Pour une Renaissance de la Renaissance, à propos de Renaissances. The One or the Many, de Jack Goody

Cambridge, Cambridge University Press, 2010.

Voici maintenant plus d’un demi-siècle que les sciences sociales sont marquées par l’influence de Jack Goody. Par-delà la variété des objets traités – famille, écriture, cuisine, fleurs, etc. -, l’anthropologue garde une ligne directrice, celle qui vise à comprendre l’impact des technologies tant matérielles qu’immatérielles sur l’activité et la pensée humaines. Depuis une quinzaine d’années, il est un contributeur majeur d’un courant intellectuel promis à un brillant avenir : l’histoire globale. Dans ses derniers livres, de L’Orient en Occident (1996, trad. fr. 1999) à The Eurasian Miracle (2009), en passant par Le Vol de l’histoire (2006, trad. fr. 2010), Goody n’a eu de cesse de remettre en cause le point de vue eurocentrique du monde, lequel a constitué, jusqu’à une date récente, le socle cognitif et observationnel tant du sens commun que du discours savant. La notion d’eurocentrisme, qui est une spécification de l’ethnocentrisme, n’est pas claire, voire désigne des choses strictement opposées. Pour les uns, est considérée comme « eurocentrique » l’idée d’une extension indue d’une entité occidentale à l’ensemble du monde – c’est par exemple la thèse que défendent Maxime Cervulle et Nick Rees-Roberts qui contestent le caractère universel de la notion d’homosexualité et critiquent les luttes qui s’adossent à une telle universalisation –, pour les autres à l’inverse, est « eurocentrique » l’idée d’un monopole occidental d’une entité, par exemple « l’amour », la « famille » ou « le capitalisme ». Dans un cas, la critique de l’eurocentrisme vise à mettre en évidence une extension indue – c’est ce que font les constructionnistes radicaux – dans l’autre, c’est la restriction, au contraire, qui est considérée comme illégitime. C’est cette deuxième critique que Goody adopte. Son rejet de l’eurocentrisme est la conséquence d’un élargissement tant spatial que temporel de son échelle d’observation. Ainsi, les propriétés qui étaient considérées, par exemple par Weber, comme inhérentes à l’Europe seraient, en réalité, celles de tout le continent eurasien, par opposition à l’Afrique. Goody refuse en effet tout « relativisme diffus », qu’il épingle chez Blaut, qui négligerait de rendre raison des différences de développement entre ces deux « continents ». Car, selon lui, le développement de l’Eurasie et de l’Afrique diffèrent dans leurs grandes lignes sous le double rapport des technologies matérielles – avec par exemple les usages différentiels de la charrue et de la houe – et immatérielles – avec, bien sûr, l’opposition entre l’écriture et l’oralité. Cette conception le conduit donc à envisager l’Eurasie d’une façon plus unifiée que ne pouvaient le faire bien des chercheurs qui ont primitivisé l’Orient en l’envisageant comme étant « statique », « arriéré », « despotique », etc., le Goody des débuts ayant d’ailleurs contribué à cette vision primitivisante, comme il le confesse une nouvelle fois dans cet ouvrage.

Cette unité de civilisation de l’Eurasie, Goody l’a mise à l’épreuve à de nombreuses reprises. Renaissances constitue le dernier terrain de cette exploration. Dans cet ouvrage, l’auteur cherche à répondre à la question suivante : la Renaissance telle que nous l’avons connue en Europe est-elle un phénomène unique ou non ? Et si elle n’est pas un phénomène unique, pourquoi et dans quelle mesure ?
Avant d’élaborer sa comparaison, Goody commence par définir ce qu’il entend par Renaissance, telle qu’elle a pu se manifester dans l’Italie du xve siècle pour se diffuser par la suite dans le reste de l’Europe. Pour lui, la Renaissance européenne représente à la fois une jonction et une rupture : jonction avec l’époque antique, d’une part, et rupture avec le Moyen-Âge chrétien, d’autre part. Mais cette jonction et cette rupture sont les deux facettes d’un même fait. En effet, le retour au passé antique est une façon de prendre ses distances avec le christianisme. C’est ce double mouvement qui a permis à l’Europe d’aller de l’avant. Goody considère en effet que non seulement le christianisme n’a pas ouvert la voie à la modernité, comme certains le défendent, mais a contribué à l’effondrement de la culture urbaine pendant mille ans. Aussi défend-il l’idée qu’il n’y a pas de relation de continuité entre l’Antiquité, la féodalité, la Renaissance et la modernité, chaque étape menant à la suivante selon un processus que Goody qualifie de téléologique, mais bien une rupture entre l’époque féodale chrétienne et la Renaissance. S’agissant du monde de la connaissance, le christianisme a freiné le savoir en ayant la mainmise sur l’enseignement et en mettant l’accent sur les seuls contenus religieux.

