La confiance dévorée par l’économie

Peut-être un des effets les plus généraux de la crise de la finance et de l’économie est-elle la perte de la confiance générale dans les institutions. Crise de confiance qui est également la cause de la crise économique. « A qui se fier ? » demandait le numéro 4 de La Revue du MAUSS semestrielle (épuisé mais très bientôt réédité en DVD avec les numéros 1, 2, 3 et 5). La question est de plus en plus d’actualité. Mais l’article (qui ignore trop les travaux du MAUSS...) montre qu’on ne peut même pas se fier aux sciences sociales pour penser la confiance qui demeure largement terra incognita.

Confiance dans les relations interbancaires, des marchés dans la signature de la puissance publique, des entreprises et des particuliers dans l’avenir… La crise financière déclenchée en 2007 a placé le thème de la confiance au centre des préoccupations. Ou plutôt, l’importance sociale qu’elle revêt s’est rappelée à nous à partir de sa disparition dans le domaine économique. Elle n’a réaffirmé sa centralité que lorsqu’elle est venue à faire défaut dans ce domaine spécifique-là.

Or, la chose devrait étonner. Car ce que la confiance recouvre est d’une portée bien plus ample que cela. En première approximation, on pourrait dire que, à l’intérieur des liens sociaux toujours marqués par la précarité, son ambition est de stabiliser l’existence au sens le plus large du terme. Dans le registre profane, elle est une démarche qui, analogiquement, cherche à faire ce qu’ont fait les théologies depuis des millénaires : fournir aux êtres humains un moyen de traverser l’expérience individuelle et collective de la finitude. A sa manière, elle traite de la vie et de la mort, c’est-à-dire d’une sécurité ontologique.

Il est vrai que Weber a soutenu que la rationalité instrumentale moderne était une forme historicisée d’une telle recherche de « salut » et que l’activité économique au sein du capitalisme en était l’une des expressions privilégiées. Toutefois, les enjeux de la confiance peuvent-ils être appropriés par l’activité économique et réellement compris en les abordant par ce seul biais-là ?

La thèse soutenue ici est qu’il insuffisant de dire que le libre cours laissé à la cupidité des spéculateurs a fini par faire éclater la bulle financière et que nous le payons au prix d’une nouvelle anxiété. Même si l’activité irresponsable de très nombreux banquiers aux prétentions sans mesure a joué un rôle déterminant, le désarroi actuel ne s’explique pas simplement à partir d’une logique qui ne se serait emparée que du seul monde des affaires. Ce qu’il s’agit de comprendre ne concerne pas uniquement des mensonges comptables qui ont fini par se dégonfler. La confiance qui vient de se perdre ne divulgue sa véritable portée que si l’on admet qu’elle affecte l’entièreté de notre communauté de destin.

Ce qui est en question, ce sont les orientations prises par notre monde global lorsque, à la fin des années 1970, furent politiquement mises en œuvre les promesses du néolibéralisme qui ne s’embarrasse pas outre mesure des questions relatives à la nature du lien social. S’est effondré ce que, de gré ou de force, nous avions tous endossé : la présomption d’autorité qui, dans tous les domaines de l’existence, devait être consentie aux rapports monétaires.

C’est à l’argent en effet que notre société a cru pouvoir déléguer la tâche d’accomplir ce que tacitement la confiance désigne : l’énigmatique gésine par laquelle la cohésion sociale parvient à s’établir et se maintenir. Car la confiance n’a pas d’existence spontanée et que sa structuration est irrémédiablement instable. Toujours l’action humaine doit l’établir et assurer sa permanence. Mais c’est l’éblouissement du pouvoir acquis par la monnaie qui a donné à croire que cette action s’apparentait au commerce et qu’il s’agissait simplement de vivre et de mourir selon le marché. La dévastation survenue avec la crise financière a toutefois retourné la question : est-il possible, tant techniquement que moralement, de se confier à l’exorbitante autorité attribuée à l’argent ?

Car c’est bien la mythologie monétaire qui a montré ses limites. Tel un médium symbolique hypostasié, le nouveau « Grand Autre » qu’est devenue la « Monnaie Souveraine » [1] a conquis la place de représentation principale du monde. Pour le plus grand nombre, elle est parvenue à conférer son principal contenu à une citoyenneté quasiment réduite à l’imaginaire de la consommation, tandis qu’aux plus rusés elle a permis la poursuite d’un enrichissement sans mesure. La crise pourrait cependant constituer un tournant à cet égard, une sorte de « sécularisation dans la sécularisation ». Car beaucoup expérimentent que la monétarisation extensive de la vie quotidienne fait l’impasse sur une part importante de la dimension communautaire de l’existence. L’opinion publique s’indigne par ailleurs de l’arrogance des « élites » qui s’attribuent des revenus démesurés, symboliques de l’inestimable valeur qu’ils s’attribuent à eux-mêmes comme s’ils se situaient non pas au sommet mais au-dessus de la société. Sans conscience apparente de ce que la « passion de l’égalité » qui forge l’imaginaire des sociétés démocratiques suppose que les revenus des uns et des autres demeurent commensurables, ils dilapident de cette façon la confiance qu’une société doit garder dans ceux qui prétendent tenir son gouvernail.

Parler d’une « mythologie de la monnaie », ce n’est cependant pas prétendre qu’elle n’a aucun rôle à jouer dans l’intégration sociale de tous. Il n’y a pas beaucoup de sens, dit J. Birouste [2], à se demander s’il est une société où la monnaie aurait pu ou pourrait ne pas exister. Car elle n’est pas une chose contingente, mais une fonction devant permettre la circulation aisée des biens. On pourrait donc dire qu’il en va avec elle comme il en va du langage : c’est avec eux les individus entrent dans les rapports interhumains qui sont faits d’échanges aussi bien matériels que culturels. Et la combinatoire de ces deux formes de l’échange, adossées au lien politique, est ce par quoi les sociétés humaines existent comme des communautés de valeurs partageables où la monnaie peut prendre en charge l’une des façons très humaines d’espérer.

La puissance mythologique acquise par l’argent doit donc être interrogée non pas parce que le système économique échapperait à la détermination symbolique, mais parce que le symbolisme contenu dans l’activité économique y est devenu une structure qui fait que les gens utilisent la consommation de biens matériels pour donner sens à leur vie. Et on peut dire de cette structure qu’elle se meut à l’intersection d’intérêts monétaires et de préoccupations sacrées parce qu’au cours des trente dernières années elle est devenue le pivot de toutes les ambitions, le trait dominant de la culture [3].

Un « esprit monétaire » est ainsi parvenu dans une large mesure à remplacer les instances inspiratrices de confiance que furent antérieurement les figures souveraines de l’Etat ou de ce qu’on appelle Dieu. En tant que matrice d’une telle modernité, la liquidité qu’est l’argent aurait évidemment dû rester éternellement disponible. Mais l’avènement des flux électroniques qui abolissent les contraintes de l’espace et du temps a intensifié les manipulations possibles de la monnaie et permis au marché financier de croire en son aptitude à se valoriser lui-même [4]. D’une manière diffuse s’est aussi affirmé le droit de chacun à s’identifier à des titres, donnant naissance à cette sorte de nouveau pacte social qu’est « l’individualisme patrimonial » [5]. Avec la crise, ce sont toutefois les anticipations aventureuses de l’économie financière et la violence déstabilisatrice de cette conception du lien social qui ont fait s’envoler la confiance d’une époque.

L’expérience de la confiance économique a ainsi montré qu’elle ne suffisait pas et que les liens tissés par l’argent pouvaient se transformer en « valeurs toxiques ». Dès lors, si l’esprit monétaire s’est révélé ne pas être à la hauteur de la confiance placée en lui, en qui et à quoi pourra-t-on se fier ?

L’apport des sciences sociales

C’est sous l’angle du traitement spécifique que les sciences sociales réservent à la confiance que, dans ce qui suit, on cherchera une réponse à cette dernière question. Non pas par goût excessif pour les théories, mais parce que si les individus sont les acteurs de leur histoire, c’est aussi au travers de sa mise en forme intellectuelle qu’ils le sont. Ces sciences ne tentent d’ailleurs pas simplement d’expliquer rationnellement le monde, leur ambition est également de contribuer à le construire. Et de ce fait, comme on le verra, les cadres théoriques qu’elles formulent font eux-mêmes partie des problèmes qu’elles cherchent à résoudre.

Par la diversité de leurs approches, ces sciences attestent que la confiance ne se manifeste pas seulement dans les relations qu’entretiennent entre eux les partenaires commerciaux. Elle est à l’œuvre aussi entre les classes sociales, les générations, les voisins, les autochtones et les étrangers, dans les dispositions sans calcul entre amis et la remise spontanée de soi entre partenaires énamourés. Elle est faite aussi du crédit que les acteurs accordent aux institutions de la vie collective : celui qu’ils placent ou non dans l’Etat et dans les Eglises, qu’ils accordent ou pas aux partis politiques, qu’ils consentent aux organisations sociales les plus diverses.

