Extraits de « Moi qui aimais le vent de l’histoire »

Quelques bonnes feuilles du nouveau recueil de Jean-Paul Rogues, « Moi qui aimais le vent de l’histoire », éditions INGED/MAUSS, 2020.
Présentation, préface d’Alain Caillé et commande au lien suivant :
http://www.journaldumauss.net/?Jean-Paul-Rogues-Moi-qui-aimais-le-vent-de-l-histoire

Mite hébétée

Je suis passée, je ne sais comment, près du gond de la grande porte, et je vole dans le vide pour ne pas tomber, j’avance déchiquetant l’air qui glisse ensuite sur mon corps que je sens talqué dans la brume laiteuse de ma conscience, je marmonne dans une langue naissante des encouragements, des milliers d’années s’effondrent peut-être brusquement, mais je ne connais rien de tel. Je ne vois pas au loin, dans ce déclin de lumière, je parais, brève étincelle opaque, avec l’air je cohabite, inclinée, dans la pâleur tremblante, je me hisse…

Moi qui…

Moi qui aimais le vent de l’histoire, Makhno, le Don, la Porte d’or, les Guerres du Caucase, moi qui aimais les longues marches, les pics neigeux qui déchirent les nuages et le soleil matinal au-dessus des brouillards mouvants et des vallées écrasées, moi qui aimais entrer au Carul cu bere quand les sculptures d’ours s’enfonçaient dans la neige, qui descendais avec les étudiants au bord de la Volga pour parler enfin de la vérité puisqu’elle avait un nom — quel privilège c’était —, moi qui bercé par le tram de la vieille Nijni regardais ahuri les fanfares et les marches et les traînards heureux, moi qui aimais ce qui, pensais-je, jamais ne se décolore : Noël à Pest, la Pest d’alors, bibliothèques, heureuses bibliothèques, la neige encore, la neige jusqu’à Debrecen et la Puszta pour laquelle je ne sais quel cœur il aurait fallu avoir, moi qui alors que le grand frigo vide de l’hôtel Russia, désormais passé outre, ronronnait vraiment comme un chat, moi qui voulais sortir la nuit quand ça ne se faisait pas, et qui se faisait engueuler par les déjournaïa de ne pas vouloir de leur thé et de leurs filles « qui peut laisser photo » Moi qui ! Ce n’était pas moi bien sûr. Qu’était-ce tout cela ? Qu’était-ce ? J’avais lu dans des livres que d’autres, avant moi, mieux que moi, qui les admirais et me réjouissais de leur formidable présence, que d’autres avaient touché de plus près ces choses et leurs avaient donné un nom ; il faudrait en parler sans cesse, se faire le destin des récits des autres et fêter cela avec les vivants et ceux qui hier l’étaient encore, êtres perdus laissés derrière les frontières, laissés à leur vies dans des langues que je ne comprenais pas, il en est certains que je ne reverrai pas, vodka, malheur sans rédemption, vies et destins dans des villes immenses où le même froid rappelle le passé… Et me voici au bord de la rivière que j’ai connue enfant, caillou frotté par le courant dont je prononce le nom qui s’en va. Tout de même ce que c’est d’être là !

Da Filippo

Nous étions assis au bar, face à notre image, un grand miroir nous donnait une idée de ce que nous étions. Je ne sais plus ce que nous savions, le vin coulait pétillant dans nos verres, heureux lui aussi d’exister, mince souffle porté à nos lèvres. Dans l’avenue déjà, il faisait presque nuit, c’est-à-dire que le jour restait encore un peu sous les arches. Pour m’isoler avec la vie, je n’ai rien trouvé de mieux que d’aller coudoyer les autres, inconnus, lycéens et vieillards, passagers de toutes choses ; si le Prologue entrait il vous dirait cela : la vie, le destin, le prix à payer pour le fleuve, le panzerotto et la pizza et cela suffirait. Il ajouterait cependant que le sort des humains n’est pas toujours d’errer, qu’il faut qu’Ulysse revienne ici, sale et fatigué et qu’il lui sera toujours servi quelque chose. Il était déjà tard, assez pour que les choses se dénudent, nous n’avions rien perdu, le pire pouvait passer, il nous ferait moins peur, le maître ­— formidable — mettait son bonnet, nous présentait courtoisement son épouse et nous poussait vers le large, chacun s’emportant avec soi, augmenté d’un peu du chacun des autres.

