Les dépenses publiques. Quoi qu’il en coûte ?

Jean-Michel Servet est Professeur honoraire d’études du développement de l’Institut des Hautes Etudes Internationales et du Développement de Genève.
Il a récemment publié « L’économie comportementale en question », Charles Leopold Mayer, 2018.
https://www.franceculture.fr/oeuvre/leconomie-comportementale-en-question
Pour une poursuite de cette réflexion sur la dette Covid-19, voir la route récente contribution de l’auteur :
http://www.journaldumauss.net/?La-resolution-de-la-dette-de-la-Covid-19-ou-sa-transformation-en-dette

« Quoi qu’il en coûte ». Qui n’a pas entendu citer la promesse du président Macron faite, dans une adresse à la Nation le 12 mars 2020 et réaffirmée le 14 juin suivant, à propos du financement de la crise du covid par l’État ? Promesse a priori surprenante puisqu’elle faisait suite à la dénonciation des aides sociales par le Président comme « un pognon de dingue » inefficace [1] ; un état d’esprit ayant largement marqué un quinquennat initié par le soutien « aux premiers de cordée » justifiant le remplacement de l’ISF (impôt de solidarité sur la fortune) par un impôt sur la seule fortune immobilière (au-delà de 1,3 million d’euros).

Cet article souhaite appuyer la publication dans la presse européenne d’une tribune intitulée Annuler les dettes publiques détenues par la BCE pour reprendre en main notre destin [https://docs.google.com/document/d/1BZdTrypGb7dMlsZGGvT-LMYRfJE9eGcjWUBhos8s9_o/edit]. Il vise aussi répondre au déluge d’insultes déversées depuis ce printemps par Henri Sterdyniak [Le blog de Henri Sterdyniak] à l’encontre de ceux et celles qui proposent une création publique de monnaie et d’annuler des dettes publiques ou de les transformer en consols (dettes perpétuelles) [2]. Les critiques de ce polytechnicien, administrateur de l’INSEE et se revendiquant à gauche, notamment en tant que signataire du Manifeste des économistes atterrés (2010), ont fait suite à la publication par Nicolas Dufrêne et Alain Grandjean de La monnaie écologique. Pour sauver la planète (Paris, Odile Jacob, 2020, avec une préface de Nicolas Hulot) et au soutien que leur ont apporté notamment Gaël Giraud [3]. Pour mieux comprendre ces enjeux et la question de la création publique de monnaie, rappelons les quatre modalités principales des interventions monétaires des Banques centrales réalisées depuis trois-quarts de siècle.

La première a prévalu après la Seconde Guerre mondiale pour financer la reconstruction des économies. Pour couvrir les dépenses publiques nécessaires, des avances de la Banque centrale ont été faites au Trésor. Quand il est affirmé que les décennies post Seconde Guerre mondiale ont été vertueuses parce que le rapport dette publique/revenu national était faible comparé au présent, on omet généralement de dire que ces avances évitaient aux États de s’endetter sur les marchés financiers. Est négligée l’idée qu’un crédit public peut enclencher un processus d’accroissement des revenus et de l’investissement public et privé parce qu’est ignorée la dynamique du circuit illustrée avec humour par Paul H. Dembinski dans sa Fable des Fées au pays des Banques centrales [L’Echo du 22 décembre 2020]. Des propositions de financement de la crise post covid relancent l’idée de ce type de financement des dépenses publiques, stigmatisé par certains comme un « argent magique », donc une opération non réaliste, ou soutenu par d’autres à travers l’expression « circuit du Trésor » [4] (relatif à la captation par l’État de ressources nécessaires à son endettement de court terme par un lien entre Trésor et Banque centrale) ou la référence à des « monnaies fiscales » [5] pouvant être appuyées par monnaies locales complémentaires [6]. Ces dépenses publiques peuvent ainsi être ciblées (aujourd’hui par exemple pour la transition écologique) notamment dans le cadre d’une monnaie dite « pleine » avec autorisation de création monétaire excédentaire [7]. Le retour à des modes de financement analogues à ceux des Trente Glorieuses nécessiterait une contre-réforme à large échelle comprenant l’annulation des réformes néolibérales des Banques centrales leur donnant un objectif essentiellement financier, devenu largement hors de saison : « la lutte contre l’inflation » au détriment notamment d’un objectif économique de défense de l’emploi et des activités productives ou d’une transition écologique.