Les domaines où la confiance intervient n’engagent pas toujours des agencements semblables : certitude raisonnée réduite au calcul, adhésion commune à des règles dans une perspective sécuritaire, automaticité de comportements se déroulant de manière prévisible, engagement moral sur parole ou passion de nature affective… tout cela peut intervenir, conjointement ou séparément. Toutefois, la même question réapparaît toujours : sans la confiance, comment notre monde commun pourrait-il se maintenir ? Telle une norme de réciprocité, elle recouvre la vaste et énigmatique disposition dont nous avons besoin pour fournir un cadre à l’entremêlement de nos existences.

Pourtant, si centrale que soit la confiance, un constat s’impose : nous ne savons pas très bien comment s’établissent ses mécanismes. Tout au plus constate-t-on que sa carence rend les engagements mutuels difficiles. Comme si les subtils entrelacs des choses de la vie dispensaient ou empêchaient de voir sur quoi reposent nos interactions réciproques. Nous vivons dans une communauté de liens clairs-obscurs et d’attentes diffuses qui, loin d’être simplement rationnels, sont aussi émotionnels en même temps que routiniers. Tel un mécanisme infra-institutionnel, la confiance est une sorte d’ingrédient secret de la solidarité dont nous ressentons la nécessité et à laquelle nous aspirons malgré tous les démentis qu’elle rencontre.

La curieuse éclipse de la sociologie

Curieusement, alors que les fondateurs de la sociologie considérèrent la confiance comme une force de synthèse parmi les plus importantes de la vie collective, son étude ne fut guère approfondie. Pour Simmel, la société se désintégrerait s’il n’y avait pas une forme ou l’autre de confiance entre ses membres. Il fit valoir que, s’il était vrai que l’homo homini lupus était la seule disposition fondamentale dont il faudrait tenir compte, personne ne supporterait de vivre en contact durable avec quiconque. Dans les interactions sociales, la confiance doit être suffisante sans quoi l’action ne s’engagerait jamais. Weber, de son côté, souligna le rôle des attitudes confiantes qui, dans les relations commerciales notamment, ne sont pas séparables des éthiques religieuses qui rattachent les individus à un « cosmos d’obligations réciproques ». Il fut attentif aussi aux contextes où se manifestent divers types de confiance : la « confiance assurée » propre aux milieux familiers, la « confiance décidée » qui se construit au travers de structures sociales normatives, la « confiance allouée » aux systèmes experts et liée aux compétences de ceux qui les actionnent. Avec la notion de « solidarité organique », Durkheim enfin formula un soubassement sociologique de la confiance. Il souligna cependant que, dans le fonctionnement des sociétés complexes qui repose sur des contrats, ces derniers ne se suffisent jamais à eux-mêmes. « L’intérêt lui-même, disait-il, ne permet pas de les garantir, car même si l’on reconnaît pleinement la force qu’il manifeste, il est ce qu’il y a de moins constant au monde. Aujourd’hui il m’est utile de m’unir à vous, demain la même raison fera de vous mon ennemi. Une telle cause ne peut donner lieu qu’à des rapprochements passagers et à des associations d’un jour ». Mais malgré l’importance accordée à la confiance par les fondateurs et l’insistance de Durkheim sur le fait que les contrats supposent quelque chose qui les précède et qui est apparenté au sacré, les sociologues des générations ultérieures préférèrent centrer ou même réduire leurs études au versant strictement utilitaires des conduites sociales.

Dans ses développements, la réflexion sur la confiance connut ainsi une sorte d’éclipse. P. Watier [6] suggère que, pour les scientifiques rigoureux que voulurent être les sociologues, la notion de confiance parut de nature psychologique ou d’un échelon trop microscopique pour retenir leur sagacité. Leur détermination positiviste les poussa aussi à penser que les accointances de la confiance avec l’énigme métaphysique de l’existence la rendaient trop suspecte pour en faire un objet digne d’étude.

Dans les travaux qu’ils consacrèrent au monde du travail et du commerce, ils n’accordèrent pas beaucoup d’attention à ce que pouvait signifier le fait que, depuis la fin de la période médiévale, qui fut une civilisation guerrière dominée par les chevaleries armées, la pensée occidentale n’a cessé d’être divisée en deux camps au sujet de l’impact des échanges marchands sur le devenir des rapports humains. D’un côté, les partisans du « doux commerce » qui, sous la houlette initiale de Montesquieu, se montrèrent sensibles aux vertus civilisatrices des échanges économiques parce que ceux-ci exigent que l’on se fasse un minimum confiance en commençant par déposer les armes au vestiaire. De l’autre côté, sous l’inspiration de J.J. Rousseau bien avant celle de K. Marx, les penseurs critiques à l’égard des échanges marchands qui n’y virent qu’une forme de « guerre déguisée », tissée par les rivalités constantes de la concurrence et la mise en œuvre d’ambitions inavouables ne pouvant se terminer que par l’élimination des moins forts.

Du point de vue de l’épistémologie des sciences, il eut sans doute été fécond de s’interroger sur les raisons de cette fragmentation de la pensée. Il n’en fut rien et les membres de chacun des deux camps se contentèrent sans plus d’apporter au leur des arguments de preuve supplémentaires.

Qu’on en juge :

Prix Nobel d’économie en 1974 et d’abord connu comme tel, F.A. von Hayek fut aussi l’un des grands philosophes de la tradition libérale européenne accordant un crédit sans borne à la fonction civilisatrice des pratiques commerciales. L’extraordinaire efficience de celles-ci tient, selon lui, à la liberté qui advient lorsque se délitent les formes sacrales et unanimistes du lien social. Cette liberté des individus d’utiliser leurs connaissances pour poursuivre leurs propres objectifs n’a été nulle part mieux mise en œuvre que dans le marché qui assure l’allocation optimale des ressources dispersées parmi des milliers d’individus. Si Hayek croit en un ordre social qu’aucune volonté consciente n’a voulu, ce dernier a cependant besoin de règles et ne s’épanouit que dans un Etat de droit. Il n’est donc pas l’implacable adversaire de l’Etat que ses contradicteurs caricaturent souvent. Pour lui, les libertés formelles sont la condition de possibilité des libertés réelles. Mais même s’il n’a pas grand-chose à nous dire à propos de la justice sociale et de la confiance interhumaine qui interminablement se cherchent dans l’histoire, Hayek présuppose que l’égoïsme et l’altruisme, tout comme les transactions sur le marché, doivent bien finir par s’équilibrer. Il refuse d’ailleurs l’accusation de darwinisme social qui lui a souvent été adressée parce qu’il estime que la concurrence guerrière pour la survie s’est transformée en une concurrence bien plus pacifique par le commerce. Il faut savoir que, selon lui, l’autre terme de l’alternative est la pauvreté, la famine et la guerre. S’il ne se montre pas sensible à l’exclusivisme utilitariste ainsi conféré à la raison, c’est parce que l’éclatante supériorité du marché est de dresser le rempart le plus efficace contre le « délire constructiviste des cartésiens ». Il s’oppose ainsi à l’idée qu’il en irait de l’action humaine comme il en va de l’action de l’ingénieur qui construit une machine à partir d’un plan parfaitement conçu et en disposant de chaque élément nécessaire dans l’ordre voulu. Hayek fut donc un théoricien de la concurrence plutôt que de la confiance parce qu’il voit la modernité comme le moment du passage de la différenciation sociale verticale et hiérarchisatrice des individus à leur différenciation fonctionnelle et horizontale dans l’efficacité.

De l’autre côté, mais sans plus de curiosité à l’égard de la confiance, P. Bourdieu n’a regardé la société que comme un système de maximisation de différentes espèces de capitaux dont disposent les individus pour y garder ou acquérir une position. A partir de là, il a conduit très loin et avec force la logique d’une sociologie dénonciatrice des dominations en tous genres. Celles-ci parviennent à s’établir à l’aide des différentes ressources que sont les capitaux économiques, culturels et sociaux, convertibles les uns dans les autres. A l’aide de ces notions qui demeurent utilitaristes, il a mis en lumière l’inexorable contrainte qu’exercent les intérêts dans les échanges de tous types. Il a fait crûment apparaître l’impitoyable subordination dont sont victimes les catégories sociales les plus démunies en même temps que les rivalités ininterrompues auxquelles se livrent les classes candidates aux positions sociales enviables.

