
De l’imperium à « l’impérialité systémique » de la globalisation
Essai de sociologie historique
Cet article se propose de montrer en quoi l’interventionnisme militaro-humanitaire en vogue depuis le début du siècle manifeste un impensé impérialiste de la globalisation.
A la différence près que comparativement aux anciens impérialismes coloniaux, la réalité impériale n’est plus synonyme de colonisation, de conquête ou d’annexion dans l’objectif de faire du commerce, de fidéliser ou de civiliser un autre peuple, mais d’implanter et de greffer un marché, une société civile, une démocratie ou un État, et tout l’appareil techno-juridique qui en découle.
L’auteur est docteur en sociologie et chargé de cours à l’UQAM et à l’UQAR. Cet article est issu d’une thèse intitulée Construire des gens avec des projets ? Contribution à une sociologie politique de l’impérialisme et de l’intervention humanitaire (département de sociologie, UQAM, 2010)
Introduction
Depuis le début des années 2000, nombre d’évènements sur la scène géopolitique internationale sont venus réanimer le débat sur l’empire et l’impérialisme, tant dans les discours des idéologues que dans les sciences sociales. « Jamais neutre », le concept d’empire pose alors le problème de son actualité, et il est vrai que le recours trop rapide à une terminologie « impériale » occulte plus souvent qu’autrement la vraie nature du problème, ce qui fait dire à Laurent Murawiec que « […] la notion d’empire est devenue si élastique, elle a été si étirée qu’elle en perd l’essentiel de son sens et devient inutile […] [1] ». Dans ce sens, avant d’être une énumération de facteurs objectifs permettant l’évaluation d’une puissance certaine, toute réflexion sur l’empire et l’impérialisme devrait être une discussion sur la nature du pouvoir et des articulations entre les différents types de pouvoirs cristallisés dans une forme de régulation et de reproduction institutionnelle et sociétale.
Sans épuiser le sujet, nous convions à une certaine interprétation de l’impérialisme contemporain à partir de l’évolution du pouvoir, en fonction du porteur de l’imperium, de l’organisation spatiale et politique de l’empire, et du principe actif qu’est l’impérialisme. C’est ainsi qu’après avoir présenté notre propre définition de l’empire et de l’impérialisme, nous poursuivrons notre propos avec une section portant sur les caractéristiques spécifiques de l’impérialisme contemporain à l’époque particulière de la globalisation. Sur cette base, nous conclurons en étayant l’idée selon laquelle l’interventionnisme militaro-humanitaire en vogue depuis le début du siècle manifeste un impensé impérialiste de la globalisation. En effet, c’est en ciblant l’interventionnisme, comme médiation structurée et structurante, que nous exposerons ce que nous pouvons entendre par « réalité impérialiste de la globalisation », ce qui en fait un mécanisme constitutif de cet « impensé impérialiste de la globalisation ».
Retour à une théorie de l’évolution de l’imperium
De l’empire romain à la monarchie universelle espagnole en passant par l’empire carolingien, l’idée d’imperium évolue progressivement de la conception d’une communauté ouverte et inclusive, aux accents « cosmopolites », dont l’unité repose sur l’existence d’une autorité exécutive suprême partagée par plusieurs acteurs mais ayant un empereur à son sommet, à une conception d’une communauté fermée et exclusive, c’est-à-dire tournée vers l’intérieur et principalement préoccupée par la reproduction d’un ordre et d’une unité dont la cohésion relève d’une autorité législative personnalisée et sacralisée, l’empereur comme le souverain des souverains. Ce passage de l’autorité exécutive à l’autorité législative évoque le transfert de l’imperium dans les mains d’un pouvoir de commandement aux prérogatives « judiciaires » à un pouvoir proprement « politique », quoique l’imperium reste un pouvoir de juridiction sur un territoire aux frontières définies, que la dimension législative soit aussi une prérogative de l’empereur romain et que ces deux types de pouvoir ne soient pas encore réellement séparés, du moins pas comme dans la modernité politique. De plus, tel que le souligne Anthony Pagden, il est important de considérer que la transition d’une communauté ouverte et inclusive à une communauté fermée et exclusive est concomitante au transfert d’une conception culturelle et morale (œcuménique) à une conception politique de la définition de l’Humanité, ainsi qu’à une conception historique du développement de celle-ci. L’Humanité est alors réduite son à sense of uniqueness, contradictoire avec l’extension de l’empire, dans une entité politique exclusive sous le règne d’un seul lord of all the world [2].
En parallèle, cette transformation de la conception d’imperium implique une extension de la constitution territoriale de l’empire : alors que l’hegemon grec est constitué d’un archipel de cités, l’assise de l’empire romain est la ville de Rome (donc une cité), le Saint Empire romain germanique est fondé sur un royaume (la Francie, dans un premier temps, et la Germanie ensuite) et regroupe une pluralité de territoires dont trois principaux regnas : la Francie orientale-Germanie, l’Italie et la Bourgogne. L’impérialisme moderne va consacrer l’extension de la souveraineté de l’État hors des limites territoriales traditionnelles de l’empire ou soit simplement hors des limites territoriales étatiques. Pour cette raison Arendt fait de l’expansion la principale caractéristique de l’impérialisme moderne, ce qui la présente comme l’expression en acte de l’objectivation de la puissance active immanente à l’imperium [3].
L’impérialisme annonce un changement général du sens de l’empire. Les empires coloniaux modernes sont perçus comme des extensions territoriales ayant en leur centre un État-nation européen et à leur périphérie des peuples non-européens. L’impérialisme moderne débute lorsque les États européens commenceront à prendre en considération les affaires extra-européennes comme des affaires internes [4]. Nous répétons, il se caractérise surtout par la volonté d’expansion et ce, pour toutes sortes de raisons : écouler les excédents commerciaux, faire du commerce et protéger les routes et les voies de navigation par lesquelles transitent les marchandises, mais aussi en raison de l’idéal missionnaire de civiliser les « Sauvages », afin de stabiliser les relations entre la métropole et les colonies, entre autres, en développant des institutions administratives, médicales et éducatives dans les colonies, intervenir dans des conflits autant pour la sécurité des ressortissants ou de minorités menacées (les « interventions d’humanité » qui parcourent le XIXe siècle [5]) que pour le prestige de l’empire, l’attrait pour l’aventure et pour l’inconnu, de l’exotisme et du lointain, ou encore pour esquiver la Question sociale et désencombrer la métropole des éléments jugés antisociaux et néfastes pour la cohésion sociale interne. L’apothéose de l’impérialisme à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle se réalise sous les signes du nationalisme, du militarisme et de la concurrence économique. C’est l’ère de la concurrence inter-impérialiste entre les États forts européens, américain et japonais.
