A la mémoire de Jean Cuisenier,
le plus productif de nos maîtres [1].
En dépit de réponses très classiques, on peut continuer à s’interroger sur d’éventuelles différences décisives entre sociologie et anthropologie, ces jumelles si proches : si elles avaient dû s’avérer siamoises, on l’eût dès longtemps montré avant de renoncer à l’un des deux termes ; en la négative, on peut attendre quelqu’avancée, utile sur le plan épistémologique, d’une comparaison entre les pratiques des fondateurs : par exemple, entre méthode wébérienne et manière maussienne.
Nous avons récemment proposé de comprendre le principal procédé anthropologique de Marcel Mauss comme une accrétion [2] de données ethnographiques semblables -ou au contraire, significativement différentes- prises en des ensembles sociétoculturels très éloignés les uns des autres [3]. Aussi disparates paraissent-elles, ces données peuvent se prélever indifféremment dans l’espace ou/et le temps, pourvu qu’elles soient assez documentées [4]. Une telle anthropologie consisterait donc en une agrégation progressive -une accrétion- de ’faits sociaux’, au sens durkheimien, qui se ressemblent (par exemple, Mauss montre qu’en des endroits très divers du monde ou du passé -chez Amérindiens et Australiens subactuels, dans la Rome antique, etc.-, la définition du ’moi’ semble découler volontiers de masques sacro-religieux, théâtraux, ludiques, figurant rôles sociétaux ou ancêtres mythiques) ; au fil de l’accrétion, on montrerait subsidiairement que d’autres ’faits sociaux’, bien que différents des premiers, relèvent toutefois de la même classe (ainsi lorsque Mauss infère que les peintures corporelles australiennes se révèlent masques provisoires, puisque tenant même rôle qu’ailleurs les masques, eux-mêmes peintures permanentes mais amovibles). Par là l’anthropologie accomplirait sa mission épistémologique : établir, loin en amont de l’extrême diversité des croyances et pratiques, l’unité fondamentale de l’esprit humain. Cette maussienne heuristique générale apparaît comme une initiale hypertrophie de l’intention intellectuelle, toujours actuelle, de nombreux anthropologues -dont les plus grands, notamment en France.
D’ailleurs mieux vaudrait qualifier l’accrétion que nous voyons chez Mauss, comme son moyen préféré de démonstration, plutôt que son ’principal’ procédé. En effet, certaines matières se prêtent mal, ou même pas du tout, à cette progression accrétive, en raison du flou artistique de leurs marges voire de leurs centres. Ainsi de la magie, domaine par essence discret voire fuyant, et partant difficile à cerner et caractériser : on risquerait donc, par contagion due à de fâcheuses ressemblances, d’attribuer à la magie des ’faits sociaux’ qui n’en relèvent pas, et vice-versa. Mauss et Henri Hubert s’en montrent si conscients que, contrairement à la méthode anthropologique de l’Essai sur le don et des Variations saisonnières que l’on verra plus loin, ils ne procèdent pas, en leur célèbre travail sur la magie prudemment intitulé ’esquisse’ [5], selon l’unique exemple initial d’une magie très complète et bien décrite, exemple qu’ils eussent ultérieurement généralisé à d’autres nombreux cas moins nets. Après s’en être expliqués en un avertissement liminaire [6], puis en quatre pages d’ouverture où, discutant leurs prédécesseurs et montrant que la magie reste un objet des plus imprécis (James George Frazer entre autres en prend pour son grade, en termes courtois mais nets), Mauss et Hubert se sentent ’(...) réduits à (...) constituer nous-mêmes’ (p. 6) la magie en concept rigoureux. Car -ils y insistent à raison- la magie ne saurait fournir un matériau ethnographique immédiat comme le don ou les variations saisonnières : ’nous n’espérons pas en effet déduire de l’analyse d’une seule magie, fût-elle bien choisie, une espèce de loi de tous les phénomènes magiques, puisque l’incertitude où nous sommes sur les limites de la magie nous fait craindre de ne pas y trouver représentée la totalité des phénomènes magiques’ (pp. 6-7). Aussi vont-ils consacrer une très grande part du travail à saisir et circonscrire du mieux possible ces phénomènes par de fines analyses fondées, très classiquement et d’entrée, sur un grand nombre de -dites- magies, de l’Australie aux Amérindiens, de l’Inde védique au folklore finnois. Consistant en une première ’définition de la magie’, courte mais éblouissante, leur chapitre II signale d’abord ce que la magie n’est pas : ’des actes qui ne se répètent pas ne sont pas magiques. Des actes à l’efficacité desquels tout un groupe ne croit pas, ne sont pas magiques. (...) des actes strictement individuels, comme les pratiques superstitieuses particulières des joueurs, ne peuvent être appelés magiques’ (p. 11). Actes collectivement efficaces, les rites magiques s’entremêlent aux techniques, surtout en médecine, alchimie, agriculture, etc. Puis les rites sont soigneusement divisés (plus tôt que chez Emile Durkheim, sinon mieux à notre sens) en religieux et magiques, les seconds étant moralement interdits : ainsi des maléfices, à juste titre opposés aux sacrifices religieux. Toutes pratiques magiques, évidemment très dissimulées : ’l’isolement, comme le secret, est un signe presque parfait de la nature intime du rite magique’ (p. 15) ; dans le recours au magicien, ’il y a nécessité et non pas obligation morale (...)’ (p. 16). Conclusion provisoire, est magique ’(...) tout rite qui ne fait pas partie d’un culte organisé, rite privé, secret, mystérieux et tendant comme limite vers le rite prohibé’ (p. 16 ; souligné par eux). Bref : les magies ne se peuvent comparer [7], d’une civilisation à l’autre, comme les échanges ordinaires par dons, comme les morphologies sociétales ou même comme les religions, car ces trois derniers domaines offrent, à peu près partout, une légitimité spontanée qui les met à continue disposition publique des ethnographes -tandis que la magie, objet ethnographique protéiforme, mystérieux, presque illégitime, doit se traquer et caractériser laborieusement en chaque société avant comparaisons éventuellement efficaces.
