L’amour, à l’évidence ou selon les représentations les plus spontanées que nous en avons, se donne. Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, c’est selon. Il arrive même qu’il soit reçu avec bonheur et fasse l’objet d’un libre don en retour, scellant cette singulière alliance, fugace ou durable, que constitue la relation amoureuse. Cette évidence est-elle pourtant si éclatante ?
Car on sait aussi que l’amour, coeurs et corps, se prend – par un geste, parfois abusif. À l’ère post-#Metoo, le don d’amour attire les soupçons, suspect de pouvoir constituer le cheval de Troie de la domination masculine et du patriarcat. En outre, l’amour ne se vend-il pas ? N’est pas devenu un objet de consommation courante, à mesure que le néo-libéralisme étend son pouvoir à notre sphère la plus intime ? Enfin, s’il est vrai que la passion est déséquilibre, n’est-il pas étranger à toute forme de réciprocité ?
Alors de quoi l’amour est-il le don ? Comment saisir ses moments de grâce, ses vertiges mais aussi ses leurres et ses faces d’ombre ? Croisant sciences sociales et littératures, ce numéro de la Revue du MAUSS invite à déchiffrer en clé de don les partitions amoureuses passées et présentes, d’ici et d’ailleurs, afin de donner à entendre ce qui se joue dans les relations amoureuses.
Et peut-être est-ce à garder ainsi l’oreille fine que nous pourrons mieux saisir les conditions dans lesquelles l’amour pourrait s’en donner à coeur joie, sans se dissoudre dans les eaux glacées du calcul égoïste ni dans le bain acide des relations de pouvoir.
Avec les articles de : Julie Anselmini, Bai Juyi, Alain Caillé, Belinda Canonne, Philippe Chanial, Jérôme Duwa, Francesco Fistetti, Laurent Gaissad, Jean-Marc Ghitti, Cécile A. Holdban, Rayhân Kebaïli, David Le Breton, Sylvie Loigon, Emir Mahieddin, Vincent Rubio, Galien Sarde, Michel Terestchenko, Pierre Vinclair, Viviana Zelizer.
En version @ : Jacques Dewitte, Marcel Hénaff , Andrea Lanza, Robert Pehrson.
En librairie à partir du 15 novembre
264 pages, 20 €
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Sommaire
Julie Anselmini et Philippe Chanial – Présentation
Aimer, est-ce donner (et réciproquement) ?
Entretien avec Belinda Cannone – Noblesse du désir
David Le Breton – Sur les amours contemporaines : du don au marché
Philippe Chanial – De quoi l’amour est-il le don ? Une autre carte du tendre, de Simmel à Mauss
Interlude
Galien Sarde – Entre ciel et terre
@ La boite noire souterraine
Jusqu’où ? Vertiges et violence du don d’amour
Michel Terestchenko – Un amour fanatique. Figures de l’errance dans La Pitié dangereuse de Stefan Zweig
Julie Anselmini – Du don de soi au sacrifice : Beautés et dangers du trop aimer dans La Comédie humaine
Bai Juyi (trad. Pierre Vinclair) – Chant des longs regrets
Sylvie Loignon – « Faire feu de tout bois » : déconstruire la fiction du don d’amour, penser le consentement dans Triste Tigre de Neige Sinno
Donnant-donnant ? Réciprocités amoureuses et échange sexuel
Marcel Hénaff @ L’échange non contractuel ou le sexe intransitif selon le marquis de Sade
Viviana A. Zelizer – Argent, pouvoir et sexe
Laurent Gaissad et Vincent Rubio – L’amour, l’amant, l’escort. Mille et une vies de l’éros gay et leurs leçons en anthropologie du don
Parce que c’était toi ? Don d’amour, don de reconnaissance
Alain Caillé – Reconnaissances amoureuses et valeur sexuelle
Jean-Marc Ghitti – Du couple au don de l’oeuvre. La dédicace amoureuse dans le couple platonicien d’après Ficin
En hommage
Emir Mahieddin – Romance au Baloutchistan. La théorie anti-utilitariste de l’amour de Jean et Robert Pehrson
Robert Pehrson – Mariage, romance et adultère chez les Marri
Ricochets
Rayhân Kebaïli – Ce soir-là, j’ai rencontré un héros
Entretien avec Cécile A. Holdban – Au sujet de son livre Premières à éclairer la nuit
Jérôme Duwa – André Breton, à demi-mot ou pas du tout
Alain Caillé – Olympisme, convivialisme et anti-utilitarisme
Varia
Francesco Fistetti – Mauss et le MAUSS : une histoire singulière de notre temps
Jacques Dewitte @ Découpage et convenance
Andrea Lanza @ Entre décolonisation et cancel culture. Défendre les sciences sociales
Bibliothèque
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Présentation
Le don d’amour ; L’impossible réciprocité ?
- Par Julie Anselmini et Philippe Chanial
« L’amour est la seule passion qui se paie d’une monnaie qu’elle se fabrique elle-même. »
Stendhal, De l’amour« Ô merveilleux échange, dans lequel chacun se livre lui-même à l’autre et possède l’autre sans cesser de se posséder !
Ô gain inestimable, quand deux êtres ne font qu’un, au point que chacun des deux, au lieu d’un devient deux. […] »
Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon.« La nature érotique est peut-être celle pour qui donner et recevoir ne font qu’un, elle donne en recevant, elle reçoit en donnant. »
Georg Simmel, Fragments sur l’amour.
