André Gorz est l’un des penseurs les plus originaux et féconds de la seconde moitié du XXe siècle et du tout début du XXIe. Tour à tour et simultanément philosophe, économiste, sociologue, en tant que journaliste ou écrivain, il a laissé une œuvre considérable, toujours en mouvement pour analyser les transformations permanentes de la société, notamment celles du travail, sous l’impulsion d’un capitalisme de plus en plus envahissant. Françoise Gollain propose un portrait de Gorz dans un livre d’une densité impressionnante, assis sur une documentation quasi exhaustive des écrits de ce penseur : André Gorz, Une philosophie de l’émancipation (Paris, L’Harmattan, 2018).
Françoise Gollain, philosophe et sociologue elle-même, était bien placée pour réaliser ce portrait puisqu’elle a connu Gorz, a entretenu avec lui une discussion et une correspondance suivies. Elle a eu accès bien sûr à tous les livres de Gorz et à une partie importante des documents entreposés dans le fonds André Gorz de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine. Depuis la disparition de Gorz en 2007, beaucoup de rétrospectives et d’essais lui avaient déjà été consacrés [1], mais le livre de Françoise Gollain complète ceux-ci très utilement parce qu’il met en lumière la cohérence entre les premiers écrits philosophiques du penseur dans les années 1950 et ses livres ultérieurs qui portent essentiellement sur l’évolution du travail et de son rapport au capital, dans la perspective de l’émancipation humaine.
L’émancipation : un combat pour le sujet
Au début de son aventure théorique et humaine, Gorz est marqué par la philosophie existentialiste de Sartre, qui restera toujours pour lui le point d’ancrage de ses réflexions socio-économiques. Comment résumer sans le trahir l’échafaudage qu’il construit dans Le Traître (1958), La Morale de l’histoire (1959), et Fondements pour une morale (1977) ? Françoise Gollain y consacre la première partie de son livre. Indispensable pour ceux qui n’avaient pu lire que les travaux postérieurs de Gorz.
Structures objectives et subjectivité
Françoise Gollain situe d’abord l’origine des interrogations de Gorz : la conscience de « la contradiction dynamique entre l’objectivité et la matérialité des structures économiques, sociales et politiques d’une part, et la subjectivité individuelle de l’autre » qui sera « le moteur de son œuvre » (p. 17) [2]. Pourquoi un tel axiome ? Parce qu’une histoire déterminée « conduirait au règne du non-sens » dans la mesure où « il n’y a de certitude, de sens, de compréhension, etc., que pour quelqu’un » (cité p. 18). Le combat pour l’émancipation est donc un combat pour le sujet. Avec ce choix, Gorz ne pouvait que rencontrer la phénoménologie de Husserl et de Merleau-Ponty, c’est-à-dire l’exploration des phénomènes à partir de l’expérience des sujets. Le titre énigmatique Le Traître désigne « celui qui révèle ce hiatus entre existence subjective et objective » (p. 51). Gorz est donc aux antipodes d’une approche essentialiste de la liberté et il marque alors rapidement « son intérêt pour l’anthropologie du jeune Marx qui conçoit l’homme comme activité libre et consciente » (p. 24). C’est ainsi qu’on trouvera plus tard Gorz en total accord avec « le concept marxien de ’travail’ qui renvoie à l’acte d’autocréation de l’homme par lui-même qui constituera l’une des prémisses philosophiques de la critique du travail d’André Gorz » (p. 25, et aussi p. 15).
Françoise Gollain montre bien que, loin de théoriser un individualisme égocentrique, Gorz place l’« assomption » de la subjectivité au carrefour de l’expérience individuelle et collective. « Je ne suis libre, je ne suis homme que par la médiation des autres et de la société, ma réalité humaine est conditionnée par eux et par la texture et l’organisation du monde, et rien ne garantit que celles-ci soient jamais telles que la réciproque des libertés y soit possible. » (cité p. 51). Il s’ensuit une perspective stratégique claire : « Au ’terrorisme du réel’ régnant durant la période stalinienne, et imposé au nom de la nécessité historique, Gorz oppose à sa suite non pas un anti-déterminisme radical, mais une conception dialectique du rapport entre nécessité et liberté qui laisse indéfiniment ouvert le sens de l’Histoire. » (p. 57). Il ne faudrait pas voir non plus chez Gorz une trace de naturalisme car « nous sommes donnés à nous-mêmes comme l’obligation de nous faire ce que nous ne sommes pas naturellement (’condamnés à être libres’, selon la formule de Sartre » (cité p. 205). Et Françoise Gollain précise : « la subtilité du raisonnement gorzien doit être soulignée ici : l’inhérence au monde vécu, parce qu’elle est charnelle, ne saurait être adhésion à ce monde » (p. 206). Cela signifie que « le vécu du corps représente une source possible d’insoumission » (p. 206). Gorz le dit ainsi : « Pour Marx, de même que pour Sartre, l’histoire n’est donc pas la réalisation d’une nature humaine, mais la production historique de l’homme par l’homme. […] l’être de l’homme est en suspens dans l’Histoire ; il n’existe que comme exigence de supprimer toutes les conditions par lesquelles l’homme, en tant que praxis souveraine, est nié et écrasé, mais il n’y a aucune garantie que cette exigence sera réalisée. » (cité p. 56-57).
