Ce que la modernité nous apprend sur l’espèce humaine

Où l’auteur soutient, dans le sillage de Baudrillard et Castoriadis, mais en radicalisant leur propos, que la marque la plus distinctive du cours actuel de la modernité n’est pas tant l’invention technologique permanente que la marche en avant, résolue, vers l’insignifiance. Seul remède possible selon D. Duclos, renoncer au fantasme de la société au profit d’un idéal de pluralité. A. C.

La modernité peut être considérée comme un parcours chaotique, mais au fond relativement déterminé. En un sens, les errances guerrières, les ravages écologiques ou les injustices économiques sont comme les remous de bords tirés par un même lourd cargo, au risque multiplié de se jeter de Charybde en Sylla. Mais s’il ne sombre pas lors d’une de ces dérives excessives, le vaisseau de la modernité (post-modernité incluse) vogue au long cours dans une direction donnée.

Cependant, nous sommes si obnubilés par les incidents de parcours (qui peuvent tout de même tuer des dizaines de millions de personnes en quelques années, polluer d’immenses zones jusque là habitables, modifier le climat ou volatiliser des milliers de milliards de dollars en un clin d’œil), que nous ne voyons pas où la modernité nous entraîne inéluctablement au jour le jour, et par les temps les plus calmes. Nous le voyons d’autant moins que nous ne voulons rien en savoir, pour autant que le reconnaître pourrait nous infliger une blessure narcissique irréparable : nous voguons en effet joyeusement vers l’insignifiance.

Ce constat a déjà été fait par Cornelius Castoriadis il y a quelque trente ans, mais il était attribué à certains défauts à corriger plutôt qu’à l’essence du système alors en formation. Bien sûr, Jean Baudrillard –ce génial renonçant aux normes et médailles de l’académisme français- avait désigné la « chose même » : la poussée autoréférentielle du système global, et la perte de sens qu’induisait l’excès de significations. Mais enveloppé de culture de la consommation, il n’avait pas pointé que cet excès même n’était pas le vrai « but » de la modernité, celui-ci se trouvant caché par des séductions superficielles. Il faisait aussi fausse route, à mon avis, en intronisant les « singularités » comme seules alternatives au système, alors qu’elles en sont les « briques », les atomes, les constituants les plus purs. Je crois donc qu’il faut aller aujourd’hui beaucoup plus loin, si toutefois nous souhaitons être lucides sur nous-mêmes, ce qui n’est pas obligatoire.

Le maître-mot de la modernité n’est pas, comme on le croit souvent, la technicité ou la technologie –bien que celle-ci soit un moteur puissant, sans lequel elle n’existerait pas-. Le maître-mot en est : « société ».

Nous voudrions démontrer ici que « modernité », « société » et « insignifiance » sont absolument liées, et que, par voie de conséquence, si nous voulons échapper à la seconde, il nous faut passer de la « société » à la « pluralité ».

En premier lieu, qu’est-ce que l’insignifiance ? L’usage commun du mot ne rend pas exactement sa portée : à la différence de l’absurdité qui traite d’un sens absent ou faussé, l’insignifiance renvoie à « un peu » de sens, et généralement, à « trop peu » de sens, parfois substituable à « trop peu de valeur ».

Une chose ou une personne sont dites « insignifiantes » quand leur valeur est tenue pour trop petite pour qu’on y prête attention. Elles passent, pour ainsi dire, inaperçues, parce qu’il ne vaut pas la peine de les percevoir. Il s’agit donc d’une affaire de reconnaissance, et nous ne sommes pas loin d’Axel Honneth qui a eu le mérite de… percevoir le problème, sinon de le résoudre.

Jacques Lacan disait quelque part que le grand homme en passait, pour sa destinée subjective, par le même chemin que l’homme simple, curieusement appelé « homme de la rue », ou « lay people » en langue anglaise. Il serait plus juste de dire que c’est plutôt ce dernier qui est un grand homme raté, et qui, pour ne pas trop le savoir, s’imagine qu’il est fait pour une petite vie strictement locale , personnelle et confidentielle. Il suffirait pour son bonheur qu’il ne se compare jamais à d’autres dans l’ordre de la grandeur, mais cette sagesse là est-elle accessible à un Humain tissé de symbolique ? Non, bien sûr, et si notre destinée de petits hommes est d’être voués à l’invidia, notre seule consolation est de savoir de science sûre que le plus grand d’entre nous est tout aussi insatisfait ! Il faut dire que s’il n’existait que des grands hommes, la concurrence serait telle que, bientôt à nouveau, un registre de comparaison permettrait de rééchelonner les différences et de rendre l’élite inaccessible et enviable derechef. Comme me le demandait un peu ironiquement la grande anthropologue britannique Mary Douglas à qui je parlais d’économie : « avez-vous pensé à la question du prestige ? ».

On ne peut pas se reconnaître tout seul, et même si on y aspire, on est bien obligé de tenir compte du prestige socialement établi pour les valeurs de la solitude, de la méditation, de l’érémitisme, valeurs qui ne sont, d’ailleurs, jamais nulles. Certes, une certaine idée de Dieu peut faire croire que l’on peut se passer du jugement social en la chose, mais c’est une illusion : même Dieu est socialement construit, ou l’est en tout cas la moindre des représentations qui permettent d’accrocher une pensée et un sentiment sur ce thème.

Il existe donc une condition à la reconnaissance de soi –par soi ou par autrui, ce qui est à peu près la même chose- : qu’une vie sociale ait organisé un monde d’échelles de valeur, et donc de critères de reconnaissance, voire même tout un cadre de critères et de leur comparaison. Ce qu’on appelle des « signifiants », ou porteurs de significations possibles.

L’insignifiant est-il donc l’envers du signifiant ? Non pas : il peut exister des signifiants porteurs de significations vides, et l’insignifiant est probablement ce qui manifeste un tel vide. Il ne s’agit donc pas d’une absence de signifiants, d’un défaut dans le système des signifiants, pour autant qu’ils font toujours systèmes entre eux (permettant ainsi des valeurs hautes et basses, par exemple), mais plutôt d’un système de signifiants qui a pour résultante un sens vide.

Nous prétendons ici (après Baudrillard et au delà) que la modernité est précisément un tel système, et peut-être même (mais c’est plus conjectural) le seul système dans l’histoire humaine ayant réussi –ou étant en passe de réussir- un tel exploit. Comment cela ?

C’est simple : la modernité rapporte toute signification –et donc toute production et institution de reconnaissance mutuelle- à la « société ».Entendons-nous bien : il ne faut pas entendre par « société », (ce mot qui n’a cours pour dire la totalité du lien social que depuis les années vingt du XXe siècle) tous les genres de liens au travers desquels nous produisons réciproquement du sens. Car ces « sociations » sont non seulement indispensables à cette production de sens, mais encore elles sont la cause même qui nous plonge dans l’obligation de faire sens, et cela depuis l’origine de l’humanité parlante. Notre nature –à partir de ce moment de l’entrée en parole- est même d’être foncièrement aliénés au phénomène de l’altérité, au point que nous ne pouvons chercher –et trouver fugacement- notre « être » que dans un sujet qui est toujours formé hors de nous, dans les règles du langage, de la langue, du mythe, du discours, de la phrase, du mot, du phonème, toutes choses qui nous précèdent et nous entourent par la communication entre semblables.