Introduction
L’amour, à l’évidence ou selon les représentations les plus spontanées que nous en avons, se donne. Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, c’est selon. Il arrive même qu’il soit reçu avec bonheur et fasse l’objet d’un libre don en retour, scellant ainsi cette singulière alliance, fugace ou durable, que constitue la relation amoureuse. Cette évidence est-elle pourtant si éclatante ?
Car on sait aussi que l’amour se prend – par un geste, parfois abusif, qui peut justement prendre fallacieusement le masque du don. Celui d’un Don Juan, d’un séducteur ou libertin quelconque, mais plus cruellement aussi celui des prédateurs sexuels. Ceux-ci ne déguisent-ils pas souvent leur prise et leur emprise sous le nom de l’amour, ou ne cessent-ils pas de raconter des histoires – des fictions de don – destinées à justifier leur prédation et leur violence, tant auprès de leurs victimes que des tribunaux ? Plus largement, à l’ère post-#Metoo, le don d’amour, à l’instar de la galanterie [Tamas, 2024], attire les soupçons, suspect de pouvoir constituer le cheval de Troie de la domination masculine et du patriarcat.
En outre, l’amour ne se vend-il pas ? À mesure que le néo-libéralisme étend son pouvoir à notre sphère la plus intime [Kaplan et Illouz, 2023], n’est-il pas devenu un objet de consommation courante sur de multiples marchés (industrie pornographique, sites de rencontres, parfois tarifées, services des escort boys and girls, etc.) en pleine expansion aujourd’hui ? À tel point qu’il n’est pas illégitime de se demander si la figure du don d’amour ne constituerait pas, tout compte fait, une gigantesque hypocrisie masquant les calculs intéressés – donnant/donnant – des partenaires de tels « échanges ».
En finir avec le « pur amour » ?
Bas les masques alors ? Pourquoi pas. Après tout, comme le suggère le récent libelle de l’essayiste et réalisatrice Ovidie [2024], l’amour n’a rien d’obligatoire. À l’instar des personnes non seulement « asexuelles » mais aussi « aromantiques » (celles qui n’éprouvent aucun sentiment amoureux, quels que soient leur genre et leur orientation) ou des femmes « sologames » (celles qui revendiquent leur pleine autonomie affective), n’est-il pas préférable – même si l’on a plutôt un cœur d’artichaut – de s’aménager d’autres sources d’épanouissement ? Voire, en réponse à ce que l’autrice nomme « le véritable poison qu’est la dépendance amoureuse », de privilégier « l’amour de soi » et la satisfaction de ses propres besoins et désirs avant de répondre aux exigences des autres [Ibid., p. 23-24] ?
Pour autant, dans ce contexte désenchanté, on sent bien que quelque chose résiste à ce double soupçon que nous évoquions d’emblée – ainsi qu’à cette tentation du renoncement. Ou peut-être, paradoxalement, coexiste avec lui. Pour beaucoup d’entre nous, en effet, l’amour n’est pas plus un « plan B » qu’un « plan Q » ; il reste, à tort ou à raison, considéré comme « la grande affaire », ou comme méritant du moins d’occuper une place importante dans nos vies. Mais laquelle ? Faut-il, comme nous y invite Pierre Bourdieu dans son « Post-scriptum » à la Domination masculine [1998], en revenir à la figure de « l’amour pur », selon sa propre formulation, pour nous réfugier dans son « île enchantée », ce havre de paix au milieu d’un océan tempétueux et hostile, ce « monde clos et autarcique », bâti sur une « série continuée de miracles », « arraché aux eaux froides du calcul, de la violence et de l’intérêt » [Ibid., p. 189] ? Ainsi, envers et contre tout ce que la société lui infligerait, l’amour authentique devrait-il être défendu et appréhendé sur le modèle d’un don lui-même pur, vierge de toute utilité et rapport de pouvoir.
Une telle conception épurée de l’amour, adossée à cette représentation hyperbolique du don [1], ne manque ni de grandeur ni de noblesse. Mais c’est une voie alternative que propose de frayer ce numéro : dans les pas de Marcel Mauss et de son célèbre Essai sur le don. Certes, il ne s’y intéresse guère à nos affaires amoureuses. Néanmoins sa conception plus modeste du don, à hauteur des hommes et des femmes que nous sommes, sa sensibilité à ses ambivalences, aux ambiguïtés de la dette qu’il génère auprès de ses bénéficiaires, mais aussi à la pluralité des raisons de donner – intérêt/désintéressement ; obligation/liberté – qu’il distingue et entremêle à la fois, ne permettent-elles pas de faire droit, au-delà du pur amour, à toute la diversité des formes de la relation amoureuse ? Mieux, de les appréhender comme autant d’articulations et de renversements possibles entre ses éléments constitutifs, toujours en tension. Gracieux sans être gratuit, indissociablement libre et obligé, le don d’amour, à l’instar du don en général, n’est-il pas une « espèce d’hybride », selon la célèbre formule de Mauss ? En outre, en raison de l’intensité, voire de la puissance des émotions éprouvées, le don d’amour, sous certaines de ses manifestations, constitue une forme particulièrement vive de don agnostique. Rivalité dans la générosité, voire dans l’exaltation des sentiments, il se nourrit de nos passions les plus joyeuses. Mais n’est-il pas aussi toujours susceptible de basculer en antagonisme vengeur, attisant les passions tristes de la jalousie, du ressentiment et déchaînant la violence qu’il ne parvient alors plus à contenir ?
Une impossible réciprocité ?
