Don, science, morale et politique

Contribution pour une gauche nouvelle

Les écrits anthropologiques et scientifiques de Marcel Mauss s’éclairent à la lumière de ses écrits politiques. Et réciproquement, ses engagements en faveur d’un socialisme démocratique et associationniste, aux côtés de Jaurès dont il a été l’ami intime et le bras droit, sont en pleine cohérence avec son oeuvre scientifique.

Les premières lignes de la déclaration d’intentions du MAUSS (1981) dressent succinctement le constat de la croyance massive en la naturalité de l’économie et du marché dans les sciences sociales (économie, sociologie, histoire notamment) qui semblent alors en passe de réaliser leur synthèse sous le signe de l’« axiomatique de l’intérêt », i.e. de l’idée que tous nos comportements peuvent recevoir un éclairage les réduisant à un calcul individuel intéressé [1]. En raison de cette axiomatique qui redouble en quelque sorte la croyance en la naturalité de l’économie – ou l’illustre –, les sciences sociales n’apparaissent plus en mesure aux yeux des MAUSSiens de s’interroger sur l’historicité du marché et de la rationalité calculatrice et utilitaire et sur la légitimité de leur extension dans les sociétés occidentales modernes (interrogations pourtant fondatrices de la sociologie). « Que propose le MAUSS ? Avant tout, de relancer ou de lancer la question des dimensions non marchandes et non monétaires de l’échange. Il ne s’agit pas, on l’a dit, d’opposer l’axiomatique de l’intérêt à une manière de spiritualisme du désintéressement, de la gratuité ou de l’action non finalisée, mais de lui poser la question de ses limites précises de légitimité, tant actuelles que passées, méthodologiques qu’anthropologiques. » À cette fin, l’héritage de Mauss, notamment, est revendiqué : « Pour cela, poursuit la déclaration, il importe, semble-t-il, de rouvrir le débat qu’avaient ouvert notamment Mauss, Malinowski et Polanyi […]. L’objectif, ambitieux [est] de rechercher les bases possibles d’une anthropologie qui, pour le moins, ne prendrait pas un appui exclusif sur l’axiomatique de l’intérêt. Du coup, si le débat se veut d’abord scientifique, il est clair qu’il ne saurait pour autant esquiver ses composantes éthiques, idéologiques et politiques » [Déclaration d’intentions, 1981]. Car les enjeux sont bien indissociablement scientifiques et éthico-politiques. Explicitons cela rapidement. Quand on dit que les hommes sont par nature des marchands – et surtout qu’ils ne sont que cela, comme le soutiennent la plupart des économistes, que peut-on vouloir d’autre qu’un monde conforme à cette nature, un monde gouverné par les seules lois, prétendument naturelles, du marché ? Surtout quand on soutient – comme Adam Smith et un bon nombre d’économistes dans son sillage – que la poursuite par chacun de son intérêt particulier satisfait sans qu’on le veuille l’intérêt général, et qu’il vaudrait même mieux pour ce dernier qu’on ne le recherche pas. Quand on dit que les hommes tissent des relations durables par le don, par la triple obligation de donner, recevoir et rendre, à tout le moins doit-on trouver souhaitable d’entretenir l’esprit du don et de ne pas laisser le marché seul tout régenter.

Depuis cette déclaration d’intentions, bien du chemin a été parcouru :
avec son « paradigme du don », le MAUSS revisite en fait les fondements
théoriques de la gauche. C’est du moins ce que nous souhaiterions suggérer en montrant que les positions politiques de Mauss en faveur d’un socialisme démocratique et associationniste tel que pouvait le défendre Jaurès, dont il était l’ami, peuvent s’étayer sur le don et sa morale [2].

Mais avant même d’entrer dans le vif du sujet, sans doute convient-il de
désamorcer un malentendu possible. Nous mesurons l’effroi qui peut saisir spontanément certains, et plus particulièrement des hommes et des femmes de gauche, à l’idée qu’on puisse étayer un projet politique sur le don et sa prétendue morale. Car à nous autres modernes, le don inspire bien souvent la plus grande méfiance. Tâchons d’en comprendre les raisons pour mieux surmonter nos appréhensions.

De quelques raisons du rejet du don par les modernes

Nous autres modernes, nous dissocions les phénomènes – les choses, les êtres ; les vivants, les morts ; les différents domaines de l’existence : l’économique, la politique, le social, etc. ; les savoirs les appréhendant, eux-mêmes de plus en plus cloisonnés d’ailleurs ; les différents motifs de l’action, etc. –, puis cherchons à comprendre l’un de ces aspects dissociés des autres, quand nous ne réduisons pas l’ensemble à l’une des dimensions. Disons que notre pensée est (massivement) une pensée de la dissociation. Cela tranche avec
les manières archaïques d’appréhender le monde qui se placent davantage sous le signe de l’association : chez les sauvages, tout se mélange (de notre point de vue…) : les choses, les esprits, les vivants, les morts, les différents domaines de l’existence qui ne forment qu’un tout, etc.

Notre pensée placée sous le signe de la dissociation n’est pas sans incidence sur notre compréhension du don, et sur les implications morales qu’on lui prête ou qu’on lui dénie, ni sur notre réception des conceptions sauvages du don.

