Vae Victis. La face sombre de la méritocratie

Est-il sûr qu’une société régie par l’égalité des chances et dans laquelle chacun recevrait effectivement ce qu’il mérite soit effectivement désirable ? La société la meilleure ? La plus juste ? Contrairement aux apparences, ne serait-elle pas en fait la plus effrayante, la plus insupportable, comme le suggère l’auteur dans le sillage de la contre-utopie de Michael Young ? On lira ici une analyse particulièrement fouillée et informée de la question. Rappelons, sur le même thème, les analyses de Dominique Girardot dans ses deux articles : Devons-nous mériter notre salaire ?, Revue du Mauss, n° 29, 2007 et Les Apories du mérite, Revue du Mauss, n° 32, 200.

Un imaginaire sous l’emprise de l’American Dream

Dans un contexte d’effacement du souvenir des luttes passées du mouvement ouvrier en faveur de la promotion collective des classes populaires qui réduit dramatiquement le champ d’expérience de nos contemporains, l’instauration d’une méritocratie semble être devenue leur seul horizon d’attente. Inutile d’insister sur la place centrale de ce mythe dans l’imaginaire sarkozyste [1]. Le nouveau président ne cesse de mettre en scène un imaginaire de la réussite qui doit peu aux formes traditionnelles de la promotion sociale républicaine [2]. Les appétits de puissance ne semblent plus être soumis à la contrainte de se transfigurer en vue d’être socialement acceptables si bien que le désir d’ascension sociale s’affiche et se donne libre cours. Hume s’interrogeait encore sur « notre estime pour les riches et les puissants », une telle distance réflexive n’a plus cours, les media incitent à imiter la jet-set et à rejoindre ses rangs [3]. Les think tanks patronaux ne sont pas en reste [4]. Les ralliements spectaculaires d’opposants appâtés par des postes ministériels laissent penser que, dans cette atmosphère saturée d’arrivisme, l’aptitude au reniement est désormais érigée en vertu cardinale. Même la promotion récente et spectaculaire de la thématique de lutte contre les discriminations raciales ou sexistes, illustrée par l’ouverture de Sciences Po aux élèves issus de ZEP [5] n’est pas sans lien avec cette volonté de faire rêver les pauvres en leur faisant miroiter l’avènement d’une société réalisant une authentique égalité des chances [6].
Bien entendu, il ne s’agit pas pour la droite au pouvoir de tenter de supprimer réellement l’ « améritocratie » [7] contemporaine mais d’agir sur les représentations [8]. Cette droite décomplexée, en pleine harmonie avec le théoricien conservateur Dinesh D’Souza proclamant que « le Parti républicain est le parti des winners, le Parti démocrate ne défend que les losers », cherche à acclimater en France l’American Dream [9]. Quand on se souvient que C. Wright Mills avait montré, dans The New Men of Power (1948), qu’outre-Atlantique même les dirigeants syndicalistes ouvriers étaient amenés à voir dans leur activité un moyen d’élévation personnel, se conformant ainsi d’une façon originale à la mythologie du Self-made man, on peut comprendre que cet exemple la fascine [10]. Il n’y a rien d’étonnant à ce que les libéraux tiennent ce discours car il est consubstantiel à la mentalité marchande. Déjà dans la Chine des Royaumes combattants, l’aptitude à saisir l’occasion propice pour s’élever, y compris en ayant recours à la corruption, était célébrée comme la vertu par excellence [11]. En revanche, le contraste est grand entre la droite décomplexée d’aujourd’hui et la droite conservatrice de jadis. Dans la lignée du Barrès des Déracinés et du Paul Bourget de L’Etape ou du Disciple, les idéologues de Vichy n’avaient pas de mots assez durs pour stigmatiser l’ambition déplacée des fils du peuple [12]. De Maistre effrayé par un éventuel « Pougatchev de l’Université » ou Burke voyant dans les révolutionnaires français des « gueux plumés » étaient dans la même logique [13]. La fixité sociale de la société d’ordres d’Ancien Régime faisait à leurs yeux figure de modèle apte à dompter les emballements de la rivalité mimétique [14]. Même l’auteur de La Fable des abeilles considéré comme le premier manifeste de la pensée libérale s’opposait avec fougue à la création d’écoles pour les pauvres.
Loin de contrer frontalement la droite libérale, la gauche actuelle semble partager le même projet. En focalisant son discours sur l’élimination des obstacles à l’égalité des chances, elle suggère que la méritocratie est synonyme de justice sociale oubliant que cela revient à militer pour l’instauration d’une « concurrence libre et non faussée » [15]. Les théoriciens du « socialisme libéral » l’invitent à assumer explicitement cette position. Monique Canto-Sperber s’appuyant sur Equality de Tawney se fait le chantre de l’égalité des chances opposée à l’égalitarisme [16]. Et les stratèges ne manquent pas qui exhortent la gauche à s’adapter à l’individualisme compétitif afin de retrouver les faveurs de l’électorat [17]. Bref, le renouvellement des élites a remplacé la suppression des classes comme horizon d’action.
Cette question a le mérite de nous rappeler que le concept de gauche est ambigu [18]. Elle a été longtemps confondue à tort avec le socialisme. Or, si la gauche républicaine issue des Lumières et de 1789 s’est effectivement inscrite, avec un Charles Renouvier par exemple, dans l’héritage de la fameuse tirade de Figaro, le socialisme et le mouvement ouvrier sont porteurs d’une tout autre tradition [19]. Le marxisme ne s’est pas privé de railler les espoirs d’échappée individuelle hors de sa classe minant la conscience de classe et l’action collective [20]. Quant au socialisme non marxiste, il est inséparable d’une éthique solidariste récusant la guerre de tous contre tous afin de grimper les barreaux de l’échelle sociale [21]. Un Jean-Claude Michéa réactivant la figure d’Albert Thierry le théoricien du refus de parvenir typique des syndicalistes révolutionnaires d’avant 1914 et celle symétrique de Robert Macaire est un bon exemple de cette critique morale de l’esprit de compétition qui peut à bon droit se réclamer L’Essai sur le don. Oser dire que « plus on s’élève dans la hiérarchie sociale (…) et plus la pratique des vertus humaines élémentaires devient difficile, voire impossible », c’est retrouver l’inspiration socialiste d’Orwell fondé sur l’éloge de la common decency [22]. Une telle affirmation est d’ailleurs confirmée par les enquêtes sociologiques sur les mobiles ascendants qui les montrent capables de sacrifier relations affectives et de distendre leurs liens familiaux afin d’assurer leur promotion [23]. La méfiance à l’égard de ce type humain est constitutive de l’idée socialiste, pensons à Dickens qui dans Temps difficiles ridiculise le banquier Bounderby qui ne cesse de se vanter d’être fils de ses œuvres [24]. Quand la sociologie bourdieusienne se risque sur le terrain politique, elle se situe aussi dans une telle perspective en invitant à se déprendre d’un habitus façonné par et pour la concurrence et un souci névrotique de reconnaissance [25]. Doté d’une solide formation marxiste puis assumant franchement des positions morales, Castoriadis a su aussi démasquer avec brio la confusion entre égalité et égalité des chances [26]. Et il n’y a pas si longtemps, même des courants républicains non socialistes, le Club Jean Moulin par exemple, avaient le courage de s’opposer à l’idéal méritocratique incarné alors par le boursier Pasteur [27].
Dans une perspective moins militante, la réflexion philosophique sur le concept de mérite a permis d’en dégager les ambiguïtés [28]. Et il est facile de pointer la contradiction de la pensée libérale qui exhibe une neutralité axiologique censément respectueuse des différents choix de vie tout en incitant à adopter le comportement du winner engagé corps et âme dans la « lutte des places » [29]. Un tel comportement aujourd’hui porté au pinacle déplaisait d’ailleurs à un penseur aussi libéral que Stuart Mill qui envisageait pour cette raison avec faveur la perspective de « l’état stationnaire » [30].
Les ressources intellectuelles pour s’opposer à la violence symbolique que représente la tentative de faire du Self-made man la figure de l’excellence humaine ne manquent donc pas [31]. Il n’en reste pas moins que l’esprit public n’en semble guère affecté. La force du mérite comme principe de légitimation des inégalités semble inébranlable au point que l’on ait pu parler des « tautologies en chaîne du sens commun » [32]. Un François Dubet qui pointe « la cruauté du mérite » n’en voit pas moins « une fiction nécessaire » indispensable une société démocratique [33]. Poser la question « A chacun selon son mérite ? » semble incongru [34]. Qui peut refuser de valoriser la force du poignet, l’effort [35] ? Ou le talent [36] ? L’idéal méritocratique flatte aussi le sentiment d’être acteur de son destin. Se sentir l’objet d’un processus de « distribution anthroponomique » [37] n’a rien d’exaltant. Choisir son avenir peut au contraire sembler excitant, c’est par ce genre de promesses que l’esprit du capitalisme peut toucher les masses et les motiver, la théorie économique néo-classique étant évidemment moins apte à nourrir les imaginaires [38]. Indissolublement lié à « l’individualisme possessif » lockéen et aux origines de la modernité depuis Pic de Mirandole et son De la dignité de l’homme, les racines de l’idéal de l’égalité des chances sont profondes. Ce n’est pas un hasard si la conception acquisitive et capacitaire du « talent » reste hégémonique malgré les tentatives de ceux qui voudraient en imposer une lecture plus solidariste [39]. N’oublie-t-on pas généralement que la conception de la justice de Rawls récuse l’approche méritocratique tant l’idée que l’individu a le droit de tirer un profit personnel de ses aptitudes est ancrée dans les moeurs [40] ?
Malgré cette prégnance, et le risque que la critique se révèle inefficace du fait de son extériorité par rapport au sens commun [41], il n’est pas inutile, afin d’apporter une pierre à l’œuvre de « décontamination systématique de nos imaginaires individuels » [42], de se tourner vers la sociologie afin d’interroger sans concession l’idéal d’égalité des chances. Cela nous permettra de découvrir que « sous des apparences anodines, derrière des formules qui fleurent le bon sens et même l’insignifiance, ce modèle tait une grande cruauté » et dissimule « des abîmes de barbarie » [43].
Depuis Les Règles de la méthode sociologique, le sociologue se fixe pour tâche d’imposer un regard neuf sur le monde social qui n’hésite pas à rompre avec les « prénotions » du « sens commun » [44]. Maints travaux suggèrent ainsi que la méritocratie pourrait comporter une face sombre car une société « ouverte » provoquerait une diminution de la capacité des classes populaires à s’organiser efficacement afin de défendre collectivement leurs intérêts. Certains chercheurs, sans doute persuadés que « si chercher le paradoxe est d’un sophiste, le fuir, quand il est imposé par les faits, est d’un esprit sans courage ou sans foi dans la science » [45], vont même jusqu’à soutenir qu’à cause de cette déstructuration politique, une société méritocratique serait plus inégalitaire et plus dure envers les couches subalternes. C’est en partant des analyses relatives au comportement des individus ne connaissant ni ascension ni déclassement que nous voudrions montrer la pertinence de cette thèse. Deux dimensions doivent être distinguées. La croyance en l’égalité des chances peut susciter une adhésion raisonnée à l’ordre existant doublé d’un agréable contentement de son sort mais elle peut aussi avoir des effets indirectement politiques par ses conséquences psychologiques en affectant négativement l’image de soi que se forge chaque individu. Restera à s’interroger sur les raisons expliquant que ces constats établis depuis longtemps ont mis tant de temps à trouver l’oreille du public.