Ce qui nous semble important ici est qu’à la différence de l’empire – structure objective, délimitée et inclusive –, l’impérialisme apparaît comme une pratique ouverte, expansionniste et exclusive, un ensemble de pratiques instituantes réalisant l’effectivité d’un empire en objectivant les dimensions formelles de celui-ci, que l’on parle de suprématie militaire, d’hégémonie économique (ce qui peut comprendre ou non l’extraction et l’exploitation des ressources matérielles, naturelles et humaines), d’un pouvoir de cooptation des élites et d’influence politique (ainsi que l’imposition d’une stabilité aux formations politiques intégrées dans une hiérarchie mondiale entre États), de l’extension d’un cadre juridique (ex : le droit des gens, le rule of law, les droits de l’homme), le tout enchâssé par la prétention au monopole de la définition et de la représentation de l’Universel (l’Humanité, la Liberté, la Civilisation…) [6]. Ainsi, sans être considéré comme un empire, un État, une nation ou une société peut être dite impérialiste lorsqu’elle s’impose pour dominer, que ce soit par le recours à la force ou par la persuasion [7]. Dès lors, un État impérialiste est généralement reconnu à l’aune de la mise en valeur de sa puissance d’expansion et d’exploitation économique, de contrôle direct ou indirect des peuples, et de cooptation des élites qui vivent sur son aire géographique ou géopolitique, selon l’étendue de sa « zone d’influence géopolitique », qu’elle soit régionale, continentale ou planétaire. Cela dit, par-dessus tout, enfant de la combinaison entre les pouvoirs militaire et économique, l’impérialisme reste une action de domination sur un espace (d’où l’expression « dominer un empire »), à ceci près qu’un impérialisme « pur » exprimerait une puissance davantage ancrée dans la volonté de contrôle d’une population étrangère ou de l’accès à un territoire stratégique aux ressources névralgiques afin d’arriver aux fins désirées et intéressées, plutôt qu’une réelle prise de pouvoir et de commandement sur des structures de régulation d’une société dominée.
Plus qu’une simple question de capitalisation financière, d’exploitation économique ou d’extraction de ressources naturelles, de contrôle territorial et de domination politique, d’expansion culturelle ou de puissance militaire [8], qui sont toutes des dimensions constitutives de l’impérialisme, un empire est avant tout une organisation politico-juridique [9] qui s’étend hors de ses limites frontalières pour intégrer politiquement d’autres entités sociétales a priori régies (ou non) selon un mode politique [10]. D’un côté, l’expansion (territoriale, juridique et politique) d’un empire est supportée par une idéologie civilisationnelle, à prétention universelle, dont le pouvoir impérial revendique le monopole de la définition et de la représentation – que l’on parle de Dieu, de la loi naturelle, du droit international et des droits de l’homme, du libéralisme ou de la démocratie. D’un autre côté, ses actions sont généralement justifiées par une idéologie concernant autant les relations de sociabilité minimale entre individus que les relations entre les individus et l’État, ainsi que les relations entre États. La conception du monde qui s’en dégage s’explicite dans un ordre hiérarchisé entre les individus et entre les États selon leur identité nationale, ethnique, religieuse ou politique, ou dorénavant selon la solvabilité financière des États et l’évaluation du degré de respect des droits humains par ceux-ci.
La dissolution de l’imperium étatico-bureaucratique
La deuxième moitié du XXe siècle annonce le début de la dissolution de cet imperium étatique, comme détenteur de la capacité de régulation des pratiques sociales, dans l’ensemble des régulations privées. Cette dissolution progressive de l’imperium étatico-bureaucratique est corrélative du passage entre le mode formel de reproduction politico-institutionnel moderne au mode formel de reproduction décisionnel-opérationnel propre à une postmodernité tendancielle :
L’État a été progressivement aspiré dans le jeu des acteurs sociaux « privés » ; ceux-ci perdront du même coup ce caractère « privé » sans devenir pour autant des organes de la « fonction publique », des agents de deux modes d’action, entre l’exercice de l’imperium d’un côté, la conclusion de contrats et de conventions résultant de la compétition et des rapports de force de l’autre, qui s’estompe. Et si l’État s’y est fait entraîner, c’est justement en raison de la prééminence qu’il détenait vis-à-vis des rapports de force « privés » en tant que détenteur du principe de la légalité et par conséquent de la capacité de légalisation, qui se convertissait ainsi en capacité de légitimation des régulations privées à mesure que ces dernières acquéraient non seulement valeur de loi entre les partenaires, mais valeur de régulations sociales objectives pour tout ou partie de la société, c’est-à-dire vis-à-vis des « tiers ». L’État s’est vu conférer ainsi progressivement un rôle de légitimité nouvelle, en vertu desquels il allait être appelé à intervenir de plus en plus dans tous les domaines conflictuels de la vie sociale, y débloquant en retour les rapports de force qui jusque-là y étaient contenus par les principes abstraits d’une légalité universaliste ; il a fini ainsi par devenir lui-même l’enjeu premier de tous ces rapports de force, mais cette fois-ci ce n’était pas en tant qu’État, entendu dans l’unité de son imperium, c’était comme partenaire, simple primus inter pares. [11]
Durant le dernier tiers du XXe siècle, l’imperium, prérogative de l’État et de sa bureaucratie, est en partie, et nous disons bien « en partie », transféré aux et partagé avec les organisations privées hors de la sphère étatique ou politique, de sorte que se développerait une forme de « double souveraineté » ou plutôt la juxtaposition de deux types de souveraineté : la souveraineté traditionnelle des États avec son ancrage territorial et une souveraineté « déléguée » ou par « procuration » dévolue aux organisations internationales [12]. Dans ce contexte, les grandes organisations privées de la société civile occidentale et à plus forte raison les institutions internationales comme l’ONU et ses agences, mais aussi l’OTAN, le FMI, la Banque Mondiale, les agences de crédits et de notation, les institutions financières, les comités d’éthiques, les corporations multinationales, les ONG, deviennent des organismes de gestion des pratiques sociales sur un pied d’égalité avec l’État. Ce transfert de pouvoir souligne un certain caractère diffus de celui-ci, un partage entre l’État et les organisations. Mais le « nouvel empire », si le terme convient, n’est pas aussi excentré que le proposent Hardt et Negri. Dans cette perspective, la possibilité d’un « impérialité systémique », c’est-à-dire d’une réalité impériale inhérente au système lui-même, que nous pouvons ici associer à la globalisation néolibérale, reposerait en définitive sur les capacités de régulation des organisations de la « société civile », qui se juxtaposent aux mécanismes propres aux États, et qui sont maintenant reconnues comme mécanisme interne du système de gestion des affaires internationales. Dans ce système, le rôle de l’État serait réduit à la protection (d’où l’adoption d’une politique de la sécurité « humaine » parallèle, sinon concomitante, à la « mission sacrée » du développement tel que le soutient l’ONU [13]) et à assurer la libre circulation sans contrainte des flux de toutes natures, mais surtout financiers et matériels. C’est une erreur de croire que l’État disparaît. Plutôt, il semble tirer une puissance de contrôle de l’autonomie normée et encadrée qu’il laisse aux organisations internationales.
