(A propos de « Du mana au salut par la transformation du don. Durkheim, Mauss, Weber »). Réponse à la réponse (III)

Peut-on être incroyant ?

Réponse d’Etienne Autant à la réponse de François Gauthier.

Voir les articles précédents :
http://www.journaldumauss.net/spip.php?article804
http://www.journaldumauss.net/spip.php?article800

L’ouvrage de Park Jung Ho est disponible en ligne sur ce site (accès payant : http://www.journaldumauss.net/spip.php?article655).

Peut-on être incroyant ?

La question se veut provocatrice. La réponse dépend, me semble-il, des réalités que l’on place sous les mots. La difficulté des débats sur la religion provient souvent du fait que les interlocuteurs ne donnent pas le même sens à des mots tels que foi, croyance, religieux, religion, religiosité, d’où des malentendus. Il est en effet possible d’entendre ces mots au sens strict (stricto sensu) ou au sens large (largo sensu).

Le sens strict réserve ces termes aux relations que des personnes et des groupes humains estiment entretenir avec des êtres situés au-delà, en-dessous ou au-dessus du monde des hommes et dénommés, selon les cas, les esprits, les dieux, Dieu ou encore les êtres invisibles, surhumains ou surnaturels… Si l’on entend dans ce premier sens ce qui relève du domaine du religieux, alors oui il est possible de se dire incroyant dès lors que l’on pense que de tels êtres n’existent pas réellement.

François Gauthier, dans le débat que nous avons à propos du livre de Park Jung Ho, a une conception beaucoup plus large du religieux quand il écrit « On ne saurait rabattre le religieux sur la croyance en des entités invisibles ». Ainsi, pour lui, le bouddhisme Theravada et le confucianisme « qui ne postulent aucune divinité ou entité supérieure, sont bel et bien des religions ». Mais, justement, ce point fait débat, la question étant de savoir s’il s’agit là de religions ou seulement de sagesses ? Des auteurs, comme l’anthropologue Spiro, estiment que l’on peut considérer le bouddhisme comme une religion mais seulement parce que, pour la majorité de ceux qui le pratiquent en Asie, Bouddha est bien un être supérieur auquel on peut s’adresser pour obtenir aide et protection, à travers des rites, ce qui est la caractéristique de la religion entendue par lui « comme une institution qui régit, selon des modèles culturels, les relations des hommes avec les êtres surhumains dont la culture postule l’existence » (Spiro, p. 121).

Dans un article sur Le sacré hors religion, François Gauthier propose, à mon avis très opportunément, de faire une distinction entre le religieux, une religion et la religiosité, qui se situent à des niveaux différents. Il le fait en prenant ces mots dans leur sens large [Gauthier, 2008]. Pour lui :
- Le religieux est un système symbolique constitué des « croyances fondatrices et largement implicites de nos sociétés, tel le progrès ». Il me semble vrai qu’il y a bien dans toute société des croyances fondamentales, croyances qui ont été le plus souvent et très longtemps des croyances religieuses, incluant la référence à des êtres surhumains, mais ce n’est plus partout le cas aujourd’hui. Il existe donc un religieux au sens large qui inclut le religieux au sens strict mais le déborde. Pour ma part, pour éviter toute confusion, il me semblerait préférable de parler de « sacré » (dans le sens donné à ce mot par Durkheim) pour toutes les convictions fondamentales et de réserver le terme de « religieux » pour le religieux au sens strict. On pourrait alors parler du sacré comme pouvant être religieux ou séculier. Comme le note Gauthier, « qu’il puisse y avoir du sacré non-religieux, voilà une hypothèse que l’on retrouve déjà chez Durkheim. On y retrouve également l’idée suivant laquelle il reste du sacré dans les sociétés modernes. » [Gauthier 2008].
- Les religions, quant à elles, sont, pour François Gauthier, « des systèmes symboliques variablement institutionnalisés qui démontrent un certain degré de cohérence et de durabilité ». Prenant le terme au sens large, il considère le communisme et le fascisme comme des religions séculières, et il est vrai que ces idéologies, lorsqu’elles se traduisent en « régimes politiques », présentent des caractères communs avec les institutions religieuses (au sens strict) mais non leur caractère spécifique : la croyance aux entités invisibles. L’utilisation du même mot prête ici à confusion.
- La religiosité, pour François Gauthier, comporte la pratique « des exercices prescrits par la nébuleuse psycho-philo-spirituelle » et « une appropriation singulière et plus individualisée d’un système symbolique comportant une dimension religieuse ». Mais de quelle dimension religieuse s’agit-il ? Si cette dimension est entendue au sens large, comme fondement de la vie sociale, alors il n’est pas possible de se passer d’une forme ou d’une autre de religion. Dès lors on comprend pourquoi François Gauthier peut écrire « on ne saurait être incroyant (c’est moi qui souligne) dans la mesure où nous existons dans une culture qui, en son fondement même, est adossée sur une mouture particulière de l’arbitraire, de l’altérité. En ce sens le souhait d’Etienne Autant de trouver le sens de la vie dans la vie elle-même […] équivaut en fait…à une profession de foi dans la religion de l’époque : la vie mondaine et son projet de Soi autonome ».