Une croyance productrice de contentement psychologique et de consensus politique

La nécessité de diffuser la foi en la justice de la distribution des positions sociales est patente quand on n’oublie pas que la satisfaction ou la frustration des individus, loin d’être déterminées mécaniquement par leur position, dépend de la comparaison qu’ils opèrent entre ce qu’ils ont et ce qu’ils estiment mériter [46]. Il faut donc convaincre ceux qui ont échoué qu’ils le doivent à leur démérite. L’efficacité d’une telle violence symbolique semble réelle. Les théoriciens américains de la mobilité les plus éminents se rallient sans hésiter à l’idée que la diffusion de la croyance au caractère méritocratique de la société amène même ceux qui n’en ont pas bénéficié à reconnaître la légitimité de l’ordre social. Dès 1927, Pitirim Sorokin, assure dans l’ouvrage qui fonde la sociologie américaine de la mobilité sociale, que les individus placés dans les positions qui leur conviennent par une sélection méritocratique éprouvent une satisfaction psychologique, ce qui désamorcerait les tensions sociales [47]. Quarante ans plus tard, P.Blau et O. Duncan, auteurs en 1967 avec The American Occupationnal Structure d’une des grandes synthèses classiques sur la mobilité sociale aux Etats-Unis, disent explicitement que la mobilité fait accepter aux groupes défavorisés leur situation d’infériorité [48]. Quand, dans Les Classes sociales aux États-Unis, Leonard Reissman s’interroge sur la stabilité d’une société considérant les classes comme un « système de récompenses », c’est pour conclure qu’une telle société permet l’existence de grandes différences de classe tout en éliminant les insatisfactions psychologiques. Le désappointement resterait exceptionnel car celui qui échoue se blâmerait lui-même au lieu de rejeter le système [49]. En Angleterre, c’est Michael Young qui soutient dans son utopie sociologique La Méritocratie en Mai 2033 que quand il y a adéquation entre la nature du travail, routinier ou intelligent, et la nature de celui qui l’occupe, l’insatisfaction s’évanouit. L’existence de critères de sélection admis par tous, des tests périodiques de QI par exemple, ferait disparaître les doléances des dominés concernant la répartition des avantages, alors que la question de la justice distributive était restée insoluble avant l’avènement de la méritocratie [50]. Cette thèse se retrouve aussi sous la plume d’auteurs français aux options politiques les plus opposées. Aron croit pouvoir dans ses leçons à la Sorbonne sur la « société industrielle » dégager une règle générale : « Plus les chances de promotion sont grandes, plus il est vraisemblable que les individus acceptent leur condition » [51]. Une décennie plus tard, Bourdieu et Passeron notent dans La Reproduction que les utopistes américains qui imaginent une société distribuant les individus dans la structure sociale en fonction de tests d’intelligence rigoureusement objectifs « décrivent l’effet « démoralisant » qu’un tel système de sélection ne manquerait pas de produire sur les membres des « basses classes », contraints de se convaincre comme les delta du « Meilleur des mondes », qu’ils sont les derniers des derniers et contents de l’être » [52]. La réflexion sur ce point est aussi ancienne que la discipline elle-même. On sait à quel point la création du consensus a été une préoccupation essentielle de Durkheim [53]. Son anthropologie lui suggère que les désirs humains sont insatiables et il croit nécessaire de les régler. Or, il n’a pas partagé longtemps l’optimisme de ses successeurs américains. Certes, dans De la division du travail social, il pensait encore que la « spontanéité » du processus de division du travail, autrement dit l’absence d’obstacles à l’égalité des chances, garantissait la paix sociale en créant une harmonie entre les fonctions occupées et les aptitudes de chacun, harmonie qui engendrerait un contentement généralisé [54]. L’« égalité dans les conditions extérieures de la lutte » permettrait de concilier de façon providentielle la progression de l’égalitarisme dans la conscience collective et l’accroissement des inégalités lié à l’approfondissement de la division du travail. Seule la pathologique « division contrainte du travail » serait la source de la lutte des classes. C’était postuler que les aspirations s’ajustent automatiquement aux « aptitudes » individuelles dès qu’il y a égalité des chances [55]. Mais dans Le Suicide, le revirement est net. S’il discute encore l’idée que l’abolition de l’héritage [56] fera accepter à chacun sa place sans avoir besoin de recourir à la contrainte sociale, c’est parce qu’il signale qu’elle est défendue, mais c’est maintenant pour la rejeter. Il prend conscience de l’existence d’une difficulté. Comment l’égalisation des chances pourrait-elle convaincre ceux qui doivent leur échec à leur absence de « dons » qu’ils méritent leur sort ? Bénéficier d’une aptitude innée, n’est-ce pas aussi arbitraire que d’hériter d’un capital ou d’un titre de noblesse ? « Il faudra donc encore une discipline morale pour faire accepter de ceux que la nature a le moins favorisés la moindre situation qu’ils doivent au hasard de leur naissance. » [57]. Bref, amené à douter de plus en plus des vertus pacificatrices de l’égalité des chances, il a dû faire le « choix, comme position de repli, de l’adaptation par l’inculcation systématique et institutionnalisée de valeurs et de normes » [58].
L’hypothèse examinée jusqu’ici est plutôt optimiste : une authentique sélection méritocratique aurait d’heureux effets sur le plan psychologique, en attribuant à chacun une activité adaptée à ses aptitudes. Le contentement serait le sort du vaincu dans la lutte pour l’obtention des positions sociales valorisées. Mais l’hypothèse opposée est davantage développée dans la littérature sociologique.