En effet, la prééminence de l’autorité exécutive renvoie au cœur de cette nouvelle forme d’impérialisme que serait l’« impérialité systémique ». L’importance du pouvoir exécutif de l’État de droit apparaît être une dimension fondamentale de la régulation en régime néolibéral. L’« impérialité systémique », qui, en tant que « système postmoderne » puise dans les agirs et pratiques archaïques et pré-modernes, serait donc inclusive et exécutive comme dans l’imperium romain, à la différence qu’il y aurait une disparition du symbolique, comme disparition de la société. L’imperium, après sa personnification dans la figure des magistrats, de l’empereur et de l’État, serait dorénavant l’attribut d’un système cybernétique de contrôle, de surveillance et de communication formé en réseau [14]. Est-ce dire alors que le caractère politique de l’empire est disparu au profit du dudit « système » ? Non, à en croire Freitag, considérant la place centrale que détient l’État dans la globalisation :
Pour le moment, ce mouvement d’extension des régulations systémiques possède encore un caractère politique dans la mesure où ce que nous appelons la globalisation, par-delà l’idéologie néolibérale qui postule son caractère spontané, naturel et inévitable, est encore de toute évidence appuyé – sinon créé et imposé – par des politiques et des programmes qui ont pour objectif direct l’élimination de tous les obstacles politiques et institutionnels – et même culturels – qui se dressent devant elle et contre elle. [15]
L’impérialisme d’hier à aujourd’hui
Il existe, bien sûr, de nombreuses différences entre l’impérialisme colonial typique du système international du XIXe siècle et un impérialisme post-colonial naissant à la fin de la guerre froide et dont les formes se précisent au fur et à mesure du développement de la globalisation. Commençons par répéter que, contrairement à la connotation positive qu’avait l’impérialisme du XIXe siècle, l’idée d’un impérialisme actuel est cernée d’une aura plutôt négative [16]. N’étant plus seulement une question d’économie politique pour certains [17] alors que celle-ci demeure un aspect fondamental pour d’autres [18], l’impérialisme actuel serait directement relié au phénomène macrosociologique de formation de blocs continentaux (Amérique, Europe [19] - Eurasie) par des accords commerciaux et financiers ou par des traités de coopération sur le plan de la sécurité supranationale [20]. Signe d’une transformation du politique, le nouvel impérialisme ne reposerait plus sur une vision développementaliste centre-périphérie, mais sur une représentation globale d’un monde réparti en cercles concentriques selon le degré de respect des droits de l’Homme, de la démocratie et du libéralisme (i.e. ouverture au libre-échange et au développement économique) [21]. De même, il ne reposerait plus sur une représentation raciale ou naturaliste exclusiviste de la civilisation, mais sur une vision du « tout inclus » dans un multiculturalisme « essentialiste » [22]. Sa régulation et sa gestion ne reposeraient plus sur un « gouvernement d’experts », fonctionnant à coup de décrets, comme Arendt le mentionne pour l’impérialisme moderne, mais sur une capacité de contrôle des nouvelles technologies de l’information et de communication dans une économie de services dont le moteur de croissance est le capitalisme financier [23]. Non plus le fait d’une prise de terres, d’une conquête de territoires jugés « libres » ou d’une colonisation forcée, malgré la subsistance de ce principe au travers la propriété privée comme espace forclos, mais le fait d’une capacité d’interférence auprès de la société civile ou d’un État dans un monde d’États-nation, et ce afin d’y contrôler indirectement les populations en reconstruisant la nation (nation building), la société (society building) ou l’État (state building) [24]. Enfin, n’impliquant plus de luttes interimpérialistes, ce qui sous-entend que chaque État « produit » son propre impérialisme, le nouvel impérialisme serait caractérisé par une forme d’alliance multi-étatique avec en son centre un hégémon, les États-Unis bien évidemment (mais il pourrait en avoir d’autres), mais aussi en partie les organisations internationales vouées à la protection du capitalisme comme projet global [25].
