Le don de sang
Approche ethnographique du recevoir et du rendre
Qui donne quoi, à qui, dans quelles circonstances, comment, en vue de quoi ? Qui reçoit quoi, de qui, dans quelles circonstances et comment ? Et cela suscite-t-il un don en retour, de qui, de quoi et comment ? Des questions toujours à se poser. Et ici, des réponses inattendues concernant le don du sang.
Revue de la littérature
Dans l’Essai sur le don, Mauss relève la persistance de la morale et de l’économie du don dans la société occidentale de son époque :
Une partie considérable de notre morale et de notre vie elle–même stationne toujours dans cette même atmosphère du don, de l’obligation et de la liberté mêlés. Heureusement, tout n’est pas encore classé exclusivement en termes d’achat et de vente. (Mauss, 2001 (1re éd. 1950), p. 258-259)
Cependant, dans les quelques pages où il traite de ce sujet – touchant, selon lui, tant les aspects personnels, professionnels que sociaux de notre vie – « Il apporte […] peu d’éléments pour nous aider à dégager les caractères propres du don moderne en général […] » (Silber, 2000, p. 136).
Partant de cette nécessité intellectuelle d’« explorer » le don « ici et maintenant », Alain Caillé et Jacques T. Godbout se sont consacrés à l’étude du don en Occident. Ainsi, le concept de don, tel qu’il est cerné par Marcel Mauss, nourrit la réflexion d’Alain Caillé qui réaffirme que l’universalité de la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre est au fondement de toute société humaine.
L’auteur défend l’idée que l’individualisme et le holisme sont incapables de penser la genèse du lien social. Ils appartiendraient à une réalité plus vaste : le paradigme du don, « seul paradigme proprement sociologique qui soit concevable et défendable » (Caillé, 2000, p.39). Faire le pari du don, c’est façonner le rapport social et engendrer de la confiance. En outre, à côté de la valeur d’usage et la valeur d’échange, l’auteur avance une troisième valeur, la « valeur de lien » (Caillé, 2000, pp. 9-10), qui, dans un rapport de don prévaudrait sur la valeur de bien.
Dans la même démarche d’actualisation de l’œuvre de Mauss, Jacques T. Godbout entreprend, d’une part, de présenter l’actualité empirique de la logique du don et, de l’autre, d’analyser différentes formes qu’elle prend dans la société moderne occidentale. Selon lui, en effet, de multiples exemples tels que le bénévolat, les Alcooliques Anonymes, le don du sang, le don d’organes etc. attestent de la pérennité de la logique du don dans nos sociétés, logique qui ne caractérise donc pas seulement les sociétés dites « archaïques » : « Aujourd’hui encore, rien ne peut s’amorcer ou s’entreprendre, croître et fonctionner qui ne soit nourri par le don » (Godbout, 2000 (1re éd. 1992), p. 21).
La spécificité de son approche consiste à tenir compte tant de ce qui est donné que des liens existants entre les personnes impliquées dans l’échange, liens donnant sens à ce qui circule. Rapport social par excellence, le don est donc avant tout un système de relations de personnes à personnes, « un mode de circulation des biens au service du lien social » (Godbout, 2000 (1re éd. 1992), p. 32). Godbout postule l’existence d’une sphère, spécifique au don moderne : « le don aux étrangers » ou « don inconnu fait à des inconnus » (Godbout, 2000 (1re éd. 1992), p. 114). Ainsi, à côté des biens et des services circulant sur le marché, en marge de la redistribution étatique et de la sphère domestique, une autre circulation des biens reposant sur les mécanismes du don et contre–don serait belle et bien présente dans notre société.
Maurice Godelier s’interroge lui aussi sur la place que prend le don dans la société occidentale. Avant tout individuel, volontaire et personnel, le don relèverait d’une éthique opposée à la logique du marché et du profit. Loin d’être appelé à disparaître, le don reste nécessaire pour pallier les inégalités. Non seulement, l’auteur réaffirme l’utilité sociale du don dans nos sociétés mais aussi, il légitime, par là–même, l’analyse des formes contemporaines et transposées du don :
Le don en Occident recommence […] à déborder la sphère de la vie privée et des rapports personnels où il s’était retrouvé cantonné à mesure que s’étendait l’emprise du marché sur la production et les échanges, et que grandissait le rôle de l’Etat dans la gestion des inégalités. Mais aujourd’hui, […] le don est en passe de redevenir une condition objective, socialement nécessaire, de la reproduction de la société. (Godelier, 1996, p. 293)
Une citation comme celle–là souligne, à l’heure actuelle, l’émergence du don et plus particulièrement un don entre étrangers inconnus. Il suscite, dès lors, un questionnement sur les nouvelles formes du don contemporain.
Le don de sang, don moderne issu d’une évolution scientifique et technique, pourrait-il, dès lors, être soumis à une démonstration de la pertinence de l’analyse de Mauss ?