Pensée moderne du don

Nous concevons généralement les motifs de l’action comme radicalement
dissociés et incompénétrables. Et cela vaut pour le don, que nous pensons tantôt motivé par l’intérêt – on retrouve ici toutes les théories économicistes du don, qu’il s’agisse par exemple, de celle de Boas, cité par Mauss, qui voit dans le don un prêt à intérêt, ou encore celle, plus sophistiquée, de Bourdieu pour qui l’accumulation du capital économique qu’il permet demeure cachée au donateur comme au donataire en passant par le détour d’une accumulation de capital symbolique –, tantôt au contraire par le désintéressement (les conceptions du don placées sous la figure de l’agapè, du pur amour, comme celle que défend Boltanski) ; tantôt par la gratuité, la pure spontanéité – qu’incarnent les conceptions du don de Derrida ou de Marion, seule la
pure spontanéité permettant de faire en sorte que le don n’apparaisse pas comme un don, i.e. comme étant susceptible de générer un retour –, tantôt au contraire par l’obligation (cf. les théories structuralistes – Lévi-Strauss – ou fonctionnalistes – Piddocke, Barnet). Par ailleurs, nous le voyons tantôt comme un moment de communion entre égaux (théorie anarcho-communiste de Barbrook), tantôt comme un moment d’affrontements exacerbés (Bataille) au cours desquels se démarquent les plus valeureux, ceux qui sont capables de relever les défis de générosité (Boilleau).

Le don ainsi pensé, comment l’appréhendons-nous ? Quand il est rabattu sur les pôles de l’obligation, de l’intérêt, du conflit ou du défi, le don nous apparaît comme un phénomène immoral, précisément parce qu’il est obligé (hypocrite), intéressé (cupide), inamical (belliqueux) ou encore hautain et écrasant (aristocratique). Quand le don est rabattu sur les pôles non moins purs de la gratuité, du désintéressement, de la communion, ou encore de l’égalité (fusionnelle), il nous apparaît comme un phénomène pour certains plus souhaitable, mais hors de portée de ce qui est véritablement humain. « Trop ou trop peu humain » : ainsi compris, le don est soit moralement soit pratiquement inconcevable. Constatant l’existence de ces approches diamétralement opposées du don et de sa morale, d’autres en concluent que le don est a-moral, qu’il ne contient pas de morale intrinsèque (Rospabé).

Pensée sauvage du don

La pensée sauvage est une pensée de l’association, disions-nous. Tout
se mélange, dans le don notamment. La chose donnée a une dimension à la fois matérielle et spirituelle ; c’est un cadeau, mais aussi un poison (pharmakon en grec signifie à la fois remède et poison ; venenum en latin désigne à la fois le philtre d’amour et le venin) ; le don tel qu’il est théorisé par les brahmanes du Rig Veda mêle plusieurs motifs : le devoir, la spontanéité, l’intérêt, l’amour, mais aussi des sentiments comme la crainte et la pitié. Ce refus de dissocier notamment les motifs du don n’est peut-être pas étranger au meilleur accueil qu’ont pu lui réserver les sociétés archaïques. Dans son Essai sur le don, Mauss témoigne que bon nombre de ces sociétés en ont fait le roc de leurs sagesses.

Mais, outre – ou parce – que nous avons du mal à le saisir, le don de ces
pensées sauvages, ces pensées du mélange, nous apparaît aussi moralement inconcevable : passé par le filtre de la figure de la dissociation, son caractère intéressé (en même temps que désintéressé), obligatoire (en même temps que libre) et teinté de rivalité (en même temps qu’amical) lui confère à nos yeux un caractère immoral. D’ailleurs, pour bien des commentateurs, les sauvages que nous décrit Mauss sont âpres au gain, ou encore sanguinaires (Arnsperger).

Le don ainsi pensé, nous comprenons qu’il puisse susciter la plus grande
des méfiances. Mais il n’est pas sûr que ces approches du don rendent bien compte de ce qu’il est réellement. Du moins de ce à quoi pense Mauss quand il parle de don (on sait qu’il se demandait si c’était là le meilleur des signifiants pour désigner ce dont il est question dans son Essai). Se laissant saisir par les observations de nombres d’anthropologues et d’ethnologues, Mauss suggère que les termes du don opposés par nous autres modernes bien souvent de manière dichotomique sont à envisager dans leurs relations dialectiques.

La pensée maussienne du don : une voie du milieu théorique et morale

Autrement dit, la pensée maussienne (et MAUSSienne) appréhende les
termes dissociés du don dans leur association. Disons que c’est une pensée de l’association et de la dissociation. Cette voie théorique du milieu comme l’appelle A. Caillé [2004] se prolonge dans une morale qui est elle-même une sorte de voie du milieu, ni trop ni trop peu humaine. Le don maussien ouvre sur une morale à hauteur d’homme, dirions-nous. Abordons quelquesuns de ces termes à la fois dissociés et associés, et pointons les traits de la morale qu’ils ouvrent [3].

De la vie, de la paix, de la mort et de la guerre

Le don est entre la paix et la guerre, entre la vie et la mort. En effet,
donner, c’est transformer ses ennemis en amis, i.e. simultanément écarter dans nos rapports avec autrui la guerre et la mort, et nous orienter vers la paix et la vie. Mauss rapporte un chant rituel qui accompagne le kula dans les îles Trobriands du Pacifique sud : « Il a pour but d’énumérer tout ce que le kula proscrit, écrit-il, toutes les choses de haine et de guerre, qu’il faut conjurer pour commercer entre amis » [Mauss, 1995, p. 183]. Mais la paix et la vie se gagnent paradoxalement en jouant guerre contre guerre : c’est en rivalisant de générosité qu’ils évitent de se massacrer ; en s’opposant sur le mode du donner qu’ils conjurent la guerre sur le mode du prendre. Les dons par lesquels les ennemis d’hier s’allient sont des « luttes de générosité » comme les appelle Mauss, au cours desquelles on tue les richesses, comme disent les Kwakiutl, qui témoignent du fait qu’en ces occasions donatistes, les hommes accordent plus de valeur à la paix et à la vie qu’à la mort et à la guerre. Mais pas à tout prix : Mauss souligne que lorsque la liberté des perdants ou la dignité placée dans la capacité à se montrer généreux sont bafouées, les choses peuvent glisser du côté de la vengeance. Néanmoins, c’est le sens même de la vengeance que de rendre aux siens, et notamment aux ancêtres, leur vie honorable, sous peine d’ailleurs de leur vengeance et du déshonneur, i.e. de sa propre mort sociale. Comme dans le sacrifice, qui vise à solliciter des ancêtres un surcroît de vie en leur donnant parfois de la vie [Caillé, 1995], la mort est le canal paradoxal que peut prendre la vie. Les sauvages que présente Mauss ne sont pas les sanguinaires mortifères que veulent y voir certains commentateurs. Leurs pratiques donatistes témoignent que la paix et la vie valent plus que la guerre et la mort, et dans le cas de la vengeance, qu’il vaut mieux être un vivant parmi les morts qu’un mort parmi les vivants.