Une théorie sur le nouvel impérialisme
Dans ses ouvrages portant sur l’émergence d’un nouvel impérialisme qu’elle réactualise dans le contexte de la globalisation néolibérale, Ellen Meiksins Wood soutient qu’à la différence des précédentes formes d’impérialismes que sont l’empire de la propriété et l’empire du commerce (ce que Rosenberg qualifie d’« empire de la société civile »), l’empire du capital, qu’elle nomme aussi « mode impérialiste du capitalisme », a ceci de particulier que son « principe moteur » - le capital - apparaît détaché du pouvoir politique (national-territorial), pour ne pas dire autonome de toute économie politique spécifique à l’État-nation moderne. En raison du fait qu’il est fondé sur une séparation formelle entre la logique politique et la logique économique et ce, comme « division du travail » à l’intérieur même du mode de production capitaliste, l’empire du capital doit s’enquérir de supports « extra-économiques », principalement l’État dans son rôle d’appareil de régulation juridico-coercitif (l’État gestionnaire-organisationnel), afin d’assurer la pérennité du processus d’accumulation capitaliste ainsi que sa reproduction élargie à une échelle globale. Par incidence, la contradiction entre les « poussées » d’autonomisation du capital et la nécessité du recours à des pouvoirs extra-économiques augmentent la dépendance du capital envers l’État, tout en permettant au premier d’assiéger le second, renforçant simultanément l’emprise de l’État et du Capital sur les individus (libérés des contraintes de la société). Ainsi résume-t-elle sa thèse sur le « nouvel » impérialisme :
My own argument in Empire of Capital proceeds from the formal separation of the ‘political’ and the ‘economic’ in capitalism and its effect on the role of the state in capital accumulation. I go on to characterise capitalist imperialism by exploring the relation between the economic power of surplus appropriation and the extra-economic powers of administration and enforcement which support it. The boundless expansion of capital is possible because of its unique ability to detach itself from ‘extra-economic’ power, while that same detachment makes it both possible and necessary for capital to rely on the support of ‘extra-economic’ powers external to itself, in the form of territorially-limited legal, political and military organisations. Global capital is served not by a global state but by a global system of multiple territorial states ; and the ‘new imperialism’ is not about an ever-expanding political structure to match the scope of capital accumulation but about the complex relation between the economic reach of capital and the territorial states which organise and enforce its global hegemony. [26]
Plus qu’une simple autonomie de la logique économique du capital, c’est à un renversement de la dialectique entre la politique et l’économique que nous avons affaire. Plus précisément, ce renversement tient en ce que la médiation politique, c’est-à-dire la politique comme médiation structurelle et symbolique des rapports sociaux, s’efface derrière les impératifs du capital (de la valeur) et la nécessité du recours à des forces extra-économiques, dont seul l’État peut en assumer l’exercice, mais qui, dans les faits, sont de plus en plus délégués à des organisations privées [27], telle que le suppose la thèse de la privatisation de la sphère publique internationale [28], privatisation cachant le redéploiement de la puissance des États dans la sphère publique via la sphère privée.
La privatisation dans le cadre du nouvel impérialisme du capital se distingue alors d’un simple transfert de propriété. Avant d’être un moyen d’accumulation de propriétés et signe de richesse, la privatisation est, dans son essence, un moyen de détacher la propriété de tout pouvoir public ou communal. Elle se présente donc comme un instrument de dépolitisation de l’espace public et un mécanisme de désancrage de l’individu de celui-ci. Cela implique alors que les moyens extra-économiques vont jouer un tout autre rôle dans l’empire du capital si on compare aux impérialismes précédents. Ils ne sont plus des outils d’accumulation de propriétés ou d’extraction de ressources premières, mais des instruments de contrôle de l’espace du jeu capitaliste. Par incidence, c’est la conception même du politique et du rôle de l’État qui est revisitée. Moyen de créer les conditions d’accumulation du capital, tout en se prétendant hors du domaine économique, le rôle de l’État ne va plus se limiter à la sphère domestique nationale, mais il se consacrera aussi au maintien de l’ordre international. L’importance de l’État tient à ce qu’il détient la capacité « d’organiser le monde », autant par le monopole de la violence que par sa capacité de d’édicter les règles, pour que le capital navigue librement dans la sphère de l’économie globale :
D’un côté, l’État augmente son pouvoir (Auctoritas) ; de l’autre, les organisations entrent dans la Potestas (la puissance souveraine) : la puissance légale de l’État se mue en pouvoir et le pouvoir des organisations rallie la puissance souveraine par laquelle elles accroissent leur capacité de gouverner la multitude. [29]
Globalisation et impérialisme
De quelle nature serait ce caractère impérialiste de la globalisation ? Généralement définie comme un processus de libéralisation, de privatisation et de déréglementation des économies nationales et de leur intégration dans un réseau d’échanges au sein d’un marché mondial, la globalisation est aussi une extension, un branchement ou un réseautage planétaire par les nouvelles technologies de communications qui facilitent le transfert de l’information en temps réel, une généralisation des échanges culturels et conséquemment accentue la proximité des individus aux quatre coins du monde. Enfin, nous pourrions aussi parler de la globalisation de la sécurité qui se trame actuellement. Cependant, ce qui nous intéresse est plus précisément ses dimensions politique et systémique.
Nous empruntons de la perspective bourdieusienne le double sens du terme « globalisation » : descriptif et normatif-performatif. Dans son sens descriptif, le terme « globalisation » désigne l’unification du champ économique mondial ; dans son sens normatif-performatif, globalisation désigne une politique économique visant à éliminer toute nuisance à son extension continuelle. Globalisation = « to globalize » : dans son essence la globalisation est performative, elle in-forme, elle per-forme, elle doit former et elle donne forme. En cela la globalisation est :
[…] le produit d’une politique mise en œuvre par un ensemble d’agents et d’institutions et le résultat de l’application de règles délibérément créées à des fins spécifiques, à savoir la libéralisation du commerce (trade liberalization), c’est-à-dire l’élimination de toutes les régulations nationales qui freinent les entreprises et leurs investissements. [30]