Dans l’univers de Bourdieu, les transactions qui s’opèrent sous le masque des choix rationnels ne sont que des illusions théoriques qui servent à dissimuler la massive construction sociale de la domination. Pour lui, et à l’opposé de Hayek, l’égoïsme et l’altruisme n’ont aucune chance de s’équilibrer jamais. On saisit mal toutefois comment il parvient à articuler la philosophie de la liberté qui manifestement l’inspire, avec son pessimisme insurmontable qui sape toute confiance dans une possible transformation du monde. Comme lui, la plupart de ses disciples se sont voulu des intellectuels de la méfiance, cantonnés dans des études qui mettent en lumière les subtilités que peut revêtir la stratégie des intérêts dans de multiples domaines.

Aujourd’hui encore, il reste étonnamment difficile de sortir du dilemme dans lequel la tradition intellectuelle a placé la réflexion sur l’activité économique. Rares sont ceux qui, comme A. Hirschmann [7], se sont montrés attentifs à l’ambivalence complexe qui traverse la presque totalité des processus sociaux au sein desquels il n’est en effet pas trop difficile de montrer que l’intérêt n’en est jamais totalement absent. La question est cependant de savoir si ces processus ne contiennent que cela et s’il faut exclure que les arguments explicatifs avancés de part et d’autre puissent détenir une part de vérité, avoir chacun un poids réel et, surtout, qu’ils soient indissociables. Pour être véritablement compris, ils devraient alors être pensés ensemble. Il s’agirait de comprendre une société animée par des processus qui, bien que synchrones, peuvent aller dans des sens opposés. La difficulté à le concevoir tient sans doute pour une part à leur complexité. Mais elle ne devrait pas être insurmontable. Si elle perdure, c’est probablement qu’elle tient aussi à une résistance idéologique : celle de reconnaître que deux thèses adverses peuvent être justes en même temps. La vie sociale, tel un mixte contradictoire, se meut continuellement entre ces deux versants de sa dynamique historique. Et si elle est si durablement traversée par des lectures d’elle-même si contradictoires, c’est parce qu’elle est constituée de faits qui le sont aussi.

L’intervention des économistes néoclassiques…

De manière inattendue, ce sont les économistes qui, aux Etats-Unis, furent les premiers à remettre sur le métier la question de la confiance. Dès les années 1950, des représentants de la théorie néoclassique commencèrent à admettre que, en dépit de la rationalité prêtée aux agents, il fallait tenir compte de ce que des situations d’incertitude perturbent leurs prévisions. La confiance apparut alors comme un mécanisme qu’il fallait réfléchir. K. Arrow discerna en elle un lubrifiant essentiel des interactions du marché. Ensuite, R. Coase s’intéressa aux incertitudes qui perturbent la négociation des contrats. Pour lui, la méfiance liée au risque est constitutive de la société marchande. Il se contenta toutefois de conclure qu’une telle externalité est économiquement viable lorsque la perspective d’un bénéfice dépasse celle de son coût. G. Akerlof s’interrogea, pour sa part, sur l’origine de l’honnêteté à partir de considérations sur l’imperfection de l’information et le coût économique de la malhonnêteté. Ce fut enfin et surtout O. Williamson [8], principal animateur du courant néo-institutionnaliste, qui se montra attentif aux questions de l’opportunisme des agents prêts à ruser dans les transactions. Il se proposa de clarifier « l’insaisissable notion de confiance » au travers de laquelle ses collègues avaient cherché à résoudre ce qui, selon lui, ne sont que des cas particuliers de transactions risquées et des conduites explicables en termes de calcul. A ses yeux, les outils classiques de la théorie économique restent parfaitement capables de répondre à ces problèmes, même si ce que l’on appelle la confiance n’est pas strictement réductible à une transaction entre deux individus puisqu’elle doit être comprise au sein du cadre institutionnel où elle se déroule. Selon Williamson, il vaut mieux toutefois préférer la notion de calcul à celle trop confuse de confiance, quitte pour cela à complexifier le raisonnement en y faisant jouer les équations de la théorie des jeux.

L. Karpik [9] fait remarquer que la chose la plus significative qu’ont en commun toutes ces approches est le même désintérêt pour la nature du phénomène de la confiance et de ne lui conférer aucun contenu substantiel. Si elles admettent que la poursuite du gain implique le maintien de pratiques loyales et institutionnellement cadrées, cela ne conduit pas à prendre en considération une quelconque dimension culturelle et sociale dans l’approche des agissements commerciaux qui demeurent l’objet d’une théorie autonome et purement formelle. L’analyse néoclassique est ainsi mise à l’abri de la critique puisque que sont éludés les multiples autres facteurs que la théorie du choix rationnel ne parvient pas à éclaircir à elle seule. Si la réputation des firmes n’est considérée que comme une variable formelle, c’est parce qu’il n’y a pas d’autre moyen pour inscrire la confiance dans une relation qui, se prêtant au calcul, garantit la prévisibilité des échanges économiques. Et si, dans certains cas malgré tout, lorsqu’il sort du cadre « normal » des transactions commerciales, l’entrepreneur peut apparaître comme une créature moins systématiquement vertueuse que celle du bon chef d’entreprise poursuivant son intérêt d’une manière civilisée, le dogme de la théorie qui met en scène des agents économiques rationnels parvient néanmoins à se perpétuer.

Les représentants du courant néo-institutionnaliste demeurèrent ainsi non réceptifs à l’argumentation de l’anthropologue de l’économie K. Polanyi qui, dès les années 1950, avait fortement développé l’idée opposée, selon laquelle l’activité économique ne peut être pensée comme se régulant elle-même sur un marché indépendant de son environnement culturel et politique mouvant. Sa thèse sur « l’encastrement social » des marchés et de la monnaie n’était pas parvenue à convaincre, et c’est la thèse adverse, selon laquelle les pratiques économiques peuvent être appréhendées dans un merveilleux isolement, qui continua de s’imposer.

… et le désaccord de certains autres

Le courant néoclassique n’a cependant jamais été une théorie suscitant l’unanimité. Par le passé, de grandes voix de la discipline avaient mis en garde contre la réduction qu’opère l’extrême mathématisation de la compréhension du comportement des agents. Très tôt dans le siècle (1922), L. von Mises avait refusé l’idée qu’il n’y ait que des finalités calculatrices dans l’action économique. Celle-ci ne peut être comprise que comme l’une des expressions de l’action humaine générale qui, si elle est toujours traversée par du calcul, ne l’est que pour partie. De son côté, H. A. Simon s’était demandé comment comprendre la prise de décision dans un univers incertain. Cela suppose une connaissance de la psychologie des décideurs et de repenser les liens entre l’économie, les sciences cognitives et les sciences sociales. L’antipositivisme d’Hayek l’avait conduit lui aussi à soutenir que les conditions générales de la pratique sociale sont fondamentalement différentes de celles qui prévalent en technologie. Il y a un problème de complexité partout où les hommes sont libres. Il est donc absurde de vouloir appliquer aux sciences sociales les méthodes objectivistes des sciences de la nature. Enfin, et bien qu’à partir d’un cadre de référence très différent, on ne peut omettre de rappeler l’apport d’Albert O. Hirschman qui, dans sa critique de la théorie de la dissonance cognitive (1970), a fourni une explication de l’apparition de la confiance et de la solidarité qui peuvent naître par des voies multiples.

Toutes ces réserves ont trouvé une importante reconnaissance en 2002 lors de l’attribution du prix Nobel d’économie à D. Kahneman [10] pour ses travaux d’« économie expérimentale » qui démontrent l’irréalisme du postulat d’un homo oeconomicus cherchant à être purement rationnel dans un univers qui ne l’est pas. Face à l’incertitude, les individus ne cherchent pas à être plus rationnels encore, mais font appel à des connaissances stéréotypées ainsi qu’à des sentiments de plaisir ou de déplaisir corrélés avec une gamme de circonstances sociétales. Dans les décisions qu’ils prennent, ils transgressent les comportements réputés conformes à la théorie standard. Selon Kahneman, cela s’observe certainement pour ce qui concerne les marchés financiers, mais aussi dans de multiples autres contextes où l’altruisme, l’équité, la réciprocité et la confiance font partie des facteurs qui motivent les individus.

Cette mise en lumière de facteurs psychologiques et sociaux dans la prise de décision économique confère un poids supplémentaire à la thèse de Polanyi sur l’encastrement des pratiques commerciales. Elle montre que les jugements auxquels les échangeurs ont recours dépendent de leurs représentations des choses qui se réfèrent autant à leur histoire passée qu’à leur position sociale actuelle. On perçoit par là que la dynamique de la confiance constitue un phénomène pour le moins multifactoriel. Mais comme le dit A. Orléan [11], ce qui est fondamentalement en cause, c’est la prétention de la théorie dominante à l’autosuffisance dans l’explication du fondement des conduites économiques. Si elle semble avoir été jusqu’à un certain point ébranlée par l’économie expérimentale, dans le contexte de la crise actuelle elle paraît même devenue objet de scepticisme chez certains de ses anciens partisans. Ainsi, dans un ouvrage récent [12] qui fait référence aux « esprits animaux » de Keynes (la part d’irrationnel dans les choix des agents économiques), G. Akerlof revient sur les doutes qu’engendre la tromperie et la centralité qui doit être conférée au sentiment d’équité parce que c’est lui qui donne confiance et rend crédibles les transactions.

