Jérôme Englebert & Grégory Cormann, Le cas Jonas. Essai de phénoménologie clinique et criminologique
Jérôme Englebert & Grégory Cormann, Le cas Jonas. Essai de phénoménologie clinique et criminologique, Paris, Hermann, 2021, 145 pages. Prix : 19 €. ISBN : 1 037 006 259.
Ce livre est le fruit de deux auteurs : Jérôme Englebert et Gregory Cormann. Le premier, psychologue, le second philosophe, s’allient dans la production du Cas Jonas. En filiation directe avec l’œuvre de Mauss et ses continuations cliniques, cet essai allie une perspective phénoménologique et une réflexion criminologique. Les deux chercheurs, collaborateurs de longue date, déplient, chapitre par chapitre, les enjeux parcourant la vie de Jonas. Ainsi, ils décryptent, « dans l’esprit de Mauss,[…]les manières dont un corps impuissant devient capable de faire un certain nombre de choses de manière efficace » (p.13).
Ce dernier est un sexagénaire dont la vie a été rythmée et quadrillée autour de Germaine, sa maman. Quand elle meurt, à 94 ans, Jonas voit son moteur tourner à vide. Il s’enfonce dans l’alcool, prend les médicaments de sa mère, et observe sa vie dériver. Un soir, ivre, il écrit un projet de testament. Son fils s’en rend compte, s’énerve, et une bagarre éclate. La femme de Jonas appelle la police. Quand la police arrive sur place, Jonas sort son fusil de chasse et, sur le pas de la porte, tire dans le vide. Jonas est incarcéré et, rapidement, se retrouve dans le bureau d’Englebert.
Ensorcelant Jonas pour en faire un cas, Cormann et Englebert s’élancent dans l’essai avec pour ligne de fond les remarques maussiennes dans les dernières pages de son Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos. Étude de morphologie sociale : le cas permet le dévoilement, par son effet grossissant, amplifiant, de lignes de compréhension excédant les limites du cas.Lecas Jonaspropose une démarche compréhensive épaisse s’opposant à la maigreur du lien causal qui poserait le passage à l’acte comme seul explicateur de Jonas.
Les conditions des déterritorialisations du cas sont posées. Car c’est bien ce qu’Englebert et Cormann se proposent d’organiser. Il s’agit de procéder à un arrachage du cas à son ancrage explicatif pour l’arrimer à une multiplicité de cadres théoriques. L’essai procède par tournoiement, par projections, par escales : il propose une aventure épistémologique cheminant en cinq parties.
La première partie prend les vêtements de la psychopathologie phéno-éthologique d’Englebert pour comprendre comment Jonas peut être compris comme untypus melancholicus qui à l’occasion de la mort de sa maman bascule dans la mélancolie. La seconde ôte la morbidité de Jonas pour considérer l’acte du coup de feu comme un actegénétique. Affinant un article de 2016 opérationnalisant lesquestions de méthodede Sartre, les auteurs comprennent Jonas comme pris dans un complexe matériel et existentiel inextricable dont il s’arrache par le coup de feu. L’acte est ainsi comprisen situationgénérant une reterritorialisation corporelle à l’aide d’une action désespérée arrivantin extremis. La troisième partie discute le choc à travers la mise en relation de l’épilepsie et du territoire. Les auteurs passent par l’éthologie de Demaret pour comprendre la crise d’épilepsie comme refuge, comme un acte ultime de reterritorialisation. Alors, Jonas le mélancolique n’est nulle part chez lui et sa crise ou, comme la psychopathologie l’appelle, son raptus est son acte de territorialisation excessif (p.79). Les auteurs font remarquer que ces crises rappellent les thérapies par électrochocs ayant des résultats excellents auprès des mélancoliques, mais qui leur sont refusées pour des raisons sociales. Ainsi, l’essai met en avant unephénoménologie clinique du chocmontrant que le mélancolique est un sujet à la recherche d’un choc qu’on ne cesse de lui refuser(p.80). La quatrième partie