Il ne s’agira donc pas ici, comme le propose le récent et stimulant ouvrage de Mona Chollet [2021], de « réinventer l’amour », mais, plus modestement, de déchiffrer en clé de don les partitions amoureuses passées et présentes, d’ici et d’ailleurs, afin de donner à entendre ce qui se joue dans les relations amoureuses, sans privilégier ni les harmonies ni les dissonances. Et peut-être est-ce en gardant ainsi l’oreille fine que nous pourrons mieux saisir les conditions dans lesquelles l’amour pourrait s’en donner à cœur joie, sans se dissoudre dans les « eaux glacées du calcul égoïste » [Marx et Engels] ni dans le « bain acide des relations de pouvoir » [Sahlins, 2009].
Parmi ces conditions, l’une d’elles retiendra toute notre attention, en raison de son caractère apparemment aporétique : l’impératif de réciprocité, constitutive de tout don selon Mauss. En effet, selon les imaginaires amoureux les plus répandus, l’amour, du moins sous sa forme passionnelle, serait étranger à toute forme de réciprocité. La passion serait toujours déséquilibre, don sans retour, nécessairement douloureux. À cet amour humain souffrant, notamment chez Proust ou Barthes, s’oppose l’amour sublime, le « pur amour », mystique, don absolu et désintéressé, voire désincarné (même si la sensualité n’en est pas absente). Quant à l’amour partagé, il oscille entre une vision bien grise du couple confit en son train-train, réussissant à (sur)vivre ensemble au prix d’une extinction de tout feu véritable, et une vision beaucoup plus enflammée mais confinée aux mondes de la fiction : celle, de Roméo et Juliette aux mythes de l’amour romantique, de l’amour absolu incapable de se plier aux contraintes sociales et de se satisfaire des contingences mortelles et condamné au tombeau.
À l’évidence, ces imaginaires amoureux, avant tout littéraires, ont partie liée avec les ambivalences du don, ses charmes et ses maléfices. Mais peut-on se fier à la littérature et aux prestiges, aux illusions romanesques, aux déclamations théâtrales ou aux exagérations lyriques dont elle est elle-même le champ ? Les besoins de l’efficacité narrative ou dramatique, la recherche de l’intensité émotionnelle et les multiples jeux avec le lecteur n’amènent-ils pas nécessairement une déformation de la réalité au profit de la recherche de l’effet esthétique ? La littérature ne serait-elle pas même responsable, voire coupable d’affabulations, empoisonnant nos représentations et contaminant de façon perverse nos comportements ? « Roman : où il y a de l’amour », disait Albert Thibaudet. Mais la prééminence de l’amour dans le roman ne laisse pas de soulever le risque d’un possible bovarysme, pathologie dont on sait qu’elle repose, chez les lecteurs de fiction par trop voraces, sur une confusion entre le réel et l’imaginaire…
Sciences sociales et littérature
Pourquoi ce numéro sur le don d’amour a-t-il alors eu à cœur de donner une place importante à la littérature, et quels sont les enjeux de ce dialogue ? Les textes évoqués, commentés, analysés, ne le sont certes pas à titre purement illustratif, et les personnages et « cas » littéraires ne viennent pas seulement incarner des motifs, trajectoires et types de liens que le discours sociologique serait parallèlement chargé de comprendre, d’interpréter et d’éclairer. Au regard du sociologue, on peut admettre que le « terrain » offert par la littérature est à plusieurs fonds. Il y a d’abord la sphère de la production du texte, englobant l’auteur lui-même, ses déterminations biographiques mais aussi socio-économiques, ainsi que sa vision du monde et des relations qui s’y tissent. Il y a ensuite la sphère de la circulation, de la réception et de l’évaluation de l’œuvre, et de l’impact qu’elle exerce sur ses récepteurs, variable au gré du temps, du lieu, du milieu culturel et social. Il y a enfin l’univers fictionnel lui-même, les relations qui s’y jouent entre les personnages et qui sont déterminées par des situations et des caractères fictionnels mais également les contextes historiques, sociaux, économiques qui entourent l’action ou intrigue de l’œuvre. Si les deux premières sphères ont bien été prises en considération par la sociologie de l’œuvre littéraire, la dernière, en revanche – celle du texte lui-même et de la vérité dont il rend compte, et celle de l’écriture même – tend à être quelque peu négligée, sinon à envisager le texte comme un simple document.
Or, loin de cette seule valeur illustrative et documentaire, les œuvres littéraires pensent par elles-mêmes et constituent, par leurs voies spécifiques, un mode d’accès à la connaissance, ce qui, dans le domaine de la philosophie morale, a de longue date été souligné. Dans le sillage de Wittgenstein, qui accorde à la connaissance littéraire le privilège d’exprimer la complexité et l’indétermination de la vie morale sans la falsifier, des philosophes tels que Jacques Bouveresse [1973 ; 2008] ou Martha Nussbaum [1995 ; 2010] ont réfléchi à la valeur heuristique et éthique de l’œuvre littéraire, dont le « contenu esthétique » a, sur le discours scientifique, la supériorité de mêler inextricablement l’intellectuel et l’émotionnel, le général et le concret. Ils ont vu dans le roman en particulier un genre exploratoire (c’est ainsi que le définit aussi Milan Kundera dans L’Art du roman), proposant aux lecteurs des expériences qui valent comme autant d’expériences de vie – même si les vies en question ont été vécues par procuration ou par identification [2] – et permettent d’éprouver, grâce aux vies fictionnelles, des possibilités et pistes inédites – d’où la force de modification morale et sociale reconnue au roman.