Ce n’est certes pas la première fois que Goody place au cœur de son analyse le christianisme. Dans L’Évolution du mariage et de la famille en Europe, il avait montré à quel point les structures familiales avaient été modelées par des interdits ecclésiaux qui avaient pour conséquence de capter d’énormes quantités de capital. Pour autant, jamais Goody n’essentialise le christianisme en le traitant en lui-même et pour lui-même. Cette religion est en effet toujours considérée comme une religion abrahamique : judaïsme, christianisme et islam sont ainsi mis sur le même plan.

Renaissance et christianisme

D’abord, étant monothéistes, ces religions manifestent une tendance hégémonique. Ensuite, elles se caractérisent par une méfiance importante à l’égard des représentations du monde. Cette méfiance se manifeste notamment dans le domaine artistique. Le christianisme primitif était iconophobe ; l’islam l’est encore aujourd’hui pour une large part (même si la tradition de la miniature, avec l’influence indienne, tente de contourner l’interdit) – ; c’est aussi vrai du judaïsme d’avant l’émancipation. Mais cette méfiance se manifeste aussi, affirme Goody, dans l’hostilité aux sciences expérimentales qui requièrent qu’on ne se contente pas des réponses de Dieu. Par exemple, la connaissance anatomique, impliquant des dissections, a souvent rencontré l’hostilité des religions abrahamiques. Et, enfin, si les religions abrahamiques encouragent toutes un retour au passé, celui-ci prend généralement la forme d’une orthodoxie : c’est la parole de Dieu qu’il s’agit de retrouver. Le retour à l’Antiquité opéré au cours de la Renaissance européenne permit justement de rompre avec la tendance hégémonique du monothéisme de la religion abrahamique chrétienne.
Goody entend montrer également à quel point la Renaissance européenne n’a pas été un processus auto-engendré. Elle a notamment été alimentée par les contributions des mondes islamique, indien, juif et chinois, contributions qu’il examine en détail dans l’ouvrage. Or, constate Goody, l’histoire eurocentrique n’a cessé de faire le lien entre le monde antique et la Renaissance en escamotant le fait que l’Europe ne saurait détenir un monopole de l’héritage gréco-latin. Celui-ci a été largement relayé par le monde islamique, bien avant la Renaissance européenne, et s’est mêlé aux contributions propres de l’islam, depuis le Moyen-Orient jusqu’à l’Espagne musulmane, lesquelles sont considérables, tout particulièrement dans le domaine médical et, plus généralement, scientifique.

Ce qui fut unique dans la Renaissance européenne, ce n’était certainement pas son « esprit » [Weber, NDLR] ni son « génie » [Marc Augé, NDLR] – termes qui encouragent l’essentialisme –, ce fut d’abord l’institutionnalisation des savoirs et des enseignements laïques. Ce fut là sa singularité. Le monde islamique ne connut pas une telle institutionnalisation. En effet si les avancées scientifiques eurent des périodes extraordinairement florissantes, elles ne connurent pas leur sanctuarisation dans des institutions profanes. Pour Goody, cette non-institutionnalisation fut son maillon faible.

Ce qui singularisa également la Renaissance européenne fut l’amplitude de ce avec quoi elle avait à rompre, à savoir mille ans d’hégémonie chrétienne. Ici, les médiévistes peuvent froncer les sourcils : envisager le Moyen-Âge de cette façon, n’est-ce pas opérer un retour aux vieilles conceptions des XVIIIe et XIXe siècles qui avaient coutume de disqualifier cette période comme étant « arriérée » ?