L’élimination progressive des régulations politico-institutionnelles nationales aux fins de l’unification dans le champ économique global fait dire à Bourdieu que la politique de la globalisation est une politique de dépolitisation, c’est-à-dire une politique visant la dépolitisation de l’économique, ce qui nécessiterait de dépolitiser la politique elle-même. Ainsi décrit-il a globalisation comme :
[…] le processus d’unification du champ mondial de l’économie et de la finance, c’est-à-dire l’intégration d’univers économiques nationaux jusque-là cloisonnés, et désormais organisés sur le modèle d’une économie enracinée dans les particularités, celle de la société américaine, qui se trouve instituée à la fois en destin inévitable et en projet politique de libération universelle, en fin d’une évolution naturelle, et en idéal civique et éthique qui, au nom du lien postulé entre la démocratie et le marché, promet une émancipation politique aux peuples de tous les pays. [31]
Loin d’être un enjeu strictement économique, la globalisation est condition de prises de décisions politiques, et non le résultat naturel d’une supposée main invisible cachée derrière l’évolution naturelle quasi « ahistorique » des échanges économiques. Projet économico-politique, la globalisation l’est doublement parce que, premièrement, les transformations du cadre normatif juridico-politique de la régulation économique et financière relèvent de décisions politiques prises dans les grandes rencontres internationales comme le Forum économique mondial de Davos ou les sessions de travail de l’OMC [32]. Deuxièmement, elle est politique parce que la globalisation nécessite des supports autres qu’économiques afin de consolider l’unification des économies nationales dans un marché mondialisé, mais surtout pour s’assurer de la mise en place d’institutions favorisant la liberté du « marché », pour refréner les résistances locales et stabiliser les populations. Ceci n’a rien de nouveau nous le rappelle Meiksins Wood :
The economic imperatives of capitalism are always in need of support by extra-economic powers of regulation and coercion, to create and sustain the conditions of accumulation and maintain the system of capitalist property. […] In fact, capitalism, in some ways more than any other social form, needs politically organized and legally defined stability, regularity, and predictability in its social arrangements. [33]
Dans cette perspective, la globalisation apparaît de prime abord comme une prise de contrôle des mécanismes de reproduction et des instruments de régulation économique, politique, culturelle et sociale à une échelle transnationale et ce, par des élites internationales capitalistes et politiques (une oligarchie, que ce soit une overclass nationale ou une classe transnationale), qui, selon leurs intérêts spécifiques, coopèrent ou luttent entre elles. D’une autre perspective, la globalisation est aussi définie comme un « système » (Hardt et Negri, Beck, Giddens, Freitag, entre autres), lequel justement accusé d’impérialisme. Pour réaliser cette prise de contrôle, le pouvoir militaire prend dorénavant la forme d’un interventionnisme systématique. Voilà que « l’expansion mondiale de la puissance militaire est une partie intégrante de la mondialisation économique [34] ». Avec Rosenberg, il faut considérer l’appareil militaire comme un instrument de « politique publique » synchrone d’une multitude d’autres outils de « politiques privées », d’un système de contrôle et de régulation de la globalisation capitaliste et en particulier des intérêts des grandes puissances. S’insère ainsi la dynamique des organisations publiques ou privées, nationales, internationales ou transnationales, et qui s’imposent depuis le milieu des années 1990 comme des acteurs légitimes, au même titre que les États, sur la scène internationale :
Par nature, les organisations sont des « puissances » qui étendent leur contrôle sur leur environnement et qui gèrent elles-mêmes leurs modalités internes d’intégration et de développement dans le sens d’un accroissement continu de cette puissance et de ce contrôle [35].
Le contrôle désigne ici un ensemble de mécanismes processuels et opérationnels orientant les actions, qu’elles soient individuelles ou collectives. Il renvoie à la représentation d’un système de « mécanismes de régulation compensatoires, à caractère programmatique et immédiatement opérationnel [36] » qui a
[…] la capacité de décider normativement, à partir d’une situation de fait ou de puissance purement empirique, non pas de l’usage des choses mais au second degré de la forme des rapports sociaux et des règles qui les régissent. Il s’agit de produire pragmatiquement des « systèmes de régulation » qui se substituent par conséquent localement au système unique, universaliste, formaliste, de la régulation par le droit de propriété et de libre disposition garanti par le pouvoir souverain de l’État ; il se substitue donc du même coup aux « lois impersonnelles du marché » qui étaient la conséquence de l’institution de la propriété et du contrat …. [37]
Le contrôle se substitue progressivement au pouvoir au fur et à mesure que des systèmes de gestion opérationnelle directe viennent remplacer les institutions modernes régissant la pratique par la médiation du sens et des valeurs transcendantales qui y sont investies. [38] S’opposant à la propriété privée et au pouvoir de l’État en lui substituant « des “puissances sociales” grandes ou petites, et toujours multiples [39] » et qui sont directement arrimées au social, à l’encontre d’un mécanisme de régulation sociojuridique de la division du travail social ainsi que du cadre politico-institutionnel de la société moderne. Le contrôle se caractérise alors par la paradoxale libération des individus dans des rapports de force qui s’entrechoquent désormais dans le jeu de la mise en valeur :
Les régulations systémiques possèdent cette caractéristique de libérer les sujets individuels à l’égard des pouvoirs sociaux constitués, […] modernes ou traditionnels, en leur ouvrant l’accès à la puissance opérationnelle des procès systémiques autorégulés (par exemple le marché). [40]
L’interventionnisme en question
L’intervention militaro-humanitaire, c’est-à-dire l’intervention militaire appuyée par des justifications humanitaires et légitimée par la défense des droits humains au cœur du principe de sécurité humaine adopté par les Nations Unies, est intimement liée à une conception d’un ordre spatial global [41]. En autant qu’elle en appelle à l’idéal universel de l’Humanité, déterminant ainsi des représentations de soi et des autres, l’intervention apparaît alors comme un instrument interne de régulation et de gestion de la politique internationale de la part des États forts. S’appuyant sur la nécessité du recours légal sinon légitime à la coercition économique, juridique ou militaire, l’intervention semble, dans ce sens, éminemment impérialiste. Nous pouvons la voir comme un instrument utilisé pour la formation, la constitution, la consolidation et l’expansion du projet néolibéral de globalisation.