Un dialogue similaire à celui noué par la philosophie morale peut s’orchestrer, comme nous le proposons dans ce numéro, entre littérature et sociologie, discipline qui a elle-même joué sa place institutionnelle dans une tension complexe entre science et littérature [Lepenies, 1990]. C’est ainsi à la richesse des œuvres littéraires et à leur puissance de compréhension mais aussi d’exploration et d’imagination – dans le sens le plus créatif et fécond du terme – du monde social et relationnel, que les contributions de ce numéro, certaines dues à des sociologues, anthropologues (et philosophes) de formation, d’autres à des littéraires, ont prêté une attention soutenue : dans quel langage s’y dit le don d’aimer, à travers quels choix narratifs, énonciatifs, stylistiques ? Quelles vérités expriment la construction de l’intrigue et la figuration des personnages, leurs discours, mais aussi les métaphores et les images choisies ? Sur les questions posées par la sociologie et sur ses hypothèses – celles de Mauss et du MAUSS en particulier –, quelles réponses ou propositions (généralement plurielles) apportent les écritures littéraires, celles du passé aussi bien que d’autres contemporaines ?
Aimer, est-ce donner (et réciproquement) ?
Aussi est-ce à une écrivaine, romancière et essayiste que le numéro donne au premier chef la parole. Dans un entretien conduit par Philippe Chanial, Belinda Cannone revient sur la réflexion qu’elle a développée notamment dans Petit éloge du désir [2013] et Le Nouveau Nom de l’amour [2020] et en prolonge les hypothèses. Relégitimant le désir, regardé avec suspicion par toute la tradition occidentale depuis le christianisme, elle établit un lien intime entre ce qu’elle nomme « l’amour-désir » (qu’elle pense en unissant les deux pôles d’éros et de philia/agapê) et le don. Étranger à tout calcul, marqué par la prodigalité, l’amour-désir est indissociablement offrande et libre réciprocité. Et même potlatch : « la qualité et l’abondance de mon don sont liées à ma confiance dans la réciprocité. […] je me dépense sans compter, sûre que ton bonheur fait le mien, comme mon bonheur fait le tien ». Si l’amour relève de la merveille ou du miracle, c’est aussi par l’extraordinaire proximité – « l’intimité » –, qu’il crée entre deux personnes, par la construction d’un « entre », où le Je et le Tu s’augmentent du Nous de la relation. Complétant cette esquisse de « physiologie » de l’amour, l’entretien revient sur ses transformations jusqu’à ses expressions et pratiques les plus contemporaines. Belinda Cannone souligne notamment que si le mouvement #MeToo représente bien un moment essentiel dans la dynamique égalitaire, il a aussi engendré une certaine victimisation des femmes qui ne sert pas forcément la cause de leur émancipation. D’où le paradoxe que nous évoquions plus haut et qu’elle décrit sous la forme d’« attitudes féminines schizophrènes, résultant de l’association d’un discours très négatif sur les hommes (violeurs, prédateurs, exploiteurs) et d’une étonnante persistance des manières habituelles de faire couple ». Aussi invite-t-elle notamment à redonner toute sa place à une autre dimension du don, sa dimension ludique, au cœur des jeux de l’amour-désir. Ainsi, pourrait-on, sans bien évidemment ne rien lâcher sur les violences faites aux femmes, « s’extraire de positions binaires et simplistes – celles qui analysent toute situation en termes de dominant/dominé – et se donner… du jeu ».
C’est également par la figure du potlatch, « potlatch de présence mutuelle où le don coule à foison », que le sociologue et anthropologue David Le Breton débute son esquisse de phénoménologie de la relation amoureuse. Il en décline les moments, de l’éblouissement du coup de foudre – l’« épiphanie des visages » – jusqu’à l’épreuve du quotidien lorsque l’énamoration conduit à une vie commune, à travers une fine description des formes et de l’intensité des divers dons – gestes, sourires, rires, caresses, prévenances, cadeaux, services, etc. – qui y circulent. Reprenant les formulations de Mauss, l’auteur souligne que dans le don d’amour « il n’y a pas de milieu » : il faut se donner tout entier ou se défier tout entier. Nulle place, dans le premier cas, pour une quelconque comptabilité dans la mesure où la satisfaction de soi ne se donne que par le détour de la satisfaction de l’autre, au point où le mouvement de donner se dissout dans celui de recevoir. Chacun des partenaires partage même le sentiment de recevoir plus qu’il ne donne [3]. D’où, par contraste, l’intérêt de mobiliser le paradigme du don lorsque la relation se routinise, voire bascule, jusqu’à la rupture, dans la défiance. Si la ritualisation de la vie commune vient dissoudre une part de « l’évidence du don », l’expérience du désamour conduit plus brutalement au « règlement de compte ». On ne se fait plus de cadeaux et « la règle du marché s’empare alors du couple ». Or, s’interroge l’auteur, cette règle n’est-elle pas en train de se généraliser avec la banalisation des rencontres en ligne ? À moins que s’y inventent des formes nouvelles du don d’amour…
À la suite de ces deux textes liminaires, qui ouvrent déjà de vastes espaces d’exploration, se précise notre questionnement central, dont Philippe Chanial esquisse un premier moment de synthèse et de formalisation : de quoi l’amour est-il le don ? Il souligne tout d’abord combien le don est irréductible à l’une des trois formes canoniques de l’amour en Occident tant il embrasse la générosité de l’agapè, la réciprocité de la philia et la force désirante d’éros. Si le don est ainsi amour(s), sous ses formes les plus diverses, en quoi, réciproquement, l’amour est-il don(s) ? Croisant la sociologie de Georg Simmel et l’anthropologie de Mauss, il montre que la relation amoureuse, à l’instar du don, oscille entre une pluralité de pôles opposés ; qu’elle constitue une « unité synthétique », éminemment fragile et labile, reposant sur la combinaison, la complémentarité – mais aussi sur l’opposition et le conflit – entre des éléments différenciés. Cette sensibilité à la pluralité des formes du don d’amour, des plus généreuses aux plus violentes, des plus réciproques aux plus asymétriques, des plus intéressées aux plus gracieuses, le conduit à dresser une « carte du Tendre », moins exiguë et plus aventureuse que l’île enchantée de Pierre Bourdieu. Elle nous invite à cheminer, guidés par la « boussole du don », dans des mondes où les régimes de relation vont des plus lumineux aux plus sombres, par-delà des frontières poreuses : passion, intimité, conjugalité, sollicitude, mais aussi contrat, exploitation, emprise ou prédation.