Si puissante et si élégante soit-elle, l’accrétion que nous croyons repérer chez Mauss paraît donc une sorte de luxe épistémologique, ne s’appliquant malheureusement pas en tout domaine ; elle représenterait non la totalité, mais la meilleure forme de la pensée maussienne. En une première partie, nous essaierons de fonder davantage et développer, au moyen de quelques-uns de ses grands textes, cette manière accrétive de Mauss -dont la souplesse disciplinée nous paraît susceptible de continuer à contribuer au développement présent et futur de l’anthropologie.
Se passionnant pour les relations -et en particulier, les discrètes homologies- entre les données ethnographiques les plus variées, Mauss manifeste beaucoup moins de goût pour des élaborations spéculatives sur étroite base factuelle : par exemple dans l’article susdit sur ’la notion de personne’ [8], il avance clairement que pour lui anthropologue, les catégories aristotéliciennes restent, certes non une aptitude innée de l’esprit, mais une création culturelle d’Aristote ou du temps de celui-ci, continuée par tant d’autres beaux philosophes. En raison de ces positions au moins méthodologiques si souvent et magistralement mises en application, le cadet -plutôt que fils spirituel- de Durkheim (ce dernier, démiurge à la fois de la sociologie et de l’anthropologie françaises) apparaît lui-même promoteur en actes de cette anthropologie, davantage qu’il ne s’avère sociologue stricto sensu -étant entendu que la distinction entre les deux disciplines était, en France voici un siècle, sans doute moins affirmée qu’aujourd’hui. De ce point de vue, la proportion respective de ces deux disciplines semble s’inverser de Mauss à Max Weber [9], quant à lui fondateur d’une sociologie dépassant très largement l’orbe germanique : basculement de l’un à l’autre, peut-être sous-tendu par une différence de méthode si radicale qu’elle en devient épistémologique. Le premier, d’une grande indépendance d’esprit, est assez holiste, audacieusement synthétique, totalisant, accrétant ; obsessif, rigide et théoricien, le second se montre analytique, triant et ordonnant avec une précision minutieuse les infimes nuances idéologiques sur quoi se fondent ses patientes constructions socio-historiques [10]. Certes, souvent on se défend mal de l’impression que Weber, surtout lorsque traitant des institutions et de religion, aboutit de bonne grâce à des généralisations anthropologiques : malgré quoi nous tenons que l’anthropologue Mauss n’aurait pu pratiquer la profonde et très fine sociologie historique d’un Weber, et que le sociologue Weber n’aurait pu exercer la vaste et globalisante anthropologie à tire-d’aile d’un Mauss [11] ; ce que nous tenterons de montrer en seconde partie -avançant qu’une telle démonstration pourrait participer à utile distinction entre les deux disciplines.
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Soit d’abord l’inévitable ’Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques’ [12]. Le texte s’ouvre, de façon volontairement abrupte, par une longue épigraphe de huit strophes de l’’Hávamál’, deuxième poème de l’Edda poétique dû à quelque scalde islandais du milieu du Moyen-Age ; ces strophes, où il n’est question que de ’rendre cadeau pour cadeau’, d’’un cadeau donné (… qui...) attend toujours un cadeau en retour’ [13], etc., ’(…) mettent directement le lecteur dans l’atmosphère d’idées et de faits où va se mouvoir notre démonstration’ (p. 145). On ne saurait être plus clair : Mauss va démontrer une atmosphère d’idées en la traversant au moyen d’innombrables données ethnographiques longuement collationnées et classées. Ensuite seulement viennent quelques pages sur le programme du travail, la méthode, et surtout la sobre définition de la prestation, du don, du potlatch (pp. 147-153), pages en quoi s’ébauche la théorie de l’obligation du don contre don, appuyée comme toujours sur l’écrasant appareil de notes infrapaginales égrenant des exemples pêchés ici et là dans l’océan des cultures et des âges. Puis l’esquisse théorique vient se concentrer sur des faits samoans et maoris, d’où s’engendre un deuxième bilan sur l’obligation de donner et de recevoir (pp. 154-164). Le chapitre I s’achève par l’échange-don avec les dieux -pas une petite affaire- et de là passe à l’aumône, qui vise à se concilier la divinité à travers le donataire : ’(…) on voit comment s’amorce ici une théorie de l’aumône. L’aumône est le fruit d’une notion morale du don et de la fortune, d’une part, et d’une notion du sacrifice de l’autre. La libéralité est obligatoire, parce que la Némésis venge les pauvres et les dieux de l’excès de bonheur et de richesse de certains hommes qui doivent s’en défaire (…)’ (pp. 169-170) [14] : l’ébauche théorique en restera là, car Mauss est déjà parti au chapitre II, pour appuyer l’obligation de recevoir et de rendre sur des cas des îles Andamans, puis de Nouvelle-Calédonie, des îles Trobriand, de Fidji, de Nouvelle-Guinée (pp. 172-194)... Débauche ethnographique parfaitement ordonnée sur le plan conceptuel, qui pourtant ne fait encore que préparer les plus grandes pages, sans doute, que Mauss écrivit jamais (pp. 194-227), à partir de l’échange dans le ’Nord-Ouest américain’ selon les documents si riches accumulés par Franz Boas et ses collaborateurs (George Hunt, John Swanton, etc.), notamment lors de leur fameuse Jesup North Pacific Expedition (1897-1902). Dans cette éblouissante seconde partie du chapitre II, Mauss déchaîné donne toute sa mesure : dans le corps du texte comme en notes ’infrapaginales’ (qui occupent souvent l’essentiel de la page), la matière ethnographique la plus dense -principalement amérindienne, mais fondue avec de nombreux compléments grappillés dans le monde entier et dans les moments les plus imprévus du passé- forme une trame organisée, soutenue et raidie par les mêmes fils de chaîne théoriques ou critiques ennoyés dans la trame factuelle. Au long de cette chaîne, elle aussi ponctuée d’incises remarquables et inexploitées [15], le schème de la triple obligation de l’échange se densifie peu à peu et se consolide, toujours plus net et indiscutable.
