Karl Polanyi, une biographie intellectuelle

L’œuvre de Karl Polanyi (1886-1964) s’inscrit dans la première partie du XXe siècle, marquée par des catastrophes majeures et par l’effacement de la société de marché qui avait pris forme au XIXe siècle. Ces grandes ruptures ont constitué le défi intellectuel auquel Karl Polanyi a tenté de répondre.

« Le radicalisme ne doit pas dévier du fondement de la démocratie. Pour nous, la démocratie n’est pas un système de règles mais un idéal de vie. Tout comme nous avons refusé la dictature des classes dirigeantes, nous n’accepterons jamais la dictature du prolétariat ».
Polanyi, décembre 1918.

« Une idée abstraite de la démocratie, qui ignorait avec hauteur la réalité de la structure de classe, de la religion, de la guerre, de la violence, méritait ce sort : que les réalités ne la prennent pas en compte ».
Polanyi, Lathatar (L’Horizon), 1927.

La période hongroise (1886-1919)

Polanyi naît en 1886 à Vienne, alors capitale d’un empire cosmopolite. Arrivé à Budapest au début des années 1890, son père, Mihaly Pollacsek, ingénieur de formation, réussit pleinement comme entrepreneur grâce à l’essor du chemin de fer. Il inscrit son fils dans un lycée réputé qui compte alors, parmi ses élèves, Nicholas Kaldor et Georg Lukacs. Le père de Polanyi convertit sa famille au christianisme de type calviniste en même tant qu’il magyarise le nom de Pollascek en Polanyi. Ceci s’inscrit dans l’élan économique et social hongrois des années 1890 où émerge une classe « en partie juive, en partie allemande, mais étant patriote et s’assimilant » . Néanmoins, Mihaly Pollacsek reste juif. La femme de Karl Polanyi, Ilona Duczynska souligne que ce type d’attitude manifeste une distance avec les « Juifs arrivistes » qui « changent de religion pour être frère et cochon avec la notabilité autochtone ». La mère de Polanyi tient un salon littéraire fréquenté par des intellectuels comme Lukacs ou l’historien hongrois Jaszi. La famille Polanyi jouera un rôle intellectuel certain puisque qu’un frère cadet de Polanyi, Michaël Polanyi, deviendra un grand chimiste avant de choisir les sciences sociales et l’épistémologie pour défendre, dans les années 1930, des thèses néolibérales.

En 1905 meurt son père auquel il était très attaché. C’est une première grande rupture. Quelques années auparavant, en 1899, la dégradation de la situation financière de l’entreprise familiale avait déjà contribué à assombrir le climat familial. En réalité ces difficultés étaient largement liées à une exigence morale de son père qui tenait à rembourser intégralement actionnaires et créanciers au terme d’une mauvaise affaire, alors qu’il n’était pas contraint légalement de le faire. Dès cet instant, « la transition vers la pauvreté fut instantanée et complète » . Les distinctions scolaires reçues par Polanyi et les cours privés qu’il donne lui permettent d’aider sa famille. Ce travail intense se double d’une activité militante dans les domaines social et politique expliquant pourquoi sa mobilisation en 1915 sera vécue comme un soulagement. Plus profondément, la mort de son père l’expose à une fragilité nerveuse certaine que la nécessité matérielle accentue. Il vit un état dépressif qui ne cesse de croître en intensité pendant une dizaine d’années. Polanyi confie l’existence de ce mal à un moment où il le domine quelque peu, sa guérison devenant effective vers la fin des années 1910 . Il précise dans une lettre écrite à Jaszi en 1950 : « Je tombais sous l’influence décisive de la religion à l’âge de trente-deux ans (vous fûtes le seul qui remarqua un fait dont je ne me rends compte que maintenant, à savoir que ma tranquillité intérieure était le résultat d’un certain mysticisme) » . Sa conversion à une religiosité chrétienne devient donc complète vers 1918 . Il s’élève dès lors contre les marxistes orthodoxes qui estiment que la morale a un contenu de classe. Contre le relativisme moral, il fait du socialisme anglais un modèle en raison de ses « fondements religieux ».