De la générosité (générative de générosité)

Quand ils donnent, les hommes des sociétés archaïques se montrent, nous dit Mauss, généreux, grands, nobles, etc. Souvent d’ailleurs, ils donnent plus qu’ils ont reçu : le don apparaît ainsi comme une manifestation de générosité générative de générosité. C’est qu’il faut savoir se faire grand, donner plus qu’on a reçu. C’est bien à la tribu qui se montrera la plus généreuse, la plus grande, la plus noble, mais d’une grandeur qui ne se réalise pleinement que dans l’attente que celui que l’on a défié se montre à la hauteur, relève le défi, en se montrant à son tour généreux. Le défi relevé s’institue une relation de parité. Ni aristocratique, écrasante, puisque le sens est dans le lien, ni égalitariste
puisque le donateur se pose bien comme un homme de (plus) grande
valeur, et qu’il met le donataire au défi de l’égaler ; disons que la relation
instituée par le don est une relation entre pairs grandis par leur générosité.

Donner plus…, dans quelle mesure ? En fait, il faut donner ce qu’il
convient, à qui il convient, comme il convient, dans les circonstances qui
conviennent. Autrement dit, il faut savoir être magnifique et magnanime
comme le dit Aristote auquel renvoie Mauss pour comprendre la morale
du don. Il faut donner plus que l’on a reçu, et savoir donner ni trop ni trop peu. L’alliance serait compromise à donner par défaut ou par excès de générosité.

Étrange générosité néanmoins puisqu’elle est obligatoire, sous peine de
déclencher une guerre, au moins symboliquement. C’est que cette même
obligation est paradoxale : elle demeure libre. On peut toujours refuser
de donner, recevoir ou rendre. Et c’est cette liberté qui fait de l’obligation
de donner un acte généreux : « Même dans ces sociétés, l’individu et le
groupe, ou plutôt le sous-groupe, écrit Mauss, se sont toujours senti le
droit souverain de refuser le [quasi [4] ] contrat : c’est ce qui donne un aspect de générosité à cette circulation des biens. […] mais d’autre part, poursuit Mauss, ils n’avaient à ce refus, normalement, ni droit ni intérêt » [Mauss, 1995, p. 268]. Étrange générosité, encore, que cette générosité intéressée ! C’est que la générosité qui se manifeste dans le don ne ressemble en rien à la générosité purement désintéressée telle qu’on la pense spontanément. Sincèrement désintéressée, procédant du refus de subordonner la relation à l’intérêt qu’on pourrait y avoir, la générosité ne se manifeste pas moins dans l’attente d’un retour, non pour l’avantage qu’il procure, mais pour ce qu’il signifie : l’acceptation de l’alliance ou sa confirmation.

Mais il reste qu’un retour est attendu, et que l’intérêt matériel peut être
satisfait. D’ailleurs, au fond, comment le donateur pourrait-il ne pas se
soucier des « choses matérielles » ? Pour les donner, ne faut-il pas les avoir accumulées ? On compromettrait le don lui-même à donner par défaut, à ne pas dépenser généreusement ses richesses, et à donner par excès, à les donner en les sacrifiant. Bref, il faut savoir thésauriser pour dépenser, comme le dit Mauss lui-même. Les sauvages qu’il nous dépeint ne sont ni des accumulateurs ni des gaspilleurs. Disons que ce sont des dépensiers.

En fait, les relations qu’entretiennent les hommes premiers avec les
choses matérielles en ces occasions donatistes sont paradoxales à bien des égards : d’une part, comme on l’a vu, ils les accumulent pour les dépenser ; d’autre part, ils ne se considèrent pas quittes, même après avoir rendu, souvent davantage qu’ils n’ont reçu ; et enfin, ils peuvent ne pas s’en considérer les propriétaires une fois qu’ils les ont reçues. Dans certaines sociétés mélanésiennes, rapporte Mauss, ceux qui travaillent à la fabrication de canots reçoivent ce qu’il appelle des « salaire-dons », qui sont des gages de reconnaissance pour les canots reçus, et des promesses de dons futurs en retour encore plus grands. Le salaire-don ne peut pas venir compenser les biens reçus, parce qu’il entre dans le contrat un élément non contractualisé car non contractualisable [5] : une partie de la vie des personnes qui ont passé du
temps à les fabriquer. C’est pourquoi il ne faut pas toujours se croire quitte, même une fois le contrat réalisé. Celui qui reçoit les canots menacerait le cycle du don s’il se pensait quitte avec le versement d’un salaire. Par ailleurs, Mauss rapporte encore que dans les sociétés archaïques, il existe des biens qui, tout en étant la propriété de certains, et ne pouvant pas être cédés, ont vocation à circuler – chez les Kwakiutl, « le cuivre parle, grogne ; il demande à être donné », précise Mauss – parce qu’ils symbolisent tout le clan, parce qu’ils sont tout le clan. Leurs propriétaires sont à la fois libres et obligés de les donner. On pourrait appeler ces biens inaliénables qui appellent à être donnés, rendus accessibles à tous, des « biens communs ». Leur existence exprime le fait qu’on ne doit pas se croire toujours seul propriétaire d’un bien, même si on le possède personnellement.

