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Capitalisme, capitalismes…

Si le capitalisme de l’ère fordiste est bel et bien mort, comment appréhender le nouveau « capitalisme financiarisé » ? En compagnie notamment de l’oeuvre de Polanyi, cette contribution précieuse de Bernard Drevon, économiste et président de la Société des Amis de Veblen, propose une réflexion dense et pédagogique sur le rôle de la finance dans l’évolution du capitalisme et les contradictions de la financiarisation de l’économie.
Autre publication de l’auteur pour le journal du MAUSS : http://www.journaldumauss.net/?Commerce-et-marches-dans-les-premiers-empires-Karl-Polanyi-Conrad-M-Arensberg

Notre réflexion portera sur les évolutions principales du capitalisme et des relations sociales qui le caractérisent. Elle laissera donc en dehors de son champ d’étude d’autres éléments de l’histoire et de nos sociétés contemporaines tout aussi importants, refusant de se placer dans une perspective déterministe où l’économique serait déterminant en dernière instance. De plus, pour limiter l’ampleur du propos, nous tenterons d’isoler quelques grandes tendances sans souci d’exhaustivité et avec une grande prudence face à la complexité du réel… Un des fils conducteurs est la réflexion sur le statut de la finance dans l’évolution du capitalisme, ses fonctions et les contradictions dont est porteuse la financiarisation.

La finance au service de l’accumulation dans le premier capitalisme industriel

Un système économique est, selon la définition de Karl Polanyi un « procès institutionnalisé d’interaction entre l’homme et son environnement, qui se traduit par la fourniture continue des moyens matériels permettant la satisfaction des besoins. » (1) Le système capitaliste n’est qu’un mode particulier d’institutionnalisation du processus de production, celui de la propriété privée des moyens de production. Dans ce système, l’initiative de la production revient aux acteurs privés, individus comme entreprises, guidés par la recherche du profit. Dans un second temps, ceux-ci valident socialement leur production en satisfaisant la demande des consommateurs s’exprimant sur un marché. (2)

Cette définition générale posée, il demeure bien des difficultés. En effet, il a existé des capitalismes qui se sont succédé historiquement et de nos jours coexistent des formes différentes de capitalismes. Nous pouvons tout particulièrement souligner la distinction opérée par J. Maucourant entre un capitalisme qualifié de « rationnel » car reposant sur le déploiement de la rationalité instrumentale dans le domaine économique, une organisation étatique bureaucratique-rationnelle pour paraphraser Max Weber et un capitalisme étatique autoritaire. En effet d’autres formes coexistent de nos jours en Chine, en Russie ou en Iran par exemple qui prennent la forme d’un capitalisme étatique dans des pays où l’Etat n’est pas démocratique, où l’appropriation de la richesse est collective et réservée à une couche particulière de la population comme l’armée, une oligarchie en symbiose avec l’appareil d’Etat, ou des fondations religieuses comme en Iran. Il s’agit de formes particulières où la distinction entre le politique et l’économique n’est pas de mise. Le caractère autoritaire, voire totalitaire de l’Etat articulé avec le déploiement de la logique de valorisation et la captation de la richesse par une minorité liée à l’Etat lui confère un caractère distinct du capitalisme occidental (3).

Nous pouvons également établir une distinction entre principe capitaliste et système capitaliste - « l’antiquité du principe capitaliste n’implique nullement la nécessité du capitalisme comme système » (3) Il a existé depuis fort longtemps un principe capitaliste caractérisé par la valorisation des richesses n’ayant d’autres fins qu’elle-même : Aristote critiquait déjà la chrématistique pure, c’est-à-dire la quête infinie de l’argent pour lui-même et dénonçait le commerce au loin, le prêt à intérêt, le travail salarié, toutes pratiques dangereuses pour l’équilibre personnel et social car sans limites. Mais il est douteux qu’il ait existé un système capitaliste au IV° siècle avant JC à Athènes.

Ce dernier implique en effet que soit réunies des conditions techniques, institutionnelles et culturelles rarement constatées dans l’histoire. Il faut attendre le XIX ° siècle pour que se mette en place un système capitaliste relativement cohérent, avec des spécificités nationales sur lesquelles nous ne nous étendrons pas pour le moment. Ce capitalisme initial peut-être qualifié d’industriel et libéral, si nous en extrayons les traits fondamentaux.

Karl Marx est sans doute avec Joseph Schumpeter (4) et John M. Keynes (5), l’un des économistes ayant le mieux théorisé la dynamique du système économico-social habituellement désigné par « capitalisme ». Toutefois ce modèle marxien fondé sur l’accumulation élargie du capital n’est plus totalement adéquat pour rendre compte de la forme actuelle du rapport social capitaliste. En effet, le modèle reposait sur le réinvestissement des profits dégagés dans l’activité de production de marchandises (de type 1 c’est-à-dire bien matériel destiné à satisfaire un besoin, service productif (sur ce concept voir 6), activité essentiellement industrielle grâce à la mise en œuvre du travail salarié dans le cadre de l’entreprise soit selon un schéma fameux synthétisant le processus d’accumulation (argent investi en équipements, énergie et force de travail- production de biens dotés d’une valeur supérieure aux intrants - commercialisation des marchandises et réalisation de cette valeur par la vente) - Le Capital - Livre II. Le travail dans le modèle marxien est à l’origine de la valeur des marchandises, théorie qui a suscité bien des controverses et sur laquelle nous ne nous prononcerons pas ici.

Dans ce modèle initial, la finance est « au service » du secteur productif : les crédits servent au financement et à la souplesse indispensable aux relations marchandes (crédit inter-entreprises avec émission de traites, effets de commerce). L’autofinancement sert au démarrage d’activités réclamant une mise de fonds relativement limitée. L’émission d’actions est limitée aux grandes entreprises mobilisant des capitaux importants comme dans les infrastructures de chemin de fer. La valeur produite est certes anticipée, mais se trouve bien au rendez-vous in fine pour rembourser ce capital un temps « fictif ». La monnaie est gagée sur l’or qui sert de garantie et le secteur bancaire n’a qu’une marge très limitée et temporaire de création monétaire. Le déficit et l’endettement public sont eux aussi strictement limités dans le cadre de l’étalon-or jusqu’en 1914.