À l’automne 1904, Polanyi rentre à la Faculté de droit et de sciences politiques de Budapest. C’est durant ces années d’études qu’il passe un semestre à l’Ecole de Droit de Vienne. Mais, c’est à l’université de Kolozsvar (aujourd’hui Cluj) qu’il obtient en 1909 son doctorat, et non à Budapest à cause d’un exil que lui imposent les autorités universitaires : il venait alors de participer à des affrontements, qui prirent une tournure physique, avec des étudiants réactionnaires qui ne cessaient de harceler Gyula Pickler, professeur aux idées trop libérales. Il est vrai que l’enseignement de Pickler, selon lequel les institutions sociales doivent être comprises à la lumière du contexte historique, contredit les valeurs conservatrices de l’aristocratie habsbourgeoise qui sont aussi celles des responsables de la faculté. C’est dans ce contexte d’effervescence étudiante qu’il faut resituer la naissance de sa passion pour les questions sociales et politiques. Au début du XXe siècle, l’engagement politique et social de Polanyi doit se comprendre comme une réaction « au caractère rétrograde de l’Université (...), au bourbier omniprésent du cléricalisme, de la corruption, de l’opportunisme et du privilège de la bureaucratie » . Mais, son premier engagement politique tourne court : il quitte en 1907 l’organisation socialiste étudiante fondée par son frère aîné cinq ans plus tôt, après avoir perdu toute illusion quant au marxisme de la social-démocratie de l’époque. Bien plus tard, en 1950, non sans exagération manifeste, il affirmera même dans une lettre à Jaszi : « Je ne me suis plus intéressé au marxisme depuis l’âge de vingt-deux ans ».

Il devient, en novembre 1908, le président d’une émanation de l’Association hongroise des libres-Penseurs, le Cercle Galilée, qui rassemble des étudiants socialistes et libéraux ayant comme devise Apprendre et Enseigner et dont l’objectif est la lutte contre l’illettrisme et la diffusion des idées de progrès. Ils sont ainsi près de deux mille à organiser des milliers de cours et de conférences. Des noms prestigieux viennent animer des débats, comme ceux de Sandor Ferenczi (1873-1933), qui va devenir un psychanalyste célèbre, le grand historien-économiste Werner Sombart (1863-1941), et deux théoriciens du marxisme Eduard Bernstein (1850-1932) et Max Adler (1873-1937). Bernstein, théoricien révisionniste de la social-démocratie, en appelle, devant les membres du Cercle, à la construction en Hongrie d’un parti radical et bourgeois de façon à assurer la démocratie avant la transition vers le socialisme. Adler représente ici l’austromarxisme, courant de pensée important pour l’évolution ultérieure de la pensée de Polanyi. Outre Adler, cette branche du marxisme compte la célèbre figure de Bauer.