De l’agôn

Enfin, le don est à la fois discorde et concorde. On l’a vu, Mauss nous
montre des sociétés et des personnes qui s’allient en rivalisant de générosité. Le don témoigne donc d’un esprit de concorde qui opère plus ou moins sur le mode de la discorde (et réciproquement), qui sait éviter tout autant le danger de la fusion (l’implosion) que celui de la division (l’explosion). Ce que montre le don, c’est qu’il faut savoir s’opposer sans se massacrer pour transformer ses ennemis en amis, convertir la guerre et la mort en paix et en vie. Cet esprit de concorde se double d’un esprit civique. Le don est en effet intéressé et désintéressé d’une autre manière que celle que nous avons déjà
vue. Le don est désintéressé : il manifeste un souci de l’autre, un intérêt pour l’autre selon Caillé [2000] qui l’appelle joliment « aimance ». Donner, c’est « sortir de soi », comme le dit Mauss. Mais le don est désintéressé d’une tout autre manière que nous pensons l’être. Ce désintéressement est intéressé au sens où il se manifeste dans l’attente d’un retour, mais non pas pour avoir plus (de richesses et/ou de pouvoir et/ou de prestige), mais pour ce qu’il signifie : l’acceptation de l’alliance proposée ou sa confirmation. Le don est encore intéressé, mais d’une autre manière, encore, que nous pensons l’être.
Cet intérêt est désintéressé. C’est un intérêt pour soi qui se manifeste dans le don, comme le dit encore A. Caillé. Quand on donne, on sollicite l’amitié de celui à qui l’on donne, et ce faisant, on lui dit autant « je t’apprécie » que « je suis appréciable ». Le don est égotiste comme le dit Mauss. Il manifeste un souci de soi. Bref, pour s’allier durablement par le don, il faut avoir un sens aigu des autres et de soi-même. Une nouvelle fois, on risquerait de rompre le cycle du don à donner par défaut ou par excès, ici dans l’oubli de l’autre ou de soi. Enfin, comme il faut que les hommes sachent s’opposer sans se massacrer, il faut qu’ils sachent faire s’opposer les différentes morales sans en sacrifier une sur l’autel de l’autre : la morale du don n’enseigne pas que le don seul est souhaitable, mais qu’il est souhaitable que toutes les morales baignent dans l’atmosphère du don.

Résumons : il faut savoir ni trop ni trop peu chérir la paix et la vie :
considérer que la paix et la vie valent mieux que la guerre et la mort, mais pas à tout prix, et notamment pas au prix de la liberté consubstantielle au don et de la dignité placée dans sa capacité propre à se montrer généreux, qu’il vaut mieux être un vivant parmi les morts qu’un mort parmi les vivants. Pour entretenir le don, il faut encore savoir donner, ni trop ni trop peu : savoir se faire grand, magnifique et magnanime, donner plus qu’on a reçu, mais aussi savoir thésauriser pour dépenser ; ne pas se croire toujours quitte, même une fois le contrat réalisé et seul propriétaire d’un bien, même possédé personnellement. Il faut encore savoir ni trop ni trop peu s’opposer
– s’opposer sans se massacrer –, se donner – avoir un sens aigu des autres, mais aussi de soi-même ; et il ne faut pas non plus trop ni trop peu chérir le don lui-même, car, encore une fois, la morale du don n’enseigne pas que le don seul est souhaitable, mais qu’il est souhaitable que toutes les morales baignent dans l’atmosphère du don. Cette morale est universelle, « éternelle » nous dit Mauss : elle est associée à notre condition d’animal politique ; c’est celle qui est inscrite dans le rapport social par lequel nous transformons nos ennemis en amis, et qui nous humanise véritablement.

Mais à en rester là, nous manquerions la face sombre du don ou plutôt
son ambivalence. Une ambivalence qui invite à la prudence.

Ambivalence et prudence

L’ambivalence constitutive du don, qui joue sur les deux faces de la
paix et de la guerre, qui fait la paix en jouant guerre contre guerre, « guerre de richesses » contre « guerre de sang », selon la distinction des Kwakiutl eux-mêmes, peut rendre la paix instable si le jeu n’est pas fait dans les règles. Mauss rend ainsi compte d’un cas où deux tribus mélanésiennes qui scellaient leur alliance par des dons de tout genre se sont soudainement mises à se massacrer en raison d’une simple « observation » de l’un des chefs à son homologue, adversaire et pourtant ami. C’est qu’il s’en faut de peu pour que les choses dégénèrent ainsi… Il suffit que le don ait été mal fait ou mal reçu ; que l’étiquette n’ait pas été respectée, comme le dit Mauss ; que le don
n’ait pas été à la hauteur de celui à qui il était destiné, ou qu’il ait été jugé comme tel par le donataire ; ou au contraire qu’il ait été trop grand, mettant le donataire dans l’incapacité de donner à son tour ; qu’il ait été contraint, ou perçu comme tel ; ou au contraire trop spontané et sans égards ; que le retour ait été trop rapide, ou au contraire trop lent. Tout cela peut conduire à ce que la relation se dégrade.

En matière de générosité, du juste milieu générateur de générosité – qui
permet la manifestation de sa propre grandeur et la reconnaissance de celle du donataire et qui fabrique les alliances durables – au manquement par défaut ou par excès qui rompt le cycle du don, fait choir le donateur ou écrase le donataire, et dans les deux cas offense ce dernier et porte à la guerre, il n’y a parfois pas grand-chose.