Le neurologue, qui procède parfois de l’âne bâté, a beau s’acharner à nous convaincre que tout est « dans le cerveau », il ne peut néanmoins nier qu’entre les nombreux cerveaux existe quelque chose qu’ils ont produit ensemble : le fait de parole. Or ce fait massif, si spécifique… de notre espèce, est fondé, pour ainsi dire, sur le roc de l’aliénation : nous ne nous retrouvons nous-mêmes que dans des catégories produites et réfléchies par les autres, par l’Autre (au sens de la totalité réelle de la culture tissée entre individus et entre générations). Notre image de nous-mêmes, notre perception la plus intime demeure réflexive et passe par les systèmes symboliques relevant de la culture. Une conclusion s’est donc imposée aux sciences humaines : nous sommes décidément et définitivement contraints au lien social qui possède le secret de notre être le plus personnel, un peu comme aujourd’hui le Cloud d’Internet recèle les informations les plus intimes sur chacun.

Aussi passionnés d’originalité, de « privacy », d’intimité que nous soyons, c’est finalement dans un « personnage » construit et reconnu socialement que nous pouvons nous retrouver et nous assurer comme membre d’un groupe, d’un monde humain quelconque.

Si l’on comprend bien cela comme une absolue nécessité, une destinée inévitable de chaque individu parlant, il apparaîtra alors toute la difficulté d’être humain : nous dépendons des autres pour être « quelqu’un », ce que nous ne pouvons éviter sans déréliction affreuse, mais en même temps, cet « être singulier » sera toujours une production collective, un effet du système de valeurs en vigueur (malgré les dénégations du mystique).

Existe-t-il une solution à cet enfer sur terre ? Probablement non, sauf la mort. Mais peut-être existe-t-il au moins quelques palliatifs temporaires, et surtout des manières d’éviter le pire et d’adoucir l’épreuve, voire d’accéder à la joie de vivre en jouant de l’obligation d’être dupes.

Il n’existe certainement pas qu’une seule sorte de « pire » : un écrasement du plus grand nombre par une aristocratie arrogante n’est évidemment pas meilleur à prendre qu’une dictature policière et populiste (qui revient d’ailleurs assez vite à une forme du premier). Mais il existe un « pire » qui est d’autant moins désignable par la pensée qu’il résulte d’une sorte de transparence de chacun à tous, et inversement. C’est ce que nous nommons ici la « modernité ».

On a évidemment senti le problème : les intellectuels ont de bonnes truffes, tels les chiens d’une meute de qualité. Mais parler de « totalitarisme mou », ou « inversé » (par exemple à propos du libéralisme économique) n’explique pas grand-chose. Cela ne va pas au fond de la question.

Le fond, on le touche en découvrant (par exemple avec l’anti-utilitarisme) qu’en réduisant le lien social producteur de sens pour chacun à une simple fonction de la totalité sociétal ; une simple « utilité », on annule littéralement le sujet : on annule par là même toute signification possible à terme.

Or, selon l’optique « sociétale » remontant en Europe au christianisme –et plus encore à la chrétienté impériale-, nous sommes tous appelés au « service » d’autrui (terrible notion de « service » auquel a encore appelé le pape François dans une de ses premières allocutions). Il s’agit là d’une interprétation particulière du fait culturel anthropologique selon lequel nous ne pouvons trouver un équilibre subjectif minimal qu’en nous constituant nous-mêmes du point de vue d’un Autre imaginaire. Cette interprétation est sédative et, en un sens, jubilatoire, car elle nous épargne d’avoir à penser et à assumer la difficulté, la variabilité et l’ambiguïté de toute production collective de jeu de rôles. Bref, elle nous épargne la négociation politique.

Mais c’est une interprétation restrictive et bien plus aliénante que ne le suppose et l’impose notre nature culturelle : elle a en effet pour conséquence de nous asservir automatiquement à la totalité sociétale, et de n’y désigner notre place singulière que du point de vue que nous imaginons être celui de « l’humanité » comme seule entité légitime. Nous sommes dès lors pris dans une sorte de nasse, situation à la source d’innombrables pathologies individuelles et sociales : nous sommes saisis dans la terrible obligation de nous définir nous-mêmes comme particuliers à partir d’une position universelle ; nous devenons littéralement Dieu assignant sa créature (que nous sommes aussi) à domicile fixe.

La position de Dieu étant difficile à assumer pour tout un chacun, la totalité de référence a évolué pour se stabiliser finalement dans l’idée de « société » : c’est désormais celle-ci que nous sommes censés être dans le jugement porté sur nous-mêmes. La nasse se resserre : nous nous étranglons nous-mêmes. Nous ne pouvons désormais nous objecter à nous-mêmes (comme membres de la totalité légitime) qu’il n’est pas agréable de nous définir comme « fonctions de », ou « emplois par » celle-ci… puisque nous sommes aussi cette « société », et qu’elle n’a même jamais été aussi proche d’être un vrai « Nous » (en tout cas d’avantage qu’au Moyen âge seigneurial). L’objection à ce qui se présente aujourd’hui comme « idéal démocratique » est devenue absolument impossible, non pas parce que des puissances occultes nous baîllonneraient sur le sujet, mais parce que cet idéal est, en soi, parfaitement inobjectable. Quoi d‘autre représenterait mieux que lui cette part de nous-mêmes qui aspire à l’universalité ?

Ce qui n’est pas aperçu alors, c’est que nous sommes entrés subrepticement dans une logique paradoxale : si c’est le pur universel qui doit définir la place de chaque singularité, alors chaque singularité ne peut trouver aucun point d’appui pour exister en soi ; la singularité est évidée de tout autre sens que l’universalité. Or l’universalité est un but parfait : elle n’est plus « perfectible » comme le proposait Rousseau pour définir le propre de l’Homme. Elle ne peut qu’être atteinte, et une fois atteinte, ne peut que corriger, par rétroactions, la moindre des tentatives de s’en écarter. Etant son propre but autoréalisateur, elle ne peut que laminer tous les autres objectifs. Le résultat de l’opération est donc bien, pour les personnes ou les groupes, l’insignifiance, car toute autre signification que l’universalité devient illégitime en tant que telle. C’est le point de folie de la morale kantienne qui pointe ici l’oreille, et qui s’aperçoit mieux quand on l’exprime en positif : fais à tous ce que tu voudrais pour toi-même !