Don de sang, don maussien ? Entre divergences et convergences
Comme le précise Richard Titmuss dans son analyse du don de sang (1997 (1re édition 1970)), les théories de Marcel Mauss concernent principalement des sociétés non industrielles et, de plus, datent d’une époque où les premiers services de transfusion n’existaient pas encore :
[Mauss] […] wrote, it should be noted, before the advent of blood transfusion services and took his examples of modern gift relationships from the rise of systems of social security in France and Britain. (Titmuss, 1997 (1re édition 1970), p. 126)
Richard Titmuss insiste donc sur la nécessité de relever les caractéristiques qui sont propres à ce type de don et qui le distinguent des autres. Premièrement, il s’agit d’un don anonyme qui n’engendre pas, dans la plupart des cas, un lien personnel entre le donneur et le receveur. Rappelons qu’une des propriétés du don archaïque était la connaissance mutuelle du donateur et du donataire, ainsi que la reconnaissance par la communauté de ce statut générant des obligations réciproques. Cette capacité que semblait posséder le don archaïque de créer ou renforcer le lien personnel entre le donneur et le receveur serait, dans le cas du don de sang – forme indirecte et impersonnelle de don –, remise en question.
Deuxièmement, les trois obligations – donner, recevoir et rendre – dont l’articulation est constitutive du don selon Mauss, seraient ébranlées. Ainsi, là où l’obligation s’imposait de manière abrupte ou péremptoire sous peine de guerre, de conflits ou de perte de cohésion sociale, on constate dans un don contemporain, tel le don de sang, une obligation davantage morale et personnelle qu’une contrainte sociale. Ni l’honneur, le prestige ou une « reconnaissance impérative » (Titmuss, 1997 (1re édition 1970), p. 140) extérieures n’entrent en jeu.
Dans la conception maussienne, le recevoir est à la fois libre, obligé et aléatoire. Il reste toujours soumis au possible refus du récipiendaire. Mais, dans le cadre du don de sang, le recevoir ne dépend pas de la seule volonté de la personne concernée. Bien plus, cette décision est toujours tributaire de l’avis du médecin et de la situation médicale entourant la transfusion. Il s’agit, en effet, d’une nécessité vitale qui n’offre pas, la plupart du temps, d’autres alternatives que l’acceptation des poches. L’obligation de recevoir serait ainsi soumise non à des contraintes de prestige social mais à des contraintes médicales. Selon les utilitaristes, cette obligation de recevoir occupe la primauté dans le cycle « donner, recevoir, rendre ». Centré sur cet unique moment de réception, l’être humain rechercherait son seul intérêt personnel. En opposition, Godbout tient à affirmer, quant à lui, l’importance équivalente, sinon supérieure, du donner sur le recevoir, irréductible au calcul et à l’instrumentalité. S’opposant à la « logique conditionnaliste » qui considère que toute action sociale relèverait exclusivement du registre du donnant–donnant, Caillé souligne aussi que le rapport social s’organise toujours à partir d’une inconditionnalité. L’intérêt et le calcul seraient donc hiérarchiquement seconds par rapport aux intérêts non instrumentaux et à l’« aimance ».
Quant à l’obligation de rendre, si chère à Mauss, elle ne constituerait plus une obligation du receveur envers le donateur. L’anonymat de ce dernier rend, en effet, un retour personnel du don impossible. De même, disparaissent la nécessité de rendre plus qu’on a reçu, la « course » au prestige et au pouvoir par le recours au don, la surenchère, le gaspillage et la destruction inhérents au potlatch. Encore une fois, aucune pression sociale n’est exercée ici sur le receveur pour qu’il donne à son tour.
Cependant, d’après Alain Caillé, la trilogie maussienne serait toujours présente à l’heure actuelle mais « sous une forme très transformée, dans […] ce registre spécifique au don moderne que constitue le don aux étrangers […] » (Caillé, 2000, p. 87). Par sa « théorie maussienne, multidimensionnelle de l’action », l’auteur met en évidence la complexité inhérente au don indissociablement libre et obligé ; désintéressé et intéressé. Ilana Silber, dans son étude de la philanthropie américaine, insiste également sur le caractère hybride et paradoxal du don moderne (Silber, 1er semestre 2000, pp.133-150). Cette caractéristique avait été mise en évidence dans le cas particulier du don de sang. Richard Titmuss, en effet, retenait déjà cette ambiguïté présente dans le don de sang non rémunéré. Aussi insistait–t–il sur l’absence d’obligations extérieures dans ce don :
Nevertheless, in terms of the free gift of blood to unnamed strangers there is no formal contract, no legal bond, no situation of power, domination, constraint or compulsion, no sense of shame or guilt, no gratitude imperative, no need for penitence, no money and no explicit guarantee of or wish for a reward or a return gift. (1997 (1re édition 1970), p. 140)
Il s’avère primordial de distinguer la signification du couple d’opposition intrinsèque au don telle qu’elle a été cernée par Marcel Mauss de celle de Caillé ou d’autres auteurs, telle Ilana Silber. En effet, le caractère à la fois intéressé et désintéressé, libre et obligatoire du don maussien a vu son sens premier évoluer.