Choix philosophique et épistémologique
Exprimer son choix philosophique constitue chez Gorz un parti pris épistémologique. Puisque le sujet est au centre du combat pour l’émancipation, Gorz s’oppose aux diverses formes du structuralisme en vogue, surtout en France, dans les années 1960-70, sous l’influence de Foucault, d’Althusser et de Lévi-Strauss. Françoise Gollain écrit : « le sens ne saurait se limiter à n’être qu’un effet de structure. […] La querelle porte donc sur le statut même du sens : alors que les structuralistes relativisent sa place – il n’est que l’effet d’un système de signes – conférer un sens à l’histoire est le projet de l’homme chez les sartriens ; le sujet, en se dépassant, donne un sens aux choses. » (p. 85).
Et Françoise Gollain explique que Gorz cerne bien « l’ambiguïté de la théorisation de Marx : le communisme y est tantôt présenté comme une nécessité inexorable résultant du développement des forces de production, tantôt comme l’entreprise de création d’un monde humain » (p. 59). Or, « la maîtrise de l’hostilité première de la nature demeurera par conséquent un effort permanent et un projet fondamentalement inachevé, même par les sociétés les plus efficaces, égalitaires et modernes ; d’où la question fondamentale de l’allocation du temps – de travail – dans toute société » (p. 186). Il s’agit donc de fonder « le communisme ’sur autre chose encore que de prétendues nécessités économiques’ à partir d’une lecture existentialiste des textes de Marx » (p. 61-62). Une entreprise contrariée par l’aliénation des besoins qui est cause d’hétérodétermination, dont la critique va mener Gorz « du pouvoir ouvrier à l’écologie politique » (titre de la deuxième partie du livre de Françoise Gollain).
Quels « adieux au prolétariat » ?
Ici commencent dans le livre de Françoise Gollain la recension et l’explicitation des travaux de Gorz pour lesquels il est le mieux connu. On peut les situer sur trois plans convergents : la critique des besoins, celle des outils et celle du travail.
Critique du productivisme et critique du travail
Sur le premier plan, Gorz s’écarte de l’idée qu’il y aurait des besoins fondamentaux et des besoins historiques, parce que « les premiers sont toujours socialement médiés, mais ils le sont de manière négative en système capitaliste car la recherche de l’optimum économique ne garantit nullement que les objets, produits désormais en masse, soient les plus aptes à satisfaire les besoins nouveaux des individus » (p. 94).
Avec Marcuse et Trentin, Gorz va lier la critique du productivisme – inhérent à la production et à la consommation de masse – à la critique du travail. « Il existe une contradiction entre l’essence active et essentiellement créatrice du travail qui, pour le travailleur, fait sens en tant que production d’un monde humain et le statut passif de marchandise pour un profit qui lui est assigné en système capitaliste. La condition ouvrière procède par conséquent de la finalité assignée à l’exploitation du travail et non de cette dernière seulement, puisque l’élévation du niveau de consommation masque l’aliénation des travailleurs. » (p. 99).
Cela explique le grand intérêt de Gorz pour le mouvement syndical italien des années 1960 et le mouvement opéraïste, dont la pratique était symbolisée par les mots d’ordre de contrôle ouvrier et d’autonomie ouvrière, théorisé notamment par Bruno Trentin et Mario Tronti. C’est la période pendant laquelle Gorz est encore attaché à l’idée que la première émancipation doit être celle du travail. C’est aussi celle où il pense que la complexité croissante du travail permettra d’« amenuiser l’asservissement et la déshumanisation » (p. 106).