La deuxième modalité consiste à émettre des titres de dettes publiques pour les vendre sur les marchés financiers. Selon les pays, les acquéreurs sont nationaux (comme au Japon) ou sont étrangers (comme pour la France). C’est le modèle qui, au préjudice du précédent, a prévalu de plus en plus à partir des années 1980 dans une logique générale de gestion de la société sur un modèle de concurrence et de privatisation et qui expliquent l’accroissement de la dette publique par rapport au mode précédent. La production monétaire est vue comme celle d’une marchandise. Or, en tant qu’élément essentiel à l’interdépendance des activités humaines et de la reproduction des sociétés, la monnaie ne peut être produite et circuler comme une marchandise sans remettre en cause les conditions essentielles d’existence des humains en société. La monnaie n’est, selon l’expression de Karl Polanyi, qu’une marchandise fictive et elle a une dimension publique et de commun et des conséquences écologiques complétement occultées par les réformes néolibérales.

La troisième modalité, le quantitative easing, a été la principale réponse à la crise de 2008 ; elle est celle de rachats par la Banque centrale de titres déjà détenus par les acteurs financiers et pouvant être des titres publics ou privés. C’est une variante de la modalité précédente assimilant la monnaie à une marchandise. On peut l’interpréter comme le versement, avant échéance du prêt, d’une fraction du remboursement dû à l’institution détentrice de cette créance. La monnaie centrale créée ainsi en absorbant des créances détenues par les banques, du fait de leur transfert à la banque centrale, efface au niveau de la banque commerciale sa création monétaire (comme le remboursement d’un crédit) et augmente les réserves des banques commerciales à la Banque centrale.

L’illusion créée par cette injection de liquidités par les banques centrales au profit des banques commerciales réside dans l’idée que ces sommes serviront automatiquement à alimenter les prêts faits par les banques alors qu’elles règlent surtout les rapports entre banques commerciales. Peut-être s’agissait-il d’abord pour les autorités publiques en procurant des ressources immédiates aux banques commerciales de supprimer le risque de leur effondrement du fait des défaillances de leurs clients débiteurs ou de l’une d’entre elles trop impliquée dans des placements spéculatifs trop audacieux ? Un objectif politique moins avouable que l’affichage d’un encouragement supposé vertueux au crédit. Aujourd’hui, ce type de financement pourrait être mobilisé pour encourager la transition écologique en ciblant avec cet objectif les reprises de créances tant privées que publiques par la Banque centrale. Mais ce ciblage de rachat d’actifs supposerait notamment l’abandon du principe de neutralité des Banques centrales ayant des objectifs essentiellement anti-inflationnistes.

. Enfin, le quatrième type d’intervention, développé dans le contexte de la crise dite « du coronavirus », est un endettement direct des États auprès de leur Banque centrale (au niveau de l’Union dans le cas de la BCE). L’argument pragmatique le plus souvent donné pour le justifier est qu’il faut profiter de taux d’intérêt quasi nuls… rendant les dettes publiques peu coûteuses… ; un faible taux permettant de remplacer à son échéance une dette par une autre dette. Mais pour combien de temps ? Et cela ne vaut pas pour l’endettement des pays dits « en développement » ce qui le fait ressembler pour les pays dits « développés » à un « Sauve qui peut, et tant pis pour les autres »… Dans les débats qui agitent aujourd’hui la sphère des économistes et au-delà des politiques, sur « comment financer la crise ? » les analyses traitent des dettes nouvelles mais intègrent exceptionnellement une question essentielle (et qui lui est nécessairement liée et a des conséquences lourdes quant à la situation présente) : celle du traitement des dettes passées et de l’absorption des liquidités accumulées.

À l’heure qu’il est, qui peut prétendre savoir avec certitude (y compris, au-delà des déclarations, au sein des autorités monétaires et politiques) si cette dette pourra/devra effectivement être remboursée, sera mise au bilan de la banque centrale (en devenant une dette perpétuelle) et sera (ou non) annulée à un terme plus ou moins éloigné. On peut imaginer que les débats aujourd’hui très âpres entre économistes ne disparaîtront pas au cours des prochains mois et années ; sauf si une inflation (qu’aujourd’hui rien ne laisse présager) réduisait plus ou moins fortement le montant réel des dettes accumulées et les rendraient économiquement soutenables tout en contribuant alors sans doute à augmenter les taux d’intérêt et donc la charge des futures dettes. Une opportunité qui n’éviterait pas la nécessité d’une réflexion sur la création monétaire publique et privée, actuelle et future.