Parmi les économistes nord-américains qui depuis plusieurs années se départissaient des prétentions du néoclassicisme, on peut aussi pointer la position de R. Heilbroner et W. Milberg [13]pour lesquels cette théorie, malgré son apparent prestige, vit en réalité une débâcle intellectuelle profonde due à son « absence de vision », c’est-à-dire d’un ensemble de préoccupations sociales dans lesquelles la confiance vient se loger. La sophistication abstraite de ses analyses envisage interminablement les actions logiques de ce quasi-ordinateur humain qu’est l’homo oeconomicus. Mais elle n’explique finalement rien puisque, si elle veut dire qu’il y a de l’intérêt dans toute action humaine, elle n’énonce qu’un truisme. Et que, lorsqu’elle formule un cadre pour comprendre l’agir des individus ou des firmes, elle s’enferme dans une réduction du processus de décision qui ne cesse d’être démenti. Voulant conférer de la robustesse à son modèle, elle a en fait privilégié un rigorisme modélisé plutôt que la pertinence et adossé ses recherches sur l’idée de lois naturelles. Ce fut sans doute une aubaine pour de jeunes techniciens ambitieux capables de mathématiser tous les genres d’anticipations rationnelles imaginables. Mais cela n’a pas favorisé la réflexion sur les enjeux de la pratique économique contemporaine.

Pour ces auteurs, le dédain de la théorie néoclassique pour tout autre paradigme que celui de l’utilitarisme est ce qui explique qu’elle se soit si peu engagée dans le décryptage des questions posées par l’ordre économique capitaliste qui vise l’accumulation de la richesse, mais au sein d’un système particulier de rapports politiques et sociaux. La compréhension de cette forme historique d’économie aurait exigé que soient distingués les deux niveaux d’analyse que pointe Polanyi lorsqu’il parle des conceptions « substantive » et « formelle » de l’économie. La première cherche d’une manière intemporelle à subsumer en elle ce que toujours et quel que soit le contexte engendre toute action économique. La seconde cherche plutôt à comprendre ce que, d’une manière située, font concrètement les partenaires de l’échange dans la configuration socio-historique d’un système économique particulier. Et seule la prise en considération de l’une et de l’autre permet d’échapper à l’ethnocentrisme qui prend pour la « nature » de l’économie ce qu’elle est devenue dans une société donnée. La confusion entre les deux niveaux est ce qui a provoqué le rabattement de la théorie néoclassique vers une forme d’universalisme abstrait donnant à croire qu’elle n’avait à se préoccuper que du type de conduite par lequel la richesse parvient à s’accumuler de manière illimitée.

Les positions sociologiques

Du côté des sociologues d’outre-Atlantique, ce sont les travaux de J. S. Coleman [14] qui retiennent d’abord l’attention. Cet auteur, adepte de l’individualisme méthodologique et de l’action rationnelle, a eu une profonde influence sur la discipline et accorde une place importante à la notion de confiance dans sa théorie du capital social. Parce que son œuvre est une vaste tentative de transfert du modèle économique vers l’analyse sociologique, on ne s’étonnera pas que ce capital désigne chez lui des réseaux sociaux qui ont une valeur en ce qu’ils constituent des ressources augmentant la productivité des individus, des groupes et des entreprises. Si Coleman confère une place de choix à la confiance, c’est parce qu’elle doit permettre de comprendre la mise en application des normes sociales au niveau macro-social à partir des actions élémentaires du niveau micro. Originairement, le capital social est produit par les relations de don et de contre-don qui se forgent culturellement au sein de la famille, du voisinage et de la religion avant de devenir une ressource pour l’action. Mais les capacités de confiance sont cependant un « risque calculé » que prend l’acteur en vue de satisfaire ses intérêts.

Souligner que tout choix vise d’une façon ou d’une autre une satisfaction demeure une tautologie si on ne nous éclaire pas davantage sur les raisons pour lesquelles un choix particulier est fait. Sans analyse plus fine de la gamme des intérêts, on reste démuni dans le décryptage des comportements. Et parce que Coleman insiste sur l’importance de la dimension culturo-symbolique des relations sociales primordiales, on ne saisit pas clairement si les rapports de confiance qui en découlent servent de manière instrumentale à la réussite économique ou si, ayant d’abord été valorisés pour eux-mêmes, ils n’ont d’efficacité économique qu’à titre de sous-produit. Le transfert de l’idée d’une maximisation des utilités vers la théorie sociologique souffre ici de glissements qui ne permettent pas de discerner si Coleman parle d’« utilités substantielles » ou d’« utilités subjectives » beaucoup plus difficiles à décoder. Avouant lui-même avoir quelque difficulté à intégrer les symbolismes primordiaux dans son système, il ne s’en tire d’ailleurs qu’en disant que, dans la confiance, il doit bien y avoir quelque chose comme la recherche d’un avantage.

La contribution plus politologique de R. Putnam [15] est quelque peu différente. Chez cet auteur, figure majeure de la théorie du capital social, ce dernier ne correspond pas simplement, comme c’est le cas chez Bourdieu, à un carnet d’adresses qui permet de conforter sa position sociale. Il s’agit d’un réseau de réciprocité qui facilite la coopération en vue d’un bénéfice mutuel qui se manifeste aussi bien dans la stabilité démocratique que dans la productivité économique. La confiance en est une dimension importante parce que les liens qu’elle permet d’établir créent non seulement de la sociabilité entre des personnes semblables, mais permet aussi de jeter des ponts là où la chose ne va pas de soi, notamment en devenant amis avec des personnes qui ne vous ressemblent pas. Putnam s’est récemment inquiété d’un déclin des réseaux du capital social aux Etats-Unis sur le temps d’une seule génération. Cette évolution est imputable, pense-t-il, à la course caractéristique du mode de vie urbain qui s’étend, à la pression de l’argent et surtout au temps passé devant la télévision qui contribue peut-être à la mise en place de ponts culturels mais certainement pas à celle de la confiance liée aux contacts interpersonnels et à la vie associative. Néanmoins, avec Putnam la question de la confiance ne réduit pas ses enjeux aux seules transactions économiques.

Outre-océan, c’est M. Granovetter [16] qui a le plus systématiquement mis en lumière les liens que la confiance entretient avec les pratiques économiques. Il l’a fait en retravaillant la question de leur encastrement social, dont K. Polanyi avait déjà fait l’un de ses thèmes centraux en montrant que le marché, loin d’être une entité naturelle, ne s’est constitué comme institution détachée du social qu’au cours du XIXe siècle. Granovetter souligne que la question de la confiance n’est toujours pas rencontrée par la théorie économique, même par les thèses du courant néo-institutionnaliste qui traite du cadre organisationnel qui réglemente la poursuite de ses intérêts par chacun. Il est certes appréciable que, pour ne pas rester dans l’abstraction de l’individualisme méthodologique, ces théoriciens parlent de ce cadre. Mais cela ne suffit pas à prétendre que, pour satisfaire leurs objectifs, tous les entrepreneurs n’utilisent que les moyens civilisés définis par les préceptes du marché autorégulé. On sait parfaitement que plus d’un n’hésite pas à recourir à la force, la dissimulation et la fraude. Le dernier mot sur la confiance ne peut donc se trouver au niveau de cette seule approche théorique-là.

Granovetter observe que, le plus souvent, ce sont les relations sociales de proximité et non les règles institutionnelles qui permettent d’instaurer la confiance dans les transactions économiques. Ceci parce qu’elles sont encastrées dans des communautés spécifiques ou localisées qui génèrent des critères de comportement respectés par les individus qui savent que leur déviance serait rapidement connue des autres. Une telle confiance est cependant loin de toujours se vérifier. On connaît nombre de cas où c’est précisément l’intense confiance de la proximité qui a permis la dissimulation prolongée de fraudes. Et aussi d’importants détournements de fonds à l’échelle internationale où une grande confiance s’était établie en l’absence d’une structure de ce type. Dans le contexte actuel, on songe évidemment à l’affaire Madoff, dont le protagoniste fut capable d’instaurer de fortes relations de confiance fondées au départ sur des relations personnelles, mais très vite développées au niveau international sur la base non pas d’institutions mais d’une réputation liée à l’importance des gains promis qui n’avaient plus rien à voir avec des relations de proximité. Cela montre que les relations personnelles et la réputation peuvent engendrer tour à tour de la confiance et des méfaits considérables.