Jusqu’où ? Vertiges et violence du don d’amour
Et si l’art amoureux consistait à naviguer entre différents écueils ? Si cette proposition est loin d’épuiser notre sujet, la seconde section – après un interlude « entre ciel et terre » de Galien Sarde, qui peint en une brève fiction [4] le vertige amoureux –, se penche sur différentes dérives, excès ou leurres du sentiment amoureux et de ses dons.
Un premier leurre, pire, un premier danger est scruté par Michel Terestchenko, celui de la pitié dangereuse, analysée avec une implacable lucidité par Stefan Zweig dans le roman du même nom [1939]. Le trouble de la frontière entre pathos et ethos, sentimentalité et moralité, caractérise la « volupté subtile de la pitié » que le héros du roman, Anton, éprouve pour la jeune infirme que le hasard (ou plutôt une bourde initiale) l’amène à fréquenter. Le malheur de la destinatrice de cette pitié, qui vient payer d’une « fausse monnaie » ses propres désirs, et le drame d’un jeune homme incapable de répondre par un amour sincère aux sentiments de la jeune paralytique, permettent à Michel Terestchenko de distinguer, d’une part, la vigueur et l’effectivité d’une pitié authentique, « créatrice », capable de s’engager et de prendre réellement soin de l’autre, et, d’autre part, la pitié sentimentale, amollie par l’auto-complaisance, simple mouvement de défense émanant finalement du désir égoïste de s’acquitter au plus vite du malaise éprouvé face à la souffrance d’autrui.
Que l’Enfer soit pavé des meilleures intentions, et que les générosités sentimentales puissent être source de dettes impossibles à payer, de maux inguérissables et de tragédies, est illustré et pensé par Balzac un siècle plus tôt dans Le Lys dans la vallée [1836], dont Julie Anselmini propose une lecture en clef de don. S’attachant en particulier à la métaphore de la nourriture qui parcourt l’œuvre (de la faim à l’inanition, en passant par le régal et la dévoration), elle montre combien tout le récit du Lys procède d’un manque initial, celui de l’amour maternel, que les dons symboliques de la femme aimée ne viennent combler que pour engendrer de nouvelles frustrations. Celles-ci mettent au jour la dualité même de la nature humaine, tendue entre aspirations sublimes et instincts sensuels, l’assouvissement des derniers brisant inexorablement l’union spirituelle. Humain, trop humain, Félix éprouve que la passion, comme le souligne un autre personnage de La Comédie humaine (dans Béatrix), « est un crédit ouvert à une puissance si vorace, que le moment de la faillite arrive toujours. » La lucidité et l’ingéniosité du romancier n’en renoncent pas pour autant à chercher des issues au drame, et, entre idéalisme et réalisme, à mettre en communication des strates et visions de l’amour qui semblaient irréconciliables.
Dans le très beau et célèbre Chant des longs regrets de Bai Juyi datant du IXe siècle, que Pierre Vinclair traduit du chinois avant de le commenter, les oppositions entre les impératifs de la vie sociale et les désordres amoureux sont également moins tranchées qu’il pourrait y paraître. Il est vrai que la tristesse irrépressible de l’empereur à la perte de sa concubine déracine l’homme et met en péril tant son sommeil que la fermeté de son gouvernement. Communiquée à la nature, elle prend de douloureuses proportions cosmiques, cette contamination venant pourtant exalter la beauté du sentiment amoureux, source de dons tels que, leur partage devenu impossible, la disparition de l’aimée laisse inconsolable. Comme le suggère Pierre Vinclair, ce long poème, malgré les tensions qu’il met en exergue entre politique et amour, ne répudie pas ce dernier. Car peut-être est-il ce qui permet de donner sens à l’existence et de surmonter ses tourments : « Un don du ciel cette beauté/difficile à ignorer/un jour choisie pour se tenir/aux côtés du souverain. »
Un dernier écueil de l’amour, ou peut-être un dernier travestissement, terrible, de celui-ci, est enfin abordé par Sylvie Loignon à travers une œuvre contemporaine, Triste Tigre, de Neige Sinno [2023]. Inscrit dans le sillage de #MeToo et de #MeTooIncest, ce récit, à la faveur des frontières qu’il explore lui-même entre témoignage et essai, met en scène ce que nous avons nommé l’amour qui prend, dissimulé sous le masque de l’amour qui donne. Il démonte et dénonce la fiction de don et d’amour passionnel dont s’est paré l’abuseur de la narratrice quand elle était enfant, jouant de la confusion des signes ; au lieu d’engager sa destinatrice à une libre réciprocité, cette fiction fallacieuse et perverse lui a imposé un contre-don forcé, une contrepartie sexuelle. Ce qui permet sinon la réparation, du moins une forme de dépassement de l’emprise et du viol subis, au-delà des ténèbres, c’est alors le récit lui-même et la « dimension d’amour » qu’il revêt malgré tout, en cela qu’il constitue un don pour le lecteur.