Mais Françoise Gollain attire vite l’attention sur le fait que Gorz, influencé par Stephen Marglin et Harry Braverman, va revenir sur ses illusions concernant « les vertus d’une évolution purement technique car le choix des techniques est toujours motivé par le souci d’assurer au capital le maximum de pouvoir et de contrôle sur le travail vivant. Ce souci de pouvoir est au moins aussi déterminant que le souci de productivité. » (p. 119-120). Il en résulte pour Gorz que « la satisfaction des exigences autogestionnaires suppose non seulement la subversion des rapports de propriété mais également des techniques et moyens de production » (p. 123, et aussi p. 124). D’où sa « critique du gigantisme des outils et de la technocratie » (p. 123 et suiv.), en relation avec les thèses d’Ivan Illich (p. 127 et 138).
La rencontre de Gorz avec l’écologie politique était inscrite dès ses premiers écrits, notamment Écologie et politique (1975). Mieux, c’est à lui en particulier que l’on doit la rencontre de l’écologie avec le social et le politique, avec comme objectif clairement affiché : subvertir le capitalisme, en précisant qu’« un choix écologiste véritable n’est en aucun cas compatible avec le capitalisme, en période de croissance comme de récession » (p. 140). Ainsi, l’accumulation du capital est confrontée à des limites internes mais aussi à des limites externes : une raison supplémentaire de marier Marx et l’écologie puisque Gorz « pose l’existence d’un lien structurel entre cette crise [écologique] et la crise capitaliste et postule un fondement environnemental à la baisse tendancielle du taux de profit : la rentabilisation du capital rencontre des limites physiques » (p. 143).
Quelle stratégie émancipatrice ?
Il reste le point épineux de la stratégie conduisant à l’émancipation, après que Gorz eut écarté l’hypothèse du « retour à des formes d’activité pré-industrielle de production du nécessaire » (p.176). Tout aussi nettement, il récuse les « tendances anarchisantes de gauche », parce qu’il « refuse la disparition de cette [l’État] sphère » et que « l’existence des deux sphères séparées […] est la condition de l’autonomie de l’individu et de la liberté d’association qui fonde l’existence d’une société civile » (p. 184).
Gorz rompt « avec fracas », dit Françoise Gollain (p. 148), avec la mission historique assignée au prolétariat par Marx : se libérer par le travail et dans le travail. C’est ce qu’elle appelle le « tournant majeur » (p. 150) de Gorz. La capacité révolutionnaire ouvrière s’est éteinte avec « la société comme grande machine » (p. 153). Elle cite la sentence des Adieux au prolétariat : « avec l’ouvrier professionnel polyvalent, sujet possible de son travail productif, et, partant, sujet possible de la transformation révolutionnaires des rapports sociaux, a disparu la classe capable de prendre à son compte le projet socialiste. » (cité p. 153). Et cela au point « qu’il n’y a rien à attendre de ce prolétariat qui, en vertu de cette solidarité essentielle entre salariat, productivisme et érosion de la démocratie, fonctionne comme le double du capital » (p. 158). « Une image inversée », dit Gorz.
Mais alors, qui pour prendre la relève ? « La non-classe de non-travailleurs » parce qu’elle « se pose comme sujet par refus du travail social, par la négation d’un travail perçu comme négation (c’est-à-dire comme aliénation) » (cité p. 159). Françoise Gollain en déduit que « de par cette double négation, cette formule témoigne de sa fidélité au schéma de la dialectique hégélienne-marxienne » (p. 159). « Le terme à dessein provocateur de ’non-classe’ désignait non pas une couche identifiable, mais des catégories de salariés dont le travail de plus en plus rare, n’était plus la source de l’identité – tout à la fois subjective et de classe. » (p. 160).
C’est ici que débute (ou devrait débuter) la discussion. Où a-t-on vu que le travail était de plus en plus rare dans le monde ? Le travail de qui ? Quel type de travail ? Le travail salarié ? Quelles statistiques permettent d’établir qu’il y a « un nombre global plus faible d’actifs dont le travail valorise du capital » (p. 271) ? La hausse de la productivité du travail est indéniable (encore qu’elle ralentisse depuis plusieurs décennies), mais le nombre de salariés n’a jamais été aussi grand dans le monde. Un rapport du BIT de 2017 évalue à 3,2 milliards le nombre d’emplois en 2016, soit près d’un milliard de plus qu’en 1991. [3] Certes, cette évaluation ne dit rien de la qualité des emplois. Mais ne faut-il pas distinguer 1) le nombre d’heures de travail pour produire une unité de marchandise, 2) le nombre global d’heures de travail employées dans le capitalisme moderne, et 3) le nombre de travailleurs ? Les deux premiers nombres sont à la baisse, mais pas de façon proportionnelle (le premier baisse plus que le second) ; le troisième est à la hausse.