Élargir le spectre historico-géographique

Pour répondre à cette question, Goody élargit le spectre de son observation à l’ensemble de l’Eurasie : ce faisant, il coupe très largement l’herbe sous le pied des critiques qui n’ont pas l’habitude de raisonner à cette échelle, du fait notamment des divisions académiques. Or Goody considère que l’Eurasie est un cadre expérimental idéal car elle rassemble des sociétés urbaines à écritures très comparables sous la plupart des rapports pertinents. Que constate-t-il ? Le cours des événements, par exemple en Chine, a été caractérisé par une continuité bien plus grande qu’en Europe. Si la Chine a constamment connu des retours au passé notamment avec Confucius – mais cette possibilité de « retour à » caractérise toutes les sociétés à littératie –, elle n’a pas subi de rupture fracassante comme cela a été le cas dans la Renaissance européenne. La cause principale avancée par Goody est que la Chine n’a jamais connu de religion monothéiste hégémonique, comme cela a été le cas avec les religions abrahamiques. Le polythéisme est par nature pluraliste, moins hégémonique. Celui-ci autorise donc une certaine forme de liberté. C’est la raison pour laquelle la Chine n’a jamais été confrontée aux blocages qui ont caractérisé l’Europe pendant une très longue période. Partant, les avancées aussi bien dans le domaine scientifique qu’artistique ont été considérables et, surtout, continues. Ainsi par exemple, alors que le paysage a été le genre noble par excellence en Chine depuis de nombreux siècles, il faut attendre le début du XVIe siècle pour trouver un paysage totalement profane dans la peinture européenne. Dans le domaine des sciences, les contributions de la Chine furent décisives pour l’humanité tout entière. C’est dans ce pays que sont nés le papier et l’imprimerie, deux inventions qui changèrent radicalement le monde en facilitant la diffusion de l’information en masse et à bas prix. La culture urbaine y est allée toujours croissant, se développant continuellement sans période d’arrêt ou de régression spectaculaires. Au XVIIIe siècle, c’est la Chine qui abrite les plus grandes villes du monde. En bref, s’il n’y a pas eu de « Renaissance » en Chine, c’est essentiellement, pense Goody, parce que la Chine n’a jamais connu la régression à laquelle l’Europe a été confrontée. Cette continuité lui a procuré, à l’échelle mondiale, une position d’excellence pendant de nombreux siècles, même si l’Occident a pris l’avantage à l’époque moderne. Mais cette position n’est que le moment d’un mouvement de balancier qui, à l’échelle eurasienne, favorise tantôt l’Orient, tantôt l’Occident. Les développements spectaculaires de la Chine contemporaine n’ont par conséquent rien pour surprendre. Ils sont, pour ainsi dire, un retour à une situation « normale », ou en tout cas tout à fait habituelle sur la longue durée.

L’exposé de Goody est riche d’enseignements. D’abord il nous invite à changer nos manières de raisonner en faisant varier au maximum les focales historico-géographiques. Ces variations de focale permettent d’éviter la formulation de déclarations constructionnistes fracassantes qui ont pour point commun de tout faire naître en Europe. Or non : le scepticisme, l’individu, l’amour, la science, la démocratie ne sont en rien des inventions européennes. Le refus de la continuité téléologique entre antiquité, féodalité, renaissance et modernité est lourd de conséquences. Ainsi par exemple on peut faire le pari que l’évolution du statut social de l’artiste qu’on tient généralement pour une « construction sociale récente » est au moins partiellement un artefact eurocentrique. En effet, un raisonnement à l’échelle eurasienne permettrait sans aucun doute possible de corriger une telle présentation en évitant le biais téléologique.

L’antinomie faussée de la raison et de la foi

Les thèses de Goody ne sont toutefois pas à l’abri de la critique. Comme tous les travaux importants, ils soulèvent des interrogations, voire des objections. Ainsi, Goody a tendance à opposer d’une façon trop radicale, malgré les nuances qu’il apporte aussi, raison et foi, rationalité et religiosité, comme si les deux étaient totalement antinomiques et recouvraient deux catégories de faits parfaitement étanches. Geoffrey Lloyd, dans ce domaine, paraît avoir une vision moins tranchée, même si Goody ne cesse de faire preuve d’une grande prudence. D’une part, de nombreux scientifiques ont été et sont croyants. Les grands pays scientifiques actuels – à commencer bien sûr par les États-Unis – sont aussi ceux qui dans le même temps ont un lien très fort avec la religion. L’Arabie Saoudite, qui est un des pays au monde où l’emprise de la religion est la plus grande dans la vie de tous les jours, est aussi celui qui vient de mettre dix milliards de dollars sur la table pour fonder une institution d’enseignement et de recherche scientifique de niveau international (Kaust) : il n’y a pas forcément d’incompatibilité absolue entre raison et foi car le discours religieux est infiniment plastique : il s’accommode d’à peu près tout, tout lui profite, jusqu’aux descriptions scientifiques de l’inouïe complexité du monde qui peuvent renforcer le sentiment que Dieu existe. S’il est vrai que les propositions de la science se sont heurtées souvent aux thèses de la religion d’une façon violente dans l’histoire, il est tout aussi vrai que la montée en puissance de la science depuis la Renaissance ne s’est pas du tout caractérisée par une disparition de la religion. Tout au contraire, à l’échelle mondiale, le christianisme ne cesse de gagner des points. Religion et science peuvent parfaitement prospérer ensemble.