Par contre, si la dimension religieuse de la religiosité est entendue dans le sens précis qui suppose la croyance dans des entités invisibles, il est possible de se passer de cette croyance et de se dire alors incroyant (ou sans religion). C’est le constat fait par le Dalaï-lama dans son livre Sagesse ancienne, monde moderne : « Je crois qu’il convient d’établir une distinction importante entre religion (entendue ici comme religiosité, c’est moi qui précise) et spiritualité. J’associe la religion avec la croyance au salut tel que le promet telle ou telle confession, en accord avec l’acceptation d’une réalité métaphysique ou surnaturelle pouvant éventuellement inclure l’idée de paradis ou de nirvana, et comprenant l’enseignement de dogmes, de rites et de prières. J’associe la spiritualité avec ces qualités de l’esprit humain - amour et compassion, patience, tolérance, pardon et sens de la responsabilité - qui apporte le bonheur à autrui en même temps qu’à soi-même. Alors que, tout comme les questions de nirvana et de salut sont directement liés à la foi religieuse, il n’en va pas nécessairement de même pour les qualités intérieures. Aussi il n’y a aucune raison pour que l’individu ne puisse les développer, même à un haut degré, sans avoir recours à un système de croyances religieuses ou métaphysiques. C’est pourquoi il m’arrive de dire que la religion est peut-être quelque chose dont on peut se passer. » [Dalaï-lama, 1999, p. 37]. Compte- tenu de cette distinction, je pense préférable de réserver le terme de « religiosité » à ce qui relève de la religion au sens où l’entend le Dalaï-lama.

Nous constatons ainsi qu’en fonction du sens donné aux mots, la question « peut-on être incroyant ? » peut recevoir des réponses opposées. Mais, quelle que soit la formulation, il reste à chercher pourquoi, dans une société donnée, et parfois dans une même famille, des personnes peuvent se dire croyantes et d’autres non ; de même on peut se demander ce qui se passe lorsqu’une personne cesse de croire dans la religion dans laquelle elle a été élevée et décide de se passer de religion ou dans le cas inverse. La plupart du temps les hommes reçoivent de leur milieu leur système de croyance (au sens large) qu’il soit religieux (au sens strict) ou non : la force des religions leur vient du fait que, malgré leurs invraisemblances, elles permettent d’espérer remédier à la finitude humaine, en cette vie et/ou dans une autre vie, en ayant recours à des entités supérieures ; ceci permet de comprendre pourquoi, habituellement, les personnes élevées dans une religion continuent d’y rester au moins en partie attachées toute leur vie. Inversement, celui qui n’a pas été élevé dans une religion peut, un jour, éprouver ce besoin d’échapper à la finitude et à une mort définitive et adopter alors une croyance religieuse (la conversion). C’est ce que la recherche, que j’ai tenté de mener dans ce but [Autant, 2003], m’a conduit à penser : l’acceptation ou non de la finitude humaine et de son corollaire, la mort, joue un grand rôle dans le choix de croire ou de ne pas croire lorsqu’il est fait de manière réfléchie.

Dans les échanges sur la religion, pour éviter toute ambiguïté, il importe de préciser le sens donné aux mots. Il me paraît important aussi d’être conscient qu’inévitablement les options des interlocuteurs interviennent sur leurs interprétations des faits. Le chercheur croyant, même s’il s’efforce, par méthode, de mettre entre parenthèses sa conviction personnelle, n’en doit pas moins, pour rester cohérent avec lui-même, aboutir à une interprétation des phénomènes religieux qui reste conciliable avec sa foi et puisse même, si possible, lui en fournir une confirmation ou un fondement d’ordre intellectuel. Il n’est donc pas neutre. De son côté le chercheur non croyant, parce que non-croyant, n’accorde pas de réalité objective au contenu de la foi religieuse. Il va, pour sa part, chercher une interprétation des phénomènes religieux ailleurs que dans les affirmations des croyants sur la réalité de ce contenu. Il n’est dès lors pas neutre non plus. Les recherches scientifiques sur les phénomènes religieux n’en demeurent pas moins nécessaires dans la mesure où, éclairant, de manière relativement objective, tel ou tel aspect du religieux, d’une religion ou de la religiosité, elles permettent de mieux les comprendre. Elles n’en dispensent pas pour autant d’avoir à se faire chacun sa propre opinion, opinion qui ne relève plus de la science mais d’un choix personnel. C’était le sens de ma question sur la portée du livre de Park Jung Ho.

Bibliographie

  • Autant Etienne, 2003, Vivre avec ou sans religion, et D’où viennent les religions, comprendre le phénomène religieux, Publibook, Paris.
  • Gauthier François, 2008, Revue du MAUSS permanente, 2 juin 2008 [en ligne], http://www.journaldu mauss.net/spip.php ?article372.
    2011 « (A propos de "Du mana au salut par la transformation du don, Durkheim, Mauss, Weber’’). Esquisse de réponse à Etienne Autant (II) », Revue du MAUSS permanente, 29 avril 2011 [en ligne], http://www.journaldu mauss.net/spip.php ?article804.
  • Dalaï-lama, 1999, Sagesse ancienne, monde moderne, Arthème Fayard, Paris.
  • Park Jung Ho, 2009, Don, mana et salut religieux. Durkheim, Mauss, Weber, Bibliothèque du MAUSS numérique, Paris, p. 10.
  • Spiro Melford E. 1972, « La religion : problèmes de définition et d’explication », in Essais d’anthropologie religieuse, Gallimard, Paris, p. 127.
// Article publié le 23 mai 2011 Pour citer cet article : Etienne Autant , « (A propos de « Du mana au salut par la transformation du don. Durkheim, Mauss, Weber »). Réponse à la réponse (III), Peut-on être incroyant ? », Revue du MAUSS permanente, 23 mai 2011 [en ligne].
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