Mépris social et action collective

Une étape de valorisation identitaire recréant un sentiment de dignité s’avère indispensable pour que les membres d’un groupe stigmatisé soient capables d’avoir recours à l’action collective [59]. Imposer une identité négative à un groupe social subalternisé, faire intérioriser à ses membres une image de soi peu gratifiante est donc un enjeu crucial. Même si ce genre d’imposition symbolique n’est pas aisé à mettre en œuvre, diffuser l’image d’une société ouverte peut y contribuer. Au premier abord, la fluidité sociale semble aller dans le sens d’un respect plus grand de la dignité humaine. Dans De la démocratie en Amérique, Tocqueville remarque que quand la mobilité sociale est très faible, l’idée de renverser des barrières sociales qui paraissent infranchissables n’effleure même pas l’esprit des dominés [60]. C’est suggérer que la fixité écrase les classes subalternes, leur ôte tout sentiment de leur dignité en leur interdisant de se comparer aux dominants. Mais un siècle plus tard, les sociologues sont d’un avis différent : à lire leurs travaux, on découvre que la dignité conférée par la fluidification se révèle illusoire. C’est le sociologue britannique Michael Young qui en 1958 dans The Rise of Meritocraty a le plus approfondi la question. Il imagine une société hiérarchisant les individus en fonction de leur seul QI et il montre qu’elle provoquerait une dramatique démoralisation des classes populaires [61]. Le regard porté sur eux par les dominants serait un regard de vainqueur extrêmement méprisant ce qui étant donné que « l’estime de soi condense et rétracte l’estime des autres » [62] ne serait pas sans conséquence. Cette contre-utopie, malheureusement méconnue en France, a exercé une influence profonde sur la pensée anglo-saxonne. Loin de n’intéresser que le cercle restreint des spécialistes de la mobilité sociale, elle a nourri la réflexion politique. Hayek en reprend à son compte les conclusions et il renvoie aussi à deux ouvrages qui développent la même thèse, The Future of Socialism du théoricien de la gauche britannique Crosland et à Equality de Tawney, livre qui a exercé une grande influence chez les travaillistes. Selon Crosland, « Même si tous les ratés pouvaient être convaincus qu’ils ont eu les mêmes chances que les autres, leur amertume n’en serait pas adoucie, elle pourrait même en être aggravée. Lorsque les perspectives de réussite sont clairement inégales et la sélection clairement faussée par des critères de fortune et de naissance, les gens peuvent se pardonner leur échec en se disant qu’on ne leur a jamais donné leur chance, que le système est injuste, que les plateaux de la balance étaient trop déséquilibrés. Mais si la sélection se fait à l’évidence par le mérite, cette source d’auto-indulgence disparaît ; l’échec entraîne un sentiment d’infériorité totale, sans excuse ni consolation. Et cela, par une bizarrerie du caractère humain, attise positivement l’envie et le ressentiment envers les succès d’autrui. » [63] Hayek fait même sien le jugement de David Glass, l’animateur de la première grande enquête empirique sur la mobilité sociale en Angleterre, à propos de la réforme de 1944 visant à démocratiser l’enseignement. Selon ce fondateur de la sociologie de la mobilité sociale outre-Manche avec son ouvrage pionnier Social Mobility in Britain (1954), « la justice apparente peut être plus pénible à supporter que l’injustice antérieure » [64]. Ce qui est frappant, c’est que ce constat est admis par des auteurs aux orientations on ne peut plus dissemblables, Glass étant proche des Fabiens [65]. La généralisation de la croyance en l’existence de grandes possibilités de gravir l’échelle sociale n’assurerait pas uniquement une consolidation de l’ordre social existant, elle créerait les conditions de la mise en place d’un ordre encore plus inégalitaire. Glass, tout en étant favorable à une plus grande égalité des chances, pensait que la sélection méritocratique a des effets potentiellement dommageables car elle risque d’accentuer la division entre l’élite et la masse et de la porter à un niveau inconnu jusqu’ici. La parution de Social Mobility in Britain avait d’ailleurs immédiatement suggéré à un critique d’un journal de gauche que « le dilemme de l’éducation publique est que le désir de créer une société plus « ouverte » pourrait aboutir simplement à une société qui, tout en restant flexible pour les individus, serait stratifiée de façon aussi rigide sur une base de « QI » qu’auparavant sur une base de naissance » [66]. Plus récemment, c’est Michael Walzer qui a rappelé la vertu de ce qu’il a qualifié, parlant de The Rise of Meritocraty, de « « dystopie » classique des sciences sociales contemporaines » [67]. Que de telles analyses aient vu le jour sous la plume de penseurs vivant dans le monde anglo-saxon n’a rien de surprenant. C’est aux Etats-Unis que l’on s’est le plus demandé le plus à quoi ressemblerait une société purement méritocratique et c’est là-bas que certains n’ont pas hésité à afficher cynisme et goût du paradoxe en affirmant qu’il valait mieux que subsiste une certaine inégalité des chances, car « c’est une dose d’injustice qui fournira l’excuse dont ceux qui échouent auront bien besoin. » [68].
En fait, dès la fin du XIXe siècle, cette problématique était déjà exprimée de façon très complète par un Français que l’on peut considérer comme un véritable précurseur de Michael Young. Le démographe Arsène Dumont qui fut l’inventeur du concept de « capillarité sociale » s’est attardé sur les conséquences de la proclamation par la Révolution de 1789 de l’égalité en droit [69]. Elle aurait rendu « humiliantes des différences qui auparavant ne l’étaient point » car désormais il n’y a « plus d’excuse d’être pauvre » : « si vous êtes vaincu, c’est donc que vous êtes inintelligent, paresseux ou vicieux » si bien que « la défaite dans la vie n’était qu’un malheur, elle devient un ridicule et une humiliation » d’autant plus que l’opinion « ne se rend pas compte que, la barrière légale enlevée, surgissent d’autres obstacles moins apparents ; mais tout aussi réels ». Le drame, c’est que, non content de souffrir des inconvénients matériels de son insuccès, l’homme est aussi « exposé à en avoir honte, ce qui empire son sort » [70]. Arsène Dumont soutenait même déjà que « ce préjugé absurde, bien qu’universel, d’après lequel la richesse, en démocratie, se proportionnerait spontanément au mérite et à l’activité de chacun » affectait les comportements des dominants aussi bien que celui des dominés puisque « grâce au préjugé, il n’est pas un homme qui obtenant le moindre avantage n’en fasse honneur à sa supériorité personnelle. De là une arrogance qui va toujours croissant, un dédain sans scrupule de la part de l’homme heureux en affaires pour celui qui ne l’a pas été. » [71]. Affirmation confirmée par les propos d’un des chefs de file des économistes libéraux français, Charles Dunoyer, qui n’hésitait pas à mettre l’accent sur l’ampleur des inégalités dans L’Industrie et la Morale  : « L’effet d’un régime industriel est de détruire les inégalités factices, mais c’est pour mieux faire ressortir les inégalités naturelles... Or, ces inégalités par leur seule influence et sans que la violence y contribue en rien auront la vertu d’en faire naître beaucoup d’autres et de produire ainsi des grandes différences dans le degré de liberté dont chacun pourra jouir. » [72] On devine que ce qui autorise une telle franchise, une acceptation aussi cynique de cette dynamique différenciatrice, c’est justement l’idée que les inégalités sont dorénavant « naturelles » et non plus « factices » [73].

« Modernité » occidentale, idéologie libérale et Trente Glorieuses

Résignation des dominés, effondrement de leur estime de soi, bonne conscience des dominants, accentuation des inégalités, le tableau de l’Open Society qui se dégage des écrits sociologique a de quoi effrayer. Mais les mécanismes sociaux produisant de tels résultats relèvent-ils de la conjoncture ou de la structure ? La nature même de la modernité occidentale et le contexte particulier des Trente Glorieuses contribuent à faire jouer à plein ces mécanismes de dévalorisation.
Les sociétés traditionnelles protègent contre l’effondrement de l’estime de soi car il est toujours possible d’imputer son infortune à une cause indépendante de sa personne. L’anthropologue américain George M. Foster a montré à partir de l’étude de communautés paysannes mexicaines que nombre de leurs dispositifs culturels et symboliques ont pour fonction de couper court à toute auto-dévalorisation en attribuant à des forces incontrôlables l’origine des infortunes [74]. A partir du moment où on prétend que les inégalités ont des origines purement humaines, c’est la valeur personnelle qui est en cause car la tentation est grande d’y voir l’expression de différences de talents ou de vertus. De plus, rester dans sa condition quand tous les autres sont eux aussi fixés à leur état et ne pas la quitter alors que ceux qui progressent sur les barreaux de l’échelle sociale ont gagné en nombre et en visibilité, ce n’est pas la même chose [75]. Comment « le souci de sauver l’estime de soi » [76] peut-il encore être sauvegardé ?
Enfin, une fois cette perspective adoptée, une grande visibilité sociale est assurée à ces différences car les inégalités s’étalant aux yeux de tous sont aisément constatables [77]. Autrement dit, la corrélation établie entre inégalités et différences de qualités dévoile nécessairement ces dernières au lieu de les laisser dans une ombre protectrice. On conçoit sans peine les effets ravageurs d’une telle transparence d’autant plus que dans les sociétés modernes la valeur des personnes est étroitement dépendante de la valeur des biens qu’elles possèdent : « Le mal ne serait pas trop grand et le scandale supportable, écrit. A. Caillé, si l’inégalité ne régnait que dans la possession des choses et si, comme le pensait Tocqueville, par-delà l’inégalité des fortunes, les sujets individuels se retrouvaient réellement équivalents. Réellement équivalents pour autant que l’imaginaire est réel. Or, la force des analyses bourdieusiennes, qui parachèvent en cela la tradition marxiste jusqu’à la rendre sans espoir, est de suggérer à quel point l’inégalité dans la possession des choses se traduit nécessairement en inégalité perçue entre sujets. » [78]. On devine à quel point la question de la position occupée dans la structure sociale devient angoissante : « Si dans les divers domaines de la vie sociale les systèmes de sélection ouvrant l’accès aux positions de prestige suscitent des engagements autonomes et virulents, c’est sans doute que la discussion sur leur mérite ou leur objectivité engage pour des sujets socialement situés toujours plus que la question technique du rendement social du système, la légitimité du système de sélection légitimant en dernière analyse le succès ou l’échec de chacun. Tout particulièrement dans les sociétés modernes où les institutions procédant à des sélections s’autorisent explicitement d’une idéologie des mérites et des capacités, la discussion sur les mécanismes de sélection met symboliquement en jeu l’idée que chacun est autorisé à se faire de lui-même, devant lui-même et devant les autres, et met par conséquent en cause, à travers la valeur accordée au système, tout individu dans sa valeur personnelle. » [79]
Si la nature même de la société occidentale moderne incline à rendre peu enviable le sort de ceux qui ne connaissent aucune ascension sociale, la prégnance de l’idéologie libérale avec ses incitations à entrer dans la course accentue le phénomène puisque la démoralisation n’affecte pas au même degré tous les immobiles, mais surtout ceux qui ont caressé l’espoir de changer de classe. Les études sur la « frustration relative » suggèrent que celui qui est entré volontairement dans un jeu dans l’espoir d’un gain a effectivement des chances en cas d’échec d’être plus frustré que celui qui n’a rien misé. Donc si les pressions visant à généraliser l’entrée dans le jeu de la concurrence ne sont pas sans effet, il s’en suit que le nombre des « démoralisés » doit augmenter. Or, ce qui est condamné par la modernité libérale, ce n’est pas uniquement d’avoir échoué à grimper dans l’échelle sociale ou d’avoir rétrogradé, c’est même d’avoir refusé de concourir. Encore une fois, le théoricien de la « capillarité sociale » fait figure de prophète : « Tous les citoyens en France sont comme placés sur un plan fortement incliné, condamnés à monter de toutes leurs forces ou à glisser insensiblement jusqu’à un niveau inférieur. Au dedans, la honte les chasse de leur position, l’ambition les porte vers une plus élevée. Au dehors, le mépris les fouette jusqu’à ce qu’ils sortent de leur état et qu’ils visent plus haut. En vain un homme calme et sensé veut-il rester immobile dans sa condition, faire son luxe de son indépendance et posséder des loisirs en guise de superflu ; on ne le laissera pas tranquille ; tous ceux qui vivent autrement se dépitent et s’irritent sourdement autour de lui ; le mépris pour une telle conduite s’exaspère et s’exalte. Il lui faudra bon gré, mal gré tendre les jarrets et entrer dans le mouvement ascensionnel. S’il s’obstine à ne pas vouloir monter, il faudra qu’il lutte pour ne pas déchoir. » [80]. Que la figure du self-made man agisse à la fois comme un aiguillon et une source d’humiliation est donc une conséquence inéluctable de la prégnance de la logique libérale. Plus largement, ne peut-on pas déceler la même ambivalence dans toutes les injonctions à l’émancipation dont la modernité est porteuse [81] ?