De la rivalité génératrice de concorde à celle qui accentue les divisions
et conduit à l’éclatement ; de l’amitié qui s’entretient dans la discorde à
celle qui fond les singularités dans la communion et conduit à l’implosion,
il n’y a qu’une différence de degré dans le don, qu’il ait péché par excès ou par défaut de rivalité ou d’amitié. De l’ouverture à l’autre qui participe à la construction de sa personne à celle qui la nie ou la détruit ; de l’intérêt pour soi qui ouvre à l’autre à celui qui referme sur soi, il n’y a pas grand-chose non plus, qu’une différence de degré dans le don, qu’il ait péché par excès ou par défaut d’égotisme ou « d’aimance ». Enfin, entre l’entretien des diverses morales dans l’atmosphère du don, leur étouffement ou au contraire leur autonomisation au moins progressive selon une logique propre, il n’y a aussi que la différence entre le juste milieu, l’excès ou le défaut dans le don. Tout cela invite à la prudence.

Finalement, la morale du don telle qu’elle se dégage de l’Essai nous apparaît comme une morale de type aristotélicien, qui rappelle l’extrait suivant de l’un des écrits politiques de Mauss, très probablement rédigé alors que l’Essai était lui-même en cours d’élaboration, au moins au stade d’ébauche : « Là [dans la détermination des prix des produits par les coopératives] écrit Mauss, comme en tout, la vérité est dans la prudence et le juste milieu [6] » [Fournier, 1997, p. 424].

Les positions politiques de Mauss sous le signe du don

Posons maintenant la question des implications politiques possibles de
ces considérations sur le don et sa morale intrinsèque. Tel que le conçoivent les modernes, il est clair que le don ne peut venir à l’appui d’aucun projet politique, la morale qu’il porte (quand il est censé en porter une) étant bien trop humaine (le don est cupide, hypocrite, belliqueux, méprisant) ou au contraire hors de portée de l’humanité (le don est purement désintéressé, gratuit, communiel, fusionnel). L’idée d’étayer un projet politique sur le don apparaît déjà plus plausible si l’on veut bien emprunter avec Mauss sa voie théorique du milieu, entre association et dissociation, qui élève à hauteur d’homme la morale du don, qui se présente alors comme une morale du juste milieu et de la prudence. D’ailleurs, nous allons maintenant suggérer que les positions politiques de Mauss font sens au regard du don et de sa morale [7].

Mauss est un pacifiste, un socialiste, et son socialisme est démocratique et associationniste. Et chacune de ces positions peut s’étayer sur le don et sa morale [8].

Le pacifisme de Mauss

Avant que la Grande Guerre n’éclate, Mauss se rallie à la position de son
ami Jaurès : il défend la paix. Son pacifisme est conforme au principe donatiste selon lequel la vie et la paix valent mieux que la mort et la guerre. Son pacifisme ne s’adosse néanmoins pas à un antimilitarisme : la vie et la paix valent mieux que la guerre et la mort, mais pas à tout prix, et notamment pas au prix de la liberté consubstantielle au don. En même temps qu’il signe des pétitions pour la paix, Mauss déplore la désorganisation de l’armée française, et quand le conflit éclate, il s’engage non sans états d’âme dans la guerre, prêt à donner sa vie pour sauver celle des siens, suivant d’ailleurs en cela la position de bien des pacifistes de l’époque. Ce même combat pour la paix l’anime dans les années trente quand il voit monter les régimes liberticides
fasciste et nazi. C’est aussi cette même détermination à ne pas sacrifier la liberté sur l’autel de la paix qui le conduit à vouloir s’engager dans l’armée française à 67 ans ! Pour Mauss, manifestement, mieux vaut être un vivant parmi les morts qu’un mort parmi les vivants.

Le socialisme de Mauss

Il faut savoir se faire grand, donner plus qu’on a reçu, écrit Mauss dans
son Essai sur le don. Sont grands pour Mauss les divers gouvernements anglais qui ont conduit et conduisent des politiques redistributives, savent se faire généreux. « La bourgeoisie radicale française n’a presque rien fait pour le peuple, ni au point de vue intérieur ni au point de vue extérieur, écrit-il en 1914. [Depuis 1906] en Grande-Bretagne, ce sont, au contraire, des hommes d’État, des hommes d’envergure, et souvent de grande générosité, qui ont gouverné et qui gouvernent [9]. » Les Anglais mènent une « grande politique » selon ses propres termes. La liste des mesures que prennent les gouvernements anglais successifs et que loue Mauss est longue. Citons à titre d’exemple, dans le domaine de la législation sociale : l’octroi de pensions de vieillesse, versées sans capitalisation ou cotisation préalables, à toute personne de 70 ans dénuée de ressources ; la création d’une assurance contre l’invalidité et la maladie (1911) – plus de deux millions de travailleurs concernés ; la fixation d’un salaire minimum pour les ouvriers des mines et ceux des chemins de fer, pour les travailleurs à domicile et les ouvrières de l’industrie de la lingerie et de la bonneterie pour hommes (en projet à l’époque pour les repasseuses et blanchisseuses) – plus de 500 000 salariés concernés. Toutes mesures que nous placerions volontiers sous la bannière du socialisme…

Il faut savoir thésauriser pour dépenser, écrit-il encore dans son Essai. Sur ce principe peut s’étayer sa position ambiguë vis-à-vis du capitalisme. Les positions de Mauss à l’égard du marxisme seraient ici à préciser davantage. Contentons-nous de dire que très tôt, dès 1900, il condamne les lectures marxistes de Marx qu’il juge réductrices en raison de leur économicisme, de leur utilitarisme. Très tôt, dès 1899, il attribue un sens à la révolution qui n’est pas celui de Marx ou des marxistes : pour lui, la révolution qu’opère le socialisme est d’abord morale. Il définit d’ailleurs le socialisme comme « une nouvelle manière de voir, de penser et d’agir [qui] créera une nouvelle attitude mentale, et par suite pratique, des hommes », nouvelle manière de voir les choses « sous un certain angle » dit-il encore, qu’il a du mal à expliciter et qu’il met en oeuvre sans le crier sur les toits dans son Essai sur le don (et le
MAUSS dans son « paradigme du don »). Pourtant jusque très tard, il fera usage d’une terminologie marxiste (il se dit encore révolutionnaire dans les années trente), et s’il ne plaide plus après-guerre pour l’abolition du salariat, il « abolit » bien dans son Essai les pensées dominantes du rapport salarial comme rapport « donnant-donnant » ou de « dominant à dominé ». C’est que la terminologie marxiste s’imposera longtemps à gauche à quiconque ne veut pas se couper de son auditoire.