prend appui sur le choc,mais à partir de nouveaux oripeaux, Jonas est maintenant lu par le prisme du film Demolition (réal. Jean-Marc Vallée, 2015). Interrogeant les manières dont on se dote d’un corps et des puissances d’agir à travers les outils, les techniques et l’héritage, ce chapitre donne un aperçu de la méthode de l’essai qui procède par la connexion de parties sans liens. Le film et Jonas ne devraient pas se retrouver et, pourtant, l’assemblage hétérogène produit une compréhension plus vaste duCas Jonasdésormais{}inaliénable de Demolition. Cinquièmement, Jonas en arrive presque à deveniramok. Avec Devereux, l’amok est compris selon le modèle d’inconduite comme une façonconvenable d’être fou (p.112). Au croisement de l’anthropologie maussienne et de l’ethnopsychiatrie de Devereux, le désir de mort est compris comme un modèle d’inconduite dont Jonas se tire en courant l’amok. Lisant le modèle du potlatch comme une forme de violence exorcisée en relation par le rituel, l’amokest compris comme une manière extrême d’entrer en relation, comme une intense respiration sociale tentant de conjurer les violences sociales par un acte en apparence désespéré produit dans ce que Mauss appellerait un « état panique » (p.115).
Cinq parties, cinq tours de Jonas. À défaut d’expliquer le tournoiement opéré par l’essai, il s’agit de se demander à quoi sert de procéder ainsi ? Est-ce que l’aventure épistémologique n’était en fait qu’une balade pédante ? Pour répondre, il faut discerner les lignes qui coulent à travers les chapitres. Ce serait une erreur de penser les chapitres comme des modèles comprenant, chacun, « un peu, mais pas tout ». Jonas n’est pas un éléphant, nous ne sommes pas aveugles. Pour saisir les lignes filant sur l’essai, il faut comprendre ce qui fait liens entre des postures théoriques sans liens. Posant la question : qu’est-ce que Judith Butler et Jérôme Englebert ont en commun ? Assumant la réponse : rien, la force du Cas Jonas réside dans le tissage de liens entre des éléments qui ne se causent pas les uns les autres, mais qui marchent ensemble. Les emboitements engendrent un essai qui fonctionne en même temps qu’il s’emboite. C’est ainsi queLe cas Jonas fonctionne et délivre son plein potentiel et harmonise des postures théoriques dissonantes par leurs mises en situation, par leurs territorialisations, par leurs chocs.
Cette harmonisation permet alors de donner à Jonas ou au moins auCas Jonas, un coup de feu comme acte de liberté ou de libération. Un acte qui comprend comment se constitue le changement et répond à la question centrale du livre, posée par Rousseau en exergue du livre, « Comment ce changement s’est-il fait ? »(p.7). C’est à cela que sert le kaléidoscope des deux chercheurs. Leur étude attrape brillamment ce qui constitue le changement, l’essai creuse et fait tournoyer le moment du changement pour lui restituer une polyvocité. À ce titre, Le casJonas est un ouvrage d’une grande importance pour la continuation des recherches sur les instants de rupture, d’emportement, trop vite expliqués ou compris à l’aide de modèles trop rodés, trop liés.
Finissons sur la belle postface d’Hubert Wykretowicz qui rend à bien des égards justice à Jonas en le comparant à un corsaire (nouvelle et dernière transformation du livre). Jonas serait, après son coup de feu, pris dans une variation imaginative (p.132) assurée par la multiplication des cadrages théoriques qui invite à lire une destinée qui prend le large (p.132). À ce commentaire, il s’agit d’ajouter que si Jonas est corsaire, ce n’est jamais qu’en tant que Cas et qu’il a pour fidèle capitaine et compagnon Grégory Cormann et Jérôme Englebert. En effet, nous ne pouvons ignorer que nos deux auteurs font voguer Jonas, modèlent son récit et lui rendent une âme. Le Cas Jonas est une affaire de corsaire, peut-être, mais un corsaire navigue rarement seul.