Les austromarxistes défendent un marxisme qui s’adresse « à tous ceux qui se réclamaient d’une pensée rationnelle et non pas seulement à ceux qui considéraient que sa justesse provenait de son point de vue de classe » ; par ailleurs, ils tentent de « réconcilier les deux camps ennemis » que sont la social-démocratie et le communisme léniniste . Cette pensée, typique de l’acculturation du marxisme dans l’Empire austro-hongrois, ne pose pas seulement la question de la morale dans l’action politique, elle se caractérise aussi par une attention particulière apportée à la question culturelle . Polanyi est plus tard initié à la franc-maçonnerie en rentrant dans la loge Archimède, fondée en 1911, dont une émanation est la revue Szabadgondolat (la Libre Pensée). Il s’éloigne alors du marxisme. Dès lors, des rapports difficiles et ambigus entre son travail d’intellectuel et d’enseignant d’une part et, d’autre part, l’action politique se mettent en place. Il estime dans sa correspondance des années 1950 n’avoir rien fait entre 1909 et 1935 ; la cause en est due, affirme-t-il, à l’idéalisme qui le caractérise à ce moment-là de son existence. Tout au plus concède-t-il au Cercle Galilée une réussite sur le plan moral. Pour le reste, il se juge très sévèrement : « J’ai conduit le Cercle dans une direction anti-politique. Je n’ai fait aucun effort pour former une unité d’action avec les travailleurs ou avec les paysans, ou bien même avec les autres nationalités » . Il affirme par ailleurs « n’avoir jamais été un politique : je n’ai pas de don pour cela ni d’intérêt » et se considère essentiellement comme un enseignant. Il est possible de penser, comme le suggère Jaszi, le destinataire de cette lettre, que Polanyi surestime à la fois l’importance et l’échec du Cercle. En fait, ce jugement de Polanyi n’est qu’une indication de son embarras vis-à-vis de l’action politique : il est vrai que la question pédagogique est de plus en plus déterminante à ses yeux.

Néanmoins, en 1914, il est très conscient de ses talents d’organisateur et de rhétoricien ; il fait partager à son frère Michaël l’enthousiasme qu’il ressent à travailler avec Jaszi dont il se sent très proche. Par ailleurs, au moment où il est inscrit au barreau en 1912 et est appelé à travailler pour le cabinet juridique de son oncle, son manque d’enthousiasme est patent ! Sa vocation n’est pas de mentir mais « de dire des vérités désagréables » . En juin 1914, il est élu au secrétariat général du Parti radical des citoyens de Hongrie dont Jaszi est le fondateur. La guerre vient interrompre alors son engagement politique. A la fin de la guerre, la gravité de ses blessures va l’éloigner du jeu politique. Au moment même où plusieurs Etats étrangers tentent d’envahir le territoire national, le comte Karolyi (1875-1955), aristocrate francophile aux idées libérales, devient, le 31 octobre 1918, le premier président de la république de Hongrie. Polanyi ne participe pas à l’expérience de l’année 1918-1919 où le gouvernement Karolyi qui rassemble des socialistes marxisants, le Parti de l’Indépendance et le Parti Radical des Citoyens de Hongrie, tente de mettre en œuvre un régime démocratique. Toutefois, dès le mois de juin 1918, il fait partager, dans un texte intitulé « L’appel de notre génération » paru dans la revue Szabadgondolat, tout son espoir et affirme que « les plus grands cataclysmes depuis les croisades et la Réforme » doivent être affrontés. Il se prononce pour un dialogue avec les communistes ; ceux-ci, dont le parti est fondé le 24 novembre 1918, ne sont pas encore considérés comme un recours. La profonde intuition politique de Polanyi ne l’empêche pas, le 1er décembre 1918, de soutenir que toute idée de dictature doit être bannie, quand bien même elle émanerait du prolétariat. Sa revue consacre un numéro spécial au bolchevisme ; un dialogue avec Lukacs, dont les positions marxistes sont affirmées, s’esquisse alors.

Comment Polanyi peut-il concilier son attitude de dialogue avec les communistes, qui prennent le pouvoir par la proclamation de la République des Conseils le 21 mars 1919, alors même qu’il considère le précédent gouvernement du Comte Karolyi comme étant sien ? Il écrit dans La Grande Transformation, plus d’un quart de siècle après ces événements : « La Hongrie a eu un épisode bolchevique qui lui avait été littéralement imposé quand la défense contre l’invasion française ne laissa pas d’autre choix au pays » . Les effets dus au contexte sont cruciaux, selon Polanyi, pour juger de la bonne attitude à adopter envers les communistes. Il faut d’ailleurs constater que c’est Karolyi lui-même, constatant son impuissance, qui donne le pouvoir aux communistes de Kun. Les cent trente-trois jours du pouvoir de celui-ci entraînent l’imposition de la dictature du prolétariat et se terminent par la défaite de l’Armée Rouge hongroise. L’impopularité des mesures de collectivisation et l’élimination de l’opposition expliquent en partie l’échec de Kun.