L’analyse des obligations de recevoir et de rendre dans le cas spécifique du don de sang n’a pas encore été prise en charge par la littérature du don. Godbout formule, d’ailleurs, son questionnement à ce propos comme suit :
Quant au receveur, qu’est–ce qui permet de conclure qu’il ne souhaite pas rendre, donner à son tour ? Qui dit qu’il ne le fait pas ? Il existe d’innombrables recherches sur le tiers secteur, le bénévolat, les motivations de ceux qui donnent, mais presque aucune ne concerne ceux qui reçoivent ces dons, l’esprit dans lequel ils reçoivent et leur désir de rendre. (Godbout, 2000, p. 96)
Notre projet a, dès lors, pour visée d’évaluer le don de sang comme don maussien à la lumière du recevoir et du rendre. Comment le receveur perçoit–il la nécessité – souvent vitale – d’être transfusé ? Dans la mesure où un contre–don adressé personnellement et directement au donneur s’avère impossible en raison de l’anonymat des personnes engagées, s’interroger sur l’existence d’un contre–don s’impose. Comme l’avance Godbout : « Peut–on faire l’hypothèse que là où on n’arrive pas à « primariser » au moins symboliquement le lien donneur–receveur, le don à un inconnu n’est plus reçu comme un don ? » (Godbout, 2000, p.88). L’évolution scientifique et technique se trouve à l’origine du don qui nous occupe. Mais ce sont ces avancées techniques qui, peu à peu, ont permis de dissocier l’acte du donner de celui du recevoir, empêchant, par là–même, tout contact direct entre les deux pôles du circuit Il ne faut pas oublier que les premières transfusions se faisaient bras à bras. Par la suite, il est évident que l’aspect légal, d’une part, et l’aspect éthique, de l’autre, ont joué un rôle primordial dans l’obligation d’anonymat. Dans le cadre du don de sang, ni un lien primaire, ni même une personnalisation rapprochant donneur–receveur ne subsisterait. Le passage obligatoire par un intermédiaire tel que la Croix–Rouge est–il un facteur déterminant ? Une volonté de rendre à son tour existe–t–elle encore ? Si oui, s’exprimerait–elle par la décision de devenir soi-même donneur de sang, si l’état de santé le permet ? Des contre–dons d’un autre ordre tels que le bénévolat, le soutien financier à la Croix–Rouge, le militantisme etc. sont-ils observés ? Outre ces retours effectifs, peut-on observer des contre-dons subjectifs, c’est-à-dire présents dans l’esprit des interviewés mais jamais traduits en actes ? Peu importe sa forme, l’obligation de contre–don – ou l’« état de dette » qui en est l’origine – subsiste–t–il dans la sphère du don de sang et si oui, est–il perçu par les receveurs ? Autant de questions qui ont animé notre recherche [1].
Le don de sang, le recevoir et le rendre
Au travers des observations et entretiens [2] réalisés, la parole a été donnée aux individus engagés dans ce circuit. Certains d’entre eux ont éprouvé des difficultés à évoquer les circonstances de leur transfusion. Difficulté à parler de leur cas (accident de voiture, maladie grave etc.) mais aussi et surtout à mettre en mots le recevoir. Ce malaise implicite peut trouver son origine dans le contexte entourant les entretiens, à savoir, celui de la maladie et/ou de traitements médicaux. De plus, n’est–il pas plus aisé de donner et de parler de ce geste que de recevoir ? Il s’agit, en effet, dans la plupart des cas, d’une nécessité vitale imposant l’acceptation des poches de sang au receveur. Par là–même, il devient dépendant de ce don sans le vouloir.
L’analyse qui suit s’inscrit dans le contexte de la transfusion sanguine telle qu’elle est pratiquée en Belgique, pays pionnier dans ce domaine. A l’heure actuelle, son organisation est principalement assurée par la Croix–Rouge [3] qui créa le premier service de transfusion sanguine du pays en 1934. Plus de 250.000 personnes bénéficient chaque année de produits sanguins souvent vitaux. Quelques 400.000 donneurs de sang sont recensés en Belgique.
Le sang, premier élément du corps humain dont la médecine a organisé le prélèvement et le transfert, constitue également le premier élément du corps humain à faire l’objet en Belgique d’une législation particulière [4] . La loi du 5 juillet 1994 prévoit plusieurs types de garantie concernant le prélèvement et la transfusion de sang afin d’éviter la transmission de maladies par du sang contaminé [5]. Suivant cette loi, les prélèvements ne peuvent être effectués « qu’auprès de donneurs bénévoles et non rémunérés et qu’avec leur consentement. » Le Ministre de la santé publique établit le prix du sang et de ses dérivés dispensés et délivrés au receveur « de façon à exclure tout profit ». Depuis 1998, l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités intervient dans le coût du sang humain total et de certains produits sanguins labiles [6]. Dans la plupart des cas, les mutuelles [7] remboursent intégralement ces frais.
L’esprit du recevoir
A la question « Comment avez–vous accueilli le don de sang ? », les receveurs répondirent en majorité positivement. La conscience de la « chance » d’avoir pu bénéficier de ce don fut exprimée, notamment par ce receveur : « Au point de vue réaction […] c’est que je me suis dit : j’ai quand même de la chance qu’il y ait des personnes qui acceptent de donner du sang, ce que moi, je n’avais jamais fait. » (Francine R.)
Cependant des receveurs se démarquèrent en considérant ce geste comme « normal » ou encore routinier en raison du grand nombre de poches administrées. Le don fut associé par certains à un geste allant de soi, « […] comme une marchandise, ou comme une chose à laquelle on a droit comme citoyen » (Godbout, 2000 (1re éd. 1992), p. 78) : « Franchement, ça me paraissait quelque chose de tout à fait normal dans la situation et dans le pays où on vit […]. » (Françoise F.)