Vouée à son extension et à sa généralisation, la globalisation est un processus visant la synchronisation [42] des différentes économies nationales et de leurs formes de régulations sociopolitiques étatiques correspondantes et ce, afin de les rendre compatibles avec les nouvelles modalités économico-politiques sur lesquelles repose la reproduction élargie du capital à l’échelle mondiale. Face à la réticence, au sous-développement ou à l’impossibilité de certains pays d’ouvrir leurs économies nationales et d’ériger le régime démocratique qui leur sied, l’évolution de la logique systémique d’une structure capitaliste néolibérale globale s’étend, entre autres, au travers les multiples interventions des organisations privées et/ou publiques, nationales et/ou internationales, telles que le FMI, l’OMC, la Banque Mondiale, l’OTAN ou l’ONU et ses différentes agences, ainsi que le Conseil de l’Europe et l’OSCE, comme nouveaux détenteurs du contrôle sur un espace stratégique, principalement la société civile et les institutions locales, et ce, par le truchement de milliers d’ONGs réparties aux quatre coins de la planète. Ajoutons à cela le recours récurrent à des compagnies de mercenaires légalisés et autres sociétés militaires privées (SMP) – EO, MPRI [43], Garda, Blackwaters, pour ne nommer que celles-ci – ainsi que des joint-venture civils et militaires tels que les bureaux (gouvernementaux) ACM, CIMIC ou CMOC [44], ou encore à des compagnies privées telles qu’Halliburton [45], Louis Berger Group et SNC-Lavalin. Il est dès lors difficile de ne pas voir l’interventionnisme comme une modalité d’intrusion et d’ingérence des pays du centre dans les affaires internes d’un autre pays et ce, afin de modifier les interactions entre l’État, la société civile et le marché [46]. Les Balkans en sont un exemple patent :
Dans les Balkans post-communistes […] confrontés à l’élargissement de l’Europe et soumis au pacte de stabilité, l’idéologie de l’ingérence humanitaire se confond avec la réalité de l’intervention militaire, pour devenir une intervention humanitaire aux ramifications multiples, une colonisation de l’espace politique et social local. [En contexte d’urgence militarisée, l’humanitaire tend à se constituer sur la forme d’une culture homogénéisante globale qui impose ses règles de fonctionnement à toutes les organisations d’aide, quelle que soit par ailleurs leur philosophie propre d’intervention]. Celle-ci procède par opérations chirurgicales en neutralisant les zones qui peuvent l’être et en divisant au sein des autres la société locale entre ceux qui s’impliquent à différents degrés à ses côtés, et ceux qui sont rejetés à la marge de l’idéologie et des pratiques du développement. Peu importe si cela modifie les relations de pouvoirs préexistantes et favorise l’émergence de nouveaux lobbies locaux. L’essentiel est que se substitue aux structures de pouvoir traditionnelles un réseau d’information connecté au réseau international et suffisamment flexible. [47]
Pour reprendre Sloterdijk, dans la globalisation l’intervention s’apparente à un instrument de « mise en réseau forcé [48] ». À une autre époque nous aurions parlé de « mise au pas »… Les interventions orchestrées par de telles institutions ou organisations tendent ainsi à transformer tout autant le rôle de l’État que les structures sociales ou économiques nationales afin les rendre compatibles avec le nouvel ordre mondial et opérationnel dans une nouvelle division internationale du travail, de la production et des échanges financiers et commerciaux [49]. Il s’ensuit que l’interventionnisme se présente sous la forme d’une pluralité de mécanismes (organisationnels, institutionnels ou corporatifs) ou de structures de médiation dans les relations interétatiques, de même qu’entre les États et leurs populations locales respectives et aussi, à un troisième niveau, entre les groupes sociaux à l’intérieur d’une société. Certaines catégories d’organisations semblent alors devenir des instruments externes de régulation socio-économiques dans le développement interne d’un pays, tout en imposant des mesures strictes de contrôle et de gestion de l’État. Loin d’être d’une neutralité exemplaire, Micheal Pugh remarque qu’en général « l’aide a été politisée dans le sens que les agences l’utilisent pour opérer une transformation sociale et construire une société orientée par le marché [50] ». À ce sujet, il n’y a rien de plus éloquent et d’exemplaire de la situation que ce commentaire de Jean Bricmont à propos des accords de Rambouillet, le traité de paix venant clore la guerre au Kosovo :
Dans le reste de l’accord, on trouve des détails curieux, par exemple que l’économie du Kosovo sera régie par les principes du marché libre (chapitre 4a, article I). On peut penser ce qu’on veut du « marché libre », mais on peut difficilement soutenir que la privatisation des mines du Kosovo (par exemple) fait partie, d’une façon non négociable, d’un accord de paix. [51]
C’est ainsi par le biais de son rôle dans les privatisations des institutions et des entreprises nationales que l’intervention telle que nous l’avons définie dans un chapitre précédent, apparaît comme une dimension impérialiste de la globalisation néolibérale. En cela, Bricmont rejoint les critiques de David Harvey et de Ellen Meiksins Wood pour lesquels les privatisations de biens publics et l’imposition des impératifs du capitalisme sont les signes et les conséquences de la constitution d’un nouvel impérialisme. Wood soutient néanmoins que les interventions servent, entre autres, à orienter les alliés des États-Unis sur la bonne voie et à impressionner ses ennemis et alliés, de même qu’à imposer les impératifs du capitalisme ou encore à protéger les propriétés privées. De son côté, Harvey cite en exemple les nombreuses privatisations effectuées en Irak par Paul Bremer, administrateur américain de ce pays, à la tête de la Coalition Provisional Autority de la fin des combats en mai 2003 jusqu’à la formation d’un gouvernement irakien de transition à la fin de juin 2004. Harvey nous rappelle qu’en septembre 2003, Bremer promulgua, entre autres, la privatisation des entreprises publiques irakiennes, le droit de propriété des firmes étrangères sur les affaires (business) irakiennes, la possibilité du rapatriement des profits vers l’étranger, l’ouverture des banques irakiennes au contrôle étranger et encore l’élimination de toute barrière au commerce et à l’échange, et ce, en restreignant considérablement le droit à la syndicalisation et à la grève. En plus de forcer l’ouverture à la domination des compagnies étrangères en sol irakien, Harvey nous informe que ces directives entrent directement en contradiction avec les articles des Conventions de Genève et de la Haye concernant le mandat d’une puissance d’occupation [52]. C’est dire alors que la réouverture du cadre normatif international va de pair avec avec celle du marché national irakien. En visitant le site internet du gouvernement afghan (2009), nous nous apercevons qu’en Afghanistan l’une des premières actions réalisées par l’autorité transitionnelle fut de mettre en place un bureau responsable de l’organisation de la privatisation des anciennes entreprises nationales. Le développement de l’entreprise privée est-il un des objectifs principaux de l’intervention occidentale en ce pays ?
La pratique de l’interventionnisme apparaît alors directement reliée à l’élargissement et à la stabilisation des zones d’échanges, de création de zones franches, zones économiques spéciales et autres « enclaves de sociétés civiles » (autour de grands centres urbains ou des capitales étrangères : Kaboul et la zone verte de Bagdad sont les exemples les plus récents – dignes répliques à une échelle nationale des gated communities états-uniennes et sud-américaines), condition nécessaire pour l’implantation des structures du « marché » ou d’acteurs indispensables à l’intégration dans l’économie mondiale. Si, tel que l’anthropologue Francine Saillant le souligne, pour « […] les pays du Sud, cette intervention favorise l’entrée de devises, d’expertises et de services qui exigeraient des efforts que les États ne peuvent pas ou ne veulent pas toujours fournir, en fonction de leurs moyens, ou de leurs priorités et contraintes [53] », l’envers de la médaille est justement le développement d’une nouvelle forme de dépendance de ces sociétés envers ces organisations pour obtenir un transfert des ressources culturelles, technologiques, scientifiques ou de toute autre nature, nécessaires bien sûr, aux nouvelles formes de régulation systémique néolibérale. D’où l’accusation de nouveau colonialisme :
While the old colonialists invoked a civilising mission, the new humanitarians speak about human rights and conflict resolution will receive aid. Those that reject western values will be left to their fate. In this way conditional humanitarian aid is becoming yet another tool available to western governments to control developing countries. [54]
Si nous allons plus loin dans cette logique siuvant laquelle l’aide est conditionnelle au développement, nous nous apercevons, comme l’énonce le Rapport au Parlement canadien (2007), que le développement est, quant à lui, conditionnel à la sécurité. Cette logique implique que l’interventionnisme militaire se présente comme un préalable au développement, voire un outil du développement. C’est donc la politique sécuritaire qui devient un préalable au développement et non plus le développement qui est une condition d’une véritable sécurité humaine.