Un paradoxe longtemps méconnu


Les multiples travaux qui ont pris pour objet durant les Trente Glorieuses la dévalorisation des « perdants » n’ont alors guère rencontré d’écho en France. Non seulement la perception indigène du monde social n’en a guère été affectée mais même la connaissance savante ne s’est pas polarisée sur ce phénomène. Si la sensibilité de l’opinion à la dénonciation de l’inégalité des chances est patente surtout quand elle croit pouvoir être en mesure d’en identifier les responsables, elle peut faire au contraire preuve d’un scepticisme inébranlable devant les tentatives d’introduire dans le débat politique certaines thèses défendues par des sociologues non conformistes. Celles-ci sont parfois tellement contraires au sens commun qu’elles en deviennent proprement irrecevables. C’est peut-être le prix à payer pour la quête de la scientificité [82].
La forme même du travail de M. Young a pu constituer un handicap. Son essai ne se présente-t-il pas comme un livre de sociologie-fiction [83] ? Si cela a pu accroître le plaisir du lecteur, il est à craindre qu’en contrepartie cette forme originale ait diminué la crédibilité des thèses qui y sont développées. Ne s’agissait-il pas d’un divertissement d’un esprit brillant amateur de paradoxes ? Mais, sans compter que d’autres contre-utopies tels Le Meilleur des mondes ou 1984 ont marqué les esprits, cette explication n’est évidemment pas valable pour les autres travaux allant dans le même sens. D’autres raisons, d’ordre plus général, doivent donc être prises en compte. L’occultation relative peut s’expliquer à la fois par les particularités de la réalité sociale elle-même et par la nature des instruments que possédaient alors les sociologues pour en percer les mystères.
Dans le contexte de l’époque, les conditions sociales ne sont pas réunies pour que les intuitions d’un Michael Young trouvent l’oreille d’un large public. Les Trente Glorieuses ne connaissent nullement un accroissement des inégalités mais un simple maintien des écarts et une amélioration généralisée. C’est aussi l’époque où sont mises en œuvre les réformes scolaires (réforme Berthoin en 1959, réforme Fouchet créant les collèges en 1963) qui visent explicitement à créer plus d’égalité des chances. Prétendre que la « mobilité parfaite » engendre une détérioration sérieuse du statut des couches subalternes ne pouvait être perçu que comme une élucubration d’intellectuel imaginatif mais coupé des réalités. De surcroît, malgré la diffusion croissante de la croyance en la diminution de l’inégalité des chances, la situation réelle semble alors encore tellement éloignée de cette « mobilité parfaite » qu’il a pu paraître vain de spéculer sur ce qui arriverait si cet idéal était réalisé. Il sera toujours temps d’y penser. En parler pouvait même être perçu comme un stratagème de conservateurs hostiles aux réformes scolaires. Il a aussi fallu du temps pour que deviennent visibles les effets pervers de ces réformes qui avaient dans un premier temps nourri l’optimisme. A contrario, pendant les Trente Glorieuses, les processus se combinant pour produire de la déconsidération étaient compensées par l’action de contre-tendances non-négligeables. Il est probable que les traumatismes liés au maintien dans une « position » étaient rendus moins pénibles du fait de l’amélioration de la « condition » de l’immobile [84]. Nombre de sociologues ont alors soutenu, que même le déclassement avait perdu dans ce contexte nouveau son caractère traumatisant [85]. La prolifération de professions nouvelles a accru la distance entre mobilité objective et expérience subjective de la mobilité en offrant des possibilités de dissimuler aux autres et à soi la réalité d’une trajectoire peu gratifiante [86]. A la propension habituelle des agents sociaux à refuser d’être l’objet de classement s’est ajouté une réelle incapacité à se situer engendré par le flou de l’espace social dans lequel ils évoluaient.
La vitalité du mouvement ouvrier français jusqu’à la fin des années 1970 est aussi un facteur contribuant à marginaliser une problématique de type youngienne. Ce n’est que récemment que la question « Pourquoi la classe ouvrière a-t-elle perdu la partie ? » est arrivée sur le devant de la scène [87]. En fait, c’est la crise apparue à partir de 1974 qui a conduit à réorienter les interrogations vers les sentiments de « honte » ou vers la « souffrance » affectant certaines catégories de population [88]. C’est l’irruption de la « misère du monde », autrement dit du chômage de masse, de la précarité dans le travail et de la relégation urbaine, qui, en alimentant la thématique de « l’exclusion » a porté sur le devant de la scène le problème de l’effondrement de l’estime de soi. Les militants ont dû dans l’urgence proclamer avec Albert Jacquard que « la lutte contre le mépris, c’est révolutionnaire » [89]. Qu’une dégradation aussi sensible des conditions de vie d’une large partie de la population, loin de provoquer une explosion sociale, ait été concomitante au contraire d’un net déclin de la conflictualité sociale n’a pu qu’ouvrir la voie à une interrogation sur les relations qu’entretiennent auto-dévalorisation et impuissance à se constituer en acteur social [90].
Mais ce n’est pas seulement la nature de la société étudiée qui rend compte de l’occultation relative des thèses youngiennes, c’est aussi la façon dont elle est analysée. Le langage dont use la sociologie de la « mobilité sociale » est source d’occultation puisque le terme même de « mobilité » est une métonymie qui tend à rejeter dans l’ombre les « immobiles ». Il faut aussi prendre en compte les traditions nationales qui imposent leur marque au travail sociologique. Le psychologisme des études anglo-saxonnes de mobilité sociale n’a-t-il pas tout pour déplaire ? En France, l’injonction durkheimienne à « traiter les faits sociaux comme des choses » et à séparer le psychologique du sociologique a pu être mal comprise alors qu’en réalité elle n’interdit nullement de faire un « usage clinique » de la science sociale débouchant sur une véritable « socioanalyse » [91]. Malgré tout, indice significatif des réticences à l’égard de l’étude des états de la conscience individuelle, le terme self estime, omniprésent dans la littérature anglo-saxonne est très peu usité en France [92]. D’où peut-être le développement tardif d’une discipline telle que la « sociologie clinique » élaborée à l’initiative de l’auteur de La Névrose de classe [93].
D’autre part, c’est un bouleversement total des conditions du débat intellectuel, avec l’importation à partir de la seconde moitié des années 1980 des problématiques de philosophie politique et morale développées outre-Atlantique depuis la publication en 1971 de la Theory of Justice de John Rawls, qui va attirer l’attention sur la question de la compatibilité entre l’idéal méritocratique et ce que le penseur de Harvard a mis au cœur de sa doctrine sous le nom de « bases sociales du respect de soi-même » [94]. Autre phénomène venu lui aussi des campus américains et canadiens, c’est la mise en avant de la « politique de la reconnaissance » qui a contribué à entretenir un intérêt récurrent pour les problèmes d’estime de soi [95]. Mais cette façon de penser la stratification à partir de différences de références symboliques structurant des « communautés imaginaires » est aux antipodes de la démarche classiste classique dans laquelle se déployait l’argumentation d’un Young [96].
A ces raisons tenant à la conjoncture historique et à l’outillage conceptuel des chercheurs, il faut adjoindre des causes d’occultation plus directement politiques. Le mouvement ouvrier a valorisé l’image du militant combatif et viril, ce qui ne le prédisposait pas à se pencher sur les mécanismes subtils de l’auto-dévalorisation [97]. Ce dédain pour les états d’âme individuels découle aussi du fait qu’une grande part du travail des organisations a consisté à arracher les individus à leur expérience subjective afin de les insérer dans une histoire collective [98].
Que les conditions de réception des analyses de type youngien n’aient guère été favorables n’invalide évidemment en rien leur pertinence heuristique. Certes, elles ne suffisent pas à rendre raison des mystères de la perpétuation de structures sociales inégalitaires, mais elles ont eu le mérite de tirer un fil d’explication qui, sans être le seul possible, semble éclairant. Mais elles ont l’avantage de placer au centre de l’interrogation la question de l’inégale répartition du « capital symbolique ». L’alchimie sociale qui arrache les uns « à la contingence, à l’absurdité » mais en privant symétriquement les autres de raisons de vivre perd de son mystère. Ce n’est pas rien si l’on n’oublie pas que « la concurrence pour l’existence sociale connue et reconnue, qui arrache à l’insignifiance, est une lutte à mort pour la vie et la mort symbolique... Le jugement des autres est le jugement dernier ; et l’exclusion sociale la forme concrète de l’enfer et de la damnation. » [99]. Hannah Arendt a jadis attiré l’attention sur un texte de John Adams : « La conscience du pauvre est claire ; pourtant il a honte... Il se sent hors de vue d’autrui, cherchant à tâtons dans le noir... L’humanité ne lui prête nulle attention. Il avance et rôde sans qu’on le voie. Au milieu de la foule, au marché..., il est dans la nuit comme il le serait dans un grenier ou dans une cave. On ne le désapprouve pas, on ne lui reproche rien ; simplement, on ne le voit pas... Passer entièrement inaperçu et le savoir est intolérable. » [100] Deux siècles plus tard, dans une société feignant de se croire méritocratique, le tableau est devenu plus sombre car on a cessé de ne plus rien reprocher au perdant.

