaillé pendant dix ans, après la Première Guerre mondiale, sur des patients ayant eu de graves lésions au cerveau. Il montre comment l’organisme (ici humain), à l’encontre des modèles behavioristes et pavloviens, fonctionne comme un tout structurel, où s’accomplissent, sans apprentissage, toutes sortes de substitutions fonctionnelles : même la division fonctionnelle des organes (circulatoire, système nerveux central, vision, audition) lui apparaît comme relative. Cela le conduit, d’un point de vue qui est ici véritablement holiste, à remettre, lui aussi, radicalement en question l’opposition du normal et du pathologique, et d’autres dichotomies ayant en dernière instance leur origine dans le dualisme ontologique cartésien. Le holisme, comme description du mode de fonctionnement et d’être de l’organisme biologique, me paraît ainsi tout à fait justifié, y compris philosophiquement. Mais même là, il doit être mitigé si l’on considère l’organisme non seulement du point de vue fonctionnel et structurel, mais du point de vue développemental (ou génétique). Car si l’organisme est « un », c’est qu’il s’est développé par différenciation structurelle-fonctionnelle. Mais si cette différenciation elle-même a pu s’opérer, c’est qu’elle a continuellement été produite ou opérée, in concreto et in actu sous l’égide d’une « conscience sensible » toujours individuelle, ou plutôt individuée, conscience sensible qui est le véritable moment synthétique du rapport des parties au tout [15], au moins dans le procès « actuel » (au sens aristotélicien) de la différenciation - et ce moment de synthèse actuel peut alors être profondément enfouis dans l’histoire passée de chaque genre organique particulier, dans la mesure où ses « effets » se sont fixés et consolidés dans la structure acquise et dans le mode fonctionnel donné dont chaque animal singulier hérite en naissant, sous le forme de son propre genre, comme de son être propre (un héritage qu’il stimule et complète ensuite par apprentissage, participant ainsi à la poursuite du procès philogénétique, ne fut-ce, individuellement, que de manière infinitésimale, procès d’apprentissage et d’accroissement (ou d’accrétion) qui est en outre toujours encore « sélectionné » par les échanges vitaux qu’il entretient avec le monde extérieur et surtout avec ses partenaires. L’organisme interne fonctionne alors pour soi en en soi tout seul, de manière « inconsciente ». A cet égard, des auteurs comme Portmann, Merleau-Ponty, Canguilhem et Pichot explicitent beaucoup le postulat dialectique qui est déjà présent chez Goldstein. (Je suis parti de Goldstein, mais on aurait pu le faire a partir de nombreux autres auteurs, comme Buytendijk, [nom illisible, NDLR], et même Piaget [16]). Et la pensée de Dewitte est également ancrée là, dans ce « holisme-là ».
Ainsi déjà chez l’être vivant pré-symbolique, l’être lui-même, comme réalité existentielle, comporte un rapport dialectique entre la singularité absolue d’un moment subjectif individuel (qui ne se compose pas réflexivement chez l’animal en une identité personnelle surplombant dans sa permanence les multiples moments existentiels successifs de sa vie, ou du moins qui ne le fait que très faiblement et marginalement, et surtout au contact de l’homme, dans le mode spécifiquement humain de la reconnaissance de l’animal « domestique » par l’homme, qui comporte alors une certaine réciprocité), et l’entité particulière qu’est son genre. Mais la « distance » et l’« espace de jeu » dont l’animal dispose à l’égard de ses « déterminations de genre [17] » (qui se manifestent de manière déjà consciente à lui sous la forme de l’« instinct » qui le régit par la médiation d’une fonction de « plaisir-déplaisir », par exemple), restent faibles. Cet espace dialectique reste marginal au sens précis du « marginalisme » en économie (ce qui ne veut donc pas dire qu’il soit secondaire, puisque le devenir du genre et donc toute l’évolution du vivant en dépend, en même temps que la vie tout entière dépend de l’évolution). Or c’est justement cette marginalité qui va se renverser avec le symbolique, puisque la structure symbolique, extériorisée comme culture, ne fonctionne plus elle-même qu’à travers la liberté dans laquelle elle est assumée et continuellement mise en oeuvre par les sujets. Mais elle ne disparaît pas pour autant en tant que totalité.