La confiance trouve donc d’autres assises que celles mises en avant par la théorie des institutions économiques. Elle découle également de l’appartenance à certains milieux qui peuvent être très différents. Mais dont la diversité précisément ne fait qu’illustrer l’encastrement de l’économie dans les particularités du social. L’activité économique ne se déroule jamais sur la seule base des règles d’une rationalité propre à ce domaine. A côté des normes institutionnelles qui, pour partie, président à l’échange, la confiance qu’inspirent les relations personnelles et les arrangements qui en découlent joue un rôle évident. Tout comme, mais à l’inverse, les comportements rusés de ceux qui inventent de subtils moyens pour échapper à ces normes. En définitive, la thèse qui conçoit l’économie comme un domaine à part, celui d’une « rationalité pleinement moderne » désencastrée des contraintes ataviques de la culture et des mœurs, passe fort mal l’épreuve des faits.

La reprise du dossier en Europe

En Europe, c’est le sociologue allemand N. Luhmann [17] qui, dans sa vaste entreprise de compréhension de la société contemporaine comme « système complexe et fonctionnel », le premier et de manière approfondie, a remis sur le métier le thème de la confiance.

Il part du fait que la différenciation interne des sociétés modernes a fait d’elles des ensembles hautement complexes. Ceci a entraîné une spécialisation de l’action humaine si intense qu’elle les a configurées comme des systèmes composés de sous-systèmes radicalement spécifiques (la politique, l’économie, la religion, le droit, l’administration, la religion, l’art…). Autonomisés et clos sur leur propre logique, ces sous-systèmes ne peuvent plus être appréhendés comme autrefois en les rapportant tous à une logique unificatrice que détiendrait un centre hiérarchisateur (Dieu, la Raison, l’Etat). Il faut souligner aussi l’importance décisive que l’idée de contingence a acquise dans ces sociétés. Les différents sous-systèmes sont certes là tels qu’en eux-mêmes, mais la chose n’a rien d’obligatoire et ne répond à aucune nécessité ontologique. L’histoire aurait pu faire émerger d’autres formes instituées que celles qui existent. L’histoire se poursuit d’ailleurs au travers de cette contingence qui permet d’envisager de possibles modifications dans l’agencement interne et les rapports entre les domaines de l’action. Pour comprendre leur dynamique, il convient cependant de voir que chacun d’eux est devenu capable de « s’autoproduire » à partir de ses états antérieurs. Les protagonistes de chacun des sous-systèmes essaient certes d’influencer ce qui s’y passe en référence à la logique du domaine d’activité où ils agissent. Mais aussi, sous peine de s’attirer sans cela de graves difficultés, en accordant en même temps de l’attention aux effets qu’entraîne ce qu’ils font dans les autres sous-systèmes. Ainsi, nonobstant le fait que leur logique est autoréférentielle, elle doit s’accompagner d’une certaine vigilance vis-à-vis de l’impact qu’elle produit à l’externe. C’est par le biais de cette vigilance, source d’une communication qui n’est cependant jamais directement le fait des individus, que parvient à s’établir un ordre du système global. Un ordre aléatoire cependant, parce qu’il est lui-même le fruit de la contingence des interactions entre les sous-systèmes.

Ces caractéristiques des sociétés complexes font que la sociologie ne peut plus se contenter, comme elle l’avait fait sous l’influence de l’humanisme des Lumières, de rechercher un principe d’organisation verticale qui subsume en lui les logiques différenciées des sous-systèmes. La chose est devenue intellectuellement impraticable et il s’agit plutôt de comprendre comment parvient à se « réduire la complexité » en rendant compte horizontalement du développement des relations entre les divers sous-systèmes.

On le voit, la topographie sociale de Luhmann s’éloigne radicalement de la manière dont Durkheim concevait la société. Pour ce dernier, l’intégration se confondait avec l’harmonie obtenue à partir d’un centre ou sommet qui, imposant ses normes unificatrices à l’ensemble, garantissait les acteurs contre les périls de l’anomie. L’observation montre plutôt, dit Luhmann, que la société contemporaine, sans pour autant sombrer dans le chaos, n’a plus de centre et que les individus s’adaptent à la pluralité des normes produites par les sous-systèmes. Si la cohésion sociale continue d’exister, c’est parce que, d’une part, les sous-systèmes s’imposent aux individus qui peuvent s’y référer et, d’autre part, parce que ces sous-systèmes interagissent par l’intermédiaire d’un dispositif anonyme d’« actes communicatifs » qui visent à réduire les incompatibilités flagrantes entre eux. Ce qui caractérise le système global, ce n’est donc pas d’être un tout au-dessus des sous-systèmes, mais sa capacité à réduire les effets de la complexité de ses composants et de parvenir à maîtriser les écarts conflictuels que peut engendrer le développement propre de chacune de ses parties. L’intégration du système global n’est dès lors rien d’autre que sa capacité de résister à la désintégration en évitant les situations où la dynamique d’un sous-système produirait des problèmes insolubles dans un autre. Et parce que les sous-systèmes s’expérimentent comme interdépendants, ils cherchent à écarter les situations telles que des problèmes insurmontables surgissent entre eux.

On comprend à partir de là le rôle de plus en plus important qui est dévolu à la confiance. Parce qu’elles sont presqu’entièrement définies par leur complexité et leur contingence, ces sociétés ne disposent plus d’une définition ultime de quoi que ce soit sur la base d’une ontologie. L’imprévisibilité s’y accroît et l’idée de risque y prend une place importante. Le symptôme en est que ces sociétés se décrivent volontiers au moyen d’une protestation contre elles-mêmes. Cette situation ne peut être compensée, dit Luhmann, que par une nouvelle forme de confiance capable de stabiliser l’horizon des attentes.

En quoi consiste cette nouvelle forme de confiance qui doit être efficace dans des domaines très variés, dont notamment les conduites économiques exposées à la variabilité des prix, de la monnaie et des marchés boursiers ? Luhmann constate tout d’abord que la sociologie ne s’est jamais véritablement intéressée à la confiance et que, en l’absence d’un tel cadrage théorique, elle a confondu la confiance décidée (qui requiert une décision en vue de faire face à une situation de risque) avec la confiance assurée (qui repose sur la présomption tranquille qu’une attente ne sera pas déçue). Or, l’évolution sociale requiert moins de confiance assurée et plus de confiance décidée comme condition de participation aux opportunités sociales.

Ainsi, pour ce qui concerne le domaine économique, on peut dire que dans les sociétés prémodernes, la monnaie disposait d’une confiance assurée par le fait de reposer sur le lien intangible d’une souveraineté politique locale qui se donnait comme immédiate. Dans les sociétés où l’économie s’est autonomisée du politique, les choses se sont transformées et les gens n’y épargneraient ni n’investiraient pas leur argent si le libéralisme économique n’essayait continuellement de faire passer du rang de la confiance assurée à celui de la confiance décidée l’attitude que l’on doit avoir vis-à-vis des cours de bourse qui sont fluctuants parce que la monnaie étatique n’a plus de monopole et doit composer avec celle qui est émise par la communauté marchande. Tout un travail des institutions bancaires au cours des dernières décennies a ainsi consisté à convaincre la masse des petits comme des grands épargnants qu’ils pouvaient avoir cette confiance et placer leurs avoirs dans les instruments sophistiqués d’une gestion financière libéralisée. Cette confiance a aussi cherché à s’établir sur la base du conseil d’associations de consommateurs de ces produits financiers. Dans les deux cas, c’est par la médiation d’intermédiaires réputés éclairés que la confiance a cherché à s’établir. Tout cela signifie que la confiance s’obtient désormais non plus à partir des garanties que procure la proximité familière, mais en se référant à des experts et à partir d’« actes communicatifs » anonymes entre les sous-systèmes.

Si l’observation confirme que les choses se passent tendanciellement de la manière décrite par Luhmann, il reste néanmoins que la crise actuelle a mis en lumière ce que peuvent être les effets pervers de la confiance placée dans ces « actes communicatifs » : en principe destinés à éviter les écarts conflictuels entre les sous-systèmes, ils ne jouent pas ce rôle dès lors que l’un d’eux s’engage malgré tout dans la poursuite obstinée de sa logique propre. A partir de ce constat, on se demandera évidemment si le capitalisme libéral est vraiment un sous-système économique attentif à ce qui l’entoure et capable de s’autoréguler autrement qu’au travers de la brutalité dévastatrice des crises qu’il impose périodiquement au système global. Luhmann n’apporte pas de réponse à cette question parce que, lui comme nombre de ses collègues sociologues, ne se montre guère attentif aux aspects contradictoires que peut engendrer un seul et même processus social. Il consacre certes des développements au mode de fonctionnement des « médias généralisés de communication » capables d’établir une « confiance systémique ». Mais il ne se préoccupe pas fort de savoir si l’ambiguïté inhérente à la logique de certains sous-systèmes ne serait pas d’engendrer des crises insolubles sinon convulsivement par le système global.