Donnant-donnant ? Réciprocités amoureuses et échange sexuel
Ce parcours avant tout littéraire, à travers l’exploration de ces différentes formes d’emprise, jusqu’à ses manifestations prédatrices, invite à prendre toute la mesure des ambivalences, voire de la violence, du don d’amour et des passions qu’il déchaîne. Gift/gift, expliquait Mauss, présent et poison. Don de vie et don de mort. Parfois l’un sous le couvert mensonger de l’autre. Parfois les deux à la fois, indissociablement. Notre carte du Tendre se complique. Mais elle est encore incomplète.
Nous l’avons rappelé, le don d’amour est toujours menacé de basculer dans un registre utilitaire, celui de l’échange au sens économique, ou plus généralement du contrat, du donnant-donnant. Mais pourquoi faudrait-il a priori appréhender négativement cette forme de réciprocité ? Ne constitue-t-elle pas un solide rempart contre les excès, les asymétries ou les violences du don d’amour ? Anthony Giddens [1992] n’a-t-il pas proposé de nommer « relation pure » ces relations amoureuses contemporaines dans lesquelles les partenaires ne s’engagent qu’à condition que leur épanouissement et leur liberté individuels n’y soient pas sacrifiés et y trouvent leur « compte » ? Et d’ailleurs n’est-ce pas cette contractualisation des relations amoureuses et sexuelles qui se développe aujourd’hui sur les sites de rencontre et à travers la pratique du casual sex ? Plus encore, si elle n’est pas nouvelle, la marchandisation du sexe, sous ses formes tarifées notamment, ne s’est-elle pas largement banalisée ?
Étrangement, comme le montre ici Marcel Hénaff [5], c’est dans l’œuvre du marquis de Sade que l’on peut lire la critique la plus radicale du « rapport » contractuel. « L’économie libertine que le texte sadien met en scène, écrit-il, ne cesse de harceler et de saper ce en quoi elle reconnaît son autre et sa menace : l’économie de marché réglée par l’échange contractuel. » La « réplique perverse » consiste justement dans la levée méthodique des interdits qui vise à « arracher le rapport sexuel à la tentation de la dépense inconsidérée » pour le soumettre à la règle de la réciprocité [6]. Chez Sade, la jouissance n’admet aucune contrepartie : « nous n’échangeons pas, nous ne donnons pas, nous prenons tout, tout ce que bon nous semble », même nos filles et nos sœurs, celles, comme le rappelait Lévi-Strauss, que nous devrions échanger pour faire culture et société. On comprend mieux alors cette ultime provocation que constitue son éloge de l’inceste, forme d’échange intransitif, proprement anti-social, et « des échanges non échangistes » : stériles (la sodomie), gaspilleurs (la masturbation).
Qu’en est-il alors des « échanges échangistes » dans nos sociétés contemporaines ? Comment s’y nouent les relations entre argent, sexe et intimité amoureuse ? Tel est l’objet de ce texte désormais classique de Viviana Zelizer, que nous avons tenu à traduire pour ce numéro. Provocateur à sa façon lui aussi, il vient contester une première double thèse bien établie, que l’auteure nomme « la thèse des sphères séparées et des mondes antagonistes ». Ne considérons-nous pas spontanément qu’une séparation tranchée existe – et devrait exister – entre les relations intimes et les transactions économiques, convaincus que tout contact entre ces deux sphères viendrait inéluctablement les pervertir ? À cette thèse répond celle, assez répandue en sciences sociales, selon laquelle les « affaires » intimes ne sont rien d’autre que des économies particulières ; l’amour, le sexe et les soins personnels, des marchandises comme les autres. L’originalité de la démarche de la sociologue américaine est de montrer, à partir de terrains multiples, que si l’enchevêtrement entre transaction économique et intimité, « loin d’être tabou », « fait partie de la vie elle-même », la sphère intime ne fonctionne pas comme un marché en miniature. Elle repose sur des négociations incessantes et un travail relationnel subtil entre les partenaires qui visent à trouver les « bons accommodements », des arrangements (qui paye ? quoi ? comment ? combien ? etc.) qui confirment leur compréhension de l’objet et de la nature de la relation. Ainsi, l’argent circulera-t-il différemment, selon que les relations sont limitées ou étendues, durables ou éphémères, qu’il s’agisse des relations au sein d’un couple marié, entre amants, entre mère célibataire et petit ami cohabitant, sex worker et client, patron et secrétaire, etc. ? Est-ce à dire que, dans ces négociations, le don d’amour pourrait, aussi, trouver sa place, ou qu’il pourrait s’en « accommoder » ?