Peut–être pourrait–on trouver l’explication de ce discours dans l’affirmation de Godbout :
[…] le don de sang est pris en charge par un système d’intermédiaires rémunérés appartenant à l’appareil public, et le sang se « rend » ainsi jusqu’au receveur grâce à cette organisation, s’assimilant ainsi à tous les autres produits reçus par le malade et faisant partie des soins, comme le sérum. (Godbout, 2000 (1re éd. 1992), p. 79)
L’auteur va jusqu’à avancer : « Une fois le don fait, le sang devient un produit semblable à tous les autres, passé le premier receveur, la Croix–Rouge » (Godbout, 2000 (1re éd. 1992), p. 79). En Belgique, s’ajouterait encore un autre paramètre renforçant cette assimilation à un produit : le remboursement du sang assuré par la sécurité sociale, au même titre qu’un médicament ou une prothèse etc. Le fait de recevoir d’une institution et le remboursement des poches semblent donc ébranler, pour certains, la notion de « don reçu ».
Des receveurs ont pensé, quant à eux, au sang comme possible vecteur des qualités morales voir physiques du donateur : « […] pour moi, il y a eu un avant transfusion, et un après transfusion dans ma personnalité, ça, c’est sûr et certain. J’étais différente. […] Je suis persuadée que depuis la transfusion, j’ai été influencée dans mon évolution par ce sang étranger […]. (Anne V.). « J’avais l’impression, sans connaître le donneur, de recevoir quelque chose, peut–être que je recevais des choses qui lui appartenaient, une énergie ou quelque chose, des caractéristiques propres au donneur […]. (Marc L.)
Leurs discours pourraient perpétuer – avec des nuances, il est vrai – cette croyance, datant de l’Antiquité :
[…] la plupart des civilisations concevaient le sang […] en tant que vecteur des caractères physiques et moraux des peuples et des individus. Dès lors, pourquoi ne pas mettre le sang à profit pour changer l’être humain, apporter la santé au malade, la raison aux fous, la jeunesse aux vieillards, l’honnêteté aux chenapans, le courage aux pleutres ? (Ruffie et Sournia, 1996, pp. 28-29)
En effet, les témoignages récoltés considèrent le sang – vecteur en quelque sorte de l’être même du donneur – comme un possible facteur de changements pour l’un, un facteur déterminant de transformation pour l’autre. Ces discours peuvent être rapprochés de ceux recueillis lors d’une enquête réalisée dans un centre de transfusion auprès de donneurs réguliers de plasma [8]
, plaquettes [9] (Henrion Aline, 2003). En effet, ces derniers soulignent également le caractère personnel du don de sang, trouvant son origine dans le sang lui–même, élément corporel, issu de la « chair » même du volontaire : « Le don de sang, ça vient vraiment de soi, ça fait partie de sa propre personne donc on s’implique plus, c’est plus personnel. C’est véritablement un don de soi. » (Estelle P.) L’essence corporelle du don est aussi renforcée par le caractère vital qu’il représente pour le receveur. Ce geste, aux yeux des donneurs, est, en effet, associé à un don de vie : « Le don de sang, c’est le don de la vie. On permet en quelque sorte une renaissance. […] Je compare cela un peu à la sève de la végétation. Sans sève, la végétation ne sait pas grandir, sans sang, on ne sait pas vivre non plus. » (Gauthier H.)
En opposition, des receveurs exprimèrent la peur qu’ils ressentirent par rapport à une possible contamination par transfusion. Ils pensèrent directement à l’affaire du sang contaminé [10]. Cette appréhension peut être expliquée par le fait que certains n’avaient pas été préparés à l’éventualité d’une transfusion. De même, l’association à l’affaire du sang contaminé semble parfois avoir été induite par une tierce personne telle une infirmière alors que le receveur lui–même ne manifestait aucune crainte à cet égard.
Enfin, il faut encore insister sur le fait que tous les receveurs ont manifesté une opinion positive des donneurs de sang en général : « Chapeau, c’est nécessaire, si personne ne donne son sang, on n’a pas de solution, je veux dire une solution pour pouvoir s’en sortir. » (Serge C.) Cette opinion, ils l’avaient majoritairement avant d’être transfusés.
Après nous être penchés sur l’esprit du recevoir, nous analyserons la troisième obligation, celle de rendre. Comme le soulève Godbout : « Quelle est l’importance de rendre quand on a reçu, même d’un inconnu ? » (Godbout, 2000, p. 96).
L’obligation de rendre
Dans le cas particulier qui nous occupe, l’anonymat du donneur ne permet pas un retour personnel du geste. Cependant, dans tous les cas, « Celui qui a reçu doit donner mais pas forcément à celui qui a donné » (Chabal, 1996, p. 134). C’est pourquoi, tout transfusé pourrait réaliser un contre–don sous forme de poches de son propre sang. Ce geste s’inscrirait également dans les caractéristiques du contre–don mises en lumière par Bourdieu, à savoir, un geste aléatoire, différé et différent. En effet, au travers de son ethnologie du monde kabyle (Bourdieu, 1972), l’auteur a souligné le rôle déterminant d’un paramètre trop négligé jusqu’alors dans le domaine du don et du contre–don : celui du temps.