Malgré le fait que la communication s’opère non pas entre des personnes ayant des intentions mais entre des sous-systèmes dont la complexité excède toujours la compétence psycho-réflexive des individus, Luhmann affirme néanmoins la vertu émancipatrice que contient la nouvelle confiance. Car, dit-il, elle libère du poids des traditions et de l’étroitesse du contrôle social qui caractérisaient l’ancienne. La différenciation et la complexité ont engendré l’idée de contingence qui occupe désormais la place de réalité ultime et cela met les gens en position de ne plus recevoir toute faite la signification de ce qu’ils sont et ont à faire. Ils peuvent inventer la cohérence – c’est-à-dire le sens – qu’ils entendent donner eux-mêmes à l’agencement des sous-systèmes.

Un point aveugle demeure dans la position luhmannienne. Comment comprendre que lorsqu’il traite de la question de la communication et du sens, on se retrouve face à deux mondes de significations autonomes : celui des « actes communicatifs » qui se réalisent anonymement entre les sous-systèmes et celui de la conscience propre à l’activité psycho-réflexive des individus dans leur monde vécu ? Luhmann évoque certes une interpénétration entre les deux, mais il ne s’explique pas clairement à ce propos et c’est plutôt d’un découplage qu’il faut parler. Il y a là un problème non résolu qui est en réalité celui de tous les fonctionnalismes : ils ne parviennent à rendre compte que de ce qui est systémiquement fonctionnel. Or, tous les faits sociaux le sont-ils ? Et le fait social par excellence qu’est la confiance, tout en l’étant pour une part, y est-il réductible ? Pour réfléchir la question de l’émancipation, à laquelle Luhmann accepte finalement de prêter attention, suffit-il de se situer, comme il prétend le faire, au « point d’indifférence » entre les possibilités fonctionnellement équivalentes qu’ouvre la contingence ?

Le réalisme fonctionnel de Luhmann atteint ainsi ses limites sans livrer une clarté complète sur le rôle de la confiance dans l’action. La manière dérisoire avec laquelle il traite de l’impuissance des mouvements sociaux en témoigne : son fonctionnalisme se heurte à la question du changement social, celle de la créativité de l’agir humain dont il est difficile de rendre compte lorsqu’on fait table rase de toute intention des acteurs. Affirmer l’importance des systèmes fonctionnels n’est certes pas irrecevable. Mais que gagne l’analyse lorsqu’à l’intentionnalité des acteurs qu’il refuse de réellement prendre en considération, il substitue en les essentialisant d’opaques « actes communicatifs » ordonnés à un besoin de stabilité des systèmes ?

La réflexion a connu d’autres développements en Grande-Bretagne avec l’apport d’A. Giddens [18]. L’expérience actuelle montre, dit-il, que la sécurité ontologique indispensable aux individus – c’est-à-dire le sentiment de disposer d’une cohésion intérieure liée à la confiance dans l’expérience du monde extérieur – a été ébranlée. Pour le comprendre, il faut tenir compte de ce que les amarres avec la tradition ont été rompues lors de l’entrée dans les systèmes abstraits de la modernité. Mais, en outre, il y eut l’expérience inquiétante des catastrophes politiques du XXe siècle, ainsi que les craintes suscitées par les nouvelles technologies dans leur étroite imbrication entre le régional et le mondial qui disloque les repères spatiaux anciens. Est intervenu également le péril écologique adjoint à un effondrement possible des mécanismes de la croissance économique. Au total, le monde moderne s’est avéré bien plus difficile à vivre que ne l’avaient prévu ses protagonistes qui avaient cherché à remplacer les traditions et les dogmes par des certitudes rationnelles. On peut dire que la rationalité moderne a paradoxalement engendré l’insécurité et l’institutionnalisation du doute.

Surgit ainsi l’exigence d’une nouvelle confiance par laquelle la cohésion puisse à nouveau s’établir et se « routiniser » sur la base d’arguments qui agrègent le rationnel et l’intime. Si, pour Giddens, un tel rétablissement s’avère possible, c’est précisément parce que l’existence de la modernité elle-même n’est pas concevable en dehors des savoirs proprement humains et que, toute contingente qu’elle soit dans ses réalisations, cette modernité est fondamentalement réflexive. Tout à l’opposé d’une fragmentation culturelle ou d’une disparition du sujet dans un univers dénué de centre, la nouvelle confiance devra donc inspirer aussi bien le système social que l’intimité des individus. La confrontation de la société hypermoderne avec elle-même passera par une utilisation des connaissances et des modes de contrôle de l’action que l’on peut escompter d’individus compétents et capables de piloter le système global. Dans le domaine économique, par exemple, on peut actuellement se demander si la coordination des décisions d’investissements financiers de millions de gens représente une forme de rationalité collective ou si les marchés d’investissement constituent de simples loteries. Il est toutefois peu vraisemblable, selon Giddens, tant pour ce qui concerne les risques dans le champ des marchés que pour ceux du domaine des armements ou de l’environnement naturel, que les activités qui s’y déploient puissent indéfiniment être conçues selon des normes de fonctionnement passant pour indiscutables. Au travers de négociations et de compromis successifs, on parviendra à une utilisation régulée des capacités de la modernité. La réflexivité sociale des individus se manifestera dans l’expérience partagée de communautés mondialisées qui retrouveront les conditions de la confiance.

En Allemagne, U. Beck [19] a insisté pour sa part sur le fait que nous avons besoin d’une « culture de l’incertitude » parce qu’en s’individualisant, se globalisant et se technologisant, la société contemporaine en est venue à organiser non seulement la production et la distribution de biens enviables, mais aussi de risques et de maux qui ne relèvent plus des fatalités naturelles. Ce que les organisations économique et politique produisent est à la source d’inquiétudes autant que de satisfactions. Parce que ces risques ne peuvent plus être compris comme d’origine externe mais doivent l’être de manière interne, l’ordre social est modifié et la société est devenue un problème pour elle-même. Ce qui est atteint, c’est la confiance que l’on pouvait faire aux institutions collectives établies à partir du siècle des Lumières. On commence à prendre conscience de ce que s’intensifie une vérité qu’avait déjà énoncée la tragédie dans la Grèce ancienne : pour arriver à réaliser la liberté qu’elle promet, la société organise souvent en même temps les périls qui menacent de la détruire.

Toutefois, la crise du système social ne doit pas reconduire au fatalisme auquel avaient succombé les théoriciens de l’Ecole de Francfort lorsqu’ils traitaient des méfaits de la rationalité instrumentale. L’auto-problématisation de la société ouvrira la voie à une alternative éclairée au fur et à mesure de la prise de conscience des périls auxquels nous sommes exposés. C’est cependant d’une manière sensiblement plus critique que celle de Giddens que Beck pense le processus qui conduira aux choix que les institutions économiques et politiques devront opérer pour restaurer la confiance en elles. Il s’agira d’une pression provenant du fond de la société contre les risques que la désinvolture des classes dirigeantes externalisent du point de vue économique et minimisent du point de vue politique. A l’aide de leurs « contre-experts », les mouvements sociaux s’opposeront aux experts des pouvoirs en place et contesteront leur irresponsabilité. C’est une critique de l’idéologie du laisser faire économique et technocratique qui obtiendra, à l’opposé de ce qu’imagine Luhmann, une « dédifférenciation » des sous-systèmes, seule à même de faire droit aux requêtes de confiance et d’émancipation en provenance du monde vécu.

Du côté francophone, la réflexion s’est développée un peu plus tard et organisée surtout à partir d’une relecture des travaux de M. Mauss et de K. Polanyi dont la modernité a été redécouverte. Il faut souligner tout d’abord la naissance du « Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales » (le MAUSS) qui, depuis 1992 sous l’impulsion d’A. Caillé, publie une revue qui, à partir d’une réflexion sur les limites de la rationalité instrumentale, en est venue à traiter de la confiance [20]. Il y est question de ce qui aujourd’hui incite à comprendre d’une manière renouvelée pourquoi et comment les individus trouvent ou ne trouvent pas l’assurance pour rester liés entre eux. Le problème est placé au niveau des interactions humaines dont les sciences sociales ne parviennent à rendre compte ni par l’approche de la rationalité froide des agents calculateurs, ni par l’interactionnisme symbolique lorsque, comme dans la ligne de Goffman, les enjeux de ces interactions sont réduits à l’ordre que réussit à instaurer le prestige gagné ou perdu dans les seuls rituels du face à face. Le formalisme de ces approches permet certes d’établir que les faits sociaux sont produits non par des acteurs isolés mais par les synergies qu’ils instaurent entre eux. Cependant, en n’envisageant que la forme de ces synergies, l’explication reste embryonnaire. Elle évite certains pièges de l’individualisme méthodologique mais néglige l’explication en profondeur de ce qui préside à l’engagement des partenaires dans l’action. Or, les ressorts de l’action sont inséparables de la confiance et l’attente d’un accomplissement social plus complexe que ce que le calcul ou les rituels permettent de comprendre. Ils demandent de faire référence à ce qu’a de sui generis le sentiment d’appartenance à une même communauté de destin.