Bibliographie


ACCARDO Alain, 2009, Le Petit-bourgeois gentilhomme, Agone, Marseille.

AFFICHARD Joëlle et FOUCAULD Jean-Baptiste de, 1995, Pluralisme et équité, Editions Esprit, Paris.

ANTOINE Gérald et PASSERON Jean-Claude, 1966, La Réforme de l’Université, Calmann-Lévy, Paris.

ARENDT Hannah, [1967], 1985, Essai sur la Révolution, Gallimard, Paris.

ARLIAUD Michel et MAURICE Marc, janvier 1970, « Une critique de la thèse de l’embourgeoisement de la nouvelle classe ouvrière : The Affluent Worker », Sociologie du travail.

ARON Raymond, [1964] 1983, La lutte des classes, Gallimard, Paris.

BARREAU Jean-Michel, 2000, Vichy contre l’école de la République. Théoriciens et théories scolaires de la « Révolution nationale », Flammarion, Paris.

BEJIN André, novembre-décembre 1989, « Arsène Dumont et la capillarité sociale », Population, p. 1009-1028.

BENATOUIL Thomas, mars-avril 1999, « Critique et pragmatique en sociologie. Quelques principes de lecture », Annales, p. 289-290.

BERGOUNIOUX Alain et GRUNBERG Gérard, novembre 2007, « Parti socialiste : l’heure des choix », Esprit.

BERTAUX Daniel, 1977, Destins personnels et structure de classe, PUF, Paris.

BESNARD Philippe, 1993, « Les pathologies des sociétés modernes », dans BESNARD P., BORLANDI Massimo et Paul VOGT Paul, Division du travail et lien social. La thèse de Durkheim un siècle après, PUF, Paris.

BIRNBAUM Jean, 2005, Leur jeunesse et la nôtre. L’espérance révolutionnaire au fil des générations, Stock, Paris.

BIRNBAUM Pierre et CHAZEL François, 1971, Sociologie politique, t. 2, Armand Colin, Paris.

BOLTANSKI Luc et CHIAPELLO Eve, 1999, Gallimard, Paris.

BOURDIEU Pierre, juillet 1966, « Condition de classe et position de classe », Archives européennes de sociologie.

novembre 1978, « Classement, déclassement, reclassement », Actes de la recherche en sciences sociales.

avril-juin 1980, « Le mort saisit le vif », Actes de la recherche en sciences sociales.

1982, Leçon sur la leçon, Minuit, Paris.

décembre 1991, « Introduction à la socioanalyse », Actes de la recherche en sciences sociales.

BOURDIEU Pierre et PASSERON Jean-Claude, 1970, La Reproduction, Minuit, Paris.

CAILLE Alain, 1994, Don, intérêt et désintéressement, La Découverte, Paris.

CASTEL Robert, « Pourquoi la classe ouvrière a-t-elle perdu la partie ? », Actuel Marx, n° 26.

CHANIAL Philippe, 2009, « Socialisme », in Alain CAILLE Alain et SUE Roger, De Gauche ?, Fayard, Paris.

CHARLE Christophe, 1987, Les Élites de la République, Fayard, Paris.

CHAUVEL Louis, 2006, Les Classes moyennes à la dérive, Seuil, Paris.

CHERKHAOUI Mohammed , avril 1988, « Mobilité sociale et équité », Revue française de sociologie, avril 1988, p. 227-245.

CHOLLET Mona, 2008, Rêves de droite. Défaire l’imaginaire sarkozyste, Zones, Paris.

CONSTANT Benjamin, 1997, Ecrits politiques, Folio-Gallimard, Paris.

CUIN Charles-Henri, 1988, « Sorokin et le Social Mobility de 1927 », L’Année sociologique.

_1991, « Durkheim et l’inégalité sociale : les avatars et les leçons d’une entreprise », Recherches sociologiques, XXII, n° 3.

DAVET G., 28 mars 2008, « La revanche de Madame Sans-Gêne », Le Monde.

DEJOURS Christophe, 1998, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Seuil, Paris.

DUBET François, 2006, Injustices. L’expérience des inégalités au travail, Seuil, Paris.

DUMONT Arsène, 1990, Dépopulation et civilisation, Economica, Paris.

DUPUY Jean-Pierre, Le Sacrifice et l’Envie, 1992, Calmann-Lévy, Paris.

DUPUY Jean-Pierre et DUMOUCHEL P. 1979, L’Enfer des choses, Seuil, Paris.

DURKHEIM Emile, 1971, Le Socialisme, PUF, Paris.

1986, Le Suicide, PUF, Paris.

1988, Les Règles de la méthode sociologique, Champs-Flammarion, Paris.

ELSTER Jon, 1989, Karl Marx. Une interprétation analytique, PUF, Paris.

FINKIELKRAUT Alain, 2002, L’imparfait du présent, Gallimard, Paris.

FLOC’H Benoît, 14 août 2009, « Les associations d’aide aux diplômés des cités invitent les jeunes à la combativité face à la crise », Le Monde.

FOESSEL Michaël et MONGIN Olivier, novembre 2007, « Les mises en scène de la réussite. Entreprendre, entraîner, animer », Esprit, p. 22-42.

GARDNER J. W., 1965, L’Education en régime démocratique et la promotion des élites, Editions d’Organisation, Paris.

GARRIGOU Alain, 2001, Les élites contre la république. Sciences Po et l’ENA, La Découverte, Paris.

GAULEJAC Vincent de, 1987, La Névrose de classe. Trajectoire sociale et conflits d’identité, Hommes et Groupes Editeurs, Paris.

1993, « Du freudo-marxisme à la sociologie clinique », in Rencontres autour de Pierre Fougeyrollas, dir. Pierre Ansart, L’Harmattan, Paris.

et LEONETTI Isabel Taboada, 1994, La Lutte des places, Desclée de Brouwer, Paris-Marseille.

GAULEJAC Vincent de, 2004, « La société hypermoderne entre lutte des classes et lutte des places », in CHOPART J.-N. et MARTIN C., Que reste-t-il des classes sociales ?, Editions de l’ENSP, Paris.

GENEREUX Jacques, 2006, La Dissociété, Seuil, Paris.

GERMANI Gino, octobre 1965, « Les effets de la mobilité sociale sur la société », Sociologie du travail.

GOLTHORPE John, octobre 1976, « Mobilité sociale et intérêts sociaux », Sociologie et sociétés.

GORKI Maxime, s. d., Mes universités, Editeurs Français Réunis, Paris.

HABIB Claude, octobre 2003, « Eviter l’envie. Marivaux et les humbles », Esprit, p. 145-157.

HARI Johann, février 2008, « En croisière sur le « Titanic » de la droite américaine », Le Monde diplomatique.

HAYEK Friedrich von, 1994, La Constitution de la liberté, Litec, Paris.

HEINICH Nathalie, 1999, L’épreuve de la grandeur. Prix littéraires et reconnaissance, La Découverte, Paris.

HONNETH Axel, 2000, La Lutte pour la reconnaissance, Cerf, Paris.

2006, La Société du mépris, La Découverte, Paris.

HORNEY Karen, (1953) 1988, La Personnalité névrotique de notre temps, L’Arche, Paris.

HUME David, Traité de la nature humaine.

IRIBARNE Philippe d’, 1996, Vous serez tous des maîtres, Seuil, Paris.

KAUTSKY Karl, 2004, Le Programme socialiste, Les Bons Caractères, Paris.

LABARDE Philippe et MARIS Bernard, 2002, Malheur aux vaincus, Albin Michel, Paris.

LEVI Jean, 1989, Les fonctionnaires divins, Seuil, Paris.

LOSURDO Domenico, 2006, Le révisionnisme en histoire. Problèmes et mythes, Albin Michel, Paris.