Après un tel morceau de bravoure -l’un des sommets de l’anthropologie- le chapitre III apparaît presque une exploitation de la victoire : le voyage ethnographique reprend en sorte de rallier les cas encore insoumis, présentés comme ’survivances’ à cause de cette satanée teinture évolutionniste [16]. A commencer, bien sûr, par le ’droit romain très ancien’ (pp. 229-238), exploité entre autres par une brillante scolie -objet littéraire délicieusement désuet- partant de la large acception juridique du mot-valise res : exercice philologique offrant le grand avantage, aux yeux maussiens, d’une théorie en quelque sorte engluée dans le matériau lexical même. Puis une courte spéculation sur les autres droits indo-européens (pp. 238-240 ; hasardée, de l’aveu même de Mauss, concernant le cas grec) fait transition vers le cas hindou (pp. 240-250), cette autre passion -en raison du sanscrit- des boîtes-à-fiches européennes jusqu’au milieu du 20e siècle, où se repère sans peine une ’théorie du don’ avec échange à triple obligation. Enfin les cas germanique surtout, mais aussi celtique et chinois (pp. 250-257) se voient à leur tour faufilés par l’idée -mieux que ’théorie’- maussienne du don.
La grosse vingtaine de pages du chapitre IV de conclusion semblerait presque trop longue par rapport à tout ce qui précède, si Mauss ne l’émaillait -et jusqu’à la dernière page- d’exemples ethnographiques où sa thèse transparaît constamment en filigrane. En cette conclusion, il ne théorise guère plus qu’ailleurs, sinon dans le célébrissime petit paragraphe définissant -non sans diverses prudences et réserves- le fait-social-total, suivi des deux pages et demie où il défend, longuement, sa bienaimée notion de totalité (pp. 274-276). Mais immédiatement après, il confesse quasiment son désintérêt pour la synthèse théorique : ’Nous n’avons pas eu le temps -ç’aurait été indûment étendre un sujet restreint- d’essayer d’apercevoir dès maintenant le tréfonds morphologique de tous les faits que nous avons indiqués’ (p. 277) ; ’sujet restreint’, l’échange-don ? Quelle farce ! Mieux vaut reconnaître que le ’tréfonds morphologique’ de l’échange se manifeste, dès l’épigraphe de l’’Essai (…)’, directement dans la pâte ethnographique mise en forme par Mauss, jusqu’à culminer de façon éclatante en les inoubliables pages consacrées au potlatch stricto sensu. Parce qu’il n’en a ’pas le temps’ ni surtout le goût, jamais il ne se soucie de quintessencier la substantifique moelle -qu’il tient pour transparente- de sa découverte, moelle qu’un siècle après ses disciples fascinés continuent d’extraire par petits morceaux.
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Pour bien finir cette première partie sur la manière accrétive maussienne, livrons-nous à un libre parcours des jolies Variations saisonnières [17], lesquelles se répétaient ’(…) tous les ans avec une absolue invariabilité’ (p. 475) : des variations revenant selon un cycle invariable, voilà qui ne pouvait qu’enchanter Mauss -et qui annonce fortement Claude Lévi-Strauss-, d’emblée gourmand de ces minuscules sociétés dont la morphologie même s’inverse à tout égard selon les moments de l’année : ’(…) suivant les saisons, la manière dont les hommes se groupent, l’étendue, la forme de leurs maisons, la nature de leurs établissements changent du tout au tout’ (p. 390). Il commence par le rappel du point de méthode, fondamental et très anthropologique, auquel il se tiendra sa vie durant : il choisit pour sa démonstration un terrain où ’(…) les relations sur lesquelles nous voulons attirer l’attention y sont comme grossies et amplifiées, elles y présentent des caractères plus accusés qui permettent d’en bien comprendre la nature et la portée. On est ainsi mieux préparé à les apercevoir même dans les sociétés où elles sont moins immédiatement apparentes, où la trame formée par les autres faits sociaux les dissimule davantage à l’observateur’ (p. 390) ; et d’insister : ’Stuart Mill dit quelque part qu’une expérience bien faite suffit à démontrer une loi : elle est surtout plus démonstrative que beaucoup d’expériences mal faites’ (p. 391) [18]. Après une courtoise discussion des géographes qui font dépendre la ’morphologie sociale’ des seules contraintes du ’sol’ (nature géologique, minéralogie, configuration physique, hydrographie, climat local...), puis un nécessaire exposé soulignant la relative homogénéité de l’ensemble sociétoculturel dit inuit [19], Mauss peut enfin s’abandonner à sa forte inclination spontanée pour l’accrétion synthétique. D’abord il montre qu’en amont de tout autre particularité, tente estivale de peaux, bâtiment hivernal de pierre et bois -sur charpentes de bois ou de côtes de baleine sous mottes de gazon- et iglou de neige, se conforment tous à une même distribution générale : ’(…) ces différentes sortes de maisons ne sont que des déviations d’un même type fondamental (…)’ (p. 421) ; ce faisant, il opère, de manière intuitive et presque sensuelle, comme le fera de façon formelle Jean Cuisenier -disciple de Lévi-Strauss et Weber entre autres- pour le Corpus de l’architecture rurale française, élaborant des sortes d’idéaltypes de cette architecture à partir de variables diversement combinées par l’indigène et dûment inventoriées et classées par l’anthropologue : là encore, le précurseur Mauss a devancé de plus d’un siècle, et avec élégance, les auteurs du Corpus [20].