Au début des années 2000, ce sont aussi A. Krasteva et M. Hirschhorn [21] qui, dans le cadre de l’AISLF, ont organisé le débat sociologique francophone sur la confiance. Ici, elle est vue comme un élément constitutif de la culture démocratique. Krasteva la situe à l’intérieur de la thématisation d’un social toujours conflictuel. L’ambiguïté des conflits est de pouvoir être tout à la fois destructeurs et intégrateurs. Et la confiance, en ce qu’elle est capable de tisser des liens sociaux, est l’une des variables qui intervient dans leur résolution. Hirschhorn, quant à elle, parle d’un « concept incertain » dont l’opérationnalité reste problématique. Il témoigne néanmoins d’une évolution paradigmatique révélatrice des limites de l’explication fondée sur la rationalité des acteurs. Sa portée heuristique se révèle surtout lorsqu’il s’agit de comprendre les demandes sociales de sécurité et de reconnaissance.

La contribution de L. Quéré [22] enfin souligne plus particulièrement l’importance du caractère normatif et d’engagement moral qui est inhérent au mouvement de la confiance qui excède toujours toute décision issue d’un contenu cognitif. Il s’agit d’un « co-fonctionnement non thématisé » dont la reliance constitue le noyau et dont on ne peut concevoir qu’il concerne exclusivement ou d’abord l’activité économique. Plus qu’un agencement réciproque qui ne serait qu’un engagement subi, la confiance n’est pas qu’une affaire d’instrumentalisation réciproque mais de coordination normative des comportements en vue de produire un changement dans le monde social. Elle procède d’une décision d’admettre des choses qui ne dépendent pas que de soi, qui sont données et qui nous obligent personnellement. Quéré veut donc dépasser l’axiomatique de l’intérêt et suggère que l’on ne parvient à comprendre le ressort profond de la confiance que si l’on perçoit sa dimension morale indissociable d’une perspective de justice.

Pour clore ce panorama, il faut revenir à l’économie et pointer surtout les travaux d’A. Orléan [23]. Cet animateur du courant des conventions a mené depuis plus de quinze ans une réflexion qui marie les apports de l’économie avec ceux de la sociologie, de l’anthropologie et de l’histoire. Mieux que quiconque, il a montré comment la monnaie constitue actuellement la clé de voûte des sociétés humaines et que son histoire a accompagné celle de la dissolution et de la reconstitution du lien social qui se transforme au travers du passage de la « violence mimétique », organisée depuis la nuit des temps autour du pouvoir hiérarchique des sphères politiques et religieuses, à la « confiance institutionnelle » propre aux sociétés marchandes individualisées. On ne comprend pas le phénomène monétaire si on se contente de n’y voir que l’instrument du payement que sont ces pièces et billets pratiques pour acheter et pour vendre. Car derrière cette apparence lisse se cachent des forces considérables qui peuvent broyer les individus et les nations. Face au déchaînement des rivalités déclenchées par le pouvoir acquis par l’argent, on est bien forcé d’observer un débordement des conduites lié à l’appât du gain. Si la monnaie ne concernait que la facilitation des pratiques économiques, elle ne serait tout compte fait qu’un bien médiocre instrument technique.

Pour Orléan, il faut admettre que l’invention de la monnaie n’est pas seulement un phénomène économique. Elle est beaucoup plus que cela, un « fait social total ». C’est-à-dire l’une des principales expressions de la confiance suffisante qui doit s’établir entre les membres des sociétés humaines et qui se laisse voir dans de multiples pratiques de la vie collective. Dans la monnaie, qui historiquement a toujours été liée à une autorité politique de régulation – le pouvoir de battre monnaie –, s’exprime un projet de société qui ne peut être autre, du moins dans les sociétés démocratiques, que celui auquel les citoyens donnent leur assentiment. Une telle confiance se décline sous trois formes : « méthodique » au niveau de l’instrument technique des transactions, « hiérarchique » au niveau du lien de la monnaie à une autorité politique reconnue légitime, « éthique » au niveau des valeurs collectives au nom desquelles s’affirme la cohésion d’une société. A ces trois niveaux cependant se perpétue en même temps l’ambivalence du médium monétaire liée à l’inachèvement de la société elle-même. Dès lors, la monnaie oscille toujours entre la fonction de cohésion et de pacification qu’elle doit remplir et la source de pouvoir et de violence qui l’habite.

Perspectives

Très tôt identifié par les fondateurs des sciences sociales mais longtemps négligé par leurs successeurs, le rôle que joue la confiance dans la vie collective commence seulement à être réexaminé de manière systématique. Au vu du bilan qui vient d’être présenté, un constat s’impose : dans leur tentative de non seulement expliquer le monde mais aussi de le construire, les débats de ces sciences au cours des décennies récentes tournent principalement autour de ce qui peut être attendu du paradigme utilitariste : l’atomisme social qu’il postule, l’individualisme méthodologique qu’il met en œuvre et la rationalité des comportements qu’il suppose suffisent-ils non seulement pour décrypter mais aussi pour produire les comportements de confiance constitutifs d’un lien social enviable ?

Pour ce qui est de la sociologie, la reprise du questionnement est visiblement liée aux transformations de la société contemporaine qui s’est révélée bien plus complexe et tourmentée que ce qu’avaient cru pouvoir annoncer les protagonistes de la modernité. D’où, réactivement, une interrogation sur le privilège accordé à la composante rationnelle et stratégique de l’action, dont les sociologies fonctionnaliste et structurale avaient fait un axe de gravité intellectuel qui a longtemps dominé la discipline.

Par ailleurs, les tentatives récentes qui ont cherché à formuler un paradigme anti-utilitaire sont aussi associées à une conscience renouvelée de ce que la sociologie est une science de l’histoire. Et que, à ce titre, sa quête d’intelligibilité du social se doit de prendre en compte l’indétermination des conduites toujours marquées par la contingence. La réflexivité des sujets humains fait que le sens de l’action qu’ils engagent n’est jamais entièrement contenu dans les situations qui la déterminent. Et c’est notamment au travers de la confiance que les acteurs accordent ou refusent à leurs partenaires, aux institutions ou aux organisations sociales, que l’on peut comprendre ce qu’ils cherchent à stabiliser ou à transformer dans leur monde vécu. C’est donc aussi la société en tant que puissance de signification qui se manifeste de cette façon. Voilà pourquoi il est insatisfaisant de dire que la confiance n’intervient que comme le lubrifiant d’un système anonyme dont il ne s’agirait que de réduire la complexité. Dans les limites fonctionnelles d’un tel utilitarisme, on ne peut évidemment que faire coïncider la confiance avec les impératifs de reconduction d’un ordre social donné. L’historicité est alors vidée de sa substance et la question propre de la sociologie « pourquoi dans leurs interactions les acteurs font-ils ce qu’ils font ? » n’a plus guère de raison d’être posée.

Mais l’insatisfaction est plus grande encore avec la prise en charge de la question par le courant dominant de la théorie économique qui, ambitionnant de faire de la « société de marché » l’archétype de toute représentation du social, tient pour suffisant de vider la confiance de tout contenu propre et de la remplacer par une décision purement calculatrice. Une telle vue des choses correspond assurément à une volonté de construire le monde et convient au rôle hégémonique qu’est parvenu à s’attribuer ce sous-système dans les ensembles modernes qui tentent de se définir sur la base d’indices de croissance et d’accumulation de la richesse. Cependant, le débat qui s’est instauré à propos de la « croissance soutenable » et même de la « décroissance raisonnable » vient relancer la question : le sous-système économique peut-il à lui seul inspirer la configuration du lien social sur toute la planète, faire admettre sa logique comme l’équivalent définitoire de la modernité parvenue à son apogée ? Une telle modélisation instrumentale de l’agir humain suffit-elle pour couvrir le spectre entier des expressions de la vie collective ? Le doute à ce sujet transparaît dans les pratiques du capitalisme contemporain lui-même puisque, pour développer ses ambitions, son marketing approfondit la confusion entre « besoin » et « désir » en faisant appel aux leviers que sont les motivations culturelles, symboliques, ludiques ou esthétiques de ceux qu’il n’appréhende que comme des « consommateurs ». Le monde vécu des individus dont il cherche à capter l’attention ne se limite donc pas à un simple et perpétuel calcul de ce qui maximise leurs intérêts.

On en est là.