On dira que ce sont là choses fort abstraites. Ce serait alors négliger l’énorme accumulation de faits brûlants démontrant l’application de la théorie dans tous les domaines de la vie quotidienne moderne (post-modernité incluse). Mais plutôt que de laisser déferler cette accumulation dans le présent texte, comme autant d’incitations à une indignation, à une révolte ou à un désespoir (pour reprendre les termes d’un R. Millet), nous souhaiterions montrer l’architecture de cette prolifération, un peu comme les dessinateurs belges François Schuiten et Benoît Peeters cartographient l’invasion des mondes humains par des pathologies à la fois familières et parfaitement énigmatiques pour leurs personnages.

Cartographie et architecture de l’insignifiance

L’insignifiance est le résultat d’une construction relativement lente, du moins à l’échelle de nos temps historiques : elle dispose de quelques centaines d’années pour produire la Société comme monde, condition essentielle pour constituer chaque singularité comme maille de son propre tissu couvrant la planète et l’humanisant intégralement, selon sa logique propre, exclusive de tout autre.

La réalisation de cette société-monde n’est possible que par le branchement de chacun à une résille universelle de communications –et donc possiblement d’instructions et d’ordres-, même si le but ultime est la transparence réciproque et l’ubiquité de la source des ordres et leur transformation en nécessités matérielles tout à fait impossibles à éviter. Ce vaste chantier prolongé implique évidemment des déblaiements, des fondations, des adductions, des échafaudages, etc.

Il suppose aussi, en tant qu’expérience unique de l’humanité, des essais et des erreurs, parfois massives, des errances, des voies impraticables explorées et abandonnées. C’est ainsi que l’énorme déploiement de puissance technique exigé pour la construction de cette nouvelle réalité a commencé souvent par des déchaînements de violence : boucherie industrielle des guerres mondiales du XXe siècle, tellement stupéfiante qu’elle en est encore essentiellement impensée, voire impensable, menaces nucléaires à partir de la deuxième moitié du même siècle, désastres écologiques et climatiques en cours, etc. Mais il importe de garder à l’esprit que tout ceci n’est que sous-produit, bavure, annexe au véritable projet : par exemple, la guerre technologique n’a pas réussi à faire changer d’un iota la répartition des populations à la surface de la planète, comme si, désormais, aucune guerre ne pouvait servir à s’emparer d’un territoire habité. Les empires qui ont précédé les conflits mondiaux ne leur ont pas survécu. Leur durée moyenne n’a jamais dépassé le siècle. Les dominations coloniales, les esclavages réinventés ont, au pire, fonctionné un siècle et demi ou deux.

Si les fantasmes dominateurs ont été les conditions de démarrage, les moyens de l’accumulation primitive chère à Karl Marx, ils n’ont jamais réussi à s’installer comme cœurs des logiques à la fois capitalistes et industrielles qu’ils avaient autorisées. Il ne s’agissait, vu du XXI e siècle, que de prolégomènes, de préparatifs : la vérité du « système » était ailleurs, et au fond, elle était celle qu’avait prévue le même Marx, à savoir la construction d’une Société à partir des antagonismes de nations et de classe. Ce « communisme de fait », dont nous pouvons désormais discerner les linéaments, les forces de synthèse et d’organicité, n’a pas non plus grand-chose à voir avec les horreurs du stalinisme. Il ne s’impose pas dans un seul pays, car sa nature est au contraire de coïncider avec l’universalisation, à la fois dévoilée et cachée par la « mondialisation ». La grande crise financière en cours dans deuxième décennie du siècle n’est que l’expression de la loi découverte par le grand Karl : la baisse tendancielle du taux de profit, qui débouche directement sur le fonctionnement nécessairement socialisé de l’économie, et partant, sur la formation de la Société comme condition de cette économie. Il est étrange de constater que la quasi-totalité des intellectuels, le nez posé sur le système, ne semblent pas voir que nous sommes déjà dans ce communisme de fait, qu’il est parfaitement inutile de vouloir redoubler par un volontarisme politique prétendant l’instaurer (volontarisme qui a toujours été le côté erroné du même marxisme).

Il est aussi curieux d’observer que le déploiement le plus flagrant de ce communisme –comme économie qui rapporte peu ou pas de profit- est d’abord celui des grands systèmes d’information et de communication, saisissant chacun dans une résille de contraintes : celle là même que Toni Negri appelle « capitalisme cognitif » et encense littéralement tout en vouant aux gémonies ce qu’il nomme avec le mépris digne d’un empereur romain (désormais sans « limes » assignable), « cette merde d’Etat-Nation ».

Ce que Negri ne perçoit pas, alors, c’est que cet Etat-Nation réduit par lui à l’étron, a surtout été la serre chaude où les plants (et les plans) d’universalité ont été patiemment et amoureusement concoctés, notamment en arasant communautés et solidarités locales, en défrichant toutes les touffes d’anarchismes et de particularismes, en éteignant tous les ferments d’indépendance, toutes les dignités autoproclamées, et cela dans tous les domaines y compris les arts et les lettres ! Instituteurs « normalisés » remplaçant les bons pères, Académies royales puis nationales cultivées en pots, corporatismes estampillés par le diplôme d’Etat, conservatoires et musées nationaux, usines et banques oscillant entre le moment d’entretien national et celui de la débauche privée, etc, etc. Tous les Etats modernes, à commencer par ceux des Amériques, ont été d’extraordinaires pédagogues de la culture la plus socialisée possible. Ils ont tous concouru à faire exister cette fiction philosophique avant d’être sociologique qu’est ce qu’on nomme aujourd’hui la société, et qui n’a plus rien à voir avec les salons ou les compagnies d’antan, et encore moins avec l’action volontaire désignée encore aujourd’hui par l’expression « faire société » ou « to socialize » en Américain. A tel point qu’un nouveau substantif été créé pour s’en distinguer : le Sociétal, bientôt gros d’un verbe aussi barbare que son contenu est civilisé : sociétaliser !

Or ce mot, dont le concept a été produit par John Rawls dans l’idée qu’on ne choisit pas la société, qui est une rencontre donnée et non choisie (à la différence du choix pour des valeurs communautaires), connaît une extension sans aucune autre limite que la totalité des Hommes.

Les questions « sociétales » sont désormais celles qui, bien au-delà du « social » (généralement réduit aux questions triviales des inégalités matérielles) concernent le « tous » : ainsi du « mariage pour tous » qui s’imposerait au dessus de la différence sexuelle et interdirait à celle-ci de se reconnaître comme valeur symbolisable. Ainsi, bientôt, du « revenu universel » qui s’imposerait, quel que soit l’implication d’une personne dans une activité de travail. Ainsi encore, de « l’éthylotest pour tous », ou des transpositions de lois qui tendent à faire du code de la route un système de référence commune à une vingtaine de pays européens. Plus généralement, observons en nous-mêmesy cet étonnement d’apprendre qu’un trait de civilisation « évidente » ne s’est pas encore répandu partout : pourquoi les membres de la famille d’un criminel potentiel ne sont ils pas obligés « comme les autres » de le dénoncer à la police (version grecque du mot Société) ? Pourquoi les Démocrates américains tiennent-ils autant au maintien du droit intégral à porter des armes que ces « réacs » de Républicains ? Si nous nous étonnons avec sincérité de ces « résidus » d’un passé en cours de dépassement, c’est bien que nous portons en nous l’amour de l’idéal grandiose d’une société évidemment et nécessairement plus valide, plus consistante, plus réelle, plus belle et plus vraie, que les groupes « identitaires » qui rechignent à s’y fondre.