Un élément pour refuser l’aggiornamento d’un mode de financement ayant prévalu après 1945 est l’actuel mandat monétaire des banques centrales qui est centré sur la lutte contre l’inflation. Il y va dit-on de la « crédibilité » des banques centrales. Or s’y référer s’apparente aujourd’hui à la promotion de skis alpins dans une île tropicale en attente du retour d’une glaciation semblable à celle que connaissait notre planète il y a 12 000 ans. Plus sérieusement, on doit interroger le sérieux aujourd’hui de la recherche d’une stabilité des prix répétée en boucle (nous serions même en dessous de l’objectif d’une légère inflation souhaitée) alors que l’indice des prix est trompeur en l’absence de l’intégration dans un indice général des prix de ceux des actifs financiers et immobiliers. Ce qui marque l’ampleur d’une économie spéculative, que, sauf à être un coup d’épée dans l’eau, toute réforme monétaire, financière et fiscale devrait prendre en charge. L’augmentation de ces prix est un facteur essentiel d’accroissement des inégalités entre patrimoines (notamment entre classes d’âge et entre nationaux ayant hérité et génération née d’immigrés) et aussi entre revenus.

Est évoquée la perte de « confiance » dans la monnaie du fait de la mise en cause de « crédibilité » des banques centrales qui procéderaient à ce qui s’apparenterait à une annulation de dettes publiques. Mais si, à la suite d’une large concertation, les principaux États décidaient de transformer ainsi une partie de leur endettement en dettes perpétuelles à taux zéro, ou quand c’est juridiquement possible de les annuler, quelle devise pourrait servir de valeur refuge et instrument de dépréciation des autres monnaies ?

Il est curieux d’entendre dire, pour reprendre une expression de l’actuel Gouverneur de la Banque de France, que cette dette doit être remboursée car sinon « elle est mise dans le sac à dos des générations futures ». Or l’absence d’échéancier et le report par ailleurs suggéré de ce remboursement (on n’évoque souvent plus de vingt ans parfois trente ans…) fera que ce sont ces générations qui, pour la rembourser, devraient/devront subir des politiques ultra-conservatrices d’accroissement des impôts ou de compression de certaines dépenses publiques (nationales et fédérales mais aussi d’aide au développement), avec une incertitude totale quant à ce qui sera alors le niveau des taux d’intérêt (donc la charge de la dette). Loin d’être une solution, le report est une fuite en avant. Il manifeste une absence de volonté ou de capacité politique (en particulier pour ce qui est de la répartition à venir de la charge fiscale et de protection sociale entre groupes sociaux et classes d’âge). Le « quoi qu’il en coûte » risque bien d’être mis à rude épreuve.

Pour justifier le refus d’une création publique de monnaie, il est affirmé la nécessité de réduire aussi vite que possible le rapport entre dette publique et revenu national. Or, il n’existe aucun consensus scientifique sur cette solution. En situation de fort endettement public, l’issue (contre intuitive) peut consister à accroître temporairement l’endettement public afin de créer une dynamique permettant d’engendrer une croissance future de la production, des revenus et in fine des ressources fiscales.

On évoque la nécessité de ne pas gruger les créanciers des nouvelles dettes. Mais vis-à-vis de qui ces nouvelles dettes sont/seraient-elles « redevables » ? Qui seraient les « propriétaires » de dettes publiques via les banques centrales non mises sur le marché ? Si l’émission d’une monnaie publique est une dette de la société via les banques centrales, n’est-ce pas aussi un crédit de la société vis-à-vis d’elle-même ? Dans cette création monétaire publique les débiteurs sont aussi réciproquement les créanciers… pour autant que ces dettes n’aient pas été mises sur les marchés financiers et que le lien potentiel de dette-créance faisant société comme obligation ne soit pas devenu un lien de servitude de débiteurs à des créanciers.