La plasticité de la religion n’a par ailleurs d’égale que la plasticité de la pratique artistique. Goody a tendance à considérer que l’art dès lors qu’il n’a plus été sous l’emprise de la religion a été « libéré », et est devenu en quelque sorte lui-même. S’il ne fait pas de doute que dans bien des domaines la création artistique a su prospérer sur cette liberté, il faut ajouter aussitôt que l’emprise du christianisme sur l’art occidental ne l’a absolument pas empêché d’accéder à la grandeur. Le basculement de l’hétéronomie à l’autonomie – si tant est qu’une telle expression ait un sens, ce dont je doute – ne peut absolument pas se caractériser par une montée continue en qualité. Les contextes les plus contraints peuvent bizarrement contribuer à des productions de très grande valeur et certains sommets de l’art, comme le rappelait à juste titre Paul Feyerabend, ont été produits dans des conditions d’hétéronomie totale, comme si l’art de valeur, par une sorte de ruse de l’histoire, pouvait s’accommoder de n’importe quelle « niche écologique ». Même si cela heurte notre sensibilité libertaire, on est bien obligé de reconnaître que la qualité de l’art n’est jamais facilement indexable sur le degré de liberté qui a caractérisé ses conditions d’émergence.

Par ailleurs, il est sans doute faux de penser que la raison est toujours du côté de la raison scientifique. Ian Hacking rappelait opportunément qu’on avait tué les sorcières au nom de la raison. Quiconque a étudié les théories scientifiques de la sexualité au XIXe siècle sait bien que la raison y a peu de place : elle est un défi permanent à la bonne volonté de l’anthropologue symétrique ! Et c’est encore au nom de la raison savante que les sociétés se sont laissé imposer l’énergie nucléaire (c’est un exemple). À aucun moment Goody ne remet en question la légitimité de la raison savante. Or le rapport à la science peut lui aussi relever d’une forme de foi, laquelle peut ne pas nécessairement être « raisonnable ». Cette vision largement dichotomisante entre raison et foi conduit l’anthropologue à des considérations qu’on pourrait qualifier d’épistémocentriques, tout particulièrement lorsqu’il évoque le « surnaturel » comme une entité stable. Selon Goody, l’approche scientifique se caractérise par un rejet des entités « surnaturelles ». Le Philippe Descola de Par-delà nature et culture nous a appris à nous méfier de tels termes dont le sens renvoie moins à une classe d’événements définis qu’à une disjonction des cosmologies respectives de l’observateur et de l’observé. Parler de « surnaturalité » des êtres d’une culture autre, c’est avant tout manifester le fait qu’on n’appartient pas à cette culture. Le fait de prendre appui sur la distribution entre nature et surnature produite par l’histoire n’explique pas le principe de la distribution. Tout au plus le fait-il fonctionner.

Par ailleurs, Goody a tendance à ne pas prendre tout à fait en considération le point de vue des acteurs. Il est des occurrences historiques où la question de savoir ce que vaut un « retour à » se pose d’une façon particulièrement aiguë. Prenons un exemple. Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, un vaste mouvement de « renaissance » a eu lieu dans l’art occidental, celui de la musique « baroque ». Tous les ingrédients étaient présents : retour aux partitions originales, exécution à l’ancienne, etc. Mais le caractère « novateur » de ce mouvement n’était pas donné d’avance. Il a fait l’objet d’une controverse. Des gens importants du monde de la musique voyaient ce mouvement d’un mauvais œil. Boulez le considérait comme une folie petite bourgeoise conservatrice. Le statut de novation ou de « renaissance » n’est pas a priori stable. À un moment donné, plus personne ne savait qui était « moderne » parce que des définitions concurrentes de la modernité s’affrontaient. Pour les uns, être moderne c’était jouer sur pianoforte, pour les autres c’était jouer sur Steinway. Ce fut l’objet d’une vaste dispute. Si celle-ci a fait l’objet d’une stabilisation, cela ne veut pas dire pour autant qu’elle n’a pas eu lieu. Or de cela Goody ne parle pas. Le problème avec ces concepts est qu’ils ne sont pas seulement classificatoires. Ils sont aussi évaluatifs, d’où les controverses échevelées qui visent à qualifier les événements.

L’utilitarisme comme téléologie ?