La crise pouvait provenir soit des difficultés liées à la valorisation du capital (crise type baisse du taux de profit, de rentabilité – liée à la suraccumulation de capitaux, ou à une hausse des salaires excessive, ou à la faiblesse prolongée du progrès technique), soit des problèmes de réalisation de la valeur incorporée à l’état virtuel dans les marchandises produites - problème récurrent des crises de surproduction liées aux limites imposées par le niveau des débouchés tendanciellement toujours insuffisants (voir point précédent – il convient que la rentabilité soit au rendez-vous – le circuit est donc difficile à boucler dans le cadre des rapports sociaux antagoniques du premier capitalisme industriel car il y a toujours nécessité de contrôler le niveau des salaires et des coûts).

Hors de ces périodes de crise, le capitalisme parvenait à un état d’équilibre dynamique (comparable à celui d’une bicyclette) par le réinvestissement des profits dans le processus productif par les entreprises. Ce faisant, elles créaient plusieurs conditions d’équilibre micro-économique et macro-économique. En effet, les profits réinvestis créaient les conditions d’une reproduction dans le temps du processus productif à l’échelle de chaque entreprise comme à l’échelle sociale. En d’autres termes, l’amortissement du capital était réalisé. Bien plus, les investissements nets de capacité permettaient à l’échelle de chaque capital individuel, comme à l’échelle sociale, de créer les conditions de la croissance de la production dans le futur par augmentation des capacités de production et incorporation du progrès technique dans le processus productif, condition de la croissance de la productivité. J. Schumpeter allait insister sur cette dimension dynamique en théorisant le processus de « destruction créatrice » aujourd’hui bien connu. De plus il y avait élargissement des débouchés pour les producteurs de machines et équipements. Mais cette reproduction économique était également reproduction du rapport social, car les investissements se traduisaient par l’embauche de travailleurs salariés conduisant à l’élargissement de la base sociale du système (et de ses débouchés là encore). La création d’emplois était aussi condition de l’acceptabilité politique du système.

Le fordisme, phase de stabilisation du capitalisme

Au départ chaotique, le XIX° et le premier XX° siècle étant caractérisés par la récurrence des crises et des tensions sociales exacerbées, ce processus devait trouver son équilibre dans le fordisme d’après-guerre dont le modèle est bien connu, base des démocraties et des modèles sociaux contemporains des pays économiquement dominants, notamment européens. La croissance de la productivité du travail a permis la progression du salaire réel et la prise en charge des risques sociaux résolvant ainsi la question des débouchés de la production, tandis que les profits étaient maintenus à un niveau suffisant (là encore avec des spécificités nationales importantes).

Dans ce modèle qui réclamait d’énormes investissements, le capital fictif est davantage mobilisé, tout en demeurant gagé sur la valeur anticipée et effectivement produite. C’est essentiellement par le crédit bancaire (sous contrôle public en France) que les énormes investissements sont réalisés dans la base industrielle jusque dans les années 1970.

Des politiques industrielles pouvaient orienter l’appareil productif dans des secteurs jugés essentiels pour l’économie nationale. Nationalisations et planification indicative complétaient le tableau de cette « économie mixte ».

Les statuts du déficit, de la dette publique et de la monnaie changent à cette époque sous l’influence de la théorie de Keynes qui condamnait en effet la spéculation et l’irrationalité des marchés financiers suite à la gravité extrême de la crise de 1929, marchés plutôt tenus en laisse sur la période qui suivra la Seconde Guerre Mondiale. Mais en revanche déficit public et dette des administrations sont mis au service de l’accumulation du capital, surtout du lissage conjoncturel de la croissance. La monnaie est elle l’objet d’un processus endogène de création par les banques de dépôt sous contrôle des banques centrales nationales (« les crédits font les dépôts »). L’or demeure référence ultime pour le dollar seul de 1944 jusqu’en 1971.

La mondialisation et la financiarisation comme issue à la crise du fordisme

Ce modèle entre en crise dans les années 1970 et après bien des tâtonnements trouve la résolution provisoire de sa crise dans les années 1980. Sous sa forme néolibérale, le capital s’oriente massivement dans deux directions : d’une part vers un transfert des processus productifs dans le monde entier par éclatement des chaînes de valeur vers les territoires et les zones présentant les avantages comparatifs nécessaires (maîtrise de la technologie, coûts salariaux) et d’autre part le développement des activités financières, qui deviennent une véritable « industrie », produisant sur une échelle toujours élargie des titres que l’on peut dénommer des « marchandises de type 2 » - (6) Leurs caractéristiques consistent en l’absence de matérialité (il s’agit de simples symboles), le fait que leur valeur repose sur la confiance dans les revenus qu’elles peuvent engendrer dans le futur, sur les plus-values potentielles liées à la hausse de leur valeur, sur leur caractère échangeable, donc leur liquidité, sur des marchés organisés. Cette propriété de liquidité est essentielle car elle permet de transformer immédiatement le titre en monnaie pour éviter toute perte en capital et pour permettre la mobilité instantanée du capital. Leur émission et leur circulation poussent à la limite le principe capitaliste puisqu’elles permettent l’enrichissement sans en passer par un quelconque processus matériel - A - A’, l’argent engendre l’argent…