Le trop grand empressement que l’on a de s’acquitter d’une obligation, dit La Rochefoucault, est une espèce d’ingratitude. Trahir la hâte que l’on éprouve d’être libéré de l’obligation contractée et manifester ainsi trop ostensiblement la volonté de payer les services rendus ou les dons reçus, d’être quitte, de ne rien devoir, c’est dénoncer rétrospectivement le don initial comme inspiré par l’intention d’obliger.(Bourdieu, 1972, p. 223)
Ainsi, le moment d’apparition du contre–don déterminerait à la fois la signification du geste de départ et sa réponse. De plus, Bourdieu met en évidence la nécessité pour tout contre–don d’être à la fois différé et différent. Pour que le retour fasse réellement figure d’acte généreux et désintéressé, il faut qu’il réponde au double critère de non–immédiateté et de non–identité au don initial.
Lorsqu’il s’agit de rendre mais autrement, outre le choix de donner du sang à son tour, de nombreuses autres possibilités de contre-don s’offrent au transfusé telles que le bénévolat, le soutien financier, le militantisme, la publicité pour la Croix–Rouge etc. Néanmoins, la plupart des receveurs interviewés considèrent que donner leur sang serait le contre-don le plus évident et le important à leurs yeux. Dans tous les cas de figure, peu importe le choix réalisé, ces gestes pourraient être qualifiés de différents par rapport au don initial.
Le laps de temps écoulé ne poserait pas, lui non plus, de problème si l’on se réfère à la thèse de Bourdieu imposant au contre–don, pour être perçu comme tel, un écart temporel obligé. Ce critère de non-immédiateté a émergé, en effet, des entretiens avec des personnes dont la transfusion la plus récente remontait à six mois, trente ans pour la plus ancienne. Une question demeure cependant : la temporalité a–t–elle encore une importance dans le cadre d’un don anonyme fait à des étrangers ? Donneurs et receveurs étant généralement inconnus, ce critère temporel sur lequel insiste le sociologue français n’influencerait en rien la perception du contre–don qu’auraient les donneurs. Ils ne sont pas, en effet, avertis des actes posés par les receveurs. Ces différents gestes ne pourraient, dès lors, être appréhendés comme des échanges relevant du « donnant–donnant » ou d’une réciprocité immédiate auxquels n’appartient pas le registre du don. Outre ce fait, il apparaissait davantage intéressant de travailler à partir d’écarts temporels variés séparant le « recevoir » du moment de l’entretien mené avec les receveurs. Et ceci, en raison du caractère à la fois libre et contraint mais aussi toujours aléatoire du contre–don, imprévisible par essence et qui peut donc être réalisé bien des années après la transfusion et ce, sous diverses formes. Dans cette analyse, il s’agit de distinguer les receveurs qui, d’un point de vue médical, étaient ou sont encore en mesure de donner du sang à leur tour des personnes dans l’impossibilité médicale de poser cet acte.
2Les personnes transfusées en mesure de donner du sang2
Chez les receveurs rencontrés, l’obligation de rendre – à la fois libre et obligée – ne se serait pas concrétisée par l’acte de donner du sang à leur tour. Réaliser ce contre–don fut présent dans leur esprit mais demeura au stade d’idée et cela pour diverses raisons. Par exemple : « Franchement, j’y pensais tout au début, tout de suite après, mais pendant des années, j’ai dû refaire des contrôles, environ pendant cinq années et le médecin m’avait dit qu’il n’en était pas question et après, ça m’est sorti de la tête, les enfants, le boulot et c’est vrai que je n’y ai plus pensé. » (Françoise J.) L’oubli du don au fil des années, le manque de temps, la fainéantise, l’occasion de donner qui ne s’est pas offerte furent évoqués par les receveurs.
D’autres invoquèrent une raison médicale pour n’avoir pas donné du sang mais il s’avère qu’ils étaient bien dans les conditions pour donner. Il semblerait que ces réponses seraient davantage le reflet d’un malaise éprouvé par certains receveurs à l’évocation de ce contre–don. Donner du sang leur est apparu, pour la plupart, comme un contre–don à réaliser mais l’obligation de rendre n’a pas été assez forte pour les inciter à entreprendre cet acte, resté une idée abstraite à leurs yeux. Aussi, lors des entretiens, il se peut que certains aient cherché une sorte de « légitimation » au fait de ne pas être devenus donneurs, invoquant des « bonnes » raisons de ne pas donner. En tant que personne extérieure, je représentais peut-être à leurs yeux la société toute entière, susceptible de juger négativement leur comportement de « non–retour ». A ce propos, l’enquête menée auprès de donneurs de sang réguliers (Henrion Aline, 2003) a mis en évidence une attente manifeste de retour : « Oui, je trouverais cela normal, s’il le peut, si sa maladie est terminée, ça me paraîtrait la moindre des choses de rendre ce que l’on a donné. Si c’est quelqu’un […] qui refuse parce qu’il n’en a rien à faire, là, évidemment, je serais très, très choquée. » (Hélène H.) ; « Je trouve que c’est très bien parce qu’ils remboursent une forme de dette à la société. Il ne faut pas prendre ça comme une dette, mais enfin, c’est l’idée… Je trouve que : on reçoit, si après, on peut rendre ce qu’on a reçu, c’est une très bonne chose. Ça devrait être spontané. […] Les gens qui sont bien guéris, qui sont de nouveau en bonne santé, pour moi, ce serait naturel de venir donner. » (Olivier R.)