C’est seulement à l’intérieur d’une structure symbolique déjà donnée comme une forme commune de représentation que la liberté individuelle peut se déployer, sans jamais pouvoir, comme telle, c’est-à-dire comme pure liberté, la fonder, la créer, la produire ex nihilo (comme le voudrait une théorie purement conventionnelle du langage, de la culture et de la loi, par exemple). Au contraire, cet espace de la liberté individuelle est d’autant plus grand que l’espace de jeu préstructuré par le symbolique commun (son lexique, sa grammaire, son stock d’images traditionnelles, sa « mémoire » propre) est lui-même plus vaste, plus riche, plus large, puisque c’est seulement dans cet espace significativement préstructuré qu’une liberté individuelle peut se mouvoir et se déployer en s’exprimant significativement pour elle-même et pour autrui. C’est ce même espace qui lui fournit son champ d’exploration, et comme il est lui-même significativement articulé avec le monde sensible, l’exploration, à travers lui toujours, de ce rapport au monde sensible représente également le lieu de sa propre transformation et de son propre agrandissement. Dans la compréhension dialectique - qui est directement concrète et réaliste - la liberté ne s’oppose donc pas substantiellement au déterminisme de la structure, et la structure elle-même (produite par le déploiement accumulé et transmis des actes libres qui en ont inauguré tous les moments ou éléments particuliers, tous les chemins internes dont les parcours virtuels en forment l’unité concrète, et explorés toutes les frontières « externes ») ne représente comme telle que le moment « holiste » de la réalité entière, qui réside dans le rapport, toujours renouvelé, que les actes singuliers entretiennent avec elle en étant informés par elle, en s’y orientant et en la reproduisant dans tous leurs accomplissements. Mon « holisme » consiste donc seulement dans la reconnaissance de ce moment de la totalité, et non pas comme tu sembles me le reprocher, dans l’identification de la réalité effective avec ce moment qu’elle comporte nécessairement, mais qui n’existe précisément comme moment que par rapport aux actes et dans les actes toujours singuliers qui l’« actualisent ».
Tout le problème ici, c’est que la compréhension dialectique part du rapport considéré comme premier, comme réel concret impliquant non seulement le sujet et l’objet, mais le mode et la forme de leur médiation (qu’elle ne réifie pas non plus, sous peine de se contredire et de se réduire en la plus vulgaire idéologie, puisque l’idéologie est justement cette réification ou « fétichisation » de la médiation - l’argent par exemple dans l’économie), et qu’elle refuse donc de substantialiser les termes, qui pour elle ne sont que des « moments ». Mais ces moments ne se constituent pas, miraculeusement, in actu et ex nihilo. Ils ne peuvent s’affirmer que dans le déploiement d’un héritage, d’un procès temporel (et pas forcément réflexif, historique) de formation et de transmission d’une structure qui dans sa richesse et sa particularité est toujours contingente. Je m’arrêterai sur cette tentative d’auto-justification, qui n’est pas la première que je t’adresse. Au fond, je crois que nos orientations théoriques profondes sont très largement incompatibles, ce qui a été longtemps masqué, en partie du moins - ou dans la radicalité de cette incompatibilité - par l’accord que nous trouvions dans nos orientations et prises de position politiques directes et dans la critique de l’utilitarisme. Et même si maintenant, j’en viens à situer, ontologiquement et épistémologiquement, la problématique de l’intérêt et la problématique du don en réciprocité formelle sur le même plan, cela n’empêche pas que sur ce même plan elles s’orientent de manière contraire. Si je situe, conceptuellement, ma démarche à un autre niveau que le tien, c’est quand même dans la même direction critique que toi que je m’efforce de la développer. On ne s’entend pas sur le point de départ, mais nos horizons restent proches, pourvu que nous fassions chacun de notre côté la mise au point qui convient à notre oeil particulier. J’arrête là-dessus, c’est de toute façon déjà beaucoup trop long. Je ne fais pas non plus l’effort de mieux arranger l’ordre et la cohérence interne de mes remarques, il ne s’agit que d’une lettre et non d’un article critique. En attendant une éventuelle réponse, je te réitère l’expression de mon amitié, qui n’a jamais été d’abord ni seulement théorique.