Les conditions extrêmes qui marquent la renaissance de la Hongrie moderne ne permettent une reconnaissance internationale de cet Etat qu’au prix d’une répression sanglante exercée par les sociaux-démocrates. La dictature exercée de fait par Horthy, qui dure jusqu’en 1944, instaure un pluralisme politique qui n’est qu’apparent. Ce régime politique incarne bien les conséquences de la politique du « cordon sanitaire », chère à Clemenceau, qui vise à contenir la révolution russe. Il s’agit en fait de priver certaines nations de leur capacité d’autodétermination. C’est la raison pour laquelle Polanyi, dans la dernière livraison de Szabadgondolat, s’en prend avec force aux violences réactionnaires orchestrées par Horthy à l’encontre des communistes. Il devient même communiste, pour la seule journée du 2 mai 1919, journée de péril pour la République des Conseils, lorsqu’il écrit à Lukacs, de son lit d’hôpital : « Je rejoins le Parti » . Polanyi témoigne donc de la sympathie aux communistes même si, en de nombreuses circonstances, il n’hésite pas à les critiquer avec dureté. Cette position particulière se retrouve dans les années 1940 quand Polanyi et sa femme, Ilona Duczynska, joue un rôle, certes modeste, dans l’établissement d’une médiation entre les communistes et le comte Karolyi laquelle trouve son aboutissement dans la création d’un Conseil Hongrois en exil.

En juin 1919, Polanyi quitte la Hongrie pour Vienne afin d’y subir une opération chirurgicale : il ne reviendra pas sur le territoire hongrois avant une quarantaine d’année ! C’est durant sa période viennoise que Polanyi, démocrate radical jusqu’alors, s’affirme durablement comme socialiste.

La période viennoise (1919-1933)

C’est grâce à Jaszi que Polanyi s’initie à la technique du journalisme en entrant dans le Becsi Magyar Ujsag (Les nouvelles hongroises de Vienne) ; il est pour un temps le secrétaire privé de Jaszi. Mais, en 1927, Polanyi estime qu’il faut rompre avec l’idée abstraite de démocratie dans la revue Lathahar : cet engagement progressif en faveur du socialisme l’éloigne progressivement de Jaszi. Il n’en reste pas moins que certaines de ses positions dans ce journal sont vivement critiquées par les communistes hongrois en exil. Il critique en effet les léninistes qui qualifient les sociaux-révolutionnaires russes « d’agents de la bourgeoisie » dans un article sur les procès de Moscou qui se tiennent en 1922. Dans cet article publié dans Die Wage, Polanyi craint que « les méthodes odieuses utilisées dans le drame sanglant que l’on rejoue à Moscou ne risquent de vider la révolution russe de ses idéaux et de sa force, dont l’absence coûtera un jour très cher aux travailleurs russes » . Il compare les méthodes de Lénine à celles dont Marx usa pour liquider Bakounine. Ce qui est en jeu n’est pas la profondeur des analyses : Polanyi trouve les analyses de Marx bien supérieures à celle de Bakounine. Polanyi conteste les méthodes : autoritarisme, centralisation et bureaucratisation dont on peut mesurer l’effet délétère. Polanyi semble ainsi rejeter le marxisme orthodoxe et la social-démocratie .