Les causes profondes de cette révolution néolibérale

Cette révolution néolibérale a été rendue nécessaire selon beaucoup d’analystes pour surmonter d’une part les problèmes de rentabilité du capital, mais aussi pour résoudre les problèmes liés à la gestion de la main d’œuvre salariée. La discipline d’atelier s’est révélée insupportable aux jeunes générations de travailleurs qui ont massivement et sous des formes diverses pratiqué le « refus du travail » (grèves, absentéisme, grèves « sauvages », etc.). Les tensions sociales propres au fordisme (manifestes dans les mouvements sociaux type Mai 68, Mai rampant italien en 1969, luttes sociales dans le monde entier dans les années 70) ont d’abord provoqué de fortes hausses des salaires, puis la quête de solutions alternatives en matière d’organisation des entreprises et des activités productives : automation, sous-traitance, délocalisation, segmentation du salariat en diverses catégories aux protections différenciées (CDI, CDD, travail intérimaire). Au niveau supérieur du salariat il convenait aussi de répondre à la « critique artiste » du capitalisme contre l’aliénation dont il est le vecteur : soumission à une hiérarchie pesante, absence de sens de l’activité dans le cadre bureaucratique des grandes organisations, étouffement de la créativité, objectifs de l’entreprise définis par la hiérarchie et les lois du marché, quête exclusive des profit monétaire (7). La réaction consista par exemple en un raccourcissement des chaînes hiérarchiques et à un appel à la mobilisation de chacun au sein de l’entreprise ( le new management aboutit à la responsabilisation de chacun, à la définition d’objectifs évaluables…).

En outre, la hausse des taux d’intérêt du début des années 1980 initiée par la FED (Banque Centrale) aux Etats-Unis, prolongée par le choc sur les taux provoqué par l’unification allemande (crise du SME 1992-1993) ont également durci les conditions financières des entreprises dans un premier temps et donc leurs coûts ce qui fut un autre stimulant pour « tout changer ».

La restructuration de la production devint le mot d’ordre général. C’est ainsi que l’on incorpora massivement les NTIC (Nouvelles technologies de l’information et de la communication) pour faire baisser les coûts salariaux, hérités de la période faste et les coûts financiers liés au changement de stratégie des autorités et des grandes firmes. On ferma aussi beaucoup d’unités de production dans le centre développé pour les transférer vers les périphéries (d’où la désindustrialisation de régions entières et le développement accéléré de certaines zones situées en Chine par exemple).

La chute du mur de Berlin, l’effondrement de l’URSS et du socialisme réel permirent en outre la généralisation du capitalisme sous la forme de capitalismes politiques notamment en Chine, à la puissance décuplée par la soif de bien-être matériel des populations et leur caractère autoritaire hérité de l’ancien régime, ce qui permit des salaires très bas et une grande adaptabilité de la main-d’oeuvre… L’Europe de l’Est put servir d’hinterland au capital allemand… Dans un premier temps tout semblait sourire et donner un souffle nouveau à ce système. La fin de l’histoire était même théorisée alliant le Grand Marché et la démocratie. Mais certaines caractéristiques du modèle allaient bientôt engendrer des contradictions jusque là sous jacentes.

Les caractères principaux du capitalisme financiarisé

Il convient de caractériser ce capitalisme néolibéral de façon plus précise. Une première caractéristique est la mobilisation systématique des connaissances techniques et scientifiques dans le processus de production, mobilisation venant nier apparemment le travail comme principale source de la valeur des marchandises. Les théories nouvelles dans le cadre néoclassique comme néo-keynésien font émerger les sources endogènes de la croissance reposant sur le progrès technique, lui-même objet d’investissements systématiques publics et privés. Cette approche insiste également sur l’innovation de rupture (voir la relecture de J. Schumpeter par ce courant). Sur ce thème du progrès endogène, nous pouvons renvoyer à T. Veblen qui l’envisage comme produit d’une activité collective de production et sujet d’appropriation privée. – 1899 - Voir O. Brette (8) – ainsi qu’à Marx qui avait développé la théorie du General Intellect dès le milieu du XIX ° dans les Grundisse – Fondements de la critique de l’économie politique, 1857-1858.

La gouvernance des entreprises a également connu des changements fondamentaux. La valeur actionnariale est devenue le critère principal de gestion imposant aux entreprises de dégager un surplus toujours supérieur au rendement courant du capital dans la période et la zone considérée. La corporate governance venue des pays anglo-saxons donne aux actionnaires un pouvoir qu’ils avaient perdu pendant la période précédente au détriment des cadres (les managers) et des salariés. L’entreprise doit sans cesse maximiser et hausser ses profits d’où des restructurations sans fin et la quête du profit dans le secteur financier au détriment du secteur anciennement productif.

Une autre de ses caractéristiques est le développement du secteur de la finance dans des proportions inconnues jusqu’ici. Il convient de comprendre cette évolution et de savoir s’il s’agit là d’un vrai trait structurel ou une excroissance anormale et devant être analysée comme pathologique, ce qui est plutôt la tendance dominante chez les économistes critiques (voir plus bas). Peut-on rêver d’un retour au fordisme ?

Les trois caractères s’articulent et sont un enjeu essentiel pour une réflexion critique. Sans prétendre trancher, il convient de faire émerger clairement les positions et leurs conséquences.

Qu’est-ce que la finance contemporaine ? Thorstein Veblen (8) nous met sur la voie d’une théorie alternative du capital et de l’investissement en distinguant le capital en tant que « fait pécuniaire » des « biens capitaux », c’est-à-dire de « l’équipement industriel ». Selon lui, le capital n’est par sa fonction qu’un phénomène pécuniaire puisque « l’investissement est une opération pécuniaire qui vise un gain pécuniaire – gain en terme de valeur et de propriété  ». De ce point de vue, le capital n’est rien d’autre que de « la richesse investie ».

Karl Marx, Le capital, Livre III, de son côté définissait les titres (à son époque essentiellement des traites, des effets de commerce) comme du capital fictif. Qu’est-ce à dire ? Ce capital prend la forme de titres représentatifs d’une valeur anticipée (par opposition à la marchandise de type 1 concrète, qui représente une valeur déjà créée). Ces titres sont des actions, des obligations, des produits dérivés. Plus précisément on distingue deux formes de capital fictif. D’un côté, on trouve le titre de créance établi au moment de l’attribution d’un crédit. Il peut s’agir d’emprunts de sociétés, d’obligations d’Etat, d’hypothèques immobilières, mais également de simples livrets d’épargne. De l’autre, nous avons le capital par actions représentatif d’augmentation du capital social des entreprises.