Toute société qui se révèle intérieure à une société plus grande en devient seulement un élément, un aspect, un corps, un sous-ensemble.. Le démontre l’énergie acharnée que déploient les Etats-Nations à se ferrer eux-mêmes dans le dispositif du droit international, bientôt en partie droit mondial, ainsi que dans toutes sortes d’institutions à vocation internationale. Nombre de « légions d’honneur » sont désormais attribuées à des fonctionnaires délégués dans ces institutions, et sur demande de celles-ci ! On ne distingue plus guère entre le mérite vis-à-vis de la mère patrie, et celui vis-à-vis du « Bien » de l’humanité. Et bien sûr, c’est absolument incriticable : au nom de quoi pourrais-je contester une évolution qui garantit la paix et l’amitié en élaborant peu à peu des contributions du particulier à l’universel ? D’ailleurs, qu’on ne s’y trompe point : le présent propos n’a aucunement pour but de critiquer le mouvement vers l’universel, et encore moins au nom de l’universalité en miniature qu’a produit l’Etat-Nation.

Il faut, encore une fois, bien distinguer le « fait sociétal », qui est simplement le niveau le plus global de rencontres entre humains, inévitable obligation pour traiter raisonnablement nos problèmes aux points où les synthèses sont nécessaires, et l’imaginaire du Grand Autre qui vient, hélas, coïncider avec cette réalité, en la faisant systématiquement dériver vers le fantasme totalisant. Il ne serait ni avisé ni opportun de s’ériger en contempteurs du fait de société, mais bien plutôt de s’en prendre à ce culte du grand Autre qui se fait passer pour le soutien de la société.

Il ne s’agit donc pas de critiquer, mais plutôt de montrer que c’est justement en tant que monde meilleur (voire de meilleur des mondes, pour cligner de l’œil au pochard de génie qu’était Aldous Huxley), que le risque d’insignifiance est le plus grand. Pourquoi ?

Faut-il le répéter sur divers tons ? Parce qu’une fois visée l’humanité comme son propre but, la constitution du genre humain coïncidant avec l’espèce humaine, chaque individu n’est plus, ne saurait être qu’un exemplaire de la singularité dont la totalisation numérique , la sommation, est précisément l’entité prise en compte. Autrement dit, seul désormais le numéro de chaque sujet est pris en considération comme signe de son égalité pure avec tous les autres sujets-membres. La qualité particulière et incomparable de chacun est simplement ignorée, comme si elle ne regardait que les particuliers, mais en réalité, elle gêne la numération, car elle produit nécessairement des aspérités, des différences irréductibles au comptable. La tendance à les gommer devient consubstantielle de tout progrès vers l’universel. Elle n’a pas même besoin d’être idéologisée ; elle avance inexorablement par mille petits détails, mille petites interventions locales, mille cheminements convergeant vers le grand but qui nous possède tous. Elle est ressentie par exemple comme « hygiène » : le « propre », ou le « clean » qui provoquent la satisfaction et éloignent la réprobation, sont, comme par hasard, identifiés à la normalité la plus banale : un mur de pierre nue ou chaulé fera « taudis » ou « château misère », tandis que le placoplâtre universel (le même vendu dans une centaine de pays) rassurera sur l’habitat comme « conforme » ; impersonnel et donc respectable. On peut, à ce point, légèrement améliorer la formule controversée de Baudrillard –celui qui vit par le même périra par le même – en la remplaçant par celle-ci, plus précise : « celui qui vit par le même, périra par le nombre ». Tout simplement parce qu’élider le contenu particulier, c’est-à-dire le sens (ce qu’on cherche à distinguer parce qu’il n’est pas déjà ramené au même) revient à se contenter du numéro de l’exemplaire.

Il existe une affinité importante entre le nombre et la puissance (Mass und Macht) , et entre la puissance et la technologie. Là encore pour une raison très simple : sans la puissance, pas de possibilité de réaliser ou même de projeter un fantasme, et notamment le fantasme de niveler les différences, de les ramener au pur nombre, puis au partage égalitaire de ce nombre. En outre, le nombre fait retour sur la possibilité technique de la puissance, qui est générée par le calcul exact permettant de maîtriser quantitativement des qualités matérielles hétérogènes. Le progrès technologique est donc essentiellement augmentation de la puissance par et pour le nombre : par lui, du fait du calcul fondant les métiers de l’ingénieur, et pour lui, du fait du but de la puissance qui est de ramener tous les sujets à un numéro de sécurité…sociétale. Lorsque les constitutions politiques permettent (comme aux Etats-Unis) de résister à la numérotation d’identification officielle, cette dernière s’effectue malgré tout, par le biais des numéros dans les banques de données privées.

Dans les pays « libéraux », la liberté de ne pas avoir de carte d’identité est donc compensée, et au-delà, par l’identification réciproque et la surabondance des données vendues. Désormais, le nombre valant comme critère unique, le prestige ne revient plus au nom, à la noblesse, mais à la richesse, comme l’avait bien vu Tocqueville. Mais ce qu’il avait subodoré sans bien le théoriser, c’est qu’ensuite, le seul critère de l’argent serait le vecteur d’une destruction généralisée de la valeu , via la spéculation, la création excessive de monnaie et l’endettement. Il avait encore moins prévu que la destinée ultime de l’argent serait de créer un tel degré d’égalité dans la dette, qu’il conduirait bien au-delà d’un état d’inégalité entre riches et pauvres, vers une déréliction, un appauvrissement général de la Société. Cet appauvrissement ne passe pas, d’ailleurs, nécessairement par un assèchement des ressources en argent, au moins pour quelques uns, mais plutôt par la raréfaction des ressources et des opportunités de pratiques de valeur d’usage de grande qualité pour le plus grand nombre, y compris les catégories aisées.