Qu’est-ce qui permet de dire que « cette non-classe de non-travailleurs ’a sur la classe ouvrière de Marx un avantage supplémentaire d’être d’emblée consciente d’elle-même, c’est-à-dire une existence indissolublement objective et subjective, collective et individuelle’, car elle se compose d’individus pour qui le travail est un hors de la vie, un temps mort unitaire » (p. 161) ?. Cette non-classe composée selon Gorz « d’individus librement-flottants » (cité p. 161) est qualifiée par Françoise Gollain de « nébuleuse » (p. 161). Comment résoudre cette contradiction, puisque Gorz, restant très marxien non marxiste, garde quand même en tête la place occupée dans les rapports de production pour définir l’identité des individus et des groupes, mais fait un pas de côté lorsqu’il s’agit de rendre compte de l’évolution contemporaine du travail ?
La réponse de Gorz est rapportée par Françoise Gollain : selon lui, il faut, dit-elle, « sortir de la société salariale à la faveur de la révolution micro-électronique » (p. 163 et suiv.). Ainsi, Gorz pourfendeur, on l’a vu, du moindre déterminisme technique et économique, revient un peu sur ses pas – sinon la contradiction précédente ne pourrait être posée et a fortiori résolue – pour dire que le déterminisme est négatif, « au sens où les ’technologies-verrou’ interdisent une utilisation conviviale et une appropriation du travail » (p. 168). Mais n’est-ce pas au prix d’une nouvelle contradiction ? Dans Les chemins du paradis, L’agonie du capital (Paris, Galilée, 1983, p. 70), Gorz écrit :
« L’automation a pour effet de réduire les quantités absolues de capital pouvant être valorisées par la production d’une quantité croissante de marchandises, tant matérielles qu’immatérielles. […] Autrement dit, l’automation abolit les travailleurs en même temps que les acheteurs potentiels. La consommation de la production ne peut être assurée que par des distributions de pouvoir d’achat extérieures au circuit économique classique, c’est-à-dire ne reposant pas sur des échanges marchands et ne rémunérant pas un travail. » (cité p. 164).
Pour l’instant, Gorz ne dit pas d’où jaillirait cette source miraculeuse de revenus supplémentaires. Simplement, considère Françoise Gollain, « le passage au communisme qu’André Gorz revendique désormais explicitement s’opère donc par dépérissement du salariat et instauration de la garantie du revenu à la faveur de la crise de la loi de la valeur » (p. 165, souligné par nous).
Quelle crise du capitalisme ?
L’un des grands intérêts du livre de Françoise Gollain est de permettre de comprendre les revirements, parfois complets, de Gorz : du contrôle ouvrier aux adieux au prolétariat, de la réduction du temps de travail au revenu d’existence garanti, de la valeur comme Marx à la valeur dans un ailleurs que la production.
Crise de la valeur ou crise de la loi de la valeur ?
Comment faut-il interpréter l’idée selon laquelle « grâce à une utilisation horizontale de l’outil informatique, le temps libéré pourrait servir à la création et à la coopération sociale dans le cadre d’une rupture à gauche (et non à droite) avec la loi de la valeur fondée sur l’attribution d’un revenu suffisant à vie » (p. 168) ? Cette rupture peut-elle être consommée si l’on « octroie un revenu en échange d’une fraction toujours plus faible de travail social » (p. 169) ? Le travail social, source de la valeur économique, n’a-t-il donc pas disparu ?
Gorz est trop fin analyste pour ne pas voir la difficulté théorique, et par conséquent politique, de ce problème. Françoise Gollain explique que c’est la rencontre avec les théoriciens du « capitalisme cognitif » et avec ceux du « courant critique de la valeur » qui va entraîner Gorz vers un nouveau pas de côté vis-à-vis du marxisme traditionnel, mais conforme à une certaine interprétation de l’un des passages les plus célèbres des Grundrisse de Marx où celui-ci théorise l’avenir du « travailleur collectif » devenu « general intellect », c’est-à-dire qui théorise le rôle toujours plus grand des connaissances, désormais principale force productive [4]. Cette généralisation de l’utilisation des connaissances fait-elle advenir un « travail immatériel », fait-elle s’évanouir la valeur provenant de la force de travail et est-elle la cause de la crise actuelle du capitalisme ? Telles sont les questions auxquelles Gorz va s’atteler dans la dernière partie de sa vie, et que Françoise Gollain analyse tout au long de la seconde moitié de son livre.