Le capital fictif est un capital autonome et supplémentaire. Cet aspect un peu mystérieux peut s’illustrer : l’acheteur d’une action a certes cédé du capital sous forme d’argent au vendeur qui va s’en servir théoriquement pour acquérir du capital fonctionnel (machine, laboratoire, etc.). Mais en contrepartie, il possède un titre qui peut être revendu, éventuellement en encaissant un surplus (plus-value boursière). Par ailleurs, le titre lui donne le droit de recevoir une part du profit que la société émettrice est censée réaliser dans le futur. Il en est de même pour la relation de crédit : le souscripteur acquiert un titre (hypothèque, obligations) qui permet à l’endetté émetteur d’acquérir un bien immobilier, du capital, ce qu’il n’aurait pas pu faire sans cette projection dans le futur. Le titre de crédit peut être ensuite revendu (voir titrisation), reportant le risque sur l’acheteur du produit dérivé (voir CDS). Il est porteur d’intérêt tout au long de sa « vie ».

Ce capital fictif a donc un effet bien réel sur la dynamique du système et le processus d’accumulation. De plus, la relation de crédit engendre un processus de création monétaire par les banques commerciales alimentant la demande globale (voir création monétaire endogène puisque les crédits font les dépôts). Les effets cumulatifs s’enchaînent et ont des effets bien réels…

Cette logique auto-référentielle bien théorisée par André Orléan (9) est en effet source de profit et engendre une accumulation du capital au même titre que l’acquisition de biens de production et l’embauche de force de travail tant que la hausse se poursuit et que sont jetés sur le marché des titres nouveaux porteurs d’espoirs dans le futur de leur cours. Cette alimentation par un flux continu de titres nouveaux est sans doute un élément essentiel et nouveau du capitalisme contemporain.

Bien entendu, ce capital n’est créé que de manière provisoire, puisqu’il s’éteindra lors du remboursement du crédit, le rachat de l’action par la société émettrice, ou sa dévalorisation dans un krach boursier. Mais la production de titres nouveaux excédant les anciens vient réellement engendrer une richesse nouvelle ce qui peut paraître paradoxal. Si les marchandises de type 2 poussent à la limite le fétichisme de la marchandise, l’argent engendrant l’argent (A- A’) sans en passer par le processus productif (travail et production), elles n’en sont pas moins porteuses d’une forte incertitude et de contradictions nouvelles. Leur valeur repose en effet sur des anticipations : capacité des entreprises à produire une valeur suffisante pour rembourser les crédits, capacité des ménages à percevoir des revenus suffisants, validation des anticipations sur les profits pour les actions, capacité des Etats à lever l’impôt… Certes, il est possible de réduire les risques afférents à ce type de titres (dérivés de crédit), mais ceci s’est avéré largement illusoire lors de la crise initiée en 2007 (dite des subprimes). Tout repose sur des paris sur le futur d’autant plus que ce capital s’accroît sans limites…

L’existence du capital fictif nourrit la possibilité de bulles spéculatives de plus en plus importantes et aux conséquences potentiellement dévastatrices. Il est en effet rationnel de participer à des mouvements haussiers reposant sur l’espérance de gains en valeur sur le cours de titres (ou de l’immobilier), gains sans rapport avec les capacités de remboursement des agents ou la rentabilité des entreprises. Comme le soulignait J. M. Keynes dans le chapitre 12 de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie - 1936, la spéculation est l’alternative à l’investissement dans l’entreprise si les conditions institutionnelles sont remplies pour que libre cours soit laissé au développement des marchés financiers. Keynes perçoit l’enjeu que représente cette nouvelle donne : laissé sans encadrement institutionnel le capital s’autonomise de sa base matérielle et sociale risquant de plonger l’économie dans le marasme (équilibre de sous-emploi) et la société dans la violence lorsque surviennent krach et crises. La perte de confiance dans la monnaie lors de la crise monétaire remet les forces sociales dans une relation de face à face libérant « la violence de la monnaie » (10) Pour lui la liquidité doit certes être assurée, pour permettre la mobilité des capitaux et leur allocation optimale pour leurs détenteurs, mais contenue dans des limites strictes pour éviter ce passage à la limite du capital vers A-A’. Mais la liquidité est aussi potentiellement une menace dans la crise si chacun cherche à vendre ses titres pour « voler le départ » avant la baisse anticipée, précipitant l’effondrement par prophétie auto-réalisatrice. Il convenait donc d’assurer l’encadrement des marchés par des règles strictes pour éviter que « la spéculation » l’emporte sur « l’entreprise ».

Toutefois, la quête de la valeur dans la spéculation allait retrouver une vigueur extrême dans les années 1980 avec la révolution néolibérale ce qui devait constituer un des facteurs de la résolution de la crise du fordisme. Le feu vert fut donné par les autorités politiques pour le plus fantastique gonflement de l’argent de crédit dans l’histoire (contrairement aux principes de rigueur affichés publiquement et politiquement). La libéralisation des marchés financiers et leur internationalisation allaient alimenter la spéculation sans limites, d’autant qu’une masse de titres allaient être mise sur le marché du fait de la croissance très rapide de la dette publique (les obligations dites souveraines sont très prisées car en principe très liquides car bénéficiant de la caution de l’Etat) et des privatisations, autre mantra des gourous néolibéraux.

On dénonce souvent le caractère irrationnel de la hausse des valeurs boursières et des marchés financiers. Elle l’est bien entendu au regard de la logique économique raisonnable et du bien-être social, de l’équilibre politique des sociétés.