LUCCHESI Martine, 1996, A chacun selon son mérite ?, Ellipses, Paris.

MACPHERSON C. B. , 1985, Principes et limites de la démocratie libérale, La Découverte, Paris.

MASSA Patrick, 2007, « Le mythe méritocratique dans la rhétorique sarkozyste : une entreprise de démoralisation », Contretemps, n° 20, p. 130-144.

2008, « Trajectoires sociales et consolidation de la structure de classe », in B. BACHOFEN Blaise, ELBAZ Sion, POIRIER Nicolas, Cornelius Castoriadis. Réinventer l’autonomie, Editions du Sandre, Paris, p. 151-173.

2008, « La sociologie américaine : sociodicée ou science critique ? Le cas de la mobilité sociale ascendante », Revue d’histoire des sciences humaines, n° 19, p. 161-196.

MATTEI Bruno, 6 septembre 1999, « Escroquerie. Egalité des chances : du mythe à l’imposture », Marianne.

MICHAELS Walter Ben, 2009, La diversité contre l’égalité, Raisons d’agir, Paris.

MICHEA Jean-Claude, 2003, Orwell éducateur, Climats, Castelnau-le-Lez.

2008, La double pensée. Retour sur la question libérale, Flammarion, Paris.

MICHAUX Yves, 2009, Qu’est-ce que le mérite ?, Bourin, Paris.

NEVEU Erik, 1996, Sociologie des mouvements sociaux, La Découverte, Paris.

ORWELL George, 1998, Essais, Articles, Lettres, volume 3, Ivrea, Paris.

PAKULSKI J., 1993, « The Dying of Class or of Marxist Class Theory , », International Sociology, VIII, 3.

POIRMEUR Yves, 2000 « Le double jeu de la notion d’égalité des chances », in KOUBI G. et GUGLIEMI G. J. s. d., L’Egalité des chances. Analyses, évolutions, perspectives, La Découverte, Paris.

PORTIS Larry, janvier-mars 1999 , « Education morale et ordre moral : la pérennité d’une sociologie durkheimienne », L’Homme et la Société, p. 9-22.

POULANTZAS Nicos, 1976, Les Classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, Points-Seuil, Paris.

PROCACCI Giovanna, 1993, Gouverner la misère. La question sociale en France 1789-1848, Seuil, Paris.

RAWLS John, 1997, Théorie de la justice, Points-Seuil, Paris.

REISSMAN Leonard, 1963, Les Classes sociales aux Etats-Unis, PUF, Paris.

RENAULT Emmanuel, novembre-décembre 2002, « La philosophie critique : porte-parole de la souffrance sociale ? », Mouvements.

ROGOFF Nathalie, 1950« Les recherches américaines sur la mobilité sociale », Population, 4, p. 679-680.

SABEG Yazid et MEHAIGNERIE Laurence, janvier 2004, Les Oubliés de l’égalité des chances, Rapport de l’institut Montaigne.

SALORT M.-M. et KATAN Y., 1993, Les économistes classiques, Hatier, Paris.

SAVIDAN Patrick, 2007, Repenser l’égalité des chances, Grasset, Paris.

SENNET Richard, 2008, Respect. De la dignité de l’homme dans un monde d’inégalité, Hachette, Paris.

SHOECK Helmut, 1995, L’Envie. Une histoire du mal, Les Belles Lettres, Paris.

STELLINGER Anna, novembre 2006, Sortir de l’immobilité sociale à la française, Note de l’Institut Montaigne.

TAWNEY, R. H., 2003, « L’égalité des chances » in CANTO-SPERBER Monique avec URBINATI Nadia, Le socialisme libéral. Une anthologie : Europe-Etats-Unis, Esprit, Paris.

TEULON Frédéric, 2005, Les FFD. La France aux mains des Fils et Filles De, Bourin, Paris.

THIERIOT Jean-Louis, 2007, Margaret Thatcher, de l’épicerie à la Chambre des Lords, De Fallois, Paris.

VULLIERME J.-L., 1988, « Spéculation morale et spécularité anthropologique » in Individu et justice sociale, s. d. C. Audart, R. Boudon, J.-P. Dupuy, R. Dworkin et al., Seuil, Paris.

WALZER Michaël, 1990, Critique et sens commun, La Découverte, Paris.

YOUNG Michael, 1969, La Méritocratie en mai 2033, Sedeis, Paris.

Patrick Massa, agrégé d’histoire, docteur en histoire contemporaine (La Connaissance sociologique de la mobilité sociale dans la France des “Trente Glorieuses” : dimension politique et enjeux idéologiques, thèse pour le doctorat d’Histoire préparée sous la direction de Serge Berstein, I. E. P. de Paris, 1999).

Contact : patrick.massa@free.fr

// Article publié le 10 janvier 2010 Pour citer cet article : Patrick Massa , « Vae Victis. La face sombre de la méritocratie », Revue du MAUSS permanente, 10 janvier 2010 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Vae-Victis-La-face-sombre-de-la
Notes

[1Massa [2007]. Symptomatique est le portrait de Nadine Moreno in G. Davet [2008].

[2Michaël Foessel et Olivier Mongin [2007]. L’exaltation de la réussite à tout prix ne fait pas toujours bon ménage avec le respect du mérite. On oublie trop que dans la fameuse tirade de Figaro, ce ne sont pas tellement les privilèges de la noblesse qui entravent la reconnaissance du mérite mais la ruse et l’intrigue, cf. Martine Lucchesi [1996, p. 11].

[3David Hume, Traité de la nature humaine, livre II, , partie II, section V.

[4Anna Stellinger [2006].

[5Alain Garrigou, [2001, p. 164-171]. On se souvient aussi de la nomination en 2005 d’Azouz Begag comme ministre de « la promotion de l’égalité des chances ».

[6Walter Benn Michaels, La diversité contre l’égalité, Paris, Raisons d’agir, 2009, p. 85 et 94. Yazid Sabeg et Laurence Méhaignerie [2004]. Sur le rôle du Medef, cf. Benoît Floc’h, [2009].

[7Louis Chauvel [2006, p. 54].

[8« Sa principale erreur est seulement d’avoir pensé — au moins dans un premier temps — que la réalité sociale devait nécessairement permettre une égalité des chances effective pour que l’inégalité des conditions ne soit pas insupportable. Il est en effet troublant de constater que Durkheim commence par rechercher les conditions de l’égalité des chances plutôt que d’analyser les conditions dans lesquelles la croyance en celle-ci peut jouer le rôle qu’il veut faire tenir à l’égalité réelle des chances. Il perçoit que l’inégalité peut être légitimée mais il s’obstine un moment à penser que cette légitimité doit lui venir de l’organisation socio-économique elle-même. (...) Ainsi, si l’égalité des chances (que l’on n’a jamais vue réalisée nulle part !) joue un rôle dans l’affaire, c’est sans doute par la croyance que les individus accordent à son existence. » Charles-Henri Cuin [1991, p. 29]. On comprend que l’on ait pu dire de la méritocratie que « la principale vertu de (son) instauration réelle ou supposée...est de créer un attachement de tous aux lois du système en vigueur, même si, objectivement, ils n’ont que très peu de chance d’en profiter ». Christophe Charle [1987, p. 72].

[9Cité in Johann Hari [2008]. Le titre de la biographie de Jean-Louis Thiériot, Margaret Thatcher, de l’épicerie à la Chambre des Lords, Paris, De Fallois, 2007 montre que partout les libéraux cherchent à accréditer le mythe de l’ascension from rags to riches.

[10Nathalie Rogoff [1950, p. 679-680]. Pour une critique féroce de la réussite à l’américaine, cf. G. Orwell, « Raffles et Miss Blandish », in [1998, p. 282].

[11Jean Levi [1989, p. 25 et 67].

[12Jean-Michel Barreau, [2000].

[13Domenico Losurdo [2006 , p. 93].

[14Claude Habib [2003, p. 145-157].

[15Pour un bel exemple du caractère utilitariste et économiste du plaidoyer en faveur de l’égalité des chances, cf. Frédéric Teulon [2005].

[16R. H. Tawney, « L’égalité des chances » in M. Canto-Sperber avec Nadia Urbinati [2003, p. 189-194]. La position de Tawney est en réalité bien plus complexe et éloignée d’une optique méritocratique.

[17A. Bergounioux et G. Grunberg, [2007, p. 193].

[18Philippe Chanial, « Socialisme », in Alain Caillé et Roger Sue [2009, p. 309-324].

[19A. Finkielkraut invite à retrouver l’inspiration de Renouvier et attire l’attention sur le livre de M.-C. Blais, Au principe de la République. Le cas Renouvier in [2002, p. 88-93]. Mais on peut se demander si l’élitisme dit républicain était vraiment conforme à l’esprit de la République : « S’il faut que les « meilleurs » dirigent l’Etat pour que l’autorité de celui-ci s’impose, c’est justement que l’Etat se confond encore avec la domination sociale et que la poursuite des fins collectives ne suffit pas à justifier l’autorité », A. Garrigou, op. cit., p. 238-239.

[20Karl Kautsky [2004, p. 183]. Cf. aussi le « mythe de la passerelle » in Nicos Poulantzas [1976, p. 300].

[21Jacques Généreux [2006].

[22J.-C. Michéa [2008, p. 72 et 25 et 108].

[23N. Rogoff, op. cit., p. 676 et 688. Pour une vision d’ensemble, cf. P. Massa [2008 b, p. 161-196].