@ Ce n’est pas impossible. Comme le rappellent Vincent Rubio et Laurent Gaissad, longtemps l’amour entre hommes fut réduit au primat d’une « économie sexuelle », identifié au mode de vie en « ghetto », sur les divers marchés d’échanges sexuels clandestins. Il ne pouvait donc, conformément à la thèse des mondes hostiles, être question d’amour. Bref, « hors des sentiers battus, les gays “baisaient” à défaut – ou avant même – de (pouvoir) s’aimer vraiment ». Aujourd’hui, la sphère privée et la vie conjugale constituent une véritable alternative. À l’instar des hétérosexuels, les homosexuels se rencontrent, s’aiment, souvent vivent ensemble, parfois se disputent… Ils peuvent même désormais conclure PACS ou mariage. Comme si, finalement, notent les auteurs, « la sexualité gay ne pouvait être amour que sous les traits du contrat ». Or, comme le démontrent les terrains que les deux sociologues investissent depuis de nombreuses années, l’amour entre hommes – « subtile combinaison de confusion des sentiments et de corps-à-corps » –, se manifeste tout autant en deçà de l’impératif contractuel que par-delà une marchandisation supposée généralisée, dans ce qu’ils nomment – tirant les leçons de l’anthropologie du don qui, une nouvelle fois, vient bouleverser nombre de nos catégories établies – les « mille et une vies de l’éros gay ».
Parce que c’était toi ? Don d’amour, don de reconnaissance
À trop vouloir faire droit à la pluralité du don d’amour, à privilégier les ambivalences de la relation amoureuse et de ses réciprocités possibles et impossibles, n’avons-nous pas perdu notre objet en route ? Comme le dit le proverbe, embrassons-nous mal en voulant trop étreindre ? Les deux contributions qui composent cette dernière section du présent volume indiquent une direction claire, restée encore implicite : le lien entre don d’amour et reconnaissance réciproque.
La question de la reconnaissance dans et par l’amour est tout d’abord interrogée par Alain Caillé à travers un dialogue établi avec deux ouvrages. Il s’agit tout d’abord de l’essai d’Eva Illouz Pourquoi l’amour fait mal [2012], dont la thèse centrale est que, dans les relations amoureuses modernes entre hommes et femmes, c’est l’authentification ou la validation de la valeur des personnes qui est en jeu. L’ancien régime amoureux (ou l’amour sous l’Ancien Régime) aurait en revanche fait l’économie d’une telle validation dans la mesure où des critères sociaux et économiques objectifs déterminaient la valeur respective des personnes. Or, selon Alain Caillé, non seulement il y a de nombreux antécédents à la recherche de validation de soi par l’amour (à l’époque romantique, voire plus tôt encore avec l’amour courtois), mais de plus, cette historicisation ne permet pas de « reconnaître une certaine universalité de la quête d’une forme de reconnaissance subjective par et dans l’amour ». Pour autant, dans le contexte contemporain de marchandisation et d’hyper-rationalisation des choix amoureux, la sociologue pointe bien ce paradoxe, que nous avions déjà suggéré : comment ces amoureux-consommateurs qui se montrent si proches de la figure de l’homo oeconomicus pourraient-ils, en même temps, atteindre, sans angoisse ou déception, leur idéal, toujours si prégnant, « d’un amour vrai, authentique, dans lequel on serait aimé uniquement pour ce qu’on est, pour sa singularité, au-delà ou en deçà de tout calcul ; aimé parce que digne d’être aimé et ayant de la valeur précisément pour cette raison sans raison » ?
Cette métamorphose de la valeur, au sens de Marx, touche à l’évidence la « valeur sexuelle ». C’est l’occasion pour Alain Caillé de se confronter à King Kong Théorie de Virginie Despentes [2006]. « Qui désire qui, sexuellement, et quoi ? Et pourquoi ? Qui désire être désiré par qui ? Et à quel titre ? En donnant (du plaisir, par exemple), en se donnant, ou, au contraire, en prenant, en étant pris ? Et comment ces multiples figures et leurs inversions s’organisent-elles en infinies variations à partir de l’opposition du masculin et du féminin (et de ses renversements) ? » Tout en soulignant la force de l’entreprise subversive de l’écrivaine lorsqu’elle appelle à redonner de la valeur aux « moches », Alain Caillé en relève plusieurs ambiguïtés : ainsi, l’écrivaine ne vise pas explicitement à ôter pour autant leur valeur aux « jolies femmes », mais elle tend néanmoins à voire dans leur séduction une aliénation au désir masculin ; par ailleurs, tout en dénonçant la puissance de ce désir, Virginie Despentes reconnaît finalement en participer elle-même, non sans reconnaître son revers, la vulnérabilité masculine, ce qui lui permet, selon Alain Caillé, « de tenir à la fois le discours de la lutte des sexes et celui de leur commune humanité ».
Parce que c’était toi ? Pour (presque) achever notre parcours, quelle meilleure illustration du don d’amour comme don de reconnaissance que celle de la dédicace amoureuse ? Jean-Marc Ghitti n’a pas choisi par hasard celle par laquelle cette grande figure de la Renaissance florentine, Marsilio Ficino, offre son Commentaire sur le Banquet de Platon à son « amico mio perfettisimo », Giovanni Cavalcanti. Cette dédicace pose en effet la question de l’amour et du don dans le cadre homosexuel et sublimé de la philosophie grecque. Car dans le couple platonicien, « le partenaire passif est celui qui inspire en tant qu’objet de désir : il est l’objet aimé ; le partenaire actif est celui qui œuvre, en tant que sujet de désir : il est l’amant ». Ainsi le Commentaire de Ficin peut-il être lu comme une réponse à un regard, approbateur, de son jeune ami. Car « le regard d’amour est un don […]. Le livre que ce regard inspire est la seule réponse digne qu’un amant y puisse faire. La dédicace est le contre-don qui rend à l’aimé ce qui provient de lui. » « Faire l’amour, comme son nom l’indique, lançait le vieux Lacan, c’est de la poésie. » Aimer, n’est-ce pas alors plus généralement « faire œuvre » (commune) ? Le don d’amour n’est-il pas d’abord générateur, créateur, cet « attelage ailé » qui conduit l’âme là où elle ne pourrait pas aller sans lui ?