Mais il semblait dans les années 1990 que nous soyons entrés dans une « nouvelle économie » où les start up étaient valorisées des milliards de dollars sans avoir jamais rien produit… Le krach de 2000 sur les nouvelles technologies sembla mettre bon ordre à cette illusion, mais la spéculation rebondit avec l’endettement gigantesque des ménages américains et de l’Etat fédéral, de même que se développaient de nouveaux titres censés amoindrir et diluer le risque (produits dérivés titrisés en CDS) avec la bénédiction des « experts » de la science économique. De même la baisse des taux d’intérêt initié par la FED pour lutter contre les dégâts de la crise sur les Nouvelles Technologies alimenta la marmite infernale de la spéculation jusqu’à la crise extrême de 2007 dont les conséquences se font encore sentir. L’endettement hypothécaire sur l’immobilier atteignit des sommets historiques relativement au PIB aux Etats-Unis.

Autre exemple : en Europe, dans la zone euro, les taux d’intérêt bas dans les années 2000 se mirent à nourrir des bulles sur l’immobilier et une euphorie trompeuse, notamment dans les pays du Sud de l’Europe (Italie, Espagne, Portugal, Grèce). Les capitaux du Nord (Allemagne, Pays Bas, etc.) s’y investirent massivement posant les bases de la crise de 2011 conduisant la zone aux limites de l’implosion avec la crise grecque et les doutes jetés sur les banques commerciales de la zone (notamment en Allemagne et en Italie). Les limites de la monnaie unique et les insuffisances de son cadre institutionnel furent exposées au grand jour !

Il semble important d’insister sur le caractère structurel de la production sur une échelle progressive de marchandises de type 2, soient les titres, en articulation avec un nouveau rôle dévolu aux Banques centrales dans le cadre d’un système monétaire international totalement dérégulé depuis 1976. A ce sujet, trois types de théories principales s’affrontent :

La thèse longtemps dominante avec la révolution néolibérale fut celle de l’efficience de ce secteur en conformité avec l’idée d’anticipations rationnelles et d’information parfaite sur les marchés (11) Cette thèse fut le support de la dérégulation et de l’internationalisation de ces marchés conduisant au krach de 2007-2008.

Soit l’on considère que la finance est une excroissance improductive dont il faudrait limiter les excès en limitant son développement et en régulant son activité (certains comme Paul Jorion propose tout simplement d’interdire la spéculation). Cette thèse est très largement reprise à gauche et à l’extrême-gauche et dans beaucoup de courants souverainistes qui s’appuient sur une lecture marxo-keynésienne de la crise.

Une thèse alternative repose sur une relecture de la théorie de Marx (12) Le capital fictif viendrait permettre de dégager de quoi financer la transition néolibérale et de maintenir les profits dans une fuite en avant sans cesse renouvelée : il aurait donc des « vertus » bien réelles. Les firmes se restructurent, les résultats des grandes firmes sont en croissance du fait de la part croissante de leurs activités financières dans leur bilan, les NTIC sont massivement introduites, alors que les travailleurs sont soumis à de nouvelles contraintes de productivité et d’intensité du travail, les emplois intermédiaires sont en décroissance ; les échéances sociales liées au chômage, à l’héritage des conquêtes sociales du fordisme, sont reportées par l’endettement des Etats et des systèmes de protection sociale. Cette dette publique nourrit à son tour la croissance de la finance avec des titres bénéficiant de la caution publique (reposant sur la légitimité des Etats et leur capacité à lever l’impôt, légitimité et capacité en décroissance d’ailleurs).

L’important est de souligner que la dynamique de l’accumulation viendrait reposer sur la croissance permanente de la production de titres (d’où les innovations permanentes dans ce secteur et le discours toujours renouvelé sur leur bienfait et leur rationalité), dont la valeur reposerait sur les anticipations positives toujours validées dans des secteurs potentiellement « porteurs » de profits futurs (bulles diverses sur les nouvelles technologies, l’immobilier, les start up, etc.)…

Quelles conséquences sur la société et le devenir du capitalisme ? Quid de la critique ?

Le fordisme étant bien mort, l’équilibre socio-économique est de plus en plus difficile à réaliser dans les cadres institutionnels hérités de la période précédente, les secteurs typiquement productifs de valeur connaissant une expulsion massive des travailleurs dans les centres développés et des délocalisations vers des zones présentant des avantages comparatifs. Les systèmes de protection sociale et de solidarité territoriale sont menacés dans les pays développés car reposant sur le travail et des prélèvements sur la valeur produite localement.

L’éclatement des chaînes de valeur à l’échelle mondiale a des conséquences complexes : les produits incorporent des composants issus de pays et firmes en nombre important, ce qui induit des transports en croissance rapide. Des pôles de croissance se développent autour de métropoles ou de centres de recherche en mobilisant une main-d’oeuvre très qualifiée. Mais se créent aussi des emplois dans des activités peu ou pas productives où les salaires payés sont faibles. Les emplois moyens, des classes moyennes donc, et de fraction importante de la classe ouvrière sont menacés dans les zones développées par la mondialisation et les conséquences d’un progrès technique très rapide. Les emplois sont créés massivement dans certains pays comme la Chine, l’Inde, le Maroc, mais ces emplois sont fragiles, menacés par le progrès technique d’une part, et les hausses de salaire, les normes de sécurité ou de qualité imposées ou obtenues de haute lutte.

A ces effets de la mondialisation s’ajoutent ceux du progrès technique qui pour le moment se traduisent par le renforcement des tendances précédemment évoquées sur la polarisation des emplois au centre développé : croissance des emplois très qualifiés et des emplois peu qualifiés, menaces sur les emplois de qualification moyenne dans l’industrie et fait nouveau les services. Ceci n’ira pas sans conséquences sur l’équilibre des démocraties reposant sur l’adhésion des classes moyennes liée à l’amélioration de leur situation.

Pour le moment la balance est positive au niveau mondial en termes de créations d’emplois et de réduction des inégalités entre pays par la sortie de la pauvreté rurale. Mais les inégalités s’accroissent au sein des pays, anciennement développés comme périphériques. On peut douter également que l’ensemble de la population du Sud puisse s’inscrire dans l’emploi salarié sur le mode fordiste tant le décalage est important entre offre et demande de travail. L’attraction causée par les métropoles du Sud draine des masses croissantes de ruraux en quête d’emplois et de modes de vie urbains. Par ailleurs, l’automatisation gagne les zones périphériques lorsque grimpent les salaires et elles sont aussi affectées par des phénomènes de délocalisation.