Post-scriptum : 12 janvier 1997
Ce commentaire est resté dans l’ordinateur depuis Noël. Je viens de le relire et de le corriger pour te l’envoyer demain. En me relisant, j’ai constaté qu’en argumentant sur ton texte, un mot s’était glissé dans ma critique : postmoderne. Je me rends compte maintenant que ce terme témoignait d’un soupçon, du sentiment encore vague d’une disparition peut-être irrémédiable de la sociologie qui me vient à travers la comparaison de ton texte et de nombreuses autres démarches contemporaines vers lesquelles tu glisses toi-même dans l’élargissement de tes références et les assimilations que tu y proposes : j’en retiens juste quelque unes : Schumpeter, Rawls, Latour, Dupuy, van Parish.
Je vois s’y dessiner une configuration qui n’est pas loin de ressembler à celle qu’a reconstruite François Dosse dans l’Empire du sens, où il t’a inclus en bonne place. Il s’agirait - en conformité directe avec l’évolution même de la réalité - de l’accentuation d’une rupture à portée ontologique et existentielle entre d’un côté le « monde du système » et de l’autre le « monde de la vie ». Or le monde du système n’est plus une société, c’est une intrication ou une imbrication de procès systémiques, de modalités opérationnelles autonomisées et autoréférencialisées, d’organisations de toutes sortes poursuivant toutes espèces d’objectifs particuliers, etc. Et le monde de la vie n’est pas non plus une société, mais un résidu de socialité, où toute intégration « verticale, politique, institutionnelle, tend à disparaître à travers sa propre transmutation en une multitude de procès et de régulations opérationnels, décisionnels et systémiques. Il devient effectivement un lieu de retrait et de refuge de l’activité symbolique centrée alors de plus en plus sur les individus (ou les personnes), leur intersubjectivité et leurs interrelations, leurs différences, etc., tout cela correspondant directement aux objets tels qu’ils sont construits par trente-six nouveaux paradigmes tantôt purement analytiques et formalistes (et tous finalement ontologiquement équivalents les uns aux autres à travers leur arbitraire), et tantôt »phénoménologiques« et »herméneutiques".
Mais, dans le flou ontologique et épistémologique qui baigne l’ensemble de ces démarches, et sous le bénéfice d’un même refus affiché de toute systématicité objective (seule n’importe plus que la cohérence logico-opérationnelle, à caractère strictement « méthodologique » et « subjectif »), le passage d’un pôle à l’autre se fait sans contradiction sous la forme de glissements généralisés d’un thème à un autre, d’une méthode à une autre, d’un style à un autre, d’une mode à une autre (Lipovetsky). La question est alors bien sûr celle qu’a vue Habermas : c’est qu’un tel monde de la vie, confronté à un tel monde du système, est évidemment voué à être entièrement colonisé par le monde du système - notamment à travers l’absorption progressive, par ce dernier, de l’univers symbolique et culturel et sa transmutation en un univers de la communication-information, de la publicité, de la simulation et du simulacre, et bientôt du virtuel.