Cependant, la crise du capitalisme ne peut être vue sans porter un diagnostic sur l’effondrement de son avatar dénommé « socialisme réel ». L’expérience de l’URSS a échoué : « le remplacement du marché par le plan fut un échec parce qu’il correspondait à la tentative de rétablir des sociétés pré-modernes, fondées sur le postulat d’une unité indifférenciée des sphères économiques, politiques, culturelles et éthiques, et d’autre part, d’une indifférenciation du social et de l’individuel » (p. 211). On retrouve le fil conducteur de la pensée gorzienne : le lien entre la liberté et l’émancipation.
C’est ce même fil d’Ariane que suit Gorz pour analyser l’évolution contemporaine du capitalisme. Il rejoint partiellement les auteurs du cognitivisme (notamment Moulier Boutang, Negri, Vercellone) et plus complètement ceux du courant critique de la valeur (Kurz, Jappe, Postone). Pour tous ces auteurs, dont Gorz, la difficulté pour le capitalisme de produire de la valeur et de la réaliser monétairement sur le marché est une crise de la loi de la valeur parce que celle-ci ne s’appliquerait pas à l’immatériel, dont les connaissances que le système a de la peine à faire fonctionner comme capital rentable. Pour Gorz, épousant sur ce point le marxisme traditionnel repris par le courant critique de la valeur, « le concept de valeur ne s’applique correctement qu’aux marchandises, c’est-à-dire aux biens et aux services produits en vue d’un échange marchand » (p. 320) [5]. Plusieurs questions sont alors ouvertes.
Premièrement, peut-on dissocier la force de travail intellectuelle et la force de travail physique si l’on a posé dès le départ l’hypothèse phénoménologique de l’expérience du vécu ? En termes de matériel/immatériel, tout travail n’est-il pas matériel et immatériel, sans même parler de la quantité de matières nécessaire à la production dite immatérielle ?
Deuxièmement, Gorz identifie clairement la difficulté de produire de la valeur. Pour les cognitivistes et pour le courant critique de la valeur, rejoints par Gorz, « le capitalisme dit cognitif est la crise du capitalisme » [6]. Que le capitalisme impose sa loi de la valeur, c’est un fait, qu’il soit en crise est également avéré, mais cela autorise-t-il à y voir une crise de la loi de la valeur ? Une discussion traverse à ce sujet les auteurs se réclamant de Marx. Sans aucun doute, cette crise de production de valeur est une diminution de la valeur – et donc des possibilités de profit – au fur au à mesure que progresse la productivité du travail. Mais n’est-ce pas une stricte application de la loi de la valeur « qui n’a jamais été aussi forte qu’aujourd’hui », rétorquait Jean-Marie Vincent à Gorz [7] ? Si Vincent a raison, la dégénérescence de la valeur (synonyme de la hausse de la productivité du travail) devrait être distinguée d’une dégénérescence de la loi de la valeur [8]. Françoise Gollain note la référence de Vincent (en bas de page 278) où celui-ci marque son opposition sur ce point à Gorz, mais elle ne donne pas corps à cette discussion. Est-ce parce qu’elle signale à plusieurs reprises dans son livre la très grande proximité par ailleurs entre Vincent et Gorz et même l’influence du premier sur le second ? Pourtant, l’éclaircissement de ce point permettrait d’avancer ensuite dans la controverse sur le revenu d’existence garanti.
De même, de quels éléments factuels disposons-nous pour étayer l’idée de « l’effondrement tendanciel de la loi de la valeur » et celle du fait que « nous avons atteint l’ère des apparences – de rémunération, de marchandises, de rapports marchands – au cours de laquelle un autre but se voit substitué à l’accumulation du capital » (p. 165). Cet aboutissement qui serait déjà là est le même que celui qu’entrevoit Anselm Jappe qui caractérise la crise actuelle comme « l’époque de la décomposition du capitalisme » [9]. Ce diagnostic semble fragile : assistons-nous à une décomposition du capitalisme mondial ou à un renforcement de la lutte menée par la classe dominante pour relancer par tous les moyens (anti-sociaux, anti-écologiques et financiers) sa machine destructrice à faire du profit ?