La stagnation séculaire actuellement constatée a des causes complexes et jette le doute sur le futur : elle se manifeste par la faible croissance de la productivité globale des facteurs, un excédent d’épargne, la faiblesse de l’investissement productif (voir R. Gordon et L. Summers). L’industrie connaît des gains de productivité très importants, mais la croissance des emplois du secteur des services peu productifs, le maintien du capital investi dans des secteurs anciens viennent compenser cette hausse. Les progrès techniques sont-ils mal mesurés ? La rentabilité du capital est-elle si faible que les taux d’intérêt doivent-être maintenus durablement à des niveaux proches de zéro sans inflation ?

Certains (comme Patrick Artus et Marie-Paule Virard (13)) avancent l’hypothèse suivante : la stagnation de la productivité serait liée aux interventions massives et intempestives des grandes Banques Centrales. La faiblesse des taux, l’abondance de liquidités permettraient la survie des entreprises de la « vieille économie » et bloqueraient le processus de destruction créatrice. Les Banques Centrales se tromperaient d’objectifs en luttant contre la déflation. Il conviendrait au contraire de faciliter l’émergence et la croissance des nouveaux secteurs très productifs et la mobilité du capital vers ces nouvelles activités. Ceci reviendrait toutefois à une dévalorisation massive du capital investi dans les secteurs traditionnels (comme la grande distribution), l’effacement de bien des dettes de ces secteurs (donc la ruine des créanciers), leur transfert vers le secteur public, le chômage et la reconversion de la main-d’œuvre… Bref une grande crise déflationniste. Pour le moment, cette issue traditionnelle aux grandes phases de transition n’a pas été réellement mise en œuvre depuis 2008 tant les risques sociaux et politiques sont considérables. On ne peut toutefois exclure qu’elle ne soit pas appliquée dans l’avenir…

Une autre façon de penser la question des contradictions du capitalisme arrivé à maturité passe par les concepts de la théorie standard : les coûts ayant tellement baissé, suite aux progrès de productivité du secteur industriel, baisse liée également aux énormes économies d’échelle, tout particulièrement dans le secteur des NTIC, que la production s’effectue à coût marginal nul. Ceci était souligné par Daniel Cohen (14), c’est la première unité du bien fabriqué qui coûte cher, et non celles qui suivent. Un logiciel est coûteux à concevoir et à mettre au point, de même qu’une molécule de médicament. Les coûts fixes sont très importants d’autant qu’il semble que les progrès techniques soient affectés par la loi des rendements marginaux décroissants (les dépenses de recherche semblent produire moins d’innovations radicales). Mais les exemplaires supplémentaires ont un coût nul. Cette baisse des coûts marginaux, tend à se vérifier dans des secteurs de plus en plus nombreux : audiovisuel, mais aussi transports, commerce, pharmacie avec la diffusion de l’intelligence artificielle… Dans ce contexte, la concurrence libre et non faussée n’est plus de mise. Au coût marginal nul devraient correspondre un prix nul, et donc un profit nul. Les règles de la détermination des prix en concurrence parfaite ne s’appliquent plus…

Dans ce cadre, les capitalistes doivent réagir en créant des monopoles comme les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) qui imposent des prix largement positifs. Le contrôle de la propriété intellectuelle est une autre façon de préserver la possibilité de vendre cher : la protection des droits de propriété augmente les coûts unitaires en capital et empêche le coût marginal de tomber à zéro (voir les batailles autour des brevets, de droits d’auteur sur les médicaments, les oeuvres intellectuelles). Thorstein Veblen (8 – in O. Brette) critiquait en son temps (1899) les rentes de monopole créées par l’accumulation « d’actifs intangibles », éléments immatériels de richesse comme les secrets de fabrication, les brevets, la réputation, les concessions, les marques et autres droits. Pour lui, ces actifs n’ont strictement « aucune utilité » pour la communauté en général et ne profitent « qu’aux vendeurs ». Au contraire, ils constituent un gaspillage de ressources qui ampute le « bien commun » comme la publicité qui pousse à la « comparaison provocante ». Cette critique demeure d’actualité si l’on songe à la valeur acquise par ce type d’actifs dans les stratégies des firmes, les bilans des entreprises et les revenus qu’ils permettent de distribuer !

La troisième manière est d’étendre constamment le « champ d’action » du capitalisme : innovations de produits et de process (voir les modèles néo-schumpétériens (15), marchés et territoires nouveaux, etc.) mais dans un contexte de contrainte environnementale de plus en plus forte dans un monde fini.

La finance jouerait dans ce cadre un rôle central comme secteur porteur de valorisation des capitaux et il serait illusoire de penser que l’on pourrait la limiter drastiquement ou en interdire la croissance dans le cadre institutionnel et social actuel. Elle s’appuie d’ailleurs sur l’intervention publique des Banques centrales sur une échelle jamais vue et pour une part sans doute irréversible sauf bouleversement majeur. Cette croissance de leur intervention est au départ liée à la profondeur de la crise des subprimes de 2007. La nécessité de l’intervention a été initialement liée à la crise de liquidité bloquant totalement le marché monétaire. La crise s’approfondissant aux Etats-Unis et plus particulièrement en Europe à partir de 2011, les Banques centrales se sont portées acquéreur de quantités massives de titres publics et privés (obligations). Le bilan de la BCE est désormais gigantesque (plus de 4000 milliards d’euros) et se pose la question de la sortie progressive du Quantitative Easing (programme de rachat mensuel de titres passé de 80 milliards d’euros, à 60 milliards, pour atteindre en 2018 30 milliards). La Fed a mis fin à son programme, mais se trouve elle aussi lourdement dotée de milliards de dollars de titres divers (bilan 4200 milliards de dollars). Ces liquidités fournies aux Banques de dépôt sont censées être utilisées pour accroître le volume de crédits à l’économie (ménages, entreprises) en vue de stimuler l’investissement, et donc la croissance. Cet effet est demeuré très limité car la demande de crédit pour l’investissement est relativement modeste. Les banques et les agents réaffectent donc ces liquidités vers des placements sûrs (auprès de la Banque Centrale), ou plutôt spéculatifs (vers les marchés financiers). Ceci alimente une hausse continue des cours boursiers qui absorbe ces liquidités supplémentaires injectées massivement dans le système bancaire suite à ces différents krachs sans que l’inflation sur les biens et services n’apparaisse.