Pensée culinaire

J’ai mangé la langue du veau qui meugle ici en cyrillique
Et je vous assure que leur goût en est différent
– (bénis soient les veaux de me donner ainsi leur étonnement et leur martyre en vieux slavon) –
Les cèpes, certainement du Rila ou du Rhodope, ou du Pirin
Prononcer Pirine c’est important, ont plutôt ce goût effrité-humide du Balkan
Je sais que si l’on s’écarte un instant de la ville, on entend
distinctement le crissement du fusil sur la lame
Et novembre sent le chou.
–(bénis soient les cochons qui, dès le début, ont compris et qui entre-temps mangent ce qu’ils peuvent,
Bénis soient les cochons pour leur cris) —
Pas étonnant, dès lors, qu’une poétesse barbare ait arrangé un bouquet de couteaux pour son amant volage
Mais Aksinya Mihaïlova
Je vous lis à table. Est-ce vraiment l’endroit pour le faire ?
Mais Aksinya MihaÏlova
Votre amant est français !
Ah !... Odeur de suint et de fable qui gémissent sans fin au bord de la forêt.

Boire un whisky, poser ma veste

J’avais imaginé cette période comme un prolongement d’été dans une ferme du Plateau en altitude là où dans le dialogue avec le froid s’insinue toujours la méfiance. J’aurais jeté des bûches mélancoliques dans la cheminée en prenant soin d’écrire à mes amis de me rendre visite. Je pensais pouvoir rentrer, boire un whisky poser ma veste, me détendre ; mais rien ne s’est passé ainsi, le soleil n’est pas entré par la fenêtre pour caresser le volume de Grossman que j’avais emporté à cet effet et je n’ai pas comme lui marché à travers la forêt… ni « entendu dans son mutisme les morts qu’on pleure et la joie furieuse de vivre ». Non ! J’ai dû, je ne sais quand, commencer à me restreindre et prendre de petites gorgées, plus que jamais soumis à la chape atavique, chape à cette heure insupportable, chape noire et brune des jours d’hiver, quand les bourgeons semblent vouloir rentrer sous l’écorce, chape de ces instants où l’absence de solution devient évidence, où ce que le regard n’agrée pas en impose et que domine l’empêchement… Pourtant, pourtant, si j’accepte de ne pas me distraire, je la sens m’éduquer, m’élever parce que je la connais : douloureuse devise qui m’éloigne de l’effervescence ironique qui elle, laisse à l’opacité l’essentiel, botte en touche, rend les armes devant l’énigme.

Plaine de Thrace

Dans ce taxi, un déluge de ciel bas qu’attriste encore la plaine où le communisme a laissé ce qu’on croit être des ruines et qui n’en sont pas, des choses laides et sales restées là inachevées, des pans de Kolkhozes, le béton d’où sortent, hurlantes, tordues, des tiges d’immenses conduits boulonnés d’acier que la rouille dévore ; il suinte encore quelque chose de cette laideur qui à elle seule est menaçante. La Maritza charrie maintenant l’eau des égouts capitalistes, emportant ce gris huileux qui recouvre les herbes prisonnières qu’aucun orage ne pourrait vraiment laver. Il y a seulement un siècle, elle descendait si joyeusement des neiges du Rhodope, ensoleillée, essentiellement jeune, et digne de recevoir ce déluge de lumière des Balkans qui accédaient enfin à une liberté toute nouvelle. La plaine de Thrace repue d’ancienne violence semble ne pas respirer, comme si la beauté de la nature était à suspecter, et qu’il faille, elle aussi, la soumettre et l’humilier. Pour moi, sans doute, la peine est moindre, demain je serai parti laissant à mes amis ce masque de liberté que, ni eux ni moi, n’avons envie de porter, même si au fond nous nous montrons tout à fait serviles. Mais comment être volubile à voir ainsi la pluie tomber sur le Rhodope, arroser la cape d’un berger, sentinelle immémoriale d’un monde reparu dans l’urgence. La pluie oblique combat la lumière toujours possible, la grande lumière capable de tout, dont la respiration est aujourd’hui dispersée. La vie en retrait s’enferme dans le taxi, escamotée par des nuages épinglés à mi-pente, des nuages qui ne laissent rien voir de la neige dont je sais le Rhodope ébloui.