Après cette première synthèse, la répartition saisonnière de l’habitat va fournir le cadre de toute l’accrétion maussienne ultérieure : l’habitat hivernal -un même bâtiment peut alors loger jusqu’à dix familles et plus-, extrêmement tassé autour du kashim, grande maison commune à foyer central, s’oppose à l’habitat estival sous tentes -une par famille-, très dispersé. En hiver, la concentration était telle que souvent les logements communiquaient entre eux, et avec le kashim, par des réseaux de couloirs ; tandis qu’en été, il n’y avait évidemment pas de kashim entre tentes complètement isolées les unes des autres [21]. Pour autant, cette changeante répartition spatiale ne fait qu’illustrer des variations saisonnières dont elle n’est bien sûr qu’un effet ; outre l’attachement culturel à leur mode de vie, à des routines techno-économiques sanctionnées par leur efficacité, à certains outils familiers préférés à d’autres pourtant connus, la cause majeure de ces variations tient au gibier -principalement au phoque-, très concentré (donc facile à chasser) l’hiver, extrêmement dispersé l’été : soit ’(…) un véritable phénomène de symbiose qui oblige le groupe à vivre à la façon de son gibier’ (p. 441) [22]. Entérinant cette variation saisonnière et faisant de stricte nécessité vertu cardinale, toute la société inuite s’acharne à ’coller’ à ce basculement pour l’hypertrophier, s’appliquant à s’inverser elle-même en ses moindres détails selon les saisons ; dès lors, Mauss fasciné n’a plus qu’à reconstruire le linéament de cette société curieusement duelle, en soulignant la rigueur et la diversité des inversions (mieux peut-être que ’variations’) qu’elle pratique : pourchassé d’un domaine à l’autre, le basculement hiver/été s’avère si constant qu’il entraîne l’anthropologue, plus loin même que l’accrétion, à une sorte de déclinaison grammaticale de l’inversion selon les domaines, religieux et festif, juridique et matrimonial, etc. Inutile de répéter Mauss avec le détail, impressionnant, d’une telle déclinaison ; qu’il suffise de rappeler que la concentration hivernale n’est qu’’(...) une sorte de longue fête’ (p. 445) collective, religieuse notamment, où l’on récite les mythes, se rend d’incessantes visites, festoye, échange des cadeaux -alors qu’en l’isolement estival consacré au labeur de la chasse, ’la vie est comme laïcisée’ (p. 444) ; ou -autre exemple- : l’inversion va si loin que l’on peut distinguer une minuscule famille nucléaire d’été, sous la tente, qui en quelque sorte se dilue provisoirement en la station d’hiver, ’(…) sorte de grande famille, en un mot de clan (...)’ (p. 456) [23].
Au total, la progression méthodologique de Mauss évoque ici la croissance et la morphologie des liliacées. Autour d’un caïeu initial -en l’espèce l’inversion saisonnière à racine cynégétique- se développent des exfoliations engainantes et superposées -les divers exemples d’inversion inuite : habitat, pratique religieuse, juridique, etc.- sous la base desquelles apparaissent de nouveaux caïeux, à savoir des inversions semblables aux premières mais moins marquées, en des cultures autres que celle germinale : ’(...) la civilisation dite du nord-Ouest (...) : Tlingit, Haida, Kwakiutl, (...)’ pratique aussi ’(...) une extrême concentration en hiver et une extrême dispersion en été (...)’ (p. 471) ; et ce, avant qu’une ultime exfoliation ne vienne envelopper l’ensemble : à savoir, la généralisation de Mauss en conclusion, car ’(...) les civilisations américaines ne sont pas les seules qui rentrent dans ce type. (...) Ce sont, d’abord, les migrations d’été des populations pastorales dans les montagnes d’Europe (... Tandis qu’en nos villes mêmes...) à partir du mois de juillet environ, par suite de la dispersion estivale, la vie urbaine entre dans une période d’alanguissement continu de vacances, qui atteint son point terminus à la fin de l’automne’ (p. 472) [24]. Là se diffuse brusquement, comme une fragrance, toute la rayonnante beauté de la progressive accrétion maussienne : dès le début de sa démonstration, sur la raison des formes variées de l’habitat inuit par exemple, il songeait sans doute à conclure par nos pâturages alpestres (saturés-bruyants de gens et de bêtes en été, silencieux déserts glacés l’hiver) et par nos villes (grouillantes à Noël, vides le 15-Août) -pour ’(...) supposer que nous sommes ici en présence d’une loi qui est, probablement, d’une très grande généralité’ (p. 473) [25]. Enfin, Mauss termine son mémoire en revenant une fois encore sur son seul explicite point de méthode : d’abord bien s’attacher, dans l’immense diversité des usages culturels, à celui qui par son ’excès’ même (potlatch kwakiutl, inversion saisonnière inuite...) ouvre le questionnement que d’autres usages, ailleurs moins saillants, viendront confirmer par leur nombre et donc solder -car ’(...) l’analyse d’un cas défini peut, mieux que des observations accumulées ou des déductions sans fin [26], suffire à prouver une loi d’une extrême généralité (...)’ (p. 475) -une ’loi’ peut-être, anthropologique certainement.
