Catherine Liu, Le Monopole de la vertu – Contre la classe managériale, Paris, Allia, 2022.
Catherine Liu, Le Monopole de la vertu – Contre la classe managériale (traduit de l’anglais par Olivier Borre & Dario Rudy), Paris, Allia, 2022, 128 p.
En France, dans les nombreux débats médiatiques autour du wokisme et de la cancel culture, il est souvent question de l’importation de phénomènes venus des États-Unis après que ceux-ci eurent acclimaté à leur manière la French Theory. Pour que le panorama de ces aller-retours transatlantiques soient complets, il serait opportun que le public francophone puisse disposer de la traduction des ouvrages états-uniens qui font un pas de côté par rapport à ces débats binaires et biaisés. Malheureusement, ils sont, pour l’heure, peu nombreux [1]. Il faut donc se réjouir de la traduction du présent essai. Son auteur dirige le Centre pour les Sciences humaines de l’université d’Irvine (Californie) et enseigne au département des études cinématographiques et visuelles : c’est son premier livre traduit en français.
La notion de Professional Managerial Class a été forgée en 1977 par John et Barbara Ehrenreich pour désigner une classe supérieure de travailleurs intellectuels salariés et diplômés ne possédant pas les moyens de production ; elle n’a pas de correspondance dans le vocabulaire sociologique français. En termes démographiques, elle est, en gros, l’équivalent des « Cadres et professions intellectuelles supérieures » (CPIS) des catégories socioprofessionnelles de l’INSEE et c’est pour cela que cet acronyme est employé par les traducteurs. D’emblée, Catherine Liu souligne la « nature polémique » de sa « présentation succincte de la classe managériale » et affirme avec force : « Pour vaincre les politiques réactionnaires qui se cachent sous le masque du populisme, il nous faut mener à gauche une lutte des classes contre les CPIS et refuser cette politique des identités qui leur permet d’exhiber leur vertu. » Elle s’attaque donc aux « principes moraux » dont se réclame cette classe managériale afin de « revenir à une politique et à des mesures vraiment socialistes ». Elle examine successivement la situation dans les universités au prisme du célèbre article canular d’Alan Sokal dans Social Text pour constater que ce dernier « a échoué à mettre fin à la prolifération d’axes de recherches post-structuralistes anhistoriques et américano-centrées au sein des sciences humaines » [2]. Puis elle se consacre à un aperçu de la manière dont, dit-elle, les CPIS font des enfants, lisent un livre et font l’amour. C’est dans cette dernière partie qu’elle est la plus convaincante et la plus inspirée : elle y dénonce, entre autres, le puritanisme américain et comment l’administration Obama fit de la lutte contre les violences sexuelles sur les campus une cause prioritaire (quid du monde du travail ?) au détriment de la promotion d’une assurance santé pour le plus grand nombre ou de la régulation des marchés financiers, des banques, des grands groupes pharmaceutiques, des compagnies pétrolières, etc. Bref, comment on installa une « panique morale » nationale relatée à coups d’articles ou de reportages sensationnalistes dans tous les médias au lieu de mettre en œuvre une politique économique redistributive bénéfique aux classes moyennes et populaires. Laissons-lui le mot de la fin : « Si la droite représente un obstacle constant à toute redistribution sociale à grande échelle, dans les faits ce sont les CPIS libéraux qui font barrage à la révolution dont nous aurions tant besoin pour instaurer un nouveau modèle de société, un autre monde où la dignité de l’ensemble de la population serait au centre des débats. »
CJ