Les sentiments du capitalisme

Seuil, 2007, 208 p., 15 €

Pour qui veut comprendre l’individualisme contemporain, voici un ouvrage particulièrement dense, qui lance des pistes de réflexion tout à fait stimulantes. Difficile en tout cas de ramasser son contenu en quelques lignes, à tel point qu’on se demande parfois quelle en est la ligne directrice. Il n’y a pas ici de thèse simple, facile à reproduire, d’idées toutes faites pour briller dans les dîners. Par contre, le lecteur attentif y trouvera des intuitions extrêmement fortes, des pistes certainement fécondes, appuyées sur des analyses plutôt originales et, pour tout dire, passionnantes.

Si le titre du livre amène dès le départ une certaine confusion, ce n’est pas tant parce qu’il associe deux notions qu’on oppose généralement mais parce qu’il donne une image tronquée de l’objet des analyses d’E. Illouz [1]. Certes, la réflexion a bien pour objectif de cerner les conditions sentimentales du fonctionnement du capitalisme contemporain, mais ce n’est qu’un versant de son travail, qui vise tout autant à cerner comment, à l’inverse, les normes capitalistes s’intègrent à la vie émotionnelle.

Au fond, elle s’efforce de montrer, en empruntant différents chemins, comment s’est mise en place une « confusion croissante des ressources du marché et des langages du moi » (p. 193). Il ne s’agit pas seulement de dire qu’il y a un lien, une influence réciproque entre les sphères – qu’on pourrait penser nettement séparées – de l’économie et de la psychologie, mais de montrer comment les normes de l’une et de l’autre s’imbriquent historiquement, pour produire une nouvelle sorte d’individu, soumis à des normes marchandes, rationnelles, en partie publiques, et tenu de faire face, comme nous allons le voir, à toutes sortes d’exigences paradoxales.

La marchandisation de la sphère intime

Nous assistons à une modification continue et profonde des rapports entre privé et public. D’un côté, l’espace public est envahi par des normes qui se restreignaient autrefois à la sphère privée, de l’autre, la sphère privée devient soumise à des règles qu’elle ne connaissait pas, aussi bien des exigences de reconnaissance, de mise en scène, que des normes de gestion et de marché. L’un des mérites de cet ouvrage, malgré son attention première au « Moi », à l’intime, au privé, est de tenir compte de ce double mouvement, pour montrer à chaque fois comment émerge un nouveau champ qui déborde les frontières entre public et privé :

« L’existence de plusieurs tendances en psychologie et la concurrence entre psychiatrie et psychologie ne doivent pas masquer le fait qu’un point suscite l’unanimité chez tous les professionnels : la vie émotionnelle a besoin d’être gérée, contrôlée et placée sous le signe d’un idéal de santé. Toutes sortes d’acteurs sociaux et institutionnels rivalisent pour définir la réalisation de soi, la santé, la pathologie, faisant ainsi de la santé émotionnelle une nouvelle marchandise produite, mise en circulation et recyclée dans des lieux économiques et sociaux qui prennent la forme d’un champ. » (p. 118)

Un « champ » ? Qu’est-ce à dire ? Ni plus ni moins qu’un marché où se confrontent une offre et une demande qui établissent les prix de prestations définies. Ce que décrit Illouz avec beaucoup de profondeur, c’est la manière dont l’exploration de l’intimité de notre psyché représente non pas une évolution vers plus de privé, plus d’intime, plus d’individu, mais vers une publicisation et une marchandisation exacerbées de cette psyché :

« Le système de savoir qui visait à nous faire explorer les recoins obscurs de notre psyché et à nous rendre émotionnellement « instruits » a également contribué à transformer les relations humaines en entités quantifiables et fongibles. Et l’idée même de réalisation de soi – qui contenait et contient encore une promesse de bonheur psychologique et politique – était essentielle au déploiement de la psychologie comme système de savoir autoritaire et à l’intrusion de la logique du marché dans la sphère privée. » (p. 194-195)

Le paradoxe de l’individu contemporain

Pour E. Illouz, tout commence, dès le début du XXe siècle, avec l’application des techniques psychologiques et surtout psychanalytiques au monde de l’entreprise. Elle note ainsi l’influence de Mayo, psychanalyste jungien de formation, ou encore de Mead, qui promeut comme modèle de réussite l’individu qui est à la fois capable de gérer ses émotions et de porter un regard empathique sur les autres, qui sait mettre une salutaire distance vis-à-vis de ses propres sentiments et de ceux des autres. Il ne s’agit pas pour autant pour cet individu de nier ses émotions. Tout au contraire : cette reconnaissance par l’individu de sa propre affectivité, c’est-à-dire de sa propre passivité, se conjugue de manière paradoxale avec la nécessité à laquelle est rendu chacun de gérer sa propre vie, de s’aider soi-même au lieu de compter sur autrui. À vrai dire, c’est en reconnaissant son impuissance qu’il doit être amené à la maîtriser progressivement, c’est en acceptant les souffrances passées qu’il doit parvenir à gérer sa vie, à la maîtriser pour suivre le chemin de la réussite et du bonheur personnels.