Pour éviter ce retour des liquidités vers la Banque Centrale, celle-ci a accompagné son action par la baisse drastique des taux d’intérêt ramenés à zéro et même à des niveaux négatifs ce qui est encore une innovation majeure qui en dit long sur la profondeur de la crise. La Banque Centrale a réussi également à piloter les taux longs vers la baisse pour stimuler l’investissement (forward guidance). Il semble bien difficile aux Banques centrales de s’extraire de cette situation. En effet la hausse des taux pourrait précipiter un krach obligataire et placerait les Etats et agents privés lourdement endettés devant de graves difficultés. Il semble que les Banques centrales envisagent de jouer un rôle dans la régulation financière pour lisser les cycles financiers en intervenant sur les marchés boursiers et immobiliers. La Banque du Japon s’y attelle depuis quelques temps en rachetant des indices boursiers (donc en soutenant les cours des actions en bourse). Nous entrons dans un monde inconnu… (16)

Mais, il faut aussi considérer les aspects sociaux et culturels de ce type de capitalisme et de sa généralisation. La financiarisation a d’ailleurs joué un rôle important dans la transition vers un univers culturel et social nouveau en expropriant les partenaires stables des entreprises et en remettant en cause bien des contrats implicites venant stabiliser les relations sociales. Les partenaires (« stakeholders » en anglais - travailleurs aux statuts garantis, une partie des cadres, des partenaires commerciaux, des fournisseurs) sont expropriés au profit des raiders qui valorisent le capital investi par les plus-values boursières et la hausse des dividendes par action lors des raids et restructurations. Nous entrons à partir des années 80 dans un univers moins stable, plus fluide, plus précaire aussi…

Le rapport salarial de type fordiste est soumis de ce fait à forte pression et se trouve en voie de déréliction. Le CDI à vie est miné par l’émergence de nouveaux contrats de travail (interim, CDD, emplois aidés, temps partiels, etc.). Les protections liées à l’emploi s’effritent de même que la relation d’emploi devient plus instable comme l’a bien montré Robert Castel (17). Le chômage et le sous-emploi deviennent structurels. Les collectifs de travail éclatent, les travailleurs dans l’entreprise pouvant relever de divers types de relations juridiques : CDI, CDD, interim, sous-traitance… La mondialisation des chaînes de valeur contribue également à la déstabilisation d’ensemble du rapport salarial, même si les plus affectés sont les travailleurs de faible qualification ou de qualification moyenne du secteur industriel. Les droits ouverts sur la protection sociale s’effritent, le secteur des assurances privées prenant le relais à coût croissant. Tout ceci prend des formes variées selon l’histoire des systèmes sociaux comme l’a bien montré Gosta Esping-Andersen (18)- Le modèle libéral-résiduel des pays anglo-saxons laisse beaucoup plus de place au marché, alors que le modèle conservateur-corporatiste à la française a jusqu’ici résisté tout en souffrant de plus en plus de reculs et de critiques (dé-remboursements, hausse des cotisations, extension du champ des mutuelles, dépassement d’honoraires). De même l’emploi public a pu plus ou moins reculer suivant les modèles sociaux, tout en subissant là aussi des critiques et des régressions (sur le plan des salaires relatifs par exemple). Par ailleurs émergent de nouvelles formes de rapports à l’entreprise du type auto-entrepreneuriat qui sont le plus souvent des formes dégradées et précaires de rapports salariaux. Ils se sont multipliés ces dernières décennies avec une gradation assez forte allant du réel statut de chef d’entreprise dans des start up innovantes à celui du correcteur dans l’édition au CDI 0 heure, en passant par le chauffeur Uber, le livreur Deliveroo, ou les marchands de pizza… Ces changements sont le fruit complexe des luttes sociales des années 60-70 (refus du travail industriel par les jeunes ouvriers), mais aussi la quête d’autonomie individuelle, la fascination pour le statut d’entrepreneur diffusé par la littérature et la presse, la déception devant les échecs des mouvements collectifs, l’effondrement du socialisme réel… Ces processus sociaux doivent être envisagés dans leur complexité car faisant à la fois l’objet d’une demande sociale (refus de la subordination hiérarchique, quête d’autonomie, quête de solutions alternatives dans le secteur de l’économie sociale et solidaire, recherche de solutions individuelles de type débrouille, même si celles-ci s’avèrent illusoires car soumission aux logiques impersonnelles et contraignantes du marché), et d’une offre intéressée (les entreprises bénéficiant de marges de plus en plus grandes d’adaptabilité de leur volume d’emploi et de sélectivité de leur embauche). Sur la quête du sens et le rapport au travail, rappelons l’intérêt des thèses d’André Gorz (19)

Par ailleurs, la croissance des inégalités est directement liée à ce nouveau capitalisme car la compression des salaires bas et moyens et l’explosion des hauts revenus salariaux et du capital (rentes, droits de propriété, plus-values, dividendes) sont bien entendu le fruit des changements précédemment décrits. Voir Thomas Piketty (20) pour les constats statistiques. Cette faiblesse salariale et la déformation du partage de la valeur ajoutée ont sans doute permis le maintien de la rentabilité du capital malgré la faiblesse des gains de productivité.

Gérard Duménil et Dominique Lévy (21) attribuent ce changement radical dans la répartition dans les pays anglo-saxons à une nouvelle alliance de classes entre les cadres salariés de haut niveau et les détenteurs du capital. Cette alliance se substituerait au compromis keynésien d’après-guerre (voir fordisme) fondé sur une entente entre cadres et classe ouvrière, sur la progression des salaires au rythme des gains de productivité, le réinvestissement des profits, et la mise en place d’une protection sociale aux formes diverses selon les pays.