Après-guerre, on retrouve au fond de son plaidoyer pour le socialisme
la même morale, celle qui consiste à savoir thésauriser pour dépenser.
Simplement, censée se déployer avant-guerre au sein des coopératives, au sein du « régime coopératif », il souhaite la voir maintenant se déployer au sein même du « régime compétitif » – du capitalisme – pour le réguler. Comme il fallait accroître le capital des coopératives, savoir thésauriser, pour mieux le dépenser pour les ouvriers, pour le socialisme, et donc aussi pour tous, il considère maintenant qu’il faut s’appuyer aussi sur le capital accumulé par le « régime compétitif » pour le socialiser, i.e. pour le dépenser généreusement. Ce projet, en apparence moins virulent parce qu’il n’est désormais plus soutenu par une rhétorique nihiliste, est bien plus cohérent, de plus grande ampleur et plus radical que celui d’avant-guerre. Plus cohérent car il ne fait plus le jeu du capitalisme en ne mettant plus en compétition
le régime coopératif et le régime compétitif. De plus grande ampleur parce qu’il concerne d’emblée toute l’économie et non plus seulement l’économie coopérative. Plus radical parce qu’il trouve dans le don et sa morale le point de vue à partir duquel on peut voir les choses et agir pour freiner la tendance du capitalisme à la démesure. Favorable à l’accumulation du capital pour mieux lutter contre son illimitation, à la thésaurisation en vue de la dépense, disons que Mauss est à la fois capitaliste et anticapitaliste. Ainsi comprises, il n’est pas sûr que les positions d’avant et d’après-guerre de Mauss vis-àvis du capitalisme soient marquées par une rupture profonde. D’ailleurs, le projet, au fond, reste le même, exprimé dans les mêmes termes : celui d’une
socialisation de l’économie et du droit, d’une imprégnation de tous les ordres de la pratique (notamment économique et juridique) d’une morale proprement socialiste dont il devient clair dans son Essai qu’elle est celle du don.

Par ailleurs, son plaidoyer pour la protection sociale repose sur le principe donatiste selon lequel il ne faut pas toujours se croire quitte même une fois le contrat réalisé. Dans les conclusions de son Essai, il apparaît en effet explicitement que Mauss conçoit la participation des employeurs au financement de la protection sociale comme le signe obligé (et libre) de leur reconnaissance que tout n’est pas contractuel dans le contrat de travail,i.e. du don que font les salariés d’une partie de leur vie à leur entreprise et à son (ses) propriétaire(s). Aux yeux de Mauss, le refus par les patrons de participer au financement de cette « protection sociale » compromettrait le cycle du don en incitant les salariés à ne plus se donner autant dans leur travail : comme l’éducation, la protection sociale est « chose rentable », suggère-t-il. Quant à son plaidoyer en faveur de la nationalisation, de la municipalisation ou de la coopération (la « socialisation de la production » à l’échelle de la nation, de la commune ou de la coopérative), il peut être lu comme une traduction de ce principe de la morale du don, qui oblige à considérer que certains « biens », fussent-ils la propriété de quelques-uns, appellent à être donnés ou du moins rendus accessibles à tous, parce qu’il y entre une collectivité (la nation, la municipalité, la coopérative) qui s’est donnée, qui a donné une partie d’elle-même dans leur production.

Un socialisme démocratique et associationniste

En s’alliant durablement par le don, les hommes témoignent qu’ils savent
s’opposer sans se massacrer, qu’il faut savoir s’opposer sans se massacrer pour transformer ses ennemis en amis. Autrement dit, le don contient un ethos proprement démocratique. C’est sur cet éthos que vient s’étayer son socialisme démocratique. Il ne s’exprime jamais mieux que dans sa critique du bolchevisme formulée dès 1920. En effet, Mauss le condamne avec la plus grande virulence, dénonce son recours à la violence et son déni des règles élémentaires de la démocratie. Mais dans le même temps, il considère les bolcheviks non pas comme des ennemis à abattre, mais comme des adversaires à combattre, des adversaires « dignes de respect » qui se « trompent généreusement », dont il s’efforce d’identifier les « motifs honorables ». Socialisme et démocratie, ces deux signifiants renvoient d’ailleurs l’un à l’autre pour Mauss.

Son socialisme est aussi associationniste : il ne s’appuie pas que sur l’État, mais aussi sur les associations autonomes, en particulier sur le mouvement coopératif. Mauss dit en 1936 avoir abandonné « très tôt » l’idée que le régime coopératif puisse se substituer au régime compétitif, que l’économie sociale et solidaire puisse constituer une alternative à l’économie capitaliste dirions-nous aujourd’hui. Après la guerre, la coopérative est envisagée dans son association avec les entreprises de type capitaliste, en vue de contenir la logique d’accumulation qui leur est propre par un principe d’autolimitation caractéristique de l’esprit du don. Les coopératives revêtent certes une dimension économique, et l’un des enjeux de leur réussite est économique. Mais leur dimension principale et l’enjeu de leur réussite sont en même temps et sans doute d’abord d’ordre moral pour le jeune Mauss, comme pour le Mauss d’âge mûr. La coopérative est d’abord un lieu d’éducation pratique à la morale socialiste. Le sens de cette éducation se précisera bien évidemment
avec les vues de plus en plus claires que Mauss aura sur cette morale.
École de la solidarité pour le jeune Mauss, permettant de contrer la morale utilitariste du capitalisme, la coopérative de consommation deviendra surtout pour le Mauss mature une école du civisme, nécessaire à toute société démocratique. L’oncle Durkheim et sa défense des organisations professionnelles ne sont pas loin. Pour Mauss, Durkheim prête aux « corps intermédiaires » la capacité d’éduquer à une morale du juste milieu, qui modère l’individu
dans sa tendance à se replier sur lui-même en même temps qu’elle modère la tendance de l’État à vouloir qu’il se consacre à l’intérêt général, dans l’oubli de ses propres intérêts ; une morale, on le voit, bien proche de la morale du don, qui enseigne un sens aigu de soi-même et des autres.