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La difficile pénétration des travaux de Weber en France peut s’expliquer à la fois par sa pensée sociologique, singulièrement puissante et dense, fouillée, subtile, sans concession à la facilité [27], et par sa prose même, cause de lacinants problèmes de traduction ; de surcroît, à tout égard cette pensée se révèle fort éloignée de celle des durkheimiens, qui lui firent un accueil intègre mais circonspect [28]. On sait qu’admirable mine en quoi l’on continue à creuser avec bonheur, la sociologie wébérienne pose qu’à la différence des sciences naturelles, où les phénomènes constituent un donné spontanément rigoureux (évitons ’objectif’), les Kulturwissenschaften (’sciences de la culture’) étudient les données relatives d’un tel donné absolu, i.e. les données toujours construites selon les valeurs idéologiques de l’agent : travaillant sur une signification subjective, le sociologue ne peut donc se contenter de la verstehen (comprendre), il se doit aussi de l’erklären (expliquer) [29] ; en outre, cette sociologie très germanique se concentre explicitement sur l’action sociétale. Assumant ainsi la ’normativité intrinsèque des sciences sociales’, cette sociologie entend répondre ’à la complexité infinie du réel’ par la mise en œuvre d’’une causalité à la fois multiple et variable’ [30] : pour faire droit à ces normativité et complexité tout en traquant une causalité définie composite et labile (avec, de surcroît, effets imprévisibles sinon paradoxaux), Weber se montre fort soucieux d’une très robuste méthodologie dont le fameux idéaltype, cette merveille de souplesse dans la rigueur, constitue la fine pointe.
Outre son évidente grandeur, et malgré la fidélité intellectuelle de l’épouse comme des éditeurs successifs, Economie et société reste un recueil posthume -augmenté de surcroît au fil des nombreuses rééditions- de superbes travaux entrepris avant 1910, interrompus pendant la Grande Guerre au profit de la sociologie des religions, puis repris, et encore inachevés à la mort de Weber [31] ; si cette composition montre, à satiété mais de façon hachée, la profondeur et la puissance de cette pensée, elle ne constitue pas le meilleur ensemble pour mettre en valeur une cohérence interne comme celle de L’éthique protestante (...), magistrale construction d’intelligence historique s’élevant peu à peu -toute bardée de rigueur et de scrupules- devant les yeux fascinés du lecteur. Après mise en évidence, liminaire et nécessaire, du cadre sociétal en quoi s’affirme un lien étroit entre classe sociale et confession (en l’occurrence les protestants, majoritaires chez les dominants germaniques), vient une magnifique leçon d’histoire critique, sinon criticiste, sur l’esprit du capitalisme, ’esprit’ pourchassé jusqu’en l’Antiquité -quoique défini en termes fort abscons : ’(…) il ne peut s’agir que d’un « individu historique », c’est-à-dire d’un complexe de connexions présentes dans la réalité historique, que nous rassemblons en un tout conceptuel du point de vue de leur signification culturelle’ [32]. La leçon aboutit au concept central de Beruf, profession-vocation assignée par Dieu, induisant ’(…) l’accomplissement du devoir à l’intérieur des professions séculières comme le contenu le plus élevé que pût revêtir dans l’absolu l’activité morale de l’individu’ [33] : idée très nouvelle au 16e s., dont Weber détaille finement l’émergence chez Martin Luther -lequel pensait l’extraire de la Bible- en contrepoint avec ses devanciers (Thomas d’Aquin notamment) et continuateurs. Prenant appui sur le béton de ce socle d’érudition, Weber peut reconstruire la genèse de ’l’ascèse intramondaine’ à travers la galaxie des mouvements protestants, pour conclure que le Beruf engendra -par contraste avec les monastères médiévaux- ’cette rationalisation de la conduite de vie à l’intérieur du monde, avec l’au-delà pour horizon (… Dès lors, l’ascèse...) refermait derrière elle les portes du couvent et entreprenait d’imprégner de sa méthode la vie quotidienne séculière, de remodeler celle-ci en une vie rationnelle dans le monde, mais qui ne fut pas de ce monde ou pour ce monde’ [34]. En la petite soixantaine de pages venant coiffer le superbe édifice de L’éthique, l’historien des mentalités économiques devient très grand sociologue en montrant et soutenant qu’en raison de la rationalisation née du Beruf et imposée à tous [35], l’’ascèse intramondaine’ s’est lentement muée en esprit du capitalisme, impliquant paradoxalement l’irrationnelle accumulation de profits matériels et de ’biens extérieurs’ à elle-même sa propre fin, susceptible de durer ’(…) jusqu’à ce que le dernier quintal de carburant fossile soit consumé’ [36]. Les trois dernières pages tracent rapidement le programme des questions laissées en suspens, possibilité d’une longue suite soulignant qu’en son esprit exigeant, Weber estimait n’avoir encore soulevé qu’un coin du voile.