L’ambivalence du travail vivant
Très certainement, il y a en filigrane derrière ces dissensions un débat deux fois millénaire (puisqu’il remonte aux Grecs anciens) sur le concept de travail. Françoise Gollain rapporte clairement que Gorz convoque Hannah Arendt « pour rappeler que l’ordre social antique n’était pas fondé sur le travail » (p. 225). Mais c’est le même Gorz qui parle ailleurs d’« un égarement » d’Hannah Arendt [10] ; au lieu de voir le travail comme un composé inextricable d’asservissement et de libération dans la réalité, beaucoup de commentaires situent une contradiction dans la conceptualisation du travail par Marx, resté partiellement hégélien sur ce point. Et, sur ce plan-là, Gorz reste fidèle à Marx, notamment au jeune Marx des Manuscrits de 1844. Peut-être pourrait-on voir ici, non pas une « rupture majeure » de plus de Gorz, mais une hésitation, ou une ambivalence, qui finalement ne serait pas éloignée de celle de Marx, qui, tout au long de son œuvre, a maintenu une conception duale du travail : le travail a une dimension anthropologique et une dimension socio-historique, car, par le travail, l’homme « se produit lui-même » et simultanément produit ses conditions matérielles d’existence.
Le travail et la théorie de la valeur étant les pommes de discorde de toute l’histoire de la philosophie politique, de l’économie politique et de la critique de dernière, il n’est pas étonnant que l’on en retrouve des traces profondes chez Gorz. Françoise Gollain rapporte que « auparavant, l’essentiel des besoins était couvert par l’autoproduction dans le cadre de la communauté domestique et villageoise à travers une diversité d’activités de subsistance qui n’étaient ni évaluées ni échangées. À mesure que la production et la consommation marchandes perdent leur caractère marginal, le ’travail’ effectué dans l’espace public apparaît comme une prestation mesurable et rétribuée car elle acquiert une valeur d’échange. » (p. 226). Or, que nous apprennent l’anthropologie et l’histoire ? Les activités marchandes étaient, avant le capitalisme, bien moindres que les activités domestiques ou en auto-production-consommation, mais elles n’étaient pas inexistantes. D’ailleurs, l’intuition de la valeur d’échange remonte à Aristote et à sa « chrématistique ». Et Marx, dès les premières pages du Capital, distingue les rapports marchands des rapports capitalistes, les premiers dépassant historiquement et logiquement les seconds. Ce raisonnement ne vaut-il pas également pour le travail ? Paradoxalement, Gorz donne lui-même la réponse : « Gorz, lui, écrit Françoise Gollain, admet comme incontestable que le ’travail’ au sens de poiésis est un besoin historico-fondamental : le besoin qu’éprouve l’individu d’imprimer sa marque au monde environnant et de se saisir, à partir des transformations objectives qu’il y réalise, comme sujet autonome et liberté pratique. » (p. 229).
Comment, dans ces conditions hautement complexes et contradictoires, construire une stratégie qui permettrait d’aller de l’hétéronomie à l’autonomie ? « La définition gorzienne du travail repose sur une définition exigeante d’une praxis autonome – le résultat des activités correspond à l’intention qui leur a donné naissance – qui justifie la revendication d’une perte de centralité du travail (hétéronome). » (p. 229). Françoise Gollain souligne que Gorz a voulu « mettre un terme à la confusion qui a caractérisé le débat français des années 1990 sur la ’fin du travail’ qui était à son sens marqué par une indifférenciation problématique » (p. 229). Et Gorz insiste : il faut « libérer le travail de la tyrannie de l’emploi » (cité p. 230). Est-il certain que Gorz clarifie vraiment cette question qui, il est vrai, est entourée de la plus grande confusion dans la littérature économique et dans le débat public ? En réalité, sont confondus travail et travail salarié, et n’est pas compris le fait que l’emploi est le cadre socio-institutionnel dans lequel le travail est mis en œuvre et qui comporte autant de raisons de s’insurger contre ses conditions que de raisons de le protéger. À cet égard, il faut se souvenir de la critique que faisait Robert Castel de l’oubli ou de la négation des droits sociaux conquis par les salariés qui leur procuraient une « dignité sociale » [11]. Dès lors, « abolir le travail-emploi » ou « oser l’exode de la société de travail » (cité p. 229-230) ne seraient-ils pas un retour en arrière par rapport à l’idée que le travail est un besoin fondamental et aussi par rapport au fait que le travail est un acte social, au-delà même de la liberté que chacun possède de lui donner un sens. De plus, Alexis Cukier fait remarquer que l’idée de Gorz de chercher hors du travail les racines de l’émancipation se heurte à « l’ampleur de la transition écologique qu’il est urgent d’amorcer [et qui] nécessite de mettre les puissances du travail au service d’objectifs démocratiques et écologistes » [12]. Il s’ensuit que, en dépit de tout, de sa précarisation, de son aliénation, de la perte de son sens par chacun des travailleurs, et même de sa diminution quantitative dans le temps de vie, le travail vivant n’en reste pas moins central. [13]
Le revenu universel d’existence : revenu primaire ou transfert social ?