Evoquer des raisons médicales, même erronées, permettait, sans doute, à ces receveurs de « garder la face » tant envers moi qu’envers la société et les donneurs de sang en général.
Une seule personne apte à donner à son tour formula l’envie qu’elle avait eue de réaliser une autre forme de contre–don que celui de devenir donneur elle-même. Elle parla du désir qui l’avait habitée de rencontrer le donneur dont provenait les poches afin de le remercier. Cette volonté de dire merci et d’effectuer un contre–don verbal demeura au stade de projet en raison de l’anonymat des donneurs. Encore une fois, le contre–don se trouvait dans l’impossibilité de se réaliser.
La troisième obligation de rendre n’existerait donc pas de manière effective dans le chef de la majorité des receveurs appartenant à cette catégorie. Même s’ils ont pensé à donner du sang, à remercier le donneur, aucun contre–don réel n’a été – jusqu’à présent – entrepris. De plus, ils ne m’ont pas parlé d’une envie d’accomplir d’autres formes de dons, en réponse à la transfusion. Par exemple, parler positivement et spontanément de la Croix–Rouge dans leur entourage n’a pas été et n’est toujours pas pour eux une préoccupation essentielle.
Cependant, un témoignage diffère diamétralement de ceux exposés jusqu’à présent : celui d’une donneuse régulière de plasma, plaquettes qui reçut du sang total [11]. Dès qu’elle fut en mesure de donner à nouveau – après un an – celle–ci retourna au centre de transfusion où elle avait l’habitude de se rendre. Avoir été transfusée lui fit davantage encore prendre conscience de l’utilité du geste. Son envie de donner se vit renforcée. Elle me confia que si elle s’était trouvée dans l’impossibilité médicale de donner à nouveau, elle aurait sollicité son entourage afin qu’il donne à sa place. Elle envisagea également un soutien financier plus élevé à l’organisme Croix–Rouge. Quoi qu’il advienne, cette personne aurait donc continué à donner et les différentes alternatives citées ci–dessus pourraient être considérées comme contre–don réel si la situation s’était présentée. Elle m’expliqua ensuite ce qu’elle ressentit lors de la transfusion : « J’ai recontextualisé ça par rapport aux gens que je connais et qui donnent […]. J’ai vraiment eu le contact direct, ça m’a vraiment fait penser à la personne. » (Emeline F.) Ainsi, dans ce cas précis, une personnalisation des donneurs s’observerait. Ces derniers n’apparaissent pas, en effet, comme une entité abstraite mais bien comme personnes réelles, à qui l’on est en mesure d’attribuer un visage. Cette personnalisation s’opposerait à la « dépersonnalisation » citée chez les autres receveurs : […] c’est comme un pot commun où chacun, enfin les donneurs y ont apporté quelque chose. […] Je vois ça plutôt comme une mutualité […], je n’ai pas l’impression d’avoir reçu quelque chose d’une personne mais des autres, en général. » (Marc L.)
2Les personnes transfusées qui ne sont pas en mesure de donner du sang2
Devenir donneur leur étant interdit pour raisons médicales, deux interviewés ont évoqué une forme de contre–don – déjà exposé au préalable – : remercier la personne pour son geste. Encore une fois, ce contre–don est voué à rester purement « virtuel » en raison de la protection légale de l’anonymat du donneur. Ces personnes ne me parlèrent d’aucun autre acte pouvant être appréhendé comme un contre–don.
Dans cette catégorie aussi, le témoignage d’une ancienne donneuse diverge des autres. Tout d’abord, le « recevoir » fut vécu comme un contre–don par cette personne, qui donnait depuis dix ans en sang total : « J’ai trouvé ça normal. A ce moment– là, j’étais aussi donneuse de sang, j’ai trouvé ça normal que si j’avais besoin de sang, j’en reçoive. » (Monica M.) Ensuite, tout comme l’autre donneuse interviewée, celle–ci eut la volonté de continuer son don par l’intermédiaire de ses proches. Il s’agirait ici d’un contre–don transposé : du point de vue de l’intéressée, le retour serait pris en charge par une ou plusieurs personnes de son entourage, apte(s) à donner.
Tant les receveurs en mesure de donner du sang que ceux qui ne peuvent pas pour raisons médicales, n’ont réalisé – jusqu’au moment de l’interview – de contre-dons « en actes », exception faite des deux personnes donneuses avant d’avoir été transfusées. Comment expliquer cet état de fait ?