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Autre bel exemple de rigoureuse construction wébérienne, La domination : occurrence moins pure que L’éthique (…) puisqu’écrite en plusieurs fois, au long des années 1909-1914 environ ; mais bien reconstituée et annotée par Sintomer, elle offre tout de même une bonne image de la progression didactique de Weber, si ’architectonique’ en regard de celle maussienne. Vient d’abord, soigneusement distinguée du pouvoir -terme trop général- une précise définition de la domination : ’(…) fait qu’une volonté affirmée (un ’ordre’) des ’dominants’ cherche à influencer l’action (…) des ’dominés’ et l’influence effectivement, dans la mesure où, à un degré significatif d’un point de vue social, cette action se déroule comme si les dominés avaient fait du contenu de cet ordre, en tant que tel, la maxime de leur action (…)’ [37] ; formule certes un peu compliquée, mais dont Weber ne se départira plus ensuite car elle s’applique à tous les types de domination décrits. Puis le sociologue, négligeant délibérément -en première approximation- un quelconque ordre chronologique, débute par la domination bureaucratique regardée par lui comme la plus développée car très aboutie sur le plan du rationalisme, donc donnée comme la plus solide et agissante ; la plus actuelle aussi, car ’(…) produit d’une évolution tardive’ [38] -dont il cite pourtant de nombreux cas imparfaits mais très anciens (Antiquités chinoise, égyptienne, grecque, romaine : son érudition a quelque chose de monstrueux). Cet apparent paradoxe entre ancienneté historique et actualité montre que Weber, ici nettement plus sociologue qu’historien, privilégie la domination bureaucratique comme étant la plus rationnelle quant à son but, où soit-elle dans le temps. Par là, il implique entre autres que l’histoire n’a pas vraiment de sens -suivez mon regard-, mais qu’elle en a tout de même un peu, puisque les autres types de domination étudiés ensuite (en cet ordre : patrimoniale, féodale, charismatique), semblent chacun précéder le suivant selon une progression dans la rationalité. Progression certes logique mais normative -et pseudo-historique, à preuve : chaque type inclut des exemples disséminés en les points les plus inattendus de l’espace et du temps [39] ; où l’on peut apercevoir un classement discrètement évolutionniste, peu surprenant dans les années autour de 1910. Quoi qu’il en soit, dès lors La domination peut s’achever par l’ample conclusion très détaillée de tout ce qui précède : ’l’Etat et la hiérocratie’ décrit la progressive temporalisation, voire laïcisation, de la domination charismatique. En cette conclusion, impossible de ne pas s’arrêter un instant sur ’religion juive et capitalisme’ [40], qui resitue d’abord le judaïsme comme religion parmi les autres, lequel voit, au même titre que le puritanisme, ’(…) dans le succès du travail individuel, en particulier dans son succès économique, la confirmation de la bénédiction divine’ [41] ; d’où l’importance d’une ’conduite de vie’ très rationnelle avec, comme dans le protestantisme là encore, une éducation religieuse casuistique, poussant en l’espèce à l’interprétation spéculative de la Torah : ’(…) la discipline de pensée qui en résulte encourage incontestablement un état d’esprit rationnel en matière d’économie et, chez les juifs, de façon générale, le rationalisme dialectique qui est leur trait caractéristique’ [42]. D’où Weber conclut, répondant ainsi à Werner Sombart [43], que les juifs n’ont fait qu’accompagner par le crédit le capitalisme des derniers siècles -lequel se caractérise avant tout, comme soutenu dans L’éthique (...), par le développement rationnel de l’industrie sous férule protestante : ces pages, superbes de mesure et de clarté, suffisent à réintroduire d’un coup les juifs dans la normalité, sinon la banalité, sociétale contemporaine -et il en va souvent ainsi chez Weber, dont ce n’est pas le moindre mérite. Enfin ’l’Etat et la hiérocratie’ se boucle, dans les deux dernières pages, par un très élégant retour à la domination bureaucratique initiale, puisque cette laïcisation de la hiérocratie, à savoir ’(…) l’idéalisation charismatique de la « raison » (qui a trouvé son expression caractéristique dans l’apothéose à laquelle l’a élevée Robespierre) (…)’ a favorisé ’(…) la destruction de tous les fondements spécifiques des ordres juridiques patrimoniaux et féodaux au profit d’un cosmos de normes abstraites (…)’ -en l’occurrence les ’droits de l’homme’ et autres droits fondamentaux [44]. Quod est demonstratum : cette fresque magistrale -quasi anthropologique- du pouvoir politique en général s’avère magnifique chef-d’œuvre de cohérence construite.
Dernier et bref exemple de la clarté conceptuelle wébérienne en dépit d’un style très dense, les trente dernières pages de son ’Anticritique finale’ [45], stimulées par l’indignation de Weber contre son adversaire favori Félix Rachfal. Il y rappelle d’abord, utilement, que son intérêt majeur dans L’éthique ’(…) ne portait pas sur les processus d’encouragement à l’expansion capitaliste, mais sur le développement du type d’homme qui a été créé par la conjonction de composantes d’origine religieuse et de composantes d’origine économique’ [46] : autrement dit, ce travail fondateur relevait dûment, non de l’histoire de l’économie, mais de la sociologie à base historique. Puis il réexpose les grandes lignes de sa méthode de travail, les notions essentielles qu’il a dégagées, les conclusions à quoi il est parvenu : précieux condensé, très didactique, de la sociologie qu’il vient de fonder. Au fil de l’exposé, il ne manque pas de montrer le lien entre L’éthique et ses articles de 1906 sur les ’sectes’ protestantes [47] -en particulier aux Etats-Unis (qu’il visite en 1904) ; là comme passim ailleurs, il résume à merveille l’idéologie étasunienne -que l’on aimerait dire ’méta-religieuse’- et les pratiques sociétales qui en résultent ; ces travaux d’aspect ethnographique et anthropologique soulignent à nouveau quel formidable anthropologue potentiel se tapit sous le sociologue -quoi qu’il n’ait jamais songé à expliciter une telle orientation.
Enfin, cette écriture souvent très dense, ces guillemets et italiques si fréquents, ces incises ralentissant le cours de l’exposé, ces constantes corrections lors des republications, avèrent de permanents scrupules voire des hésitations et repentirs, à quoi s’ajoute peut-être une crainte lancinante de n’être pas bien compris [48]. Quant à ses notes ’de bas de page’, Mauss est largement battu : plus encore que chez nombre d’auteurs germaniques de l’époque, diverses infrapaginales wébériennes s’étirent sur deux pages et plus, au point que certaines démonstrations se déroulent ’en partie double’ : en deux moitiés -texte et notes- renvoyant l’une à l’autre. Tout cela traduit probablement une chronique tension inquiète, que ne dément pas sa biographie.