Françoise Gollain aborde la dernière bataille théorique et politique de Gorz : celle en faveur du revenu universel ou revenu d’existence. [14] On devine maintenant que le revirement de Gorz à ce sujet est dû à son adhésion, au moins partielle, à la thèse du cognitivisme et à l’idée que la force de travail n’était plus la source de la valeur. Françoise Gollain examine en détail le cheminement de Gorz. « Le capitalisme ne se perpétue et ne fonctionne que sur des basses fictives de plus en plus précaires. » (cité p. 276). Car, « dans le cadre d’une économie dite de la connaissance, la production de valeur repose d’autre part sur l’instauration de rentes de monopole » (p. 276, souligné par nous). Mais, c’est aussitôt pour dire que « contrairement au profit, la rente ne crée aucune valeur supplémentaire mais redistribue sa masse aux entreprises les plus ’innovantes’ » (p. 277). Il y a là quelque aspect contradictoire : si la rente n’est pas une valeur nouvelle – ce qui est exact –, comment peut-on parler de production de valeur ? Autrement dit, d’où vient la rente ?
C’est ce problème qu’on retrouve à propos du revenu universel. Sur le plan éthique, Gorz considère qu’« ’en libérant la production de soi des contraintes de la valorisation économique, le revenu d’existence devra faciliter le plein développement inconditionnel des personnes au-delà de ce qui est fonctionnement utile à la production’, ou en d’autres termes, à une production de soi non instrumentale » (p. 298). Sur le plan économique, Gorz entend le revenu d’existence comme « revenu primaire » parce qu’il n’est plus « équivalent à la ’valeur’ du travail, autrement dit selon la théorie marxiste aux ’produits nécessaires à la reproduction de la force de travail dépensée’, mais ’aux besoins, désirs et aspirations que la société se donne les moyens de satisfaire’ » (cité p. 301). On s’étonne que Gorz utilise la notion de « valeur » du travail même entourée de guillemets car cette notion n’a aucun sens économique chez Marx. D’autre part, les « besoins, désirs, aspirations… » ne font-ils pas partie des besoins historiques et sociaux que Gorz avait pris soin auparavant de ne pas séparer des prétendus besoins fondamentaux ?
Enfin, il reste un mystère qu’aucun partisan du revenu universel, sous quelque forme que ce soit, n’a jamais levé : d’où viendra ce revenu dit primaire, puisque soi-disant il n’émane pas du travail productif, et qu’« il ne doit surtout pas s’inscrire dans une logique redistributive » (cité p. 301) ? Gorz n’étant pas un croyant en la génération spontanée a pendant longtemps associé le versement d’un tel revenu au maintien d’une sphère où le travail continue, de manière certes réduite, de produire de la valeur économique susceptible d’engendrer des revenus distribuables. Il prenait soin de préciser que le revenu universel devait être « assuré à chacun en échange de vingt mille heures de travail socialement utile que chaque citoyen serait libre de répartir en autant de fractions qu’il le désire, de façon continue ou discontinue, dans un seul ou dans une multiplicité de domaines d’activité, tout cela n’est possible que s’il existe un organe central de régulation et de compensation, c’est-à-dire un État » [15]. La réflexion de Gorz, ici, n’est pas seulement économique, l’industrie étant « inappropriable par nature » (p. 232), elle est aussi politique et éthique, puisqu’il subsistera de l’hétéronomie à côté de l’autonomie : « La reconnaissance de la part inéluctable d’aliénation que comporte toute vie en société préserve seule de l’aliénation absolue et du totalitarisme. » (cité p. 178, voir aussi p. 181). Le revenu d’existence « primaire » serait donc quand même engendré par le travail collectif, qualifié d’hétéronome. Voilà de quoi épaissir un peu plus le mystère.
Critique de la critique gorzienne ?