Dans le raisonnement des adversaires de la création publique de monnaie se trouvent confondus tous les types de dette ; non seulement celles déjà émises et celles en cours d’émission (au cœur de la controverse), quelles que soient leurs nature et origine, la gestion d’un État étant assimilée à celle d’une entreprise ou d’un ménage. Ce qu’a bien argumenté Christian Ansperger dans « La Confédération n’est ni une entreprise ni un ménage » (Le Temps, 10 novembre 2020). On peut percevoir dans le rejet d’une monnaie stigmatisée comme étant « magique » une méconnaissance de la différence essentielle entre les dettes privées liées à des intérêts particuliers et les dettes publiques portées par la société. Celle-ci est un Tout au sein duquel la logique de partage dépasse les intérêts particuliers. Dans ce Tout, on l’a relevé, les citoyens-créanciers sont réciproquement les citoyens débiteurs. Le terme « crédit » serait plus adéquat et positif que le mot généralement pensé comme un mal : « dette ».

En résumé : Faut-il augmenter les impôts pour rembourser ces dettes publiques présentes et passées ? Ou émettre de nouvelles dettes se substituant aux anciennes ? Si la fiscalité est ciblée, en visant aussi à réduire les placements spéculatifs et à éponger les excès de liquidités, la solution peut être positive. Par contre si le remboursement de cette dette a pour effet de comprimer la demande globale (par exemple à la suite d’une augmentation de la TVA), la solution proposée est périlleuse puisqu’elle ne pourrait qu’engendrer une spirale déflationniste. Un prélèvement public accru, s’il n’a qu’un objectif financier de remboursement de la dette et qu’il ne vise pas à satisfaire des besoins collectifs, ne ferait donc qu’accroître le mal...

Les adversaires d’une « annulation » des dettes publiques, par absorption dans le bilan des banques centrales, assènent en général un argument d’autorité supposer clore toute contestation par référence aux ordres reçus : c’est contraire « aux traités d’union monétaire », c’est contraire « au statut de la Banque centrale », etc. Dans son article « Fondation » de l’Encyclopédie, Turgot avait, il y a deux siècle et demi, balayé les raisonnements de ce type en invoquant la nécessité et affirmé qu’ : « aucun ouvrage des hommes n’est fait pour l’immortalité ». En matière monétaire comme en d’autres, il importe que le souhaitable devienne possible [8].

// Article publié le 15 janvier 2021 Pour citer cet article : Jean-Michel Servet , « Les dépenses publiques. Quoi qu’il en coûte ?  », Revue du MAUSS permanente, 15 janvier 2021 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Les-depenses-publiques-Quoi-qu-il-en-coute-Par-Jean-Michel-Servet
Notes

[1Dans un entretien informel à l’Élysée avec certains de ses conseillers le 12 juin 2018 : « La politique sociale, regardez : on met un pognon de dingue dans des minima sociaux, les gens ils sont quand même pauvres. On n’en sort pas. Les gens qui naissent pauvres, ils restent pauvres. Ceux qui tombent pauvres, ils restent pauvres. On doit avoir un truc qui permette aux gens de s’en sortir. » un extrait mis en ligne et rapporté dans Libération du 13 juin 2018.

[2Le terme est une abréviation de consolidated stock or consolidated annuities.

[4Pour une proposition de son actualisation, voir : « Il est possible de construire un circuit du trésor européen écologique », Propos de Bruno Théret, Benjamin Lemoine recueillis et publiés par Louise Casteleyn dans Gestion et Finances Publiques, 2020, n°4, p. 53 à 59.

[5Reconnaissances de dette émises par des collectivités publiques en particulier locales et pouvant circuler comme moyen de paiement ou de règlement de dette publique et privée.

[6Jérôme Blanc, Politiques territoriales de résilience et de transition. La piste des monnaies locales, Paris, Terra Nova, juin 2020.

[7Voir la présentation que j’en ai donnée dans « L’interdiction de création de la monnaie par les crédits bancaires. Objet d’un prochain vote en Suisse. Juin 2018 » [https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01800528/document]

[8La rédaction de ce texte sur l’endettement public actuel a donné lieu au cours des dernières semaines à des échanges notamment avec Bernard Drevon, Isabelle Guérin, Philippe Le Bé, Solène Morvant-Roux, Jean-Daniel Rainhorn, Gilbert Rist et André Tiran, que je remercie tout en assumant la responsabilité de son contenu final. Ce texte résume certains arguments développés dans un article à paraître, intitulé La survaleur bancaire dans l’empire de la liquidité disponible sur demande par courriel auprès de jean-michel.servet@graduateinstitute.ch.

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