Cette inquiétude est évidemment renforcée par l’analyse qu’il faut faire de la naissance même de la sociologie comme projet de connaissance théorique de la réalité sociale et de la société : sa coïncidence avec la problématisation réfléchie des fondements mêmes de la modernité sociétale, puis avec la recherche d’une orientation critique globale permettant de répondre de manière significative aux problèmes et contradictions qui se sont manifestés et déployés à l’intérieure d’elle - et qui sont désormais « gérés » de manière purement technique, sans la médiation d’aucune conception significative, normative et expressive-identiaire d’ensemble, à caractère encore « théorique ». La sociologie peut alors disparaître, se dissoudre dans la prolifération indifférente des paradigmes et l’arbitraire des rapports analogiques et métaphoriques qu’ils entretiennent entre eux (chacun peut alors tirer à lui tous les autres, comme l’effet d’une simple variation du « point de vue »), et c’est bien ce qui se passe. L’ultime refuge du sens, dans un univers collectif qui se transforme ainsi en pur environnement naturalisé, est alors l’individu et son expérience d’un destin existentiel solipsiste ... destin que la tentation est grande alors, si l’on refuse l’échappée mystique, de réduire lui aussi, par le biais de sa psychologisation et ultimement de sa biologisation, de sa neuronisation, etc., à une pure naturalité, appréhendée comme « complexité ». La postmodernité pourrait bien signifier alors la « revanche de l’Inde » contre l’« Occident ». La pensée critique assiste alors impuissante à la disparition de son propre lieu d’ancrage objectif et elle tombe à son tour dans l’illusion (celle de la « belle âme ») dans laquelle elle avait elle-même rejeté les formes de pensée qui l’avait précédée, lorsqu’au projet de l’esprit objectif (d’une objectivation de l’esprit) succède une immédiate objectivité sans esprit. À moins que ...?
Bribes de réponse à la critique de Michel Freitag,
par Alain Caillé
J’avais répondu assez longuement à l’époque (mais moins longuement que lui quand même, comme toujours…) à cette forte critique de Michel. Nous dialoguions depuis longtemps, en connivence amicale et théorique, mais sans jamais parvenir à nous entendre vraiment. Déjà pour une raison fort simple : j’avais (et ai toujours) beaucoup de mal à comprendre la plupart des élaborations théoriques de Michel dont la sophistication conceptuelle excédait de beaucoup mes faibles compétences philosophiques. Et je ne voyais pas trop pourquoi il fallait absolument « fonder » la sociologie sur une ontologie. Symétriquement, Michel avait beaucoup de mal à reconnaître le moindre intérêt aux démarches qui s’abstenaient d’un tel fondationnalisme. Son modèle était celui d’une sociologie philosophique à l’allemande, et il nous a offert en somme un équivalent post-hégélien de l’élaboration de Habermas. En peut-être plus puissant. Mais je ne suis pas sûr que cette aspiration à une position de surplomb sur l’histoire et le social, la visée d’un système, soit en définitive féconde.
Dans cette lettre Michel prend acte de ce que nos divergences théoriques sont plus fortes et inconciliables que ce qu’il avait longtemps cru. Cela ne nous aura pas empêché de mener bien des combats communs : contre l’utilitarisme et l’économicisme, bien sûr. Contre le scientisme et le fantasme d’une science sociale axiologiquement neutre, contre la dégradation de la démocratie etc. Restent, en effet, malgré tout, des divergences épistémologiques fondamentales qu’il serait intéressant d’approfondir. Je ne retrouve malheureusement pas ma réponse de l’époque, très probablement enfouie dans les tréfonds d’un vieux Mac. Ainsi, d’ailleurs, que la réponse à une autre lettre de Michel, dans laquelle il m’expliquait que l’ennemi véritable n’était pas l’utilitarisme (simple épiphénomène selon lui) mais le positivisme. Il faut remercier nos amis québecquois d’avoir réussi à exhumer cette lettre de Michel d’un de ses vieux ordinateurs à lui. Peut-être réussirai-je à faire de même de mon côté
En attendant, je vois bien qu’il me faut répondre à tout un ensemble de critiques du « paradigme du don », qui restent en attente : à celle, par exemple, et bien plus récemment, de Jean-Paul Warnier qui lui reproche de négliger le fait essentiel de la reproduction de la société (qui est au contraire, dois-je ajouter, au cœur des élaborations de Michel), ou à Étienne Autant qui croit nécessaire de substituer au paradigme du don celui du partage ou bien, à tout le moins, de compléter l’un par l’autre.