On se souvient que La Sainte famille de Marx et Engels portait comme sous-titre Critique de la critique critique. [16] Une façon de manier l’ironie en même temps que la dialectique pour les deux jeunes philosophes. Dans son livre, Françoise Gollain a réalisé un travail colossal pour faire connaître en profondeur le penseur André Gorz, pour montrer la cohérence de sa réflexion, mais aussi son cheminement souvent escarpé et abrupt. Avec raison sans doute, elle se garde de répondre aux questions que Gorz a laissées en suspens et qu’elle esquisse en filigrane. Son livre sera dorénavant une référence pour introduire à Gorz. Un Gorz qui a tenté la gageure de réunir Hegel, Marx et Sartre, en englobant au passage Husserl, Marcuse, Illich et bien d’autres. L’approfondissement de la pensée complexe qu’a eue Gorz repartira un jour de ses intuitions, de sa lucidité et de ses manques. La part pourra être faite entre les continuités de la critique marxienne de l’économie politique et les ruptures avec celle-ci. Par exemple, Gorz n’a pas inventé la distinction entre richesse et valeur qui nous vient de Smith, Ricardo et Marx, et parfois il lui arrive malencontreusement d’égaler les deux ; il ne distingue pas les activités monétaires et les activités marchandes, d’où les assimilations contestables entre valeur et capitalisme ou entre marché et capitalisme ; il déconnecte travail et revenu, alors que, si c’est possible individuellement, c’est impossible sur le plan de l’ensemble de l’économie ; il adopte l’hypothèse que la « désaffection vis-à-vis du ’travail’ progresse dans tous les pays et dans l’ensemble de la population active » (cité p. 265), mais toutes les enquêtes démontrent le contraire [17] ; à certaines périodes de sa vie, il juge inéluctable le maintien d’une sphère hétéronome, à d’autres, il prône l’extinction des échanges, du marché, de la valeur et du travail salarié (p. 293) ; l’autonomie du sujet est la valeur cardinale pour Gorz, mais peut-elle exister sans l’encadrement (la contrainte ?) d’institutions sociales ?
Les points qui restent obscurs dans la pensée de Gorz, ou, dit plus modestement, qui restent obscurs dans nos propres réflexions de lecteur, ne sont pas imputables à un défaut d’intelligence de la complexité des situations de la part de l’auteur. Ils sont peut-être dus au fil conducteur existentialiste que Gorz n’a jamais lâché, ce que le livre de Françoise Gollain montre très bien. Le fil conducteur de Gorz est une crête et les risques sont d’autant plus élevés que la crête est fine. Le sujet de Gorz est le… sujet. Il est alors compréhensible qu’il ait exprimé des réticences vis-à-vis de la sociologie holiste : « les faits sociaux ne sauraient être traités comme des choses (Durkheim) ou des données de la nature résultant de déterminismes comparables aux lois physiques » (p. 86) [18]. Françoise Gollain a repéré ces réticences :
« Tandis que la parcellisation taylorienne du travail à l’échelle d’une entreprise ou d’un atelier est réversible grâce à un degré d’autogestion et de recomposition des tâches, la division macrosociale du travail ne l’est pas. La fonctionnalité de chacun des rouages de la mégamachine industrielle-bureaucratique exige en effet que se perpétue une subdivision des tâches qui est prédéterminée. À tel point que cette fonctionnalisation des activités hétérodéterminées ne peut être retraduite en termes de collaboration sociale volontaire, autrement dit : d’intégration sociale. Elle l’exclut même dans son principe : le processus de production exigeant la combinaison d’une masse de savoirs techno-scientifiques complexes et hétérogènes interdira aux multiples équipes spécialisées de tisser des rapports réciproques de coopération en vue de fins communes. La fameuse ’solidarité organique’ conceptualisée par Durkheim n’est pas pour eux un rapport vécu. On notera ici le fossé qui sépare Gorz de l’anthropologie holiste de durkheimienne selon laquelle la société préexiste aux individus. » (p. 232-233).
Et si c’était ça la force et la faiblesse de Gorz : primauté du sujet et négation de la société en tant que principe logique premier puisque l’homme est un être socialisé ? Ce serait un curieux paradoxe, sinon une contradiction…
L’œuvre de Gorz deviendra un classique. Elle l’est d’ailleurs déjà. L’hommage qui est dû à ce penseur sera encore plus grand lorsqu’il sera lui aussi progressivement soumis à une « critique de la critique ». Le livre de Françoise Gollain est sans aucun doute essentiel pour préparer cela.