Du côté de la sociologie, une discipline insatisfaite d’elle-même et écartelée entre des courants théoriques apparemment antagoniques qui, soit d’une manière objectiviste et descriptive privilégient l’analyse des déterminismes structurels et fonctionnels de la vie collective, soit d’une manière subjectiviste et interprétative focalisent leur attention sur les préoccupations qui se manifestent dans ce que disent et font les individus à partir de leur monde vécu. Mais au total, lorsque la question de la confiance n’est pas refoulée, elle demeure opaque.

Et du côté de l’économie, une discipline elle aussi mal unifiée, où les critiques de la théorisation néoclassique ne manquent sans doute pas, mais ne sont pas parvenues jusqu’ici à surmonter l’emprise de la « réduction utilitariste » de son courant dominant. Une vision unilatérale sinon abstraite du social continue donc de s’y imposer, d’où sont évacués tous les impondérables de la vie quotidienne sous prétexte qu’ils ne correspondent pas aux exigences d’un modèle « scientifique » dont la capacité explicative est postulée a priori. Et puisqu’ici on considère que le calcul des opportunités et des intérêts est suffisant pour expliquer les conduites, les termes de l’échange sont connus à l’avance et la confiance devient une chose inutile. Elle est dévorée par la mise en équation des comportements.

Opacité d’un côté, inutilité de l’autre, c’est paradoxalement sous ces deux formes par défaut que la confiance se rappelle à nous en ce temps de crise. Tant les périls collectifs que fait courir cette dernière que la brutalité des situations humaines qu’elle engendre démentent soudainement que le maintien du lien social puisse se passer d’elle. Question pourtant : de quelle confiance s’agit-il ? L’appel aux mesures susceptibles de restaurer la stabilité des marchés n’est-il pas un discours incantatoire, mystificateur même, s’il ne s’agit que de remobiliser une activité économique auto-référentielle qui se trouve précisément à la source de ce que nous expérimentons comme la dramatique faillite de l’esprit monétaire ? Pour les sciences sociales, rendre pensables les retombées impensées de l’utilitarisme n’impliquerait-il pas plutôt un changement de regard et une inversion des arguments que leurs « modèles scientifiques » de l’action nous ont jusqu’ici proposés ? Economistes et sociologues ne feraient-ils pas preuve de plus de réalisme en admettant que, si énigmatique qu’en soit la source, la plausibilité de relations d’accomplissement pour soi et pour les autres – rien moins que l’aspiration d’appartenir à un monde commun fait de réciprocité – est ce qui primordialement mobilise les sujets humains. Que là se trouve le socle anthropologique de la confiance qui, immémorialement et malgré tous les démentis, s’obstine. Et qu’en définitive, c’est ce socle qui rend possible l’acte même par lequel s’engage la mise en œuvre de cette procédure de vérification qu’est la volonté jamais au bout de sa peine de parvenir à d’utiles considérations rationnelles sur le monde.

Ainsi recadrée, la confiance ne découle évidemment plus des seuls calculs d’opportunité produits par les théoriciens de l’économie lorsqu’ils se conçoivent comme les ingénieurs d’une quasi-métaphysique de la richesse et ne cherchent pour cela qu’à « relancer la machine ». La confiance doit être vue comme un fait social total où viennent s’intriquer tous les aspects de la vie collective. Comme le suggère la pensée de M. Mauss, elle est une manifestation de « la société en acte », du « social comme tel dans sa globalité et son mouvement », lorsqu’il « prend » et qu’il « tourne » tel un ensemble complet, concret et vivant où viennent s’intriquer l’économique avec le politique et le symbolique.

C’est dire que la confiance, même du point de vue spécifiquement économique, ne peut pas être envisagée indépendamment des situations sociales contemporaines mondialisées, de l’existence de marchés sans Etat, des flux immatériels de richesses que l’informatisation du marché financier peut instantanément créer ou détruire, des fortes pressions migratoires qui transforment le marché du travail et du défi majeur que représente un mode de production et de consommation dont nous savons désormais qu’il ne parvient pas à articuler la question sociale avec la question écologique posée à l’échelle planétaire.

Ce n’est qu’à ce niveau de réencastrement social de l’économie que peut s’atteindre la « confiance éthique » dont parle A. Orléan, que le doute parvient à se convertir en une action possible, que la confiance peut se rétablir comme anticipation positive sur l’avenir grâce à l’adhésion suffisante du plus grand nombre. On souhaiterait que la crise actuelle ait comme vertu inattendue d’y contribuer, tant au niveau de la théorie que des pratiques.

Albert Bastenier est professeur au département des sciences politiques et sociales de l’Université catholique de Louvain (Belgique).

// Article publié le 2 février 2010 Pour citer cet article : Albert Bastenier , « La confiance dévorée par l’économie », Revue du MAUSS permanente, 2 février 2010 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?La-confiance-devoree-par-l
Notes

[1Michel Aglietta et André Orléan, La Monnaie souveraine, Odile Jacob, 1998.

[2Jacques Birouste, « Confiance et monnaie. Psychologie des liens réparateur, protecteur et intégrateur » dans M. Aglietta et A. Orléan, op.cit.

[3Marshall Sahlins, Au cœur des sociétés. Raison utilitaire et raison culturelle, Gallimard, 1980.

[4Il ne faut pas pour autant dénier toute utilité à l’économie financière. En tant qu’instrument de la liquidité dont l’activité économique a besoin, elle convertit en moyen de règlement immédiat la valeur des capitaux immobilisés. Elle atténue de cette façon le risque qu’il y a dans les investissements fixes. Et en proposant des placements liquides susceptibles de dynamiser l’activité économique globale, elle peut engendrer un gain social incontestable. La relation entre économie réelle et économie financière réside dans ce que cette dernière est régulièrement tentée de se transformer en une pure spéculation, devenant alors un pôle de domination pour les agioteurs. Cette critique de l’économie financière est toutefois sensiblement différente de celle qui ne veut y voir qu’une activité purement parasitaire. Or, l’économie réelle est à l’évidence tout aussi capable d’effets néfastes. La véritable question est celle de l’orientation globale de tous les marchés en regard de la dignité humaine. Cfr André Orléan, Le pouvoir de la finance, Odile Jacob, 1999.

[5La notion d’« individualisme patrimonial » est explicitée par A. Orléan dans Le pouvoir de la finance, op. cit.

[6Patrick Watier, Eloge de la confiance, Belin, 2008.

[7Albert O. Hirschmann, L’économie comme science morale et politique, Seuil, 1984.

[8Oliver E. Williamson, « Calculativeness, Trust and Economic Organization », Journal of Law & Economics, 1993, voL XXXVI.

[9Lucien Karpik, « Pour une conception substantive de la confiance », dans A.Ogien et L. Quéré, Les moments de la confiance. Connaissance, affects et engagements, Economica, 2006.

[10Daniel Kahneman et Amos Tversky, Choices, Values and Frames, Cambridge University Press, 2000.

[11André Orléan, « La théorie économique de la confiance et ses limites », dans La confiance en question, Cahiers de Socio-Economie, L’Harmattan, 2000.

[12George A. Akerlof et Robert J. Shiller, Animal Spirits. How Human Psychology Drives the Economy, and Why It Matters for Global Capitalism, Princeton University Press, 2009.

[13Robert Heilbroner et William Milberg, The Crisis of Vision in Modern Economic Thought, Cambridge University Press, 1995.

[14James Coleman, Foundations of Social Theory, Harvard University Press, 1990.

[15Robert D. Putnam, “Bowling Alone : American’s Declining Social Capital”, Journal of Democracy, 1995, 6:1.

[16Mark Granovetter, « Economic Action and Social Structure », dans American Journal of Sociology, 1985, vol. 91, n°3.

[17Niklas Luhmann, La confiance. Un mécanisme de réduction de la complexité sociale, Economica, 2006.

[18Anthony Giddens, Les conséquences de la modernité, L’Harmattan, 1994.

[19Ulrich Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation, Aubier, 2003.

[20Le n°4/1994 a pour thème : A qui se fier ? Confiance, interaction et théorie des jeux.

[21Anna Krasteva et Antony Todorov, Conflits, confiance, démocratie, Nouvelle Université Bulgare, 2004 ; Monique Hirschhorn, Confiance et lien social, Presses universitaires Laval/De Boeck, 2005.

[22Cf. sa contribution propre à l’ensemble d’articles qu’il a réuni avec Albert Ogien dans Les moments de la confiance. Connaissance, affects et engagements, Economica, 2006. Ce volume permet à divers auteurs de mener une discussion argumentée sur de multiples aspects de la confiance comme phénomène collectif.

[23André Orléan, Le pouvoir de la finance, Odile Jacob, 1999 ; et (avec Michel Aglietta), La monnaie entre violence et confiance, Odile Jacob, 2002.

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