La puissance accrue est un mélange de revenu plus grand et de possibilité technique d’atteindre le plus grand nombre. L’augmentation réelle de la puissance est due à une oscillation dialectique entre les deux : tantôt on augmente davantage son revenu en agissant vers une clientèle limitée mais aisée, et tantôt on y parvient en vendant des objets de faible valeur à une masse immense. On sait que, sur le long terme, seule la seconde méthode permet de passer de niveaux de puissance à d’autres considérablement plus élevés. Mais un résultat inattendu en découle au bout d’un temps plus ou moins long : la norme de consommation impliquée par le grand nombre atteint aussi désormais le petit nombre jusque là épargné. De facilité, elle devient une contrainte, un cheminement forcé. Alors que le nombre des puissants diminue à mesure que leur puissance devient presque incommensurable en s’appliquant à la terre entière, les anciennes couches supérieures et moyennes des différentes sociétés tombent dans un déclassement qui a pour premier effet de les obliger à consommer comme les autres, sans préjuger de la destruction de leur culture de classe sous de multiples aspects sans rapports immédiats avec leur revenu. Ainsi la très grande puissance de certains, désormais « maîtres du monde » va de pair avec la victoire incontestable et générale d’une norme de la façon de vivre obligeant désormais des masses innombrables (bien que pourtant dûment dénombrées). Un autre corollaire de ce phénomène est que la poignée de ces maîtres se réveille un beau matin (ou un grand soir) dans l’état d’extrême faiblesse de toute aristocratie que son succès même a isolé totalement au sommet d’une construction géante : la Société. Lorsqu’elle est enfin balayée d’un revers de plumeau, personne ne s’en aperçoit.

En revanche, la Société, elle, bien qu’établie par des oligarques arrogants, persiste avec tout son dispositif d’imposition de puissance au plus grand nombre. Et on peut même dire qu’elle entre alors en possession d’elle-même comme effet de norme généralisée : la puissance de quelques uns sur tous devient, comme l’avait prévu Hegel, puissance de tous sur tous, et bientôt, de tous sur chacun.

Un exemple ancien et caricatural de ce mécanisme inexorable est que ce sont les esclaves haïtiens, libérés par eux-mêmes, qui sont devenus leurs propres maîtres, à partir du moment où ils n’ont pas accepté de détruire l’économie plantationnaire dont l’île tirait ses revenus à l’international Un autre exemple, plus récent, concerne le maintien de disciplines de camps par leurs occupants, dans les pays où les réfugiés n’ont pas d’autres possibilité d’existence . Mais de tels exemples sont en partie trompeurs, car ce n’est pas seulement l’intérêt collectif immédiat qui contraint les foules modernes à s’obliger elles-mêmes à se confiner à une sorte de logique du camp de concentration. C’est aussi, bien souvent, parce que l’insignifiance d’une vie consacrée à la gestion d’un quotidien immédiat et indéfiniment répétitif permet à chacun d’échapper… au problème de décider du sens de sa propre destinée. Bien sûr, des minorités s’émancipent courageusement de tels fonctionnements lugubres ou illusoires, mais elles restent … des minorités, appelées à aller se fondre dans d’autres quotidiens, à s’intégrer dans d’autres foules hétéro- et homonormées.

L’insignifiance n’est absolument pas synonyme d’indigence ou de misère : on peut produire des imaginaires flamboyants et princiers entre nomades miséreux. L’exemple le plus flagrant de l’insignifiance est d’ailleurs donné par la petite bourgeoisie –déclassée ou non- lorsqu’elle construit le statut de ses membres autour d’un « style » de pratique des objets et de relations codifiées avec les pairs, les supérieurs et les inférieurs. Dépouillez les personnages de Proust de leur apparat, de leur romantisme, de leur préciosité, et vous trouverez une classe entière possédée, de la naissance à la mort, par le souci de l’insignifiance la plus envahissante. Prenez la « classe moyenne » suisse ou américaine (voire bourguignonne) des banlieues « propres » ou des petites villes, écoutez la ménagère de cinquante ans qui y sévit ou son époux cadre, et, s’il vous reste un zeste de gène du loup de la fable de la Fontaine, vous vous enfuirez aussitôt au fond des forêts pour y courir encore… ! Et même sans vous attribuer l’ethos d’un homme des bois, d’un coureur d’aventure –dont le stéréotype peut encore valoriser quelques Québecois auprès de leurs cousins urbanisés-, une sorte d’horreur ne peut que vous figer à écouter pendant des heures ces personnages de magazine disserter sur la meilleure manière de maigrir, la recette des fraises à la crème, le succès de l’acupuncture, l’intérêt du groupe de lecture ou le problème de la nouvelle votation sur l’emplacement des poubelles.. Et cette horreur –digne du Sauvage du Meilleur des mondes- ne peut que s’amplifier jusqu’à frôler la folie lorsque vous vous rendez compte que vous n’êtes vous-même la plupart du temps qu’une pâle copie de ces marionnettes, vouées à tenir la vie pour du temps qu’on tue, ou pour un rêve qui passe. Alors surgit un spectre dans vos rêves : celui d’un grave personnage, d’un enfant suicidé dans votre voisinage, ou d’un parent mort d’excès de boisson, et qui vous dit, du fond de ses yeux immobiles : « qu’as-tu fait de ta vie ? ». Hélas, trois fois hélas, cette auto-culpabilisation appartient au syndrome de l’insignifiance : elle se calme le plus souvent par une adhésion à telle ONG dispensatrice de bonne conscience et collectrice de fonds pour sauver les petits Nègres de la famine. Le tableau est maintenant complet, et la personne peut « fonctionner » comme un petit moteur ronronnant (impliquant chat et éventuellement enfants adoptés).

On entend déjà les réactions indignées à ce propos : pourquoi les gens n’auraient-ils pas droit à leurs activités intimes, leurs amours de voisinage, leurs pratiques potagères, leur sagesse conviviale ? Faudrait-il se vouer obligatoirement à l’héroïsme ou à l’engagement sociétal ? Eh bien justement, non. Ce qui est mis en cause ici n’est pas le Familier, mais sa captation entière par une organisation, un dispositif sociétal de l’intimité en fonction des impératifs étroitement entrelacés de la police et du commerce, les deux en cours de mondialisation. Ce qui est pointé ici, c’est que la valorisation du « petit » sujet ne se réalise que par l’entremise inévitable des décisions du grand sujet désormais planétaire. Inévitable, précisément parce que nous autres Humains ne sommes pas capables de nous croire exister sinon du point de vue de la société qui compte pour nous, et qui est désormais essentiellement celle dont dépend toute notre économie et toute notre possibilité de survie : la mondialité. Là réside le problème, constitué de deux composantes étroitement intriquées :

  • notre immémoriale tendance à nous dédoubler entre un sujet de l’universel et un sujet de ce corps vivant ici et maintenant ;
  • le résultat actuel de cette tendance, acquis grâce à la réalité de la puissance technologique, et qui inféode complètement le second au premier, non plus par l’imaginaire religieux, mais par le lien au réseau mondial.