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En amont de leurs différences marquées, les premiers résultats de Weber et Durkheim s’élaborent, de manière frappante, sur la même notion centrale de l’activité productive, du travail subdivisé en métiers : soit, finalement, la grande affaire de l’Europe capitaliste-productiviste de leur temps, dont la sociologie naissante eût essayé de rendre un compte intellectuellement construit et limpide. De plus, tous deux se montrent également conscients de ce que l’emballement industriel des sociétés occidentales provoque une rapide involution des valeurs traditionnelles, religieuses au premier chef, qu’aucune valeur assez marquée ne vient remplacer : d’où la dangereuse anomie durkheimienne, concept assez précis, auquel répond le wébérien ’désenchantement du monde’, un peu lyrique. Mais le parallèle s’arrête là -très vite- car Durkheim veut voir dans la ’division du travail’ en professions complémentaires [49] une source permanente de solidarité toujours accrue entre sociétaires, tandis que selon Weber l’’ascèse intramondaine’ de la production rationnelle, à finalité initialement religieuse, s’est inversée en une effrénée ’recherche du gain, dépouillée de son sens éthico-religieux’ [50] : au latent évolutionnisme durkheimien -en principe optimiste... n’était l’anomie- s’oppose une histoire wébérienne désespérante pour le positiviste et le marxiste, car chaotique voire dépourvue de sens puisque susceptible de répétitions stériles sinon de paradoxales ’régressions’. Quoi que n’ayant jamais proposé de remède convaincant contre l’anomie, Durkheim puis Mauss restent confiants en un ’progrès’ assez idéalisé, caractéristique de la Troisième République française ; alors que le protestant allemand Weber, longtemps partisan de son puissant Etat impérial puis soutien résigné-réaliste de la République de Weimar [51], décrit un désenchantement du monde à quoi il ne cherche même pas à opposer de solution, fût-elle toute théorique [52]. Les deux agnostiques français se révèlent au fond plus idéalistes, donc en puissance plus interventionnistes socialement (Mauss en particulier), que le protestant allemand, en définitive plus lucide qu’eux concernant l’influence fort mesurée des intellectuels sur la marche de la cité.
Par conséquent la naissante sociologie française, un peu rêveuse, fait contraste avec celle allemande initiale, qui refuse de rêver ; à quoi l’on peut apercevoir une raison sans doute liée à leurs origines respectives. En effet, la première sortirait, pour l’essentiel, de la spéculation philosophique [53] : à travers Auguste Comte en particulier, elle se rattache sans difficulté aux divers courants des Lumières ; en aval, on sait que Durkheim -non plus que Mauss- n’éprouva jamais grande passion pour l’économie, déléguée, dans l’Année sociologique par exemple, à des ’spécialistes’. En revanche la première sociologie allemande, sans négliger l’apport -on l’a senti plus haut- du criticisme kantien revenu en grâce dans l’Allemagne bismarckienne et postérieure, se fonde largement sur cette économie d’où sont partis Weber, Werner Sombart, Joseph Schumpeter, etc. : une économie alors dominée par le matérialisme, l’historisme, la dialectique -passions germaniques au 19e s.-, notamment d’un Karl Marx [54], farouche ennemi du moindre élan métaphysique. Par contre le holisme foncier de Durkheim et Mauss veut voir la société comme une totalité métastable ; le conflit même y reste principalement une forme de communication et d’échange, l’histoire ne constituant pas un déterminant majeur : avoir de grandes connaissances historiques ou prélever dans le passé des exemples ethnographiques ne fait pas de Mauss un historien, ni même un spécialiste de sociologie historique. A l’inverse la sociologie wébérienne, foncièrement historiste, perçoit la société plutôt comme une hiérarchie instable de groupes concurrents pour un temps dominée par l’un d’eux, groupes dont les rivalités au moins symboliques entraînent la constante dérive historique. De ce fait, on peut avancer que la science sociale créée par Weber et le Durkheim des débuts (celui de De la division (…), de Les règles (...) et du Suicide) constitue la sociologie proprement dite, celle française ultérieure des Georges Friedmann, Raymond Aron, Michel Crozier, Raymond Boudon, Pierre Bourdieu, etc. Dans la décennie 1900 par contre, Durkheim semble subir l’influence au moins documentaire de ses collaborateurs Henri Hubert et Mauss ; ce dernier, étendant indéfiniment sa culture ethnographique (ses comptes-rendus de lecture dans L’Année sociologique le montrent assez), ramène sans cesse l’attention sur les civilisations les plus diverses et lointaines voire sur le comparatisme anglo-saxon favorisé par la colonisation, ce qui ne peut manquer d’élargir l’horizon au moins documentaire de Durkheim : en 1912, Les formes élémentaires de la vie religieuse constitue d’évidence, loin au delà de ses travaux des années 1890, une synthèse profondément anthropologique. A nos yeux, Weber et le premier Durkheim ont fondé la sociologie en deux variantes germanique et française, avant que Mauss et Hubert lançant le second Durkheim ne créent tous trois l’anthropologie française (à côté de l’anglo-saxonne, autre monument). Par la suite, Mauss montrera toujours une certaine indifférence envers la dénomination de nos disciplines, intitulant Sociologie (apparemment en raison d’un arrière-plan tactique) sa chaire du Collège de France en 1931, après sa fondation de l’Institut d’Ethnologie en 1925 : une telle hésitation peut parfois se justifier (ainsi l’actuelle redondance, à nos yeux, entre ’ethnologie’, qui s’éteint, et ’anthropologie’, qui s’impose) -sauf lorsque les intitulés correspondent à de réelles différences épistémologiques et de méthode, comme en l’espèce. Ces dernières considérations nous éloignent, très ponctuellement, de la remarquable ’troisième partie, chapitre IX’ de l’Introduction à la science sociale d’Alain Caillé [55], portant sur Durkheim, Weber et Mauss ; les présentes propositions restent, en gros, très proches des analyses de Caillé concernant ces trois démiurges, et tout particulièrement sur le double apport de Mauss, remplaçant la religion selon Durkheim par ’une autre catégorie, celle du symbolisme’, puis mettant au jour le poids de l’échange par dons dans la plupart des sociétés : en revanche, on voit ici que selon nous, loin que ’(…) l’héritage durkheimien (… soit...) tombé en quenouille, de sociologie en ethnologie !’ [56], cet héritage fructifia presque sans fin dans ce que nous nommons la superbe anthropologie maussienne après Les formes élémentaires (…)de Durkheim, lesquelles devaient sans doute à Mauss beaucoup plus qu’il semble.