Enfin, nous avons relevé que la morale du don n’enseigne pas que seul
le don est souhaitable, mais qu’il est souhaitable que toutes les morales baignent dans l’atmosphère du don. Ce principe éthique donatiste trouve son prolongement politique d’une part, dans la critique par Mauss du bolchevisme et de son rêve d’abolition du marché – dans son Appréciation sociologique du bolchevisme rédigée en même temps que son Essai sur le don, il dit ne pas concevoir de société sans marché –, et d’autre part, dans son plaidoyer pour ce que certains appellent aujourd’hui une économie plurielle. « Non, écrit-il encore dans son Appréciation, il n’y a pas de sociétés exclusivement capitalistes, et il n’y en aura sans doute pas de purement socialistes. Il n’y a pas eu de sociétés qui n’aient été que féodales, ou que monarchiques, ou que républicaines. Il n’y a que des sociétés qui ont un régime ou plutôt –ce qui est encore plus compliqué – des systèmes de régimes, plus ou moins
caractérisés, régimes et systèmes de régimes d’économie, d’organisation
politique ; elles ont des moeurs et des mentalités qu’on peut plus ou moins arbitrairement définir par la prédominance de tel ou tel de ces systèmes ou de ces institutions. C’est tout. » Pour Mauss, la norme économique socialiste, c’est une « mixture » de capitalisme, d’étatisme et d’associationnisme, une mixture de marché, d’État et d’associations autonomes.

Pratique politique maussienne

On peut donc bâtir un projet politique sur le don et sa morale du juste
milieu et de la prudence. Il reste à ceux qui aujourd’hui souhaiteraient s’en inspirer de l’écrire. Terminons en leur suggérant comment un tel projet pourrait être élaboré et porté.

Sens du concret et sens pratique

Précisons d’abord aux prétendants que pour être politiquement maussien, il faut avoir le sens du concret. Mauss considère en effet que bien oeuvrer pour le socialisme, c’est d’abord savoir le reconnaître là où il se réalise et l’encourager, et non pas imaginer depuis nulle part une société idéalement socialiste. Le socialisme procède d’une révolution morale, d’une révolution dans notre manière de voir, de penser et d’agir, que Mauss voit déjà à l’oeuvre dans le mouvement coopératif et le syndicalisme notamment, que l’on retrouve aujourd’hui dans les « nouveaux mouvements sociaux » – et l’économie sociale et solidaire en particulier. En silence, le MAUSS contribue aussi à sa façon à cette nouvelle manière de voir, de penser et d’agir, en en proposant une traduction avec son « paradigme du don ».

Par ailleurs, il faut avoir en vue le possible, rien que le possible, mais
tout le possible en direction du souhaitable, à l’image des socialistes anglais fabiens dont Mauss était proche. Mauss avait trop le sens de l’histoire et de la culture, était trop sensible aux couleurs et aux saveurs locales que pouvait prendre le don pour vouloir édifier une société plus donatiste en détruisant celle du présent. Il condamne d’ailleurs avec force le nihilisme des bolcheviks. En bref : les rédacteurs d’un projet politique maussien devront savoir trouver le juste milieu entre l’efficacité de l’action et les principes éthiques. Et avancer prudemment, mais avec l’enthousiasme de celui qui sait qu’il faut donner comme il convient.

Pour un socialisme joyeux

Nous faisons ici encore écho à Mauss lui-même pour qui rien ne se fera
dans la tristesse. Il critique vertement l’attitude de certains nihilistes, qui
consiste à se réjouir du malheur des autres, de ce que les choses aillent mal et même de mal en pis pour les « travailleurs » par exemple, y voyant l’occasion d’accélérer le « cours de l’histoire », de faire advenir plus vite la dictature du prolétariat. Il oppose ce « pessimisme sadique » au « robuste optimiste du maître », Jaurès, dont Mauss nous dit qu’il avait lui-même « en horreur la jérémiade du prophète annonçant la ruine – qui ne vient pas ». Mauss considère sans doute que ce n’est pas en adoptant ce type de comportement que l’on peut espérer susciter cette nouvelle manière de voir, de penser et d’agir conforme à l’esprit socialiste. Quant à lui, alors même qu’il condamne de manière virulente le bolchevisme et la révolution bolchevique en Russie, il refuse de se réjouir de son échec et s’efforce même de leur trouver des « motifs honorables ».

Le socialisme maussien ne peut s’étayer que sur l’enthousiasme qu’il doit
susciter. « Faisons appel à l’esprit d’entreprise en même temps qu’à celui de sacrifice. Suscitons l’enthousiasme. Des efforts, grands, longs, durs, tenaces, sont les seuls dignes de la classe ouvrière et paysanne et de notre parti. Le devoir morne est accompli mollement », écrit-il à son compère Morel en 1923, l’année de la publication de son Essai sur le don. De manière plus explicite encore : condamnant la révolution bolchevique, notamment sa violence, son institution d’un ordre autoritaire finalement liberticide, Mauss dit cette même année espérer néanmoins que son échec pourra laisser place à « une période de reconstruction, de renaissance, qui sera sans doute pleine de gloire et de joie ». Le socialisme de Mauss est un socialisme joyeux.