[24Mona Chollet [2008, p. 77-78].

[25Alain Accardo [2009].

[26P. Massa [2008 a, p. 151-173].

[27Yves Poirmeur, « Le double jeu de la notion d’égalité des chances », in G. Koubi et G. J. Gugliemi [2000, p. 91].

[28Yves Michaux [2009] et Bruno Mattéi [1999].

[29Vincent de Gaulejac [2004, p. 151- 166].

[30Macpherson [1985, p. 66]. Le même Stuart Mill voyait pourtant dans une mobilité sociale accrue le moyen d’atténuer les antagonismes entre patrons et ouvriers, cf. l’extrait de ses Principes d’économie politique cité in M.-M. Salort et Y. Katan [1993, p. 183-184].

[31On pourrait aussi se tourner vers la psychanalyse, cf. Karen Horney [1988 , p. 121-153].

[32J.-P. Dupuy [1992, p. 176].

[33F. Dubet [2006, chapitre 2, p. 89-127].

[34Martine Lucchesi, op. cit..

[35Ce qu’Alain Finkielkraut reproche à la célébrité médiatique par exemple, c’est de symboliser la réussite sans le mérite, A. Finkielkraut, op. cit. p. 143. Et si l’expression « ascenseur social » lui déplait, c’est qu’elle semble suggérer que l’individu n’a pas besoin de donner le meilleur de lui-même. On peut cependant noter que le terme « chances » dans « égalité des chances » semble relever d’un monde où l’on spécule et où le hasard tient une grande place.

[36Richard Sennet [2008, chapitre 3 « Inégalité des talents », p. 79-115]. Il suffit de lire Gorki pour constater qu’un bolchevik peut apprécier la valeur de la volonté individuelle pour faire face aux aléas de la vie, cf. [s .d., p. 15].

[37Daniel Bertaux [1977, p. 46-48].

[38Luc Boltanski et Eve Chiapello [1999, p. 47-51].

[39Patrick Savidan [2007].

[40John Rawls [1997, § 48 « Attentes légitimes et mérite moral », p. 348-353].

[41Michaël Walzer [1990, p. 47-111].

[42J.-C. Michéa [2003, p. 12].

[43J.-P. Dupuy, op. cit., p. 213 et 218.

[44Thomas Bénatouïl [1999, p. 289-290].

[45E. Durkheim [1988, préface de la première édition, p. 71].

[46Mohammed Cherkhaoui [1988]. Sur la logique de la « frustration relative », cf. J. C. Davies, « Toward a theory of Revolution », American Sociological Review, février 1962, traduit in P. Birnbaum et F. Chazel [1971, t. 2, p. 256-284]. Le problème a été perçu dès la naissance de la discipline : « Ce qu’il faut pour que l’ordre social règne c’est que la généralité des hommes se contentent de son sort ; mais ce qu’il faut pour qu’ils s’en contentent, ce n’est pas qu’ils aient plus ou moins, c’est qu’ils soient convaincus qu’ils n’ont pas le droit d’avoir plus. ....il faut qu’il y ait un pouvoir moral dont il reconnaisse la supériorité et qui lui crie : « tu ne dois pas aller plus loin ». » E. Durkheim [1971, p. 226-227]. Cette question des dangers de l’insatiabilité des désirs l’obsédait littéralement. Dans son premier ouvrage, appliquant explicitement sa réflexion au processus de distribution des agents dans la structure sociale, il constatait déjà : « L’institution des classes ou des castes constitue une organisation de la division du travail, et c’est une organisation étroitement réglementée ; cependant elle est souvent une source de dissensions. Les classes inférieures n’étant pas ou n’étant plus satisfaites du rôle qui leur est dévolu par la coutume ou par la loi, aspirent aux fonctions qui leur sont interdites et cherchent à en déposséder ceux qui les exercent. De là des guerres intestines » E. Durkheim, De la division du travail social, cité dans D. Bertaux, op. cit., p. 10-11.

[47C.-H. Cuin [1988, p. 296].

[48Cité in John Golthorpe [1976, p. 23].

[49L. Reissman [1963, p. 378-380].

[50M. Young [1969, p. 149 et p. 194].

[51R. Aron [1983, p. 256].

[52P. Bourdieu et J.-C. Passeron [1970, p. 202].

[53Larry Portis [1999, p. 9-22].

[54« Sans doute ne sommes-nous pas, dès notre naissance, prédestinés à tel emploi spécial ; nous avons cependant des goûts et des aptitudes qui militent notre choix. S’il n’en est pas tenu compte, s’ils sont sans cesse froissés par nos occupations quotidiennes, nous souffrons et nous cherchons un moyen de mettre un terme à nos souffrances. Or, il n’en est pas d’autre que de changer l’ordre établi et d’en refaire un nouveau. ». Cité dans C.-H. Cuin, « Durkheim et l’inégalité sociale : les avatars et les leçons d’une entreprise », op. cit., p. 18.

[55Il suffit de prendre conscience que ce postulat ne va nullement de soi pour prendre la mesure de son optimisme de jeunesse. C’était aussi postuler que la distribution naturelle des aptitudes s’ajuste tout aussi spontanément à la distribution des postes professionnels qui résulte du développement économique, cf. Philippe Besnard, « Les pathologies des sociétés modernes », dans P. Besnard, Massimo Borlandi et Paul Vogt [1993, p. 201-202]. Devançant les objections qui pouvaient lui être faites, Durkheim écrivait alors : « On dira que ce n’est pas toujours assez pour contenter les hommes ; qu’il en est dont les désirs dépassent toujours les facultés. Il est vrai ; mais ce sont des cas exceptionnels et, peut-on dire, morbides. Normalement, l’homme trouve le bonheur à accomplir sa nature ; ses besoins sont en rapport avec ses moyens. C’est ainsi que dans l’organisme chaque organe ne réclame qu’une quantité d’aliments proportionnée à sa dignité. » Cité dans D. Bertaux, op. cit., p. 11.

[56C’est-à-dire la réalisation intégrale de l’idéal d’égalité des chances puisque à cette époque l’élucidation des processus assurant la transmission de l’héritage culturel n’avait pas encore eu lieu.

[57E. Durkheim [1986, p. 278].

[58C.-H. Cuin, « Durkheim et l’inégalité sociale : les avatars et les leçons d’une entreprise », op. cit., p. 28-29. Ce n’est plus la nature humaine qui suffit à limiter les désirs, c’est à la force de l’opinion, qui affecte à chaque fonction « un certain coefficient de bien-être », qu’il attribue cette tâche : « Sous cette pression chacun, dans sa sphère, se rend vaguement compte du point extrême jusqu’où peuvent aller ses ambitions et n’aspire à rien au-delà. Si, du moins, il est respectueux de la règle et docile à l’autorité collective, c’est-à-dire s’il a une saine constitution morale, il sent qu’il n’est pas bien d’exiger davantage. » Cité in ibid., p. 23.

[59Erik Neveu [1996, p. 82-84].

[60Cette thèse a été confirmée par certaines recherches historiques, par exemple par Le Pain et le Cirque de Paul Veyne, cf. Jon Elster [1989, p. 479].

[61P. Massa [2007, p. 134-138].

[62Alain Caillé, « Valeur des biens et valeur des personnes » in « Esquisse d’une critique de l’économie générale de la pratique de Pierre Bourdieu », in A. Caillé [1994, p. 94].

[63C. Crosland, cité dans F. Hayek [1994, p. 437].

[64Ibid., p. 386.

[65Un marxologue arrive à la même conclusion quand il analyse la situation des individus lors la seconde phase du communisme caractérisée par l’abondance généralisée et la possibilité offerte à tous de développer ses talents créateurs : « Même si la société était à même de fournir à tout un chacun ce dont il a besoin pour se réaliser, les individus pourraient être frustrés de découvrir qu’ils n’y excellent pas. (...) l’ignorance de la contrainte réellement astreignante peut être une condition du respect de soi. (...) Que nos échecs fussent insupportables si nous n’avions qu’à nous en prendre à nous-mêmes pourrait-il être, cependant, une conséquence importante de la finitude humaine ? » J. Elster, op. cit., p. 320-321.

[66A. Curle, New Statesman and Nation, 14 août 1954, cité in Hayek, op. cit., p. 518. Les analyses de D. Glass et le compte-rendu de A. Curle sont aussi présentés par Helmut Shoeck [1995, p. 336-337].

[67M. Walzer, « Exclusion, injustice et Etat démocratique », in J. Affichard et J.-B. de Foucauld [1995] p. 33.

[68J.-P. Dupuy, op. cit., p. 216.

[69André Béjin [1989].

[70A. Dumont [1990, p. 172-177 et p. 84-89] pour une longue description des effets dramatiques du mépris envers soi-même engendré par le « sentiment accablant de la disproportion de nos forces avec la tâche que les circonstances nous imposent. »

[71Ibid., p. 177

[72Cité dans Giovanna Procacci [1993, p. 208]. Sur C. Dunoyer, cf. Benjamin Constant [1997, p. 654-678].

[73Philippe Labarde et Bernard Maris [2002, chapitres 2 et 4].