Il se marie en 1923 avec Ilona Ducyznska, une jeune femme issue de la vieille élite hongroise et franchement éprise d’action politique concrète, contrairement à lui. Elle est arrêtée en 1917 pour son activité contre la guerre, mais elle participe tout de même au mouvement révolutionnaire mené par Kun dans les années 1918-1919 avant de connaître, elle aussi, l’exil pour Vienne. Ducyznska est exclue du Parti en 1922 pour avoir critiqué l’effet néfaste de la conception militaire du Parti sur les esprits, ses options étant qualifiées de « luxembourgistes rétrogrades » . Elle n’en demeure pas moins une militante active et elle participe à l’insurrection des travailleurs autrichiens en 1934 contre le régime fascisant qui se met en place. Elle ne rejoint son mari en Angleterre qu’en 1936.

Durant l’été 1924, à l’invitation de Federn, un libéral de progrès, Polanyi rentre dans le conseil éditorial de l’Österreichische Volkswirt (L’économiste autrichien), l’un des journaux les plus en vue d’Europe centrale ; il est chargé, entre autres, des questions internationales. Il occupe une place de premier plan à l’Österreichische Volkswirt jusqu’en 1933, date à laquelle ses collègues lui conseillent de quitter l’Autriche compte tenu du caractère de plus en plus répressif que prend le régime . Il rédige de nombreuses notes politiques et économiques qui engagent la ligne même de ce journal centriste dont il incarne l’aile gauche . P. Drucker, qui deviendra après-guerre un théoricien célèbre du management, fait alors la connaissance de Polanyi pendant une conférence de rédaction du journal et note, à cette occasion, la profondeur des intuitions de celui-ci. Contre l’avis de ses collègues du journal, Polanyi mesure le danger réel du nazisme en 1927, l’erreur majeure de la réévaluation de la Livre Sterling et la portée du travail de Keynes, l’illusion du boom de Wall Street . Après 1933, le journal se censure de plus en plus fortement. Profitant sans doute des derniers moment de totale liberté d’expression dans ce journal, Polanyi avertit, après avoir rappelé le caractère profondément dangereux du traité de Versailles : « L’Etat allemand a adopté une idéologie dont la fin la plus haute consiste en la destruction du concept même d’humanité » . Trop peu d’intellectuels et d’hommes politiques comprennent alors la signification historique de la prise de pouvoir par Hitler.

Les années viennoises de Polanyi ne sont pas seulement marquées par le journalisme. Ses convictions socialistes sont la source d’inspiration de ses premières contributions théoriques en économie politique. C’est à ce moment que Popper rencontre Polanyi ; il est possible de retrouver un écho de ces discussions dans le célèbre ouvrage de Popper, The open society and its enemies . En 1922, Polanyi engage avec Mises un dialogue sur la possibilité même du socialisme dans la revue Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, fondé par Sombart et Weber. Dans un article de 1920, Mises affirme l’impossibilité d’un calcul économique rationnel au sein d’une économie planifiée centralement. Or, le socialisme de Polanyi est tout autre, comme nous le verrons. C’est sans doute parce Polanyi présente la particularité d’intégrer la question de la rareté et les conflits d’intérêts que Mises répond à Polanyi en 1924 dans cette même revue . Le dialogue se poursuit par une réponse de Polanyi en 1924 dans le même organe. En 1925, Polanyi fait une dernière contribution marquante pour ce débat dans der Kampf, revue mensuelle des austromarxistes depuis 1907 . Contre le marxisme de la vulgate, la démocratie n’est pas une superstructure du capitalisme libéral affirment Polanyi et Bauer ; ils sont convaincus de l’incompatibilité entre capitalisme et démocratie et croient que le socialisme aura pour tâche d’étendre les libertés. Néanmoins, l’échec de la grande grève anglaise de 1926 les jette dans un trouble profond . Beaucoup plus tard, entre 1941 et 1943, en écrivant La Grande Transformation, Polanyi tire les conséquences des difficultés de la transition démocratique au socialisme : celui-ci n’est plus la seule façon de rompre avec la société libérale.