Fort en-deçà du plus ou moins grand intérêt à l’égard de l’histoire -économique ou non-, et donc du dynamisme sociétal -surtout lorsqu’agonistique-, les divergences de méthodes wébérienne et maussienne signalées au début nous semblent culturelles, voire psychologiques. Conscient de ses intuitions et très confiant en son imagination, Mauss livre d’entrée son idée centrale, puis la poursuit longuement à travers la diversité -spatiale ou chronologique, peu importe- des cultures, adaptant et affinant constamment cette idée aux subtilités piégeuses -dont il se réjouit- que lui opposent les terrains : en une telle anthropologie où il s’agit de cerner l’arcane sociétal d’un être humain partout et toujours identique à lui-même, le temps-qui-passe ne compte guère : à preuve, les distances culturelles, lorsque très grandes, restent -hélas- interprêtées en termes d’évolutionnisme, cette caricature de l’histoire ; à l’inverse, Weber se barde a priori de méthodes finement décrites, dont il ne se départit jamais en ses constructions soigneusement architecturées : au long d’une rigoureuse trame historique, les données causales surgissent et s’entremêlent sans fin pour aboutir à des effets eux aussi provisoires -puisqu’ils deviennent causaux de l’avenir. Après Les formes élémentaires (…) confirmant le tour anthropologique pris en un second temps par l’école durkheimienne, le Mauss de la maturité poursuivra dans cette seule veine : à partir de 1910 au moins, l’essentiel de ses publications consiste en articles -et comptes-rendus- d’une anthropologie qui, surtout en France, restera d’esprit très maussien, illustrée par les Michel Leiris, Marcel Griaule, Germaine Dieterlen, Germaine Tillion, Denise Paulme et tant d’autres, et s’accomplissant avec Lévi-Strauss et ses grands disciples (Isac Chiva, Françoise Héritier, Maurice Godelier, Jean Cuisenier [57]...). Cette anthropologie maussienne se signale par une sorte de désinvolture esthétique, de sensualité poétique envers le similaire par-delà les différences quelles soient-elles, qui n’eussent pu que heurter Weber, dont la sociologie se caractérise par une rigueur obsessionnelle, des quantifications, un respect tatillon des diverses causalités historiques, virtuellement assommantes pour Mauss. Outre les différences épistémologiques et méthodologiques, très classiques et bien connues, distinguant la sociologie de l’anthropologie, mettons par expérience de pensée la sauvage beauté des Mythologiques -ou de La voie des masques- sous le regard étonné ou indigné d’un Weber, et les savants tableaux à incises philosophiques de La Distinction (...) - ou de Le Sens pratique- sous celui ennuyé ou critique d’un Mauss ; ainsi peut-on bien sentir, à notre sens, l’irréductible distance qui s’est utilement construite entre les deux disciplines -et mesurer combien l’étudiant aura grand intérêt à choisir clairement entre ces deux voies désormais si distinctes : la sociologie demandant une attirance pour le pointilleux, l’économie, la quantification mathématique, l’histoire -quand l’anthropologie requiert du goût pour l’esthétique poétique, la mathématique qualitative, la totalisation anhistorique. C’est pourquoi nous distinguons méthode wébérienne et manière maussienne, au sens de ce dernier terme pour désigner la marque technique d’un artiste, par exemple la ’patte’ d’un peintre. Le grand René Thom -un connaisseur- affirmait qu’il ne fallait guère moins de pénétration conceptuelle et de capacité de synthèse pour saisir la Critique de la raison pure en tous ses profonds détails que pour bien comprendre les superbes fonctions topologiques inventées par ce mathématicien ; donc nous ne hiérarchisons nullement les aptitudes particulières du sociologue et de l’anthropologue selon la scolaire et grossière opposition ’scientifique/littéraire’ : la différence nous paraît bien plutôt -encore une fois- psychologique, l’anthropologue étant plus distant, détaché, moins concerné, moins sensible peut-être aussi, que le sociologue, plus appliqué, exigeant et minutieux car plus impliqué. De ce point de vue, les psychés respectives de Lévi-Strauss et Bourdieu, répétant celles de Mauss et Weber, semblent de bons exemples ; au contraire d’un tableau statistique ou d’un schéma bourdieusien, certes le swaihwé ou la Dzonokwa de La voie des masques n’affirme et moins encore ne prouve rien de décisif : mais ne perçoit-on pas que la personnalité maussienne ressemble au masque et à la déesse amérindiens, et que la puissante évocation poétique de Lévi-Strauss atteint dûment quelque vérité commune aux Kwakiutls et à nous-mêmes ?
Richard Bucaille et Jeanne Virieux,
Chalmazel-Jeansagnière (Loire) et Orcines (Puy-de-Dôme),
31/03/2018.