Si ce discours nous est familier, c’est parce qu’il est omniprésent dans la culture contemporaine. Les revues, les livres, les stages et différents services professionnels consacrés au self-help, à la motivation et, pour le dire dans le vocabulaire contemporain, au développement personnel forment aujourd’hui un véritable marché, et des plus florissants. Le phénomène ne s’arrête pas là et représente pour Illouz un véritable processus de civilisation, où la victimisation se mélange allégrement avec une éthique typiquement nord-américaine, protestante, de l’effort individuel :

« L’extension des droits de l’homme à de nouveaux domaines, par exemple les droits des enfants et le droit des femmes à la sexualité ; l’exploitation commerciale de la santé mentale par les laboratoires pharmaceutiques, la réglementation imposée aux professionnels de la psychologie par les compagnies d’assurance ; l’intervention croissante de l’Etat en tant qu’éducateur dans toutes sortes de domaines, du privé au public ; l’ensemble de ces éléments constitue la dynamique cachée qui explique comment le récit faisant de chacun de nous une victime est devenu omniprésent et pourquoi ce récit coexiste parfaitement avec le récit du self-help. » (p. 117)

Ce mélange entre l’exigence de reconnaissance de la souffrance et l’idéal du self-help se retrouve en des lieux où on ne l’attend pas nécessairement. Pour donner un exemple, J.-P. Legoff, dans un article plus récent [2], montre comment N. Sarkozy et S. Royal ont manifesté tous deux cette « combinaison vivante de fragilité et de grande motivation, l’une supplantant l’autre dans un “parcours de réussite” qui peut les amener au sommet de l’Etat » (p. 50), typique d’ « une société marquée par le développement d’un individualisme sentimental et fragile ainsi que par un modèle prégnant de la “performance sans faille” et de la réussite » (ibid.). Ce type de privatisation de la politique (ou de politisation de la vie privée) en appelle exactement à la même ambivalence que celle analysée par Les sentiments du capitalisme.

Le paradoxe de la communication

Les techniques thérapeutiques, qui s’appuient sur un modèle de la communication des émotions, « considèrent l’ambiguïté comme la grande ennemie de la vie intime » et ont pour ambition de proposer « toute une série de techniques qui nous permettent de prendre conscience de nos besoins et de nos sentiments, mais elle transforme aussi ces émotions en objets extérieurs au sujet, qu’il faut surveiller et contrôler » (p. 70) : les émotions doivent être connues et reconnues, clarifiées et identifiées, pour être communiquées. Plus encore, elles doivent subir un « processus de commensuration » qui « tend à transformer les relations intimes en biens fongibles, c’est-à-dire en biens qui peuvent être remplacés et échangés » et qui, comme tels, « relèvent d’une analyse en termes de coûts et de profits » (p. 72). Le modèle de la communication, en ôtant ainsi les sentiments de toute ambiguïté, de toute ambivalence, en les classant, en les mesurant, reproduit une transformation déjà bien avancée dans les sphères du droit, de la politique et de l’économie, et que Weber désignait comme rationalisation.

Un nouveau paradoxe, propre aux relations entre individus, émerge : d’un côté, le modèle de la communication exige « la suspension de l’investissement émotionnel dans une relation sociale », la mise « entre parenthèses » du « ciment émotionnel qui nous lie aux autres » (p. 75), de l’autre il met en œuvre une « légitimation subjectiviste des émotions » (p. 76). « Le simple fait de dire « j’éprouve cette émotion » implique non seulement que cette émotion est légitime, mais aussi que cette légitimité justifie l’aspiration à être accepté (e) et reconnu (e) du fait même de l’émotion éprouvée. » (p. 76) Par exemple, « la déclaration « je me sens humilié (e) » laisse peu de place à la discussion et constitue une exigence de reconnaissance immédiate de l’humiliation subie. » (p. 76)

Nous voilà face à deux problèmes de premier ordre, qui concerne aussi bien notre éthique quotidienne que l’histoire au long cours de l’individu : d’un côté, chacun veut faire reconnaître comme « authentiques » des émotions qui, dans le même temps, subissent les distorsions nécessaires à leur communication (objectivation, commensuration et publicisation) ; de l’autre, tout en rendant publiques ses émotions, le même individu refuse qu’on en conteste la légitimité et défait ainsi les règles implicites de cet espace public où, par principe, ce qui apparaît au vu et su de tous peut et doit être justifié et peut être discuté.