La période anglaise (1933-1947)

Plusieurs faits expliquent le départ de Polanyi pour l’Angleterre. D’abord, il y a la suspension de la constitution autrichienne en 1933 qui contraint la direction de l’Österreichische Volkswirt à imposer le silence à la tendance socialisante incarnée par Polanyi. Les difficultés économiques deviennent ensuite sérieuses pour le journal qui ne peut plus avoir accès au marché allemand à partir de l’avènement du nazisme, au moment où la Grande Dépression réduit déjà les débouchés. Enfin, l’écrasement des forces démocratiques autrichiennes en 1934 rend tout retour fort difficile. C’est avec l’aide de cercles pacifistes anglais et de socialistes chrétiens que Polanyi parvient à s’établir en Angleterre.

Pour gagner sa vie, Polanyi donne, dans des petites villes du Kent et du Sussex, des cours du soir ayant pour thèmes l’histoire économique et les relations internationales. Cette activité s’inscrit dans le cadre de la Workers’s Economic Association et de l’Extra-Mural Delegacy des Universités d’Oxford et de Londres. Il doit l’obtention de ces emplois au théoricien socialiste Cole et à l’historien Tawney. Les notes de ces cours serviront de base à son ouvrage majeur, La Grande Transformation. Son séjour en Angleterre transforme ainsi le travail d’enseignant qu’il n’a jamais cessé d’exercer en une vocation. Déjà, le Cercle Galilée avait été un premier pas de la constitution de ce rapport particulier que Polanyi établit avec la pédagogie. De plus, à Vienne, où il avait vécu principalement comme journaliste, il avait aussi donné des cours à l’Université des Travailleurs de 1919 à 1933.

Dans un livre collectif publié en 1935, Christianity and social revolution, il publie un article « The essence of fascism » dont la version originale fut écrite, en 1930, sous le titre « Das Wesen des Faschismus ». Cet ouvrage collectif est un moment de constitution de cette « gauche chrétienne » dont Polanyi est un des théoriciens actifs. Il contribue ainsi à faire connaître les Manuscrits de 1844 de Marx au public anglo-saxon ; c’est l’occasion, pour lui, de renouer avec Marx grâce à ce texte qui lui semble exempt du déterminisme économique propre au Capital. Il estime par ailleurs que les oppositions concrètes qui existent entre les Eglises et la gauche doivent être dépassées car elles ont le même ennemi et partagent un socle de valeurs identiques. Cette question n’est pas théorique car, en Autriche, l’Eglise catholique est un allié précieux de la réaction fasciste. Polanyi en vient aussi à dénoncer les libéraux qui sont silencieux à l’égard des fascismes ; tout se passe, en effet, comme si le fascisme, cette révolution politique qui abolit les libertés fondamentales, est le prix nécessaire pour conserver le bien suprême, c’est-à-dire le régime capitaliste.

Malheureusement, la « gauche chrétienne », à l’image des intellectuels progressistes en Grande-Bretagne, est assez aveugle sur les dégâts et la signification profonde du stalinisme. En 1938, Polanyi adopte une ligne clairement prosoviétique : il estime que la planification a donné à l’URSS de Staline les moyens de contrer le nazisme et que, plus généralement, il faut soutenir le communisme soviétique qui œuvrerait en faveur d’un front commun s’opposant à l’Axe . Comme beaucoup d’intellectuels, il croit que les procès de Moscou n’étaient pas truqués. À n’en pas douter, c’est là le « point bas » de l’itinéraire d’un homme effrayé par le fascisme et tenté par la croyance en la réalité d’un idéal social. À la différence de son frère Michaël, il est indéniable que Polanyi se trompe sur la nature du stalinisme. Mais Michaël Polanyi affirme que la monstruosité nazie est fille du marxisme, ce qui est pour le moins discutable . L’opposition des deux frères est alors totale . Même si Polanyi admet ouvertement, plus tard, en 1955, s’être trompé sur la nature du stalinisme, son travail est essentiellement de rechercher la source même du fascisme dans la constitution de la société moderne, ce que contestent absolument les libéraux. L’idée maîtresse de Polanyi est que l’effondrement du vieil ordre des choses, une certaine modernité telle qu’elle s’élabore au XIXe siècle et se termine en 1914, porte en elle-même les prémices de la tragédie du XXe siècle. Son véritable objectif était la critique de ces partisans de l’économie de marché qui ferment les yeux, durant cette période tragique de la décennie 1930-1940, devant les « solutions » fascistes aux difficultés du capitalisme. Il faut donc relativiser cette erreur d’analyse que commet Polanyi à l’égard du régime stalinien ; c’est la menace immédiate que font peser les fascismes sur ces intellectuels, ainsi que l’attitude équivoque des libéraux du moment, qui expliquent en partie certaines erreurs.