Vertus théologales dé-théologisées

Comme Mauss considère que le socialisme qu’il appelle de ses voeux
ne peut s’instaurer que sur la base de l’enthousiasme qu’il doit susciter, on comprend mieux que tous ses écrits politiques soient marqués par un optimisme parfois déroutant. Même, ou plutôt surtout dans l’adversité, Mauss semble s’efforcer de se tenir publiquement à une ligne de conduite animée par l’esprit du don et la foi dans l’homme tel qu’il le voit et le conçoit, dans la morale dont il pense qu’elle l’anime au fond : foi dans la paix, dans le socialisme, dans la démocratie, qui le nourrit d’espoirs pour la paix jusqu’aux abords de la guerre, pour le socialisme même dans la Russie soviétique exsangue, pour la démocratie en Europe, même confrontée à la montée des extrémismes. Ici comme ailleurs, l’attitude de Mauss semble se situer dans une voie du milieu. « Que craindre ? Qu’espérer ? Que faire ? » se demande-t-il en 1913 constatant les relations tendues entre les nations d’Europe. C’est tout Mauss : ni fatalisme plaintif ni optimisme naïf, sa voie est celle d’un « optimisme raisonné [10] ».

Don, foi, espoir. Curieusement, on retrouve dans le socialisme de Mauss
des « vertus » qui ont un air de famille avec les vertus théologales que sont la charité, la foi et l’espérance. Quand on sait que Mauss ne rechigne pas à parler de caritas pour désigner ce qu’il entend par don, la ressemblance se fait encore plus grande. Bien sûr, leurs sens diffèrent et elles ne servent pas le même projet. Chez Mauss, on est en présence de vertus théologales « déthéologisées », si l’on nous permet ce barbarisme. Mais ce rapprochement ne nous paraît pas fortuit, car le socialisme que Mauss défend a bien une certaine dimension religieuse. Pas d’action socialiste sans foi dans la solidarité, écrit-il. Le socialisme démocratique que ce spécialiste des religions promeut est, comme il l’appelle, une sorte de « religion de l’homme pour l’homme »… par l’homme, ajouterions-nous [11]. Ce qui n’est, bien sûr, pas sans rappeler les positions de Jaurès et d’un socialiste trop longtemps oublié peut-être – et que réhabilite le MAUSSien Bruno Viard : Pierre Leroux. Une religion d’un genre particulier donc, d’autant plus qu’elle ne vise pas le monopole du croire, mais au contraire l’interdit.

Qui pourrait encore penser qu’un projet politique susceptible de s’étayer
sur le don et sa morale ne vise au mieux qu’à mettre de l’huile dans les
rouages grippés de la (méga)machine capitaliste planétaire ?

PS : Cet article a été initialement publié dans La Revue du MAUSS semestrielle n°27
, « De l’anti-utilitarisme. Anniversaire, bilan et controverses » (1er sem. 2006).

Bibliographie

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– 2000, Anthropologie du don, Desclée de Brouwer, Paris.

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// Article publié le 12 juin 2007 Pour citer cet article : Sylvain Dzimira , « Don, science, morale et politique , Contribution pour une gauche nouvelle  », Revue du MAUSS permanente, 12 juin 2007 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Don-science-morale-et-politique
Notes

[1La thèse de doctorat d’État de A. Caillé développe ces idées. Elle sera publiée en 1986 (Splendeurs et misères des sciences sociales, Droz, Genève, 1986).

[2A. Caillé et Ph. Chanial ont déjà suggéré cette refondation théorique de la gauche. Le premier en rédigeant en 1997 « Trente thèses pour contribuer à l’émergence d’un gauche nouvelle et universalisable », La Revue du MAUSS semestrielle n° 9, « Comment peut-on être anticapitaliste ? » (notre sous-titre est un clin d’oeil à ces trente thèses et à leur auteur), le second en 2001 dans son ouvrage Don, justice et association qui étaye sur le don un courant de pensée jusqu’alors oublié : l’associationnisme civique.

[3Ce qui suit sur le don peut se lire comme une synthèse de bien des propos de MAUSSiens, trop nombreux pour que nous puissions tous les citer.

[4Nous donnons plus loin la raison de l’ajout de ce « quasi ».

[5C’est ce qui en fait à nos yeux un « quasi-contrat ».

[6Mauss, « La crise commerciale et les coopératives », L’Action coopérative, 25 juin 1921, p. 1.

[7Précisons que nous n’avons précédemment retenu du don et de sa morale que ce qui nous permet d’éclairer les positions politiques de Mauss que Fournier a portées à notre connaissance [Fournier, 1994, 1997]. Bien d’autres aspects du don et de sa morale pourraient
être relevés qui seraient peut-être plus utiles aujourd’hui pour l’élaboration d’un projet politique maussien.

[8À défaut de convaincre les hommes et les femmes de gauche qu’ils peuvent avec Mauss et son Essai sur le don – et le MAUSS et son paradigme du don – revisiter les fondements théoriques du socialisme, peut-être conforterons-nous nos adversaires dans leur conviction que tous ces socialistes sont bien des sauvages…

[9Toutes les citations de Mauss sont tirées de l’ouvrage qu’a consacré Fournier aux écrits politiques de Mauss : Marcel Fournier, 1997, Marcel Mauss, Écrits politiques, Fayard. Nous n’avons pas précisé les références pour ne pas encombrer la lecture de notes de bas de page nombreuses. Nous les préciserons ailleurs, en une autre occasion.

[10Nous reprenons l’expression de Fournier [1994, p. 234] qui qualifie en ces termes l’attitude de Mauss à l’égard des affaires de La Boulangerie, la coopérative qu’il a contribué à fonder.

[11Cette vision du socialisme est à nos yeux d’hommes du début du xxie siècle suffisamment surprenante pour qu’on en précise la source : Fournier la tire d’un texte dactylographié, sans date, intitulé « Les faits », présenté comme le chapitre III du livre projeté sur la nation [Fournier, 1994, p. 673].

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