Godbout relève l’importance des contacts entre donneurs et receveurs : « Pour les receveurs, le sang fait partie d’un système anonyme de circulation entre étrangers » (Godbout, 2000 (1re éd. 1992), p. 78). La dépersonnalisation existant chez la majorité des receveurs rencontrés jouerait, dès lors, un rôle primordial. Ces derniers ne peuvent, en effet, visualiser ou attribuer un visage au donneur. Aux yeux de ces destinataires, il ferait partie intégrante de l’ensemble vaste et abstrait des « donneurs de sang ». D’ailleurs, le sang lui–même serait perçu par certains comme appartenant à la société toute entière et non à une personne en particulier. Dans la majorité des cas, le don de sang ne serait donc pas reçu comme un don personnel, un don fait par une individualité à une autre. Pour le dire autrement, il serait appréhendé comme un don fait par des étrangers inconnus à des étrangers inconnus ce qui éliminerait, pour certains, le caractère personnel de l’acte. Comme le cerne Godbout :
En un sens, le don de sang est un don qui n’est pas reçu. Par rapport au cycle « normal » donner–recevoir–rendre, seul le premier moment existe dans le cas du don de sang. Car si le sang n’est pas reçu comme un don, il n’est pas non plus rendu, ou peu […]. (Godbout, 2000 (1re éd. 1992), p.78)
De plus, le rôle de la Croix-Rouge est capital dans cette analyse et ce, par son intervention dans le cycle du don. Suivant le pôle où on se place, ses effets seraient ambivalents : elle permettrait au donneur de personnaliser un « receveur institutionnel » mais serait aussi à l’origine d’une dépersonnalisation du don aux yeux des receveurs finaux.
Ainsi, à partir du moment où intervient un intermédiaire, on peut se demander si cette médiation n’influe pas sur la réalisation effective d’un contre-don pour les receveurs. Les intermédiaires dépersonnaliseraient le don en rendant, entre autres, le donneur anonyme.
Par contre, dans le cadre de l’enquête menée auprès de donneurs dans un centre de transfusion (Henrion Aline, 2003), l’hypothèse suivante a été avancée : le don de plasma, plaquettes serait destiné, en premier lieu, non à des étrangers inconnus mais bien au personnel du centre de transfusion en question et à la Croix–Rouge de Belgique, premier receveur dans l’esprit des donneurs. L’importance de la sociabilité entourant ce don particulier a été relevée. Cette dernière, ne pouvant avoir lieu entre donneurs et receveurs, semble, dès lors, transposée principalement dans les relations entre volontaires et personnel du centre de transfusion. Le don de sang, même s’il reste catégorisable dans le don aux étrangers, serait en mesure d’instaurer, voir d’instituer
[…] le registre de la « socialité primaire » dont il forme la trame même. […] La socialité primaire représente le lieu réel, symbolique ou imaginaire dans lequel les personnes entrent en interactions directes et concrètes. Ou encore elle est le lieu de l’interconnaissance directe et concrète, que celle–ci soit effective (relations face à face) ou simplement virtuelle. (Godbout, 2000 (1re éd. 1992), pp.196-197)
Le geste de donner pourrait donc créer et engendrer – selon les cas – un nouveau lien primaire pour le volontaire concerné. Il serait d’abord vécu comme un don fait à la Croix–Rouge et au personnel du centre. Le CTS [12] pourrait faire office, non seulement d’intermédiaire, mais aussi, et surtout, de receveur premier, du moins dans l’esprit des donneurs réguliers. D’ailleurs, la majorité des donneurs rencontrés attendent le véritable contre–don, différé et différent, de la Croix–Rouge elle–même et non des receveurs finaux. Les receveurs, s’ils décident de donner à leur tour, réalisent davantage - aux yeux des donneurs - un contre-don social. Les donneurs rencontrés, en effet, n’appréhenderaient pas ce geste comme un contre-don qui leur serait adressé personnellement. Celui-ci, dans leur esprit, proviendrait de la Croix-Rouge. Un témoignage l’illustre particulièrement bien : « Le jour où moi, j’ai besoin de sang, je sais que je peux compter sur la Croix–Rouge, enfin, j’espère. » (Jean–Christophe L.)
L’institution Croix-Rouge prendrait finalement en charge tout retour effectif et personnel. Cet élément devrait également être pris en compte pour expliquer l’absence de contre-don « en actes » réalisés par la majorité des receveurs. Ces derniers compteraient ainsi inconsciemment sur la Croix-Rouge pour rendre ce qu’elle a reçu.
Néanmoins, il faut nuancer ces propos en rappelant le caractère aléatoire et libre du contre-don qui peut ne pas être réalisé, ce qui constitue l’essence même de la définition du don maussien. C’est cette même liberté de réaliser ou non le contre-don qui pourrait expliquer, entre autres, l’absence de retour.
Cependant, s’il est rare de rencontrer un réel contre-don objectif, l’évidence morale du rendre est manifeste chez tous les receveurs rencontrés. La nécessité de l’anonymat entourant le don trouve ici une justification supplémentaire dans le danger que pourrait représenter la connaissance mutuelle des deux pôles de la donation (culpabilisation, identification, dévalorisation etc.). Et ce, d’autant que donner son sang est perçu comme un véritable don de soi. Même dans ce cadre impersonnel, le vouloir rendre est bien ressenti ainsi qu’un état de dette. Le sentiment de devoir rendre à son tour n’aurait, dès lors, pas besoin de se concrétiser par un acte ; la seule envie de remercier le donneur ne serait-elle pas suffisante pour être prise compte ? De plus, les receveurs n’ont-ils pas réalisé un retour de manière inconsciente en m’accordant leur temps et en me confiant leur expérience ? Le contre-don serait ainsi plus subjectif qu’objectif mais néanmoins présent.