L’intérêt que manifeste Polanyi à Vienne pour les relations internationales est loin de se démentir durant sa période anglaise. Il publie, en 1937, un ouvrage entièrement consacré à ce sujet : Europe To-Day, édité par le Workers’Educational Trade Union Committee (W. E. T. U. C.) et préfacé par Cole. Dans ce livre, issu de son activité enseignante des années 1930, il tente de donner une interprétation de la nature même des conflits qui agitent l’Europe. Il soutient que les clivages nationaux ne rendent pas essentiellement compte de la dynamique des déchirements européens : c’est une guerre de nature sociale qui se déroule à l’échelle même d’un continent. Ce thème, repris dans une perspective historique dans La Grande Transformation, est central dans le travail de Polanyi. Selon lui, une perspective de longue période est nécessaire pour comprendre l’origine des changements majeurs ayant affecté le monde dans les années 1930. Il convient de comprendre que la « dissolution du système économique mondial (...) commencée en 1900 » avive la contradiction entre l’ordre politique et l’ordre économique, ce qui est la cause directe de l’impasse fasciste. Or, ce système économique faisait partie d’un système social plus vaste, la « société de marché ». La problématique de La Grande Transformation s’énonce ainsi : « Pour comprendre le fascisme allemand, nous devons en revenir à l’Angleterre de Ricardo » . Nous avons qualifié la période 1933-1947 d’ « anglaise » par commodité. En effet, Polanyi voyage souvent aux Etats-Unis durant cette période, allant jusqu’à donner des conférences dans trente-huit Etats américains. Il reste aux Etats-Unis de 1941 en 1943, à Bennington College (Vermont), grâce à la médiation de P. Drucker et à une bourse de la Fondation Rockefeller qui lui permet d’écrire La Grande Transformation.

La période nord-américaine (1947-1964)

C’est par nécessité qu’il retourne aux Etats-Unis : il ne trouve pas d’emploi au Royaume-Uni. Or, le grand économiste institutionnaliste américain, John Maurice Clark (le fils du théoricien marginaliste John Bates Clark), fortement impressionné par La Grande Transformation, invite Polanyi comme « Visiting Professor » en cette année 1947. Cette reconnaissance est importante, mais assurément partielle : Polanyi a 61 ans. Il ne s’établit vraiment en Amérique du Nord qu’en 1950 quand sa femme vient le rejoindre. Mais ils ne peuvent pas vivre aux Etats-Unis et doivent s’établir au Canada, à Toronto, parce que l’ancienne appartenance de sa femme au parti communiste hongrois vaut inscription sur la « liste noire » des personne jugées indésirables par le gouvernement des Etats-Unis. En 1957, on lui découvre un cancer qui nécessite des opérations chirurgicales, ce qui ne l’empêche pas de travailler sans relâche jusqu’à sa mort, sept ans plus tard, le 23 avril 1964. En 1963, il a le temps de revoir sa terre natale, où ses cendres ont été transférées en 1986. En décembre 1963, la revue Kortars (Contemporain) publie un texte intitulé « Le devoir de notre génération » où il appelle les jeunes intellectuels à une « contre-offensive envers le capitalisme » , tout étant pleinement conscient des défauts du « socialisme réel ». La mort de Staline en 1953 et la révolution hongroise de 1956 sont pour lui de grands motifs de satisfaction dont témoignent un texte non publié et une lettre à son frère . Le dernier projet de Polanyi est la création d’une revue interdisciplinaire, Co-Existence, destinée à promouvoir la coexistence entre les deux blocs durant la Guerre Froide au moyen de « l’étude comparée de l’économie et de la politique » .