[74Sa théorie est présentée aux lecteurs français dans J.-P. Dupuy et P. Dumouchel [1979, p. 30-32] : « Leur insuffisance personnelle, leur manque de compétence ou de jugement ne sont donc pas impliqués, ils n’ont pas à envier leur voisin plus heureux et, par là, à reconnaître leur propre infériorité. « Il a eu de la chance » : la possibilité de rendre compte des succès de l’autre en les attribuant au hasard, à la bonne fortune, au destin et plus généralement à des forces incontrôlables est, montre Foster, ce que la culture peut faire de mieux pour protéger le fragile équilibre psychologique de l’envieux. »

[75Sur l’importance des « variables intermédiaires contextuelles », en particulier des rapports entre « normes de mobilité » et « valeurs, croyances et attitudes de mobilité », cf. Gino Germani [1965, p. 388-391].

[76P. Bourdieu [1978, p. 8].

[77J.-P. Dupuy, op. cit., p. 187-188.

[78Alain Caillé, le chapitre « Valeur des biens et valeur des personnes » dans « Esquisse d’une critique de l’économie générale de la pratique de Pierre Bourdieu », chapitre un d’A. Caillé, op. cit., p. 93-94.

[79Gérald Antoine et J.-C. Passeron [1966, p. 259-260].

[80A. Dumont, op. cit., p. 177.

[81Imposer un idéal exigeant comme un modèle à suivre a un coût que l’on ne saurait négliger. Cela peut se retourner contre ceux qu’il est censé affranchir. Un livre récent consacré aux promesses d’émancipation des Lumières qui a l’ambition de saisir la logique qui inspire les comportements des acteurs sociaux en partant des mythes fondateurs qui donnent sens à la modernité démocratique peut servir utilement de guide pour approfondir ce point. Le propre de la modernité serait de présenter toute dépendance comme humiliante et d’inviter en conséquence tout citoyen à accéder à une autonomie absolue. D’où les projets de société sans monarque (Locke, Rousseau), sans noblesse (Sieyès), sans classes (Marx) ou sans domination masculine (Simone de Beauvoir). L’individu moyen serait tiré par ce projet d’affranchissement à la fois vers les sommets et vers les bas-fonds car la figure exemplaire du citoyen autonome est à la fois une source de droits inhérents à la condition humaine et une source d’exigences car c’est à cette aune que désormais chacun est jugé. Celui qui ne se montre pas à la hauteur de cette haute idée de l’homme devient l’objet de jugements sévères. C’est un noble idéal qui alimente un regard implacable. Rousseau parle de « populace » pour désigner les citoyens qui font un mauvais usage de leur liberté, Marx n’a pas de mots assez sévères pour condamner la dégénérescence du « lumpen-prolétariat » qui se vend à la réaction pour un plat de lentilles, Beauvoir n’a que du mépris pour la bourgeoise qui accepte de rester femme au foyer, etc. Cf. Philippe d’Iribarne [1996].

[82« Quand, comme condition d’initiation préalable, on demande aux gens de se défaire des concepts qu’ils ont l’habitude d’appliquer à un ordre des choses, pour repenser celles-ci à nouveaux frais, on ne peut s’attendre à recruter une nombreuse clientèle. Mais ce n’est pas le but où nous tendons. Nous croyons, au contraire, que le moment est venue pour la sociologie de renoncer aux succès mondains, pour ainsi parler, et de prendre le caractère ésotérique qui convient à toute science. Elle gagnera ainsi en dignité et en autorité ce qu’elle perdra peut-être en popularité. » E. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, op. cit., p. 238.

[83Un auteur américain pourtant fervent méritocrate admet implicitement le bien-fondé des idées de Young sur les effets pervers de la méritocratie mais il cherche à esquiver le débat en arguant que son utopie ne pourra se réaliser car « heureusement » la sélection ne sera jamais absolue à cause de l’impossibilité de détecter le mérite sans risque d’erreur J. W. Gardner [1965, p. 73-74 et 81-85].

[84Pierre Bourdieu [1966, p. 201-223].

[85S’appuyant sur Man and Society in an Age of Social Reconstruction de K. Mannheim qui défend l’idée que le déclassement affectant des masses importantes engendre une panique favorable aux solutions totalitaires, Gino Germani reprend certes la thèse classique du fascisme conséquence de la mobilité descendante. Mais, il ajoute une nuance de taille en précisant que le déclassement n’a produit le fascisme qu’à cause du caractère très discontinu et hiérarchisé de la stratification sociale de l’époque, qui a rendu psychologiquement intolérable le risque de prolétarisation. Il en voit la preuve dans la situation des pays développés en pleine croissance. Les effets de frustration causées par la mobilité descendante (qu’il juge très considérable) lui paraissent neutralisés par les différences décroissantes entre les classes et l’évolution des mentalités. Dans une société en mutation rapide, la descente sociale serait considérée comme un phénomène normal. G. Germani, op. cit., p. 395-397 et 403-404. Les analyses britanniques de « l’ouvrier de l’abondance » confirment cette hypothèse. Étudiant des ouvriers d’une ville prospère ayant un niveau de vie élevé, elles détectent la présence parmi eux (surtout parmi les non qualifiés) de mobiles descendants (déclin en cours de carrière ou par rapport à leurs parents, les positions d’origine étant de type employé ou agent de maîtrise). S’ils sont effectivement frustrés, cette frustration n’engendre pas une réaction politique extrémiste. Elle renforce simplement une orientation « instrumentale » vis-à-vis de leur travail : son intérêt intrinsèque est éclipsé par des préoccupations de salaire et de sécurité, ce qui entraîne une faible implication et une séparation nette entre vie de travail et vie hors-travail. Cet « instrumentalisme » caractérise d’ailleurs la nouvelle classe ouvrière (au sens britannique qui est très différent du sens français) dans son ensemble et est uniquement plus accentué chez les déclassés. L’absence de ressentiment virulent est d’autant plus notable que, s’ils sont issus des fractions inférieures des classes moyennes, ils appartiennent aux catégories ouvrières peu qualifiées. Leur descente sociale a donc une certaine amplitude, ce qui aurait pu être traumatisant. Cf. M. Arliaud et M. Maurice [1970, p. 75-78].

[86P. Bourdieu, « Classement, déclassement, reclassement », op. cit., p. 14-16.

[87Robert Castel, « Pourquoi la classe ouvrière a-t-elle perdu la partie ? », Actuel Marx, n° 26, p. 15-24.

[88Emmanuel Renault [2002].

[89Cité in Vincent de Gaulejac et Isabel Taboada Léonetti [1994, p. 275].

[90Les militants révolutionnaires connaissent depuis longtemps la nécessité de rappeler aux ouvriers « qu’ils ne sont pas les derniers des derniers, contrairement à ce qu’on leur répète » comme le dit un dirigeant de Lutte Ouvrière cité in Jean Birnbaum [2005, p. 146].

[91P. Bourdieu [1991, p. 3-5].

[92Il faudra par exemple attendre la fin des années 1990 pour que la question des effets de l’organisation du travail sur le psychisme des salariés soit posée et rencontre un écho : « Toute approche des problèmes psychologiques par les psychologues, les médecins, les psychiatres et les psychanalystes était entachée d’un péché capital : celui de privilégier la subjectivité individuelle, d’être censée conduire à des pratiques individualisantes et de nuire à l’action collective. L’analyse de la souffrance psychique relevait de la subjectivité -simple reflet fictif et sans valeur relevant du subjectivisme et de l’idéalisme. Supposées antimatérialistes, ces préoccupations sur la santé mentale étaient suspectes de nuire à la mobilisation collective et à la conscience de classe, au profit d’un « nombrilisme petit-bourgeois » de nature foncièrement réactionnaire. » Christophe Dejours [1998, p. 43], cf. dans le chapitre sur « La souffrance déniée » le passage consacré au « déni des organisations politiques et syndicales ».

[93Vincent de Gaulejac [1987]. V. de Gaulejac « Du freudo-marxisme à la sociologie clinique », in Pierre Ansart [1993, p. 65-77].

[94Rawls accorde une primauté absolue à ce bien fondamental que sont « les bases sociales du respect de soi—même », cf. J.-P. Dupuy, op. cit., p. 179. Sa solution est de conférer à tous la même valeur morale, en refusant de corréler cette valeur morale aux différences de position sociale. L’ordre social juste est inégalitaire, mais ces inégalités sont fondées sur le « principe de différence » et non sur le mérite. On a pu se demander si la solution rawlsienne ne souffre pas du défaut de vouloir concilier l’idéal d’estime de soi et celui d’une « « société bien ordonnée », c’est-à-dire non seulement moralement juste, mais où chacun sait par surcroît que sa place y est juste » alors que la compatibilité de ces deux idéaux semble douteuse. Cf. J.-L. Vullierme, « Spéculation morale et spécularité anthropologique », in C. Audart, R. Boudon, J.-P. Dupuy, R. Dworkin et al. [1988, p. 145-157, notamment p. 155].

[95Axel Honneth depuis [2000] jusqu’à [2006]. Pour un exemple français d’étude centré sur cette question, cf. Nathalie Heinich [1999]. Mais c’est la difficulté à réussir sa réussite qui est traitée et non celle à supporter l’échec.

[96J. Pakulski [1993, p. 279-292].

[97Inversement, il est symptomatique que Vous serez tous des maîtres, l’ouvrage déjà évoqué de P. d’Iribarne, se situe explicitement dans une optique chrétienne bien propre à l’accompagnement de la plainte.

[98P. Bourdieu [1980, p. 12].

[99P. Bourdieu [1982, p. 52].

[100Cité dans H. Arendt [1985, p. 97].

Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP | squelette