Observons que l’ancienne subordination au grand sujet du religieux –la divinité- a bien préparé l’actuelle société divinisée, mais elle ne parvenait pas à l’insignifiance totale, car la divinité étant une entité mystérieuse et inaccessible par principe, son altérité radicale échappait un peu à ses pontifes et à ses églises : un petit sujet pouvait toujours proclamer disposer d’une ligne directe auprès du Père éternel (ou d’un de ses avatars), même s’il risquait d’être brûlé ou écartelé pour çà. Aujourd’hui, vous ne pouvez pas prétendre pouvoir téléphoner à l’autre bout du monde à un interlocuteur précis sans en passer par le réseau téléphonique. Si vous vous pensez télépathe, on ne vous brûlera pas, mais on vous regardera d’un air amusé et condescendant. Ce qui est peut-être pire, en un sens, en tout cas pour le prestige, le vôtre, comme celui d’une spiritualité supposée miraculeuse.

Que vous le vouliez ou non, ce qui vous arrive, même de façon surnaturelle, est devenu insignifiant, vide de sens, et n’alimente plus la reconnaissance réciproque du petit et du grand sujet.

En revanche, la gloire du grand sujet technochrématistique est assurée par votre propre insignifiance, puisque le fait même que votre misérable intimité doive en passer par le pitonnage d’un numéro d’identification (téléphonique ou autre) démontre, bientôt pour chaque geste, que, sans ce rituel mettant en marche l’immense machine, vous n’existez tout simplement plus pour les autres… et donc pour vous-même. Comme le disait Céline dans un de ses accès de rage pamphlétaire en un sens extralucide, vous n’êtes désormais qu’un misérable petit « putricule » (vrai contenu du matricule) qui se prend pour un Humain, mais n’est autorisé à le faire qu’en répétant, beaucoup plus que cinq fois par jour, les gestes censés rallumer votre existence au sein du grand réseau universel. Encore ce geste est-il de plus en plus –arbitraire divin oblige- chargé d’obligations connexes, comme d’accepter une facture exorbitante, de lire ou d’entendre un message publicitaire inepte, un avertissement moral, ou encore de travailler dur pour parvenir à construire le mobilier ou l’appareil acheté en kit, ou enfin d’apprendre avec ardeur le codage et la gestuelle d’une nouvelle génération de smartphones se substituant à la vague précédente devenue obsolète par décret divin.

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Le revers de l’insignifiance : la rage incontrôlable

On se souvient que Baudrillard inversait la question leibnitzienne –« pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »- en : « pourquoi y a-t-il rien plutôt que quelque chose ? ». La réponse est simple, et il n’est pas sûr que notre grand intellectuel l’ait entrevue : parce que pour l’enfant qui persiste en nous, il vaut mieux que personne n’ait quelque chose, plutôt que je ne sois qu’une demi-personne en partageant mon jouet, mon objet avec autrui, pour autant qu’avoir est la seule preuve que l’on soit.

J’ai eu la chance, pour parvenir à cette conviction, d’avoir tardivement des enfants en bas âge : au jour le jour et en compagnie des copains de classe, j’ai pu constater et vérifier avec eux l’adage augustinien sur l’invidia du frère de l’enfant à la mamelle, prototype du complexe de Caïn : la jalousie. Non seulement le fait que l’autre comparable ait quelque chose, n’importe quoi, et moi non, peut me faire désespérer de l’existence, mais même le partage le plus équitable est un compromis toujours insatisfaisant : comment accepter, en disposant de la même quantité du même que l’autre, n’être qu’un clone de celui-ci, une copie, ou, au pire, une moitié (même tendre) ?

Il faut alors bien comprendre, que, provenant d’une poussée constante de chaque Humain en tant qu’enfant insatiable et insatisfait par toute existence de l’autre (puisque celle-ci implique que mon être n’est que répétition d’une multitude), l’idéal démocratique n’est qu’un pis-aller. Autrement dit, si l’égalisation parfaite est passionnément visée –même s’il faut pour cela parvenir à supprimer pénis, seins et même matrice, pour enfin réaliser des individus vraiment égaux (avec en sus, yeux bleus, cheveux blonds et taille égale pour tous)-, elle n’est qu’un préalable au déclenchement de l’état ultime : la guerre de tous contre tous.

Le fait que certains s’arrêtent en chemin, ayant leur propre limite sur cette pente –ceux qui refusent la procréation assistée ou la maternité porteuse, mais avalisent (ou avalent) le mariage pour tous, par exemple, doit être considéré comme dérisoire : ils ne se rendent pas compte que leur position personnelle, même temporairement partagée par un nombre de partisans s’approchant de la majorité, n’ a aucune puissance rapportée à la pulsion primitive et profonde qui, en nous tous, rend incoercible la progression vers la Société des Egaux, épurés de toutes différences assimilables à des privilèges dans le partage total.

Mais l’illusion la plus prégnante et la plus universelle qui rend ce « positionnement d’arrêt » encore plus futile, concerne l’état d’égalité lui-même. Il suffirait pourtant de considérer des enfants au moment même où ils acceptent un partage égalitaire pour se rendre compte que le moment suivant immédiatement est la reprise d’hostilités, certes désormais hypocrites (on pourrait dire désormais « cahusiques »), visant le contournement ou la corruption du pacte.

Par exemple, on tentera de dévaloriser la part de l’autre en se gaussant d’un marché de dupes. Ou bien l’on détournera l’attention d’objets désormais sans valeur (parce que partagés) vers une nouvelle concupiscence, etc. Mais que se passe-t-il si aucune possibilité de diversion n’est plus disponible ? Si le dispositif d’encadrement et de laminage des différences est tellement efficace et réactif qu’il décourage absolument toutes les manœuvres ?

Dans ce cas, nous croyons que le sentiment d’être annihilés par cette totalité répartitrice devient si intolérable qu’il provoque immanquablement « l’enragement », tout du moins pour ceux qui ne choisissent pas immédiatement le suicide. C’est l’heure d’une guerre civile ayant pour but –déclaré ou non- d’imposer aux vaincus l’arbitraire des vainqueurs.

Un symptôme encore isolé mais, selon nous, particulièrement net, de la réactivité violente à l’insignifiance est la série toujours renouvelée des tueurs… de masse : ces jeunes hommes qui se suicident après avoir tiré sur un grand nombre de gens dans des institutions éducatives, et qui sévissent surtout en Amérique ou en Europe du Nord, là où la modernité est supposée la plus avancée, notamment sous son aspect de standardisation des mœurs. On a tenté d’expliquer ces gestes meurtriers et désespérés par l’accès facile aux armes (faux dans les cas de l’Allemagne, de la Norvège ou de la France), l’excès de jeux vidéos, etc. Mais comme ces explications tournent court et sont impuissantes à rendre compte de la série, les médias préfèrent l’amnésie, et recommencent imperturbablement à se stupéfier de l’occurrence suivante. La dernière trouvaille –concernant M. Merah à Toulouse ou les frères Tsernaev à Boston- consiste à s’interroger sur le manque d’intégration culturelle. Mais cela ne marche pas pour la quasi-totalité des autres tueurs suicidants : ils sont au contraire partie prenante de la classe moyenne la mieux intégrée des pays les plus avancés, et pratiquement jamais concernés par la crise économique affectant pauvres et migrants.