Nous avons souhaité clore ce dossier non par une dédicace amoureuse, mais par un hommage, sous forme d’offrande. Rédigé par Emir Mahieddin, il est adressé à Robert Pehrson (1926-1955), « figure romantique de l’anthropologue aventurier », consumé très jeune, à 29 ans, par sa passion pour le terrain ethnographique. Son ouvrage, The Social Structure of the Marri Baluch, réalisée avec sa femme Jean, déploie dans l’un de ses chapitres ici traduit (@) une lecture radicalement anti-utilitariste de l’amour. La romance adultérine chez les Marri du Bouchistan (Pakistan) qu’il décrit apparaît comme une forme particulière d’attachement liée au don. Renversant les relations maritales entre hommes et femmes, profondément inégalitaires et patriarcales, elle valorise, à l’inverse, « une relation intime d’échanges réciproques (récitation de poésie, échange de regards et de cadeaux, etc.), marquée par le sceau de l’égalité, et extraite de toutes les formes d’intérêts politiques ou économiques auxquels est en revanche soumis le mariage ». Si l’amour y a une valeur inestimable, si les hommes et les femmes peuvent risquer leur vie pour lui, n’est-ce pas parce qu’il est à leurs yeux une fin en soi, excédant toute fonctionnalité et toute utilité ?
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Outre nos rubriques habituelles, nos Ricochets, cette fois héroïques, poétiques, surréalistes et olympiques, et notre bibliothèque, trois articles composent les varia de ce numéro.
Dans le premier, notre ami Francesco Fistetti, avec son habituelle générosité, propose, à l’occasion de la traduction italienne de Nos généreuses réciprocités de Philippe Chanial [2022], de synthétiser et de discuter les propositions scientifiques, les outils heuristiques, les analyses concrètes et les engagements qui ont jalonné l’histoire du MAUSS, ce qui constitue une excellente introduction pour celles et ceux qui ne connaîtraient pas ou mal cette aventure si singulière, et une reconstruction originale pour les connaisseurs. Un bel hommage – encore un ! – pour l’ensemble des protagonistes du mouvement et de la revue.
@ À sa suite, un intéressant article de Jacques Dewitte sur la façon dont la pensée opère des découpages dans la réalité. S’appuyant sur un texte peu connu de René Girard, il montre comment chez tous les penseurs français (Sartre et Lévi-Strauss, notamment, apparemment si opposés et si proches en réalité de ce point de vue-là) et, au-delà, chez nombre de ceux de la modernité occidentale (qu’on pense à Kant), cette opération est conçue comme mettant un rapport, de façon dichotomique, un « pur principe différenciateur », arbitraire, et un « pur indifférencié ». Opposition bien sûr intenable.
@ Enfin, dans un texte mêlant témoignage, celui d’un chercheur italien en visite au Canada, et réflexion théorique, Andrea Lanza interroge ce que le « geste décolonial » fait aux sciences sociales et à l’université comme institution. « Décoloniser l’université » ? Pourquoi pas. Mais, dans une période marquée par une nouvelle phase de redéfinition des relations entre les savoirs, ne risque-t-on pas de favoriser un nouveau colonialisme envers ceux issus de systèmes culturels non occidentaux ou propres aux classes et aux catégories sociales subalternes ? Bref, « un colonialisme enveloppé de progressisme, comme dans la meilleure tradition occidentale ». Peut-être faut-il alors, pour s’en protéger, « comprendre et désamorcer l’illusion omnivore » de l’institution universitaire, tant pour son bien que celui de la société ?
Références bibliographiques
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Bouveresse Jacques, 1973, Wittgenstein, la rime et la raison. Science, éthique et esthétique, Paris, éditions de Minuit.
— 2008, La Connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité et la vie, Paris, Agone.
Chanial Philippe, 2022, Nos généreuses réciprocités. Tisser le monde commun, Arles, Actes Sud.
Chollet Mona, 2021, Réinventer l’amour, Paris, La Découverte.
Godbout Jacques T., 2007, Ce qui circule entre nous. Donner, recevoir, rendre, Paris, Seuil.
Giddens Anthony, 2006 [1992], La transformation de l’intimité. Sexualité, amour et érotisme, Paris, Hachette Pluriel.
Hénaff Marcel, 1978, Sade. L’invention du corps libertin, Paris, PUF.
Illouz Eva, 2012, Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, Paris, Seuil.
Jouve Vincent, 2019, Pouvoirs de la fiction. Pourquoi aime-t-on les histoires, Paris, Armand Colin.
Kaplan Dana et Illouz Eva, 2023, Le capital sexuel, Paris, Seuil.
Lepenies Wolf, 1990, Les Trois Cultures. Entre science et littérature, l’avènement de la sociologie, Paris, éditions de la Maison des sciences de l’Homme.
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— 2010, La Connaissance de l’amour. Essais sur la littérature et la philosophie, Paris, Cerf.
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Sahlins Marshall, 2009, La Nature humaine, une illusion occidentale, Paris, éditions de l’Éclat, Paris.
Tamas Jennifer, 2004, Peut-on encore être galant ?, Paris, Seuil.
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