Conclusion
Notre projet avait pour visée d’analyser le don de sang à la lumière du recevoir et du rendre. Le don de sang – en tant que don aux étrangers – fait–il naître un sentiment d’obligation et par là–même un désir de contre–don dans le chef des receveurs ?
Avant d’en arriver à la formulation d’une réponse, il est apparu primordial d’envisager l’esprit du recevoir car il pouvait influencer le rendre. Les réponses obtenues furent variées – le don fut accueilli par certains comme allant de soi, d’autres perçurent le sang comme vecteur des caractères du donneur etc. – mais, la plupart, s’avèrent positives quant à l’accueil des poches de sang. Aussi, les receveurs interviewés possédaient bien une opinion favorable vis–à–vis des donneurs en général.
Perçu par la majorité des receveurs rencontrés comme un don anonyme fait par des étrangers à l’attention d’étrangers, le don de sang serait appréhendé comme un don unilatéral. Et par définition, aucun contre–don ne s’impose pour ce type de don. Selon Godbout, lorsqu’il n’est pas possible d’établir – au moins symboliquement – un lien primaire entre les deux pôles de la donation, le don fait à des étrangers ne serait plus perçu comme un don. Le don de sang ne serait plus effectivement reçu comme un don puisqu’il lui manquerait, entre autres, la relation personnelle inhérente au don ainsi que la troisième obligation, rendre. En raison de l’impossibilité, d’une part, de lien primaire entre donneurs et receveurs et, d’autre part, de personnalisation du donneur, celui–ci reste, la plupart du temps, général et abstrait aux yeux du transfusé. L’intervention d’un tiers, en l’occurrence, l’institution Croix-Rouge transformerait la trilogie du don et compromettrait la réalisation effective d’un contre-don pour les receveurs. Nous avons avancé l’hypothèse que l’institution Croix-Rouge pourrait finalement prendre en charge tout retour effectif et personnel, ce qui expliquerait l’absence de contre-don « en actes » effectués par les receveurs.
Néanmoins, nous avons constaté une évidence morale du devoir rendre chez tous les receveurs rencontrés. Celle-ci ne pourrait-elle pas s’exprimer à travers l’envie de remercier le donneur ? De plus, les receveurs n’ont-ils pas réalisé un retour de manière inconsciente en acceptant de répondre à mes questions et en me confiant leur expérience ?
Donneurs ou anciens donneurs font figure d’exception en redonnant à leur tour, une fois guéris. Ceci s’expliquerait par l’importance accordée au geste dès le départ mais aussi par la prise de conscience – après transfusion – de l’utilité de leur démarche. On peut avancer que la possibilité de personnalisation des donneurs et les liens primaires tissés lors des prélèvements ont joué un rôle déterminant. A chaque fois que ces personnes se présentaient dans un centre de transfusion, elles réaffirmaient ce choix. Dès lors, ce geste faisait partie de leur vie et devait se perpétuer.
A l’issue de notre enquête, il est donc possible de répondre négativement aux interrogations posées dans l’introduction : aucun contre-don effectif d’un autre ordre n’a été observé. Cependant, l’état de dette et le désir de rendre ne seraient pas pour autant absents puisqu’ils seraient ressentis subjectivement. Le deuxième et le troisième moment du don de sang s’éloigneraient donc de la conception maussienne du don, le contre-don devenant plus subjectif qu’objectif.
Le schéma du circuit du don et du contre–don en matière de transfusion sanguine s’écarterait du schéma attendu pour un don en général :
Ainsi, le schéma final du circuit du don et du contre–don dans le cas particulier du don de sang en Belgique – tel qu’il est vécu par les interviewés – serait le suivant
Le don de sang, par essence aporétique comme tout don, soulève encore une multitude de questions que nous n’avons pas été en mesure d’aborder lors de cette enquête.
Ainsi, il s’agirait de comparer la situation que nous venons d’analyser à celle des pays où les donneurs sont rémunérés. Le schéma ci-dessus est-il toujours présent ? Le don de sang est–il encore vécu comme un don aux yeux des volontaires et de la société ? Comment les receveurs perçoivent-ils ces donneurs rémunérés ? Le sang est-il considéré comme un bien au même titre que des marchandises ? La comparaison des deux recherches pourrait mettre en évidence des divergences ou des convergences significatives.
Analyser les implications du choix actuel, à la fois médical mais aussi social, du recours à l’auto–transfusion serait également pertinent. Les patients auto–transfusés – c’est à dire receveurs de leur propre sang – sont ils, à terme, le signe de la disparition du don de sang ? Expriment–ils une forme de repli sur soi sécuritaire annonciatrice, peut–être, de remise en cause de l’esprit du don dans notre société ?
De plus, approfondir davantage la symbolique accolée au sang dans notre société permettrait de comprendre l’importance de l’élément en jeu dans ce type de don.
Et ces pistes une fois explorées, l’univers du don nous échapperait encore. Jacques Godbout n’affirme-t-il pas : « […] on ne peut pas expliquer le don, même si on peut le comprendre » GODBOUT Jacques T. , L’esprit du don, Op. Cit. , p. 298. ?
Bibliographie
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