Pour en rester à la critique de Michel, je répondrai simplement que je suis épaté par sa sophistication conceptuelle mais que je me sens assez peu concerné par ce qu’il m’oppose. Michel met en avant en effet trois points essentiels qui sont autant de malentendus ou d’erreurs de lecture. Tout d’abord il m’impute une vision dichotomique de la distinction entre socialité primaire et socialité secondaire qui aboutirait à ne pas voir la présence du don et du symbolique au sein de la seconde. Or, c’est tout le contraire. C’est une fois qu’on a distingué les deux registres, qu’il est facile de montrer qu’au sein même de la socialité secondaire, dominée par l’impératif d’efficacité fonctionnelle impersonnelle, la logique du don, du symbolisme et de la socialité primaire est toujours fortement présente et efficace (comme le montre admirablement, par exemple, le dernier livre de Norbert Alter, Donner et prendre. La coopération en entreprises).
Par ailleurs, le paradigme du don, limité à l’opposition de la socialité primaire et de la socialité secondaire ne parviendrait pas à penser la société. C’est là encore se méprendre, puisque le paradigme du don affirme la coextensivité du don et du politique, le politique (ou le politico-religieux) étant le moment de l’institution d’une société – ou, mieux, d’une communauté politique déterminée – dans ses frontières spatiales et temporelles, par l’intégrale des dons et contredons, positifs et négatifs, des membres de la communauté.
Enfin, Michel concluait qu’en posant que les dons s’opèrent entre individus déjà pleinement constitués, le paradigme du don ne sort pas de limites de l’individualisme méthodologique et n’en représente en définitive qu’une variante. C’est faire un peu trop vite bon marché de ce que j’essaie de penser sous l’égide d’un « tiers paradigme », dont l’affirmation principielle est au contraire que le raisonnement sociologique ne peut procéder ni depuis la figure de l’individu déjà donné et autosuffisant (comme l’individualisme méthodologique), ni depuis celle de la » totalité sociale a priori » (comme Michel) puisque individu comme totalité sont des moments émergents de l’interaction et de l’interdépendance sociale générale.
On comprendra donc que nos échanges théoriques n’aient guère continué, même si l’amitié était toujours là. Ils tournaient trop, on le voit, au dialogue de sourds. C’est évidemment regrettable à plus d’un titre. Et notamment parce que nous conservions en commun, Michel et moi, l’aspiration à une sociologie (ou une science sociale générale), seule à même de faire pièce à l’utilitarisme, au positivisme et à l’économisme. Un tel souci n’est pas si répandu qu’on puisse se passer d’alliés. Encore faut-il s’entendre sur le statut d’une telle sociologie générale. Michel la voyait sous les allures d’un système général, ayant réponse à tout, auquel on ne pourrait qu’adhérer sauf à l’ignorer par méconnaissance. Le paradigme du don ne prétend au contraire nullement épuiser la réalité sociale et historique. Plus modestement, il entend avoir question à tout, organiser les questions de manière intelligible et partageable. Nullement éclectique, il se montre ainsi cependant accueillant à la diversité des approches, qu’il ne répudie pas a priori pour faute de non-conformité au dogme ou au système, mais dont il essaye de montrer comment et pourquoi elles gagneraient à être reformulées en termes de don , de politique, de symbolisme et de reconnaissance. Les mêmes catégories que l’on retrouve dans le système de Michel, mais maniées, disons, plus souplement.