Holmes, le tueur du cinéma d’Atlanta qui passait le nouvel épisode de Batman, est même le descendant en ligne directe d’une des familles du Mayflower ! Bien entendu, il ne faut pas négliger la composante psychique de ces explosions singulières, mais il faut aussi bien l’analyser : elle est à mettre en rapport avec le fait –vérifiable pour chaque cas- d’un engagement des parents du jeune tueur dans la pratique du « bien » sociétal : religion, travail social et éducatif sont le lot de la quasi-totalité, et la seule profession d’infirmière représente près de 5 cas sur 10 dans la série des dix dernières années ! N’y voyons là aucune incitation à « culpabiliser » les pauvres parents de ces révoltés terribles : bien plutôt une occasion de comprendre que ces jeunes hystériques masculins prennent à ce point en horreur la société « matricielle » qui les infantilise, les change en objets de leurs objets, et annule toutes leurs possibilités d’action autonome, qu’ils en viennent à s’annuler eux-mêmes après avoir détruit autant de semblables que possible. Ce sont, en un sens les victimes du « Bien » s’imposant à tous par la grâce de Tous.

Mais ce symptôme, pour ponctuel qu’il soit en regard des massacres militaires, n’en renvoie pas moins à ces derniers : comment expliquer les guerres infra-civiles opposant deux peuples au sein du même comme celles se déclarant entre narcos et escadrons de la mort, et faisant plusieurs centaines de milliers de morts annuelles sur le seul continent sud-américain (Brésil, Guatémala, Mexique, Vénézuela, Colombie, etc.). Là encore, en effet, et quel que soit le mode de mobilisation solidaire et organisé, ce sont bien toujours des Jeunes Hommes affichant une survirilité en opposition immédiate et générale avec l’enveloppement sociétal officiel. De là à englober dans la même réactivité violente les snipers de Lybie et de Syrie (même parés du doux nom d’armées de libération), il n’y a qu’un pas, que nous n’hésiterons pas à franchir. Certes, ces conflits sanglants semblent plutôt se dérouler dans des contextes encore marqués par le tribalisme, la guerre religieuse et l’opposition à la version bureaucratico-militaire de la modernité, résidus du soviétisme. Peut-être, mais cette version est-elle –malgré les grandes démonstrations de Von Hayek- si différente du libéralisme du point de vue de la totalité dans laquelle elle enferme les individus et les mondes familiers ? Que ce soit la police politique de l’ex-RDA qui gère le quotidien en espionnant les intimités, ou que ce soit Google, Orange, ou Facebook, y-a-t-il une différence d’essence ? Georges Orwell verrait-il une distinction nette entre le Big Brother moustachu des années quarante-deux (même projetées en quatre-vingt quatre) et le Big Browser qui allume la webcam de nos ordinateurs sans nous prévenir, probablement davantage pour vendre notre comportement devant écran à des profileurs commerciaux que pour nous fliquer ? L’évolution présente du technologisme invasif semblerait indiquer que, si différence il y a, elle réside plutôt dans le retard pris par le totalitarisme classique (à la Arendt) par rapport aux formes technofinancières mondialisées.

On objectera alors que, si le passage d’une Matrix stalinienne à une Matrix internetique permet aussi de revenir du massacre paramilitaire à la petite série des tueurs fous, des « loups solitaires » et autres « prédateurs sexuels », alors, vive la seconde ! Hélas, je ne crois pas qu’il faille raisonner de manière si trivialement optimiste. La réduction de toute résistance au système de l’insignifiance à la seule errance meurtrière et suicidante de quelques individus « asociaux » ne signifie pas que la violence sous-jacente ait diminué. Je ne voudrais pas subir le ridicule prêté à la formule de Joseph Prudhomme selon laquelle « le char de l’Etat navigue sur un volcan », mais je trouve que l’image du tellurisme sous-jacent à l’establishment perfectionniste de la modernité est tout de même assez évocatrice. Ce qui fait symptôme de l’énorme potentiel de déchaînement, ce n’est pas tant la violence effective que l’irrationalité de plus en plus flagrante des réactions individuelles et collectives, le côté surréaliste des « actualités » mondiales ballottées, par exemple, entre la grippe porcine ou aviaire, le mariage pour tous, l’assassinat en direct de Khadafi, la bombinette à clous du marathon de Boston, la frange d’Obama emprunté à sa femme, les quinze mille milliards de dollars de dette de son Etat, l’Europe plombée par le changement climatique et par l’Euro, le retour de Berlusconi et la persistance de la Reine d’Angleterre… (j’en passe et de plus insignifiantes encore, mais je ne voudrais pas passer pour un clone de Baudrillard, malgré ma piété toute filiale pour ce grand visionnaire). Car derrière ce désopilant kaléidoscope se profile rien moins que l’envie d’une bonne « réduction populationnelle », désormais parfaitement à portée de nos manipulateurs de virus. Ils n’attendent qu’un ordre venu de suffisamment haut, nos petits savants fous, et cet ordre n’attend lui-même qu’une conjonction suffisamment forte de folies étatiques et privatives combinées. De celles, exactement, qu’on sent se profiler dans les élites aux abois, et que la réalisation effective de l’idéal commun dont ils vivent détruira aussi sûrement qu’il nous réduit au « rien » subjectif avec lequel il se confond dans sa perfection.

Le remède à la modernité comme pathologie de l’insignifiance

Nous sommes « tous » pleinement engagés dans la tendance, profondément néfaste, à nous diviser nous-mêmes en deux pôles extrêmes –celui de l’universalité et celui de la singularité-, polarisation autorisée par la surpuissance technologique collective, comme interprétation historiquement dominante –ou épistémé foucaldienne- de l’inéluctable polarité –celle-ci anthropologique-de tout parlêtre, scellé par le Moi, entre l’Autre (représentation de la culture) et le petit sujet (représentation de notre existence individuelle de processus vivant). De cette polarité anthropologique, nous ne pouvons absolument rien changer, à moins de nous vouer à ne plus parler et à faire retour, par le détour du stade technologique, à l’âge du primate pré-parlant (ce qui n’est d’ailleurs pas impossible, après tout, la parole pouvant être remplacée par l’algorithme, une sorte de langage des abeilles ou des fourmis adapté à l’Homme).

Mais ce que nous pouvons changer, très certainement, c’est l’interprétation historique actuellement dominante de cette polarité, et en particulier cette fiction extrémiste et totalitaire (ou totaliste) de l’idéal moderniste. Comment ce changement peut-il être envisagé ?