L’Internet sentimental

Un des derniers chapitres propose une étude des modifications que subissent les relations amoureuses sur Internet, en s’appuyant sur l’analyse de sites de rencontre et sur quelques entretiens. C’est l’étude la plus approfondie de tout l’ouvrage. Sur ce thème comme sur d’autres, E. Illouz sait sortir des sentiers battus et, en l’occurrence, elle ne s’arrête pas à une analyse superficielle qui opposerait la vie réelle, qui serait authentique, et un virtuel fantasmatique voire mensonger. Elle montre comment dans chaque cas l’imaginaire joue son rôle et produit un travail sentimental différent. Ainsi peut-elle confronter les différentes façons de se lier sentimentalement et amoureusement à autrui : « alors que l’attirance qu’on éprouve pour une autre personne précède en général la connaissance qu’on a d’elle, sur Internet la connaissance précède l’attirance, ou du moins précède la présence physique et la dimension corporelle des interactions sentimentales ». (p. 145) Il y a une rationalisation supplémentaire de la recherche du partenaire qui a pour effet de défaire les émotions, de les affadir, voire d’en empêcher l’apparition. On trouvera bien un partenaire adapté à ce qu’on prétend être et à ses petits désirs, mais en défaisant dans le même temps les conditions d’une rencontre amoureuse.

Là encore, elle montre la distorsion marchande que subissent des relations intimes. À vrai dire, l’idée d’un « marché matrimonial » n’a rien de neuf. Cependant, Internet – pour être plus précis : le marché des sites spécialisés de rencontre – pousse la normalisation marchande des relations amoureuses à un degré jamais atteint, en transformant « le moi en un produit emballé, placé en concurrence avec d’autres produits sur un marché libre régi par la loi de l’offre et de la demande » (p. 160-161). Tandis qu’« une grande partie de la magie que nous attachons traditionnellement au sentiment amoureux est liée à une économie de la rareté, dans laquelle la nouveauté et l’émotion sont possibles », « l’économie d’Internet est une économie de l’abondance, où le moi doit faire un choix, maximiser ses options et utiliser des techniques de calcul en termes de coûts et profits et d’efficacité » (p. 155), où le moi devient un produit qui s’étiquette lui-même (« drôle », « sympa », « tendre », etc.) et qui doit lui-même se vendre.

Conclusion

Toute la méthode d’E. Illouz consiste à considérer les émotions et sentiments comme autant de manières de saisir des transformations sociohistoriques profondes, en s’appuyant sur le fait qu’ils constituent le meilleur indice du degré de liaison ou de séparation des êtres humains. Le fait que je puisse être sensible ou indifférent aux actions d’autrui marque notre lien ou notre absence de lien [3]. Or, la modernité est en son fondement un mouvement de séparation, de déliaison, et c’est ce mouvement qu’on appelle utilitarisme, appuyé sur l’idée on ne se rapporte aux autres que par l’intérêt qu’on a envers soi-même. C’est aussi ce mouvement, bien sûr, qui donne toute sa puissance aux logiques du marché. Et c’est encore lui qui explique l’attitude blasée, cynique, faussement détachée de l’homme contemporain, qui est « un mélange de réserve, de froideur et d’indifférence, qui est toujours susceptible de se transformer en haine » (Simmel).

Point de cynisme dans le travail d’E. Illouz, pas de jugements hautains et méprisants, mais la volonté farouche de comprendre, tout en gardant un esprit lucide et critique.

« Contrairement à l’intellectuel du XIXe siècle, qui pouvait critiquer le capitalisme en se situant hors de son atteinte, le critique contemporain n’a que rarement la possibilité de s’exprimer en dehors du monde des institutions et des organisations capitalistes. Cela ne signifie pas que nous devions nous résigner à accepter la domination du capitalisme sur toutes les sphères sociales. Mais cela implique que nous développions des stratégies d’interprétations aussi rusées que les forces du marché auxquelles nous voulons nous opposer. La force d’une critique se fonde sur une connaissance intime de son objet. » (p. 169)

A ses yeux, c’est la seule manière de comprendre le capitalisme contemporain, conçu comme un capitalisme généralisé qui atteint jusqu’à l’intimité de notre affectivité. Nous ne pouvons que la suivre sur ce chemin, aussi difficile et tortueux soit-il.

// Article publié le 25 octobre 2007 Pour citer cet article : Fabien Robertson , « Les sentiments du capitalisme », Revue du MAUSS permanente, 25 octobre 2007 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Les-sentiments-du-capitalisme
Notes

[1Le titre original allemand Gefühle in Zeiten des Kapitalismus ou sa traduction anglaise Cold intimacies. Emotions and Late Capitalism sont certainement plus claires quant à l’objet du livre.

[2« Catharsis pour un changement d’époque », Le débat, n° 146, septembre-octobre 2007.

[3Plus profondément, pour Illouz, les sentiments sont le moteur des interactions sociales. « Le sentiment n’est pas l’action en elle-même, mais l’énergie qui nous pousse à agir et qui donne à nos actes leur “tonalité” et leur “couleur” particulières. Le sentiment peut donc être défini comme le pôle énergétique de l’action (…) » (p. 14).

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