D’importantes contributions en histoire et en anthropologie économique couvrent toute la période allant des années 1950 jusqu’à sa mort, ce qui explique l’existence de nombreux textes publiés à titre posthume. Citons Dahomey and the Slave Trade et un livre très connu dans le monde anglo-saxon, édité par Pearson, The Livelihood of Man . Ce livre est un ensemble de contributions à la cohérence parfois très problématique que Polanyi n’a pas pensé publier de son vivant ; ce sont les notes de ses cours à l’Université Columbia qui sont au cœur de cet ouvrage. Sa retraite officielle en 1953 n’arrête pas pour autant sa production intellectuelle. C’est grâce à une bourse de la Fondation Ford que Polanyi peut participer à la direction jusqu’en 1958 de l’Interdisplinary Columbia Project portant sur les « aspects institutionnels de la croissance économique ». La parution en 1957 de Trade and Markets in Early Empires va permettre à Polanyi, ainsi qu’à une école qui se réclame maintenant de son œuvre (les « substantivistes »), d’occuper une place décisive dans les sciences sociales. C’est surtout par le biais de l’anthropologie et de l’histoire économique qu’on redécouvre aujourd’hui l’œuvre de Polanyi.

Son œuvre est le fruit des défis du XXe siècle. Parlant des Polanyi, P. Drucker affirme « l’intéressant chez eux, ce n’est pas leurs vies, c’est la cause qu’ils ont servie et son échec. Ils ont tous fait de grandes choses, mais jamais ce qu’ils ambitionnaient de faire (...) ils ont cru au salut par la société, et ils ont fini par y renoncer, par en désespérer ». La fin de la vie de Polanyi est certes contrastée : l’érudit qui s’adonne à l’histoire économique pour ses cours d’« Histoire économique générale » à l’Université Columbia n’est plus le journaliste de la Vienne des années 1920 qui professait un socialisme apparaissant porteur d’un avenir évident pour beaucoup. Cet « échec » de vie des Polanyi, s’il existe, est surtout un reflet des tragédies du siècle passé. Ce qui peut paraître comme un « échec » est plus sûrement un choix découlant d’une éthique. Dans un texte remarqué par l’historien Johnston , Polanyi réfléchit, à la fin de sa carrière, au personnage de Hamlet. Comme l’écrit Kari Polanyi-Levitt, l’importance accordée au personnage de Hamlet est significative : Polanyi « ne voulait pas hériter du royaume du Danemark ». Il haïssait une société qui aurait pu lui donner une réussite facile, mais n’est-ce pas là un ressort de sa créativité ?


Jérôme Maucourant, économiste, est maître de conférences à l’université de Saint-Etienne et membre de l’UMR 5206 TRIANGLE (CNRS-ENS-LSH/U. Lyon 2/IEP de Lyon).
Ce texte est un extrait du premier chapitre du livre de Jérôme Maucourant, Avez-vous lu Polanyi ?, publié en 2005 aux éditions La Dispute, que nous remercions vivement pour leur aimable autorisation de reproduction. Ce texte a également été publié par la Revue du Mauss semestrielle, Avec Karl Polanyi. Contre la société du tout-marchand, n°29, premier semestre 2007, p. 35-62.

// Article publié le 16 mars 2010 Pour citer cet article : Jérôme Maucourant , « Karl Polanyi, une biographie intellectuelle », Revue du MAUSS permanente, 16 mars 2010 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Karl-Polanyi-une-biographie
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