L’intervention comme processus de désancrage/réancrage
L’interventionnisme apparaît être au cœur d’une multitude de processus de « balkanisation-libanisation [55] », de « dé-territorialisation/re-territorialisation [56] », de « décomposition/recomposition [57] », de « désancrage/réancrage [58] », de « localisation disloquante [59] », de « dénaturalisation / re-naturalisation [60] », de « marchandisation / polyarchisation [61] », de déracinement [62] et de « dépolitisation / repolitisation [63] », processus par lesquels des personnes concrètes, attachées et inscrites dans une communauté d’histoire et de culture particulière, deviennent un réseau abstrait de personnes unifiées dans un système politico-économique mondialisé. Le désancrage de la population lors de l’intervention se réalise (autant qu’il résulte), entre autres, par et dans une catégorisation/classification/hiérarchisation identitaire (ethnique, culturelle, cultuelle, politique, économique) entre États, entre les groupes sociaux ou entre les victimes lors de la redistribution de l’aide – les fonds investis dans le développement d’institutions ou d’entreprises étant principalement orientés vers les villes au détriment des campagnes – ou encore dans une confiscation de l’usage des ressources sociales ou des pouvoirs locaux par les populations.
Ce pouvoir est alors transféré sous la responsabilité des organisations internationales se chargeant de recomposer les échanges économiques, mais aussi, entre autres, les soins de santé et l’éducation [64], d’imposer à la population ses désirs [65] ou encore de réécrire la Constitution et de désigner des ministères des relations extérieures, bref, la régulation sociale, politique ou économique dans son ensemble. Nous pouvons reprendre l’exemple des Balkans où « […] la présence militaire et humanitaire tend à occuper tous les espaces décisionnels et opérationnels relevant naguère de celles des souverainetés locales qui ne répondent plus aujourd’hui aux critères planétaires en matière éthique [66] ». C’est ainsi qu’aux dires de Petras et Veltmeyer, pour lesquels les grosses ONGs internationales ont plus d’affinités avec un modèle d’entreprise dirigée par une classe de « néo-compradors » qu’elles sont des exemples de démocraties, en tant que relais « les ONG s’attaquent à la démocratie en confisquant aux populations locales le contrôle de leurs programmes sociaux et du débat public, et en créant une dépendance envers des responsables étrangers non-élus et les représentants locaux qui ont leur bénédiction [67] ». Cette reconfiguration globale s’effectue par des mécanismes de redistribution des pouvoirs et des hiérarchies sociales locales provenant de la praxis historique transmise dans l’héritage culturel et civilisationnel commun à une collectivité donnée. Effaçant les frontières au Sud et à l’Est pendant qu’elle les referme au Nord et à l’Ouest, « la globalisation marquerait alors la disparition d’une civilisation où la transmission, la tradition jouent un rôle prépondérant, où l’individu se définit comme issu d’un territoire, d’une région, d’une nation [68] ». Un des résultats de ces interventions est l’avènement de nouvelles représentations sociales débouchant sur des formes inédites de relations et de pratiques intercommunautaires. Mais c’est surtout un repli vers des tensions identitaires qui accompagnent l’intervention. Dans ce cas, il est juste de dire « [qu’]impérialisme rime avec naturalisation et essentialisation des catégories de l’altérité. En retour, ceci provoque la reconduction d’un ‘nationalisme tribal’ qui naît de ce déracinement [69] ».
L’intervention comme mécanisme de valorisation et de validation de l’État
La pratique de l’intervention est un mécanisme de valorisation et de validation autant de la société dans laquelle se réalise l’intervention (en acceptant ou non de coopérer avec les agences internationales) que des États intervenants. À cet égard, Yann Braem souligne le caractère national et étatique de cette forme d’interventionnisme. Issue de la nationalisation du financement de l’humanitaire et de son institutionnalisation dans l’appareil d’État, l’intervention humanitaire est combinée à la logique nationale des projections militaires. Dans la nouvelle perspective de l’interventionnisme militaro-humanitaire disparaît le caractère impartial et désintéressé de la dimension proprement humanitaire de l’intervention :
La CCM (coopération civilo-militaire) est souvent conçue, dans les doctrines, comme devant contribuer au développement de l’influence nationale car la particularité de la mission – à la frontière des mondes civil et militaire, au contact avec les populations, – en fait un vecteur militaire de choix pour réaliser une influence économique ou améliorer l’image du pays. [70]
Dans ce sens, plus qu’un moyen pour un État d’intervenir dans le monde, la capacité d’intervention à l’étranger est un critère par lequel un État obtient une reconnaissance internationale [71] lui permettant, entre autres, d’être classé dans la hiérarchie des grandes puissances ou de lui assurer une place de choix (un traitement différentiel) lors des discussions et des sommets concernant les échanges économiques et commerciaux internationaux. Avec la doctrine de la « sécurité humaine », l’intervention devient une nécessité étatique et nationale. Dans un discours au sommet de la francophonie de Ouagadougou en novembre 2004, Paul Martin, ancien Premier ministre du Canada, prononçait ces mots révélateurs : « Ils savent que notre souveraineté s’exercera dans la mesure où nous pouvons transporter nos valeurs au-delà de nos frontières. […] Il y a aura des conséquences si nous ne sommes pas présents à l’étranger, c’est notre qualité de vie qui va en souffrir. [72] » Notre qualité de vie, comprendre ici la reproduction de notre mode de vie, est dorénavant directement reliée à l’exportation de nos valeurs par notre présence à l’étranger. Difficile alors de ne pas voir, à l’instar de David Chandler et Stephen MacFarlane, l’intervention comme une préoccupation nationale avant tout et surtout avant l’exportation de nos bons sentiments de solidarité et de responsabilité. Dans ce sens, la doctrine de la « sécurité humaine » au coeur de la « responsabilité de protéger » n’est-elle pas avant tout une doctrine de la sécurité nationale ? À cet égard, dans un article sur la validité et l’application de la doctrine de la « Responsabilité de protéger » à la situation du Darfour, Alex J. Bellamy remarque qu’il ressort clairement des différents discours à ce sujet que, loin de servir à légitimer une intervention afin de protéger une population civile contre les exactions perpétrées par l’armée nationale du Soudan et la milice supportée en dessous de la table par le gouvernement soudanais, la responsabilité de protéger tendrait plutôt à réaffirmer l’État souverain comme principal sujet des relations internationales [73]. Pour résumer, la politique de l’intervention nous démontre que la puissance de l’État reste un indicateur central de la souveraineté de celui-ci, un critère d’évaluation de son rang dans la hiérarchie internationale, faisant alors de l’intervention une raison « humanitaire » d’État… Dès lors, l’interventionnisme militaro-humanitaire devient une nouvelle modalité d’apparition, de valorisation et de hiérarchisation des États au niveau des relations internationales. Il s’agit donc bien d’une humanitarisation de la politique. En ce sens, l’interventionnisme « humanitaristique » s’avère être un mécanisme permettant l’actualisation et la monopolisation de la définition et de l’imposition d’une représentation du monde propre à des intérêts particuliers dont elle est le signe de la prise de pouvoir.