Emportant-emporté

On me portera humblement en terre, mais je ne sais en quelle saison. Ces derniers temps j’avais lâché, comprenant que je n’avais plus à m’inquiéter ; ici et là je prenais lentement des bains de lumière pendant que la jeunesse éternelle plongeait du haut des rochers. Cette semaine, j’ai même marché jusqu’au cimetière en souriant : les morts sont là depuis longtemps et c’est maintenant seulement que je converse avec eux. J’ai été si jeune si longtemps, il fallait bien que cela arrive, mais je n’ai pas peur, j’aime la vie. Je ne veux blesser personne, alors pas de ruissellement pianistique ni de noir labour qui ondule en courtes vagues sous le vent d’est, ni vallées où le froid s’obstine, ni craquement cartonneux de la neige d’autrefois qui comble le fond des gorges, nivelle les combes et recouvre les ruisseaux qui coulaient si joyeusement. Non rien de cela, un peu de silence, j’ai tant parlé que ma voix devrait résonner encore dans le souvenir de ceux qui seront là, et si par bonheur je me mettais à ne plus vivre vers la fin du printemps et qu’on entende les martinets, leurs cris vertigineux si haut parfois dans le ciel où ils restent un instant suspendus avant de se lancer vers les toits, si c’était ainsi, alors, mes amis — je ne sais qui sera là — s’écarteront de leur tristesse et lèveront les yeux. Il paraît que dans la ville où je vis désormais, des grillons réfugiés dans le plus ancien cimetière s’obstinent à maintenir un lien avec la nuit, avec ses étoiles que l’on ne voit plus mais qu’ils ne cessent d’appeler.

PS : Je n’ai pas senti la vieillesse se réveiller en moi, comme je ne suis pas parvenu à l’indifférence, assujetti certainement, rivière entre ses bords, emportant-emporté, souvent il fut décidé pour moi.

Les amis

Ce que nous faisions ? Il y avait peu à expliquer ; les courants sous-marins de la nuit portaient avec bonheur la maison éclairée par la lune et la gelée, cette nuit-là, tombait et nous n’en étions pas surpris. Nous étions là depuis longtemps, le rythme était trouvé : il suffisait de se faire confiance pour que tout soit reçu avec largesse, rien ne pouvait nous disloquer, le temps nous avait soutenu et distribuait pour le moment ses bienfaits ; et quant au matin nous dûmes nous séparer, rien ne fut dit qui ne fût ordinaire : « au revoir… à bientôt… » et déjà la voiture roulait entre les murets qui bordaient un ruisseau et qui dans cette tâche étaient soutenus par les frênes ; et l’eau coulait à l’infini sur l’herbe grise et jaune.

Avec Tomasz

Je me souviens de conversations à Varsovie, avec un ami polonais, et de nos interrogations : il y avait, derrière la maison de Nieporet, un canal et le soir en août d’énormes carpes sautaient. « Pourquoi les carpes sautent-elles, Jean-Paul ? » « Par saturation existentielle »... Quand il n’y a aucune raison, autant sauter, quitte à vivre au fond, à longueur de jours, autant apparaître éblouie dans cette unique lumière du soir et troubler les buveurs que nous sommes. « Et ta chienne pourquoi se roule-t-elle dans la merde ? » « Pour être à la mode ! » « Et les fourmis... » « tu sais bien que la plupart du temps elles s’organisent pour nous faire croire qu’elles ont un but ». Les papillons Schumannisaient irresponsables, sa pelouse refusait de pousser parce qu’il l’avait enfermée... La création, vodka aidant, échappait à nos lumières et devenait amie et si nous avions pu, comme les chenilles, sauter d’une herbe à l’autre, nous l’aurions fait volontiers. Sa fille avait vingt ans, dans la grande villa, les travaux n’étaient pas achevés, elle descendait un large escalier, sans rampe, dont la courbe donnait à l’essayage de sa robe de mariée, un lustre hollywoodien inégalable, plus encore elle s’adressait à nous dans un français si vertueux, si « diplomatique » et heureux, que son père cherchait mon regard pour être sûr que nous assistions bien à la même scène. Soirs d’été occupés de téléphonages à Tomsk, de tourbillons de poussière qui s’élevaient sur les chemins de campagne pour dominer la plaine et se dissiper en un souffle brûlant qui retombait sur la terre... La vie ? Avide-aléatoire, dissipée, partout réclamant la lumière qui ne voulait rien mais dont le magnétisme m’entraînait à l’est, là où l’immensité s’attrapait à la main

// Article publié le 18 avril 2020 Pour citer cet article : Jean-Paul Rogues , « Extraits de « Moi qui aimais le vent de l’histoire » », Revue du MAUSS permanente, 18 avril 2020 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Absence-de-prescriptions-extraits-1
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