Nous pouvons déduire de notre étude qu’une condition sine qua non du remède à la modernité comme pathologie est qu’une reconnaissance soit accordée au « petit sujet » dans sa capacité exclusive à soutenir une « autre universalité » (Ulrich Beck ne parvient qu’à supposer une « autre modernité », réflexive, autocontrôleuse, c’est-à-dire encore plus paranoïaque) : en quelque sorte, nous inversons les polarités.

Rendons cette proposition moins abstraite : le petit sujet actuel ne parvient à exister et à se grandir que par la disposition d’un maximum d’objets que seul le collectif technologisé est en mesure de lui fournir, devenant du même coup l’unique représentant de l’universalité. Le petit sujet d’un futur supportable (et pas seulement soutenable) reprend sa part dans la construction de l’universel en lui donnant un contenu, jusqu’ici vidé par autoréférence. Il le fait par deux moyens accessibles seulement à lui, et aucunement au « système » : le premier moyen (évoqué par Habermas après Alfred Schütz) consiste à rendre dignité à l’autonomie du monde de vie (lebenswelt), dans ce que certains appellent « la convivialité » (de Serge Latouche à Alain Caillé). La convivialité est essentiellement une autonomie du monde familier, où se trouve « dignifié » (reconnu comme valorisant pour soi et autrui) l’ensemble des « humbles gestes de la quotidienneté ». Cette autonomie est essentielle, car sans cela cet ensemble de gestes demeure marqué par l’insignifiance de sa totale dépendance aux imageries produites par le système.

  • Le deuxième moyen est la redéfinition de la démocratie comme pluralité, c’est-à-dire comme irréductibilité de domaines séparés et souverains, représentant à la surface de la planète la pluralité même du sujet universel : il ne s’agit en aucun cas de revenir aux micro-universalités totalisantes des Etats-Nations (bien que ceux-ci continuent à exister) mais de fonder de grands domaines de respect collectif mutuel, et ne relevant pas d’une souveraineté commune au plan mondial : on peut penser à un monde de la Nature, à un monde de la Ville, à un monde de la Culture et à un monde du Familier, pour ne prendre que ces quatre contenus bien distincts de l’expérience humaine.

Cette pluralité est tout aussi nécessaire que l’autonomie, parce qu’elle interdit au fantasme de se rétablir définitivement sur une totalité écrasante par définition. Pour reprendre le paradigme de l’enfant porteur des épistémés adultes, il est plus facile de solutionner l’invidia en indiquant au sujet jaloux qu’il n’a jamais à partager avec la totalité des autres, parce que ce qu’il « préfère » au fond, n’est pas préféré par une partie de son groupe de référence. Il ne s’agit donc pas d’un « partage » à proprement parler, et la question de l’amoindrissement de la valeur par ce partage ne se pose plus. Pour autant, l’enjeu de la valeur demeure pour une partie du groupe. Certes, quand l’autre est réduit à un seul autre sujet, on peut avoir l’impression que cela revient au même. Mais le travail du symbolique peut pallier cette aporie : rien n’interdit à l’adulte (après tout principal intéressé à la sédation des pathologies du symbolisme) d’imposer à l’enfant de considérer une alternative à son interprétation immédiate et spontanée. On peut ainsi lui dire –ou lui donner à considérer- que lui-même, en son for intérieur, doit choisir entre des choses qu’il préfère et d’autres auxquelles il tient moins. Il est ainsi divisé intérieurement, tout comme n’importe quel groupe l’est aussi. Cela reste vrai si lui et son frère (ou sa sœur) aiment le même objet, et appartiennent donc au même sous-groupe dans lequel la querelle du partage de la valeur peut revenir à tout moment. Car ce frère ou cette sœur est lui-même (elle-même) divisé(e) intérieurement sur sa préférence profonde. S , au terme d’une introspection, on se rend compte qu’on aime vraiment le même objet, le problème du partage et de ses pathologies se repose (dont le drame des communs est un aspect), mais, et c’est l’essentiel, il ne se repose que comme cas particulier, à jamais inextensible à la totalité des biens. Autrement dit, le groupe des gens attachés au même objet ne pourra jamais être l’humanité ou la totalité culturelle, divisée par essence entre grands domaines (qui rappellent les « régions » de Schütz [1]). Il en résulte pour le groupe des « mêmistes » (pour ne pas dire « homophiles ») qu’ils ne peuvent valoriser leur commun objet de culte qu’en se souvenant qu’il n’est –et ne sera- jamais l’objet préférentiel des « autres ». Ils ne peuvent donc être eux-mêmes les porteurs potentiels d’une universalité pure, et représenteront toujours une partie de l’humanité en compétition avec les autres pour le droit à la dignité et à la valeur.

La grande différence entre cette compétition et la guerre de tous contre tous est qu’elle se produit d’emblée entre groupes représentant chacun une partie importante de l’attirance des Humains envers un aspect de leur monde. Ce qui signifie (car nous sommes alors plongés dans le sens) qu’ils peuvent et doivent défendre leur objet commun comme droit à la pluralité… pour tous. Ils sont alors guidés facilement vers un « pacte d’équilibre » qu’ils ne chercheront pas à falsifier ou à contourner, car c’est la survie de leur propre « totalité » spécifique qui est en jeu dans le respect des autres « totalités partielles ». Nous entrons dans la logique d’un multimonde où totalité et pluralité ne sont que les deux faces de la même réalité : un objet qui ne peut être commun que pour une partie de l’Humain.

Tout ceci sans même faire entrer en ligne de compte qu’un jour où l’autre, ma tendance à préférer la ville à la nature ou le familier au culturel peut basculer dans l’un de ses opposés, et que j’ai intérêt à me préserver cette porte de sortie en respectant ceux-ci, pour ainsi dire, par avance.

A noter que d’autres oppositions symboliques seraient possibles, et que des compromis politiques seront certainement nécessaires pour produire la fiction supportable pour une humanité en « sortie de modernité mondialisée ».

Ce qui est important, c’est de savoir qu’il est possible de sortir de la représentation inutilement aliénante de la polarité universel-singulier, qui nous fait tant de mal, et, hélas, nous fera encore souffrir longtemps.

// Article publié le 17 juillet 2013 Pour citer cet article : Denis Duclos , « Ce que la modernité nous apprend sur l’espèce humaine », Revue du MAUSS permanente, 17 juillet 2013 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Ce-que-la-modernite-nous-apprend
Notes

[1La différence est tout de même très importante : là où Schütz distingue les contemporains (proches ou éloignés) et les non-contemporains (du passé et de l’avenir), nous rassemblons au contraire les gens dans des combinaisons. La culture relie le passé au présent et au futur dans la « transmission » et la « création » ; la ville croise les proches et les éloignés spatialement, mais d’une façon inverse de la Nature, ou encore du Village (le familier). Il est vrai, cependant, que ces croisements s’effectuent en déplaçant les axes de coordonnées plutôt du côté du temps (la Culture), de l’Espace ouvert ou de celui, plus fermé, du compagnonnage. Notre intuition se situe ici dans la lignée schützienne.

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