Conclusion : l’« impensé impérialiste » de la globalisation
Que pouvons-nous entendre par l’« impensé impérialiste de la globalisation » ? Cet impensé réside dans des comportements et des pratiques impérialistes qui tendent à réaffirmer les dimensions constitutives de l’ancienne forme politique qui fut autrefois nommée empire dans ce qui se nomme aujourd’hui la globalisation, comprise comme gouvernance globale [74], et que l’on retrouve plus concrètement au travers des interactions entre les États, les corporations multinationales et les organisations internationales intergouvernementales, économiques et militaires entre autres. De la globalisation naît une nouvelle réalité impériale, une « impérialité systémique » issue de la combinaison de la projection militaire avec la puissance expansive des logiques systémiques du capitalisme financier et des technologies d’information et de communication [75]. Dans cette optique, la pratique de l’interventionnisme résulte d’une division du travail international : « […] au policier impérial, le nettoyage du terrain […] ; aux institutions internationales, le travail politique de construction de l’État [76] ». Celle-ci doit être comprise comme un transfert ou une relocalisation de pouvoirs et de prérogatives étatiques vers des organisations nationales ou internationales ou privées, économiques et financières principalement, et une « multitude complexe » d’acteurs non-étatiques « porteurs de normes [77] », hors d’un État devenu partenaire, « simple rouage » dans la mécanique du système mondial [78]. Le paradoxe de la situation tient en ce que cette « prise de pouvoir » de la société civile se réalise à son détriment et renforce le contrôle de l’État sur les individus plutôt que de le limiter :
[…] les discours sur le renforcement de la société civile masquent le fait que cette nouvelle forme de domination s’exerce précisément dans la « société civile » et à partir d’elle, et ils escamotent l’exigence de la constitution de nouvelles modalités participatives à des instances ou institutions politiques au niveau mondial […] puisque l’espace dans lequel se déploie le système est précisément celui de la « société civile », et il parvient à la dominer quasi souverainement lorsqu’elle se trouve affranchie de tout contrôle et de forme d’intégration politiques. [79]
En lieu et place de la désuétude de l’État et de sa moderne souveraineté, l’interventionnisme militaro-humanitaire inaugure plutôt un retour en force d’un État qui, de plus en plus, se réaffirme sur les plans national et international. Alors que l’on s’attendait à une socialisation des forces géopolitiques par leur agencement dans un agenda démocratique issu des institutions internationales, au contraire, nous assistons à une réintégration et une réaffirmation des intérêts nationaux des grandes puissances sur la scène internationale [80]. C’est dans ce contexte que nous devons considérer l’interventionnisme militaro-humanitaire comme un impensé impérialiste de la globalisation. Soutenue par l’idéal d’une vision universaliste qui induit une double hiérarchisation entre les populations (notions d’« aide discriminante » ou de « double standard ») et entre les pays (démocraties libérales versus États faillis, pays « sous-développés » et rogue state), d’une morale des droits de l’homme supérieure au droit international, l’interventionnisme des pays occidentaux serait moins un mécanisme de domination directe et d’exploitation forcée qu’un système de surveillance, de contrôle et de régulation de « l’environnement » dans lequel se déploit le dit « système mondial ». Visant à contourner les prérogatives de souveraineté des États pour mettre à l’avant-scène les intérêts particuliers de cette frénétique multitude indifférenciée qu’est la « société civile », tout en étant un résidu de l’imperium de l’État (puisqu’il repose, en dernier lieu, sur des décisions gouvernementales), en ce sens très contradictoire, l’interventionnisme militaro-humanitaire reste une raison d’État et qui plus est une raison humanitaire d’État. Autrement dit, « […] les ingérences restent le plus souvent le fait d’États raisonnant en fonction de leurs priorités d’États [81] ». Ainsi serions-nous à « l’heure des faucons humanitaires [82] », à la différence près que comparativement aux anciens impérialismes coloniaux, la réalité impériale, cet impensé de la globalisation n’est plus synonyme de colonisation, de conquête ou d’annexion dans l’objectif de faire du commerce, de fidéliser ou de civiliser un autre peuple, mais de reconstruire, de bêcher la terre, de briser les racines et de replanter, d’implanter et de greffer un marché, une société civile, une démocratie ou un État, et tout l’appareil techno-juridique qui lui est conséquent.
« In a word, these are imperial relations of ‘global governance’, as they are called, rather than the earlier imperial relations of colonial government. [83] » C’est par cette sentence de James Tully que nous concluons notre tentative pour cerner les contours d’une nouvelle forme impérialiste susnommée, à défaut d’un meilleur terme, une « impérialité systémique ». Pour paraphraser Terry Nardin, du moment que que l’on passe du concept d’« assistance » à celui d’« intervention » et que cette dernière devient un outil utilisé pour favoriser ou réaliser un changement de régime, avant d’atténuer les souffrances ou de secourir des personnes en danger, le sujet central devient dès lors l’empire et l’impérialisme [84].