Pour finir, on peut dire que Goody a une vision généralement positive du capitalisme. Il ne le considère jamais comme étant, au minimum, ambivalent, à la fois porteur d’échanges, marchands comme non marchands, mais aussi de régression. Tout se passe comme si son récit de l’histoire visait à rendre toute l’Eurasie « capable » de capitalisme. Si le retour vers le passé dans le domaine religieux est toujours envisagé de façon négative, jamais le bond en avant dans la modernité capitaliste n’est envisagé avec circonspection : or cette réalité est tout aussi ambivalente. Comme peut être ambivalente, à mon sens, l’idée d’envisager toute production culturelle comme une « contribution » d’une société dans le cadre d’une gigantesque compétition mondiale. On peut en effet se demander si l’indispensable effort visant à prendre en considération toutes les « contributions » des sociétés non occidentales n’a pas aussi pour conséquence de ratifier d’une façon sous-jacente le fait que ce que propose une société a nécessairement pour vocation d’être évalué à l’aune de sa productivité contributive. Cette évaluation produit un effet d’écrasement puisque, à la manière du QI selon Stephen Jay-Gould, elle rabat tout sur un axe unilinéraire, celui du caractère « avancé », « développé », ou non, d’une société sur l’axe de la culture urbaine et du capitalisme. Évidemment, dans un tel cadre, l’Afrique ne peut plus être définie que négativement, c’est-à-dire comme étant caractérisée par des « anomalies » de « développement ». Ce risque est impliqué par la démarche comparatiste de Goody, lequel n’envisage pas toujours une pluralité d’angles sous lesquels il serait possible de « réussir » ou de « contribuer ». La critique vaudrait sans doute pour l’opposition entre « écriture » et « oralité », cette dernière étant souvent définie de façon négative, comme l’a constaté Jean-Pierre Terrail, même si Goody est le premier à considérer les cultures orales comme parfaitement dynamiques et non perpétuellement tournées vers des « traditions ancestrales » comme on l’a longtemps pensé, et comme il s’en explique dans son tout dernier livre Myth, Ritual and the Oral.

Reste la question cruciale de savoir si les acteurs ordinaires seraient susceptibles d’accepter les propositions de Goody. Hacking considérait comme essentiel le fait que les théories des sciences sociales sonnent juste aux yeux de ceux qui en sont l’objet. Il n’est pas certain que juifs, catholiques et musulmans se reconnaissent dans l’entité abrahamique qui, si elle a son fondement historique et théologique, n’a d’unité pragmatique que ce que les acteurs sont susceptibles de lui allouer. Il est en outre permis de douter que les membres de ces religions voient d’un œil favorable la thèse qui considère leur religion comme étant le principal frein, voire le seul, à l’évolution des civilisations dans le domaine des arts et des sciences, tant en Occident qu’en Orient…

Je m’empresse de préciser que ces quelques remarques n’enlèvent strictement rien, à mon sens, à la très grande valeur de cet ouvrage qui est passionnant de bout en bout. Si la qualité d’un livre se définit moins par sa capacité à susciter une adhésion aussi immédiate que béate que par son pouvoir de faire réfléchir ses lecteurs, alors il ne fait nul doute que celle de Renaissances est très grande.

Références

BLAUT, James, 1993, The Colonizer’s Model of the World : Geographical Diffusionism and Eurocentric History, New York, Londres, The Guilford Press.
CERVULLE, Maxime et Nick Rees-Roberts, 2010, Homo Exoticus. Race, classe et critique queer, Paris, PUF.
FEYERABEND, Paul, [1987] 1996, Adieu la raison, Points-Seuil.
HACKING, Ian, [1999] 2001, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi  ?, Paris, La Découverte.
LLOYD, Geoffrey, [1990] 1996, Pour en finir avec les mentalités, Paris, La Découverte.
DESCOLA, Philippe, 2005, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard.
GOODY, Jack, Myth, Ritual and the Oral, 2010, Cambridge, Cambridge University Press.
GOULD, Stephen Jay, La Mal-Mesure de l’homme, [1986] 1997, Paris, Odile Jacob.
TERRAIL, Jean-Pierre, 2009, De l’Oralité. Essai sur l’égalité des intelligences, Paris, La Dispute.

// Article publié le 24 janvier 2011 Pour citer cet article : Pierre Verdrager , « Pour une Renaissance de la Renaissance, à propos de Renaissances. The One or the Many, de Jack Goody », Revue du MAUSS permanente, 24 janvier 2011 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Pour-une-Renaissance-de-la
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