Loin d’être inactif ou en retrait, l’Etat joue un rôle central dans cette transition vers le néolibéralisme. Le déploiement du capitalisme et des marchés à partir du 18e siècle s’est fait avec l’appui de l’État, comme l’a montré Karl Polanyi, en étudiant notamment la formation du « marché du travail » britannique. James K. Galbraith montre comment l’Etat modifie le cadre institutionnel en faveur des entreprises privées et des plus aisés : baisse des impôts sur le capital, privatisations, dérégulation des marchés de capitaux, du marché du travail, avantages consentis aux grands groupes… (22). La reconfiguration néolibérale à partir des années 1970 n’est pas tant un affaiblissement de l’État qu’une redéfinition de ses modes d’action. Les marchés ne sont plus conçus comme un ordre spontané qu’il convient de faire advenir en supprimant ce qui s’y oppose, mais comme un ordre devant être institué. Si, d’un point de vue principiel, l’État, formation politique, et le capitalisme, système économique, sont deux catégories indépendantes, dans ses incarnations historiques, le capitalisme n’existe pas sans l’État. Ce dernier soutient et régule le capitalisme.

Nous pouvons envisager certains effets de ce nouveau mode de régulation néolibéral pour un avenir plus ou moins proche.

Il semble assez probable que ce mode de croissance financiarisé engendrera une fragilité financière accrue, déjà constatable dans ses prémisses : formation de bulles, krachs, crises financières et monétaires… Et ce d’autant que les régulations mises en oeuvre depuis la crise de 2008 semblent largement insuffisantes et en voie de démantèlement aux Etats-Unis ;

Parmi les autres conséquences probables, nous pouvons envisager :

  • l’absence de prise en compte du futur - le court terme l’emporte sur le long terme comme le manifeste la faiblesse des investissements de capacité, et donc la difficulté à prendre en charge les défis environnementaux et sociaux comme le changement climatique, le vieillissement, la protection sociale, le développement de l’Afrique ;
  • la poursuite d’une situation de « stagnation séculaire » semble probable (malgré la reprise actuellement constatée) car le rebond vers une phase de forte croissance impliquerait de toutes autres politiques économiques et sociales et notamment la remise en cause radicale de la place de la finance et l’allocation massive des capitaux vers les infrastructures et de nouvelles activités tournées vers la satisfaction des besoins sociaux et environnementaux ce qui ne semble pas devoir être le cas pour l’instant. Au contraire, nous assistons à un recul spectaculaire en ces domaines (voir l’exemple emblématique des Etats-Unis depuis l’élection de Donald Trump) : baisse des impôts des plus riches, des entreprises, et recul massif sur les questions environnementales… Mais en la matière, il convient d’être prudent car les prévisions se sont souvent révélées fausses notamment en matière d’innovations et de capacité des sociétés à supporter les changements...
  • l’appauvrissement relatif des jeunes générations, de même que celui des classes moyennes n’ira pas sans poser des problèmes intergénérationnels d’allocation de l’épargne et d’accroissement des inégalités : difficulté de financement pour les jeunes, de remboursement pour les classes d’âge intermédiaire et les classes moyennes, captation des ressources par les plus aisés et les plus âgés… Ou fuite en avant dans le crédit pour les étudiants sur le modèle anglo-saxons.
  • la question des débouchés risque de devenir cruciale si la compression des salaires et la précarité se maintiennent sur les tendances actuelles (d’où les processus d’endettement des ménages).
  • les tensions sociales autour des questions de répartition risquent aussi de maintenir conflits et perte de légitimité des régimes démocratiques et de la construction européenne.
  • de même les tensions internationales s’en trouvent déjà accrues : environnement, migrations, traités commerciaux et multilatéralisme…

Dans cette perspective, les luttes sociales et politiques devraient s’orienter vers des objectifs sociaux et environnementaux ambitieux pour s’extraire de ces logiques largement dangereuses pour le devenir de nos sociétés et de la planète. L’immense développement des forces productives pourrait permettre de résorber pénuries et pauvreté et de repenser nos modèles économiques et environnementaux. Le pire n’est jamais certain même si dans l’état actuel de rapports sociaux les raisons de se montrer optimistes sont rares…

Il faut en effet prendre en compte la dimension anthropologique du capitalisme. Comme le souligne Antonin Pottier, le capitalisme repose sur un substrat culturel. En effet, son fonctionnement suppose un type d’homme motivé par le gain économique, recherchant méthodiquement et systématiquement le profit. L’avènement du capitalisme a ainsi correspondu avec la naissance d’un homme nouveau, centré sur la poursuite de ses intérêts. Ce type anthropologique, que l’on peut nommer homo œconomicus, a été favorisé par les classes dirigeantes et les économistes du 18 ° siècle, qui voyaient dans les intérêts une matière à gouverner plus prévisible que les impétueuses passions qui avaient ensanglantées les sociétés européennes. (23) La transformation de l’ethos religieux a aussi joué un rôle dans ce bouleversement des motivations, comme l’a montré Max Weber. Le résultat en a été un ordre économique qui « détermine aujourd’hui, avec une force contraignante irrésistible, le style de vie de tous les individus qui naissent au sein de cette machinerie » (24) D’autres auteurs (25) pointent l’émergence d’un sujet narcissique voué à la quête infini de la satisfaction matérielle dans le cadre d’un grand appauvrissement culturel et animé de pulsions mortifères (d’où la violence de la société américaine par ex.). De son côté, Thorstein Veblen soulignait dès 1899 la permanence d’instincts de rivalité (ou instincts prédateurs) au sein même des sociétés modernes exacerbant les sentiments égoïstes d’arrogance et d’avilissement se traduisant par la « consommation ostentatoire », « la course à l’estime, à la comparaison provocante » et à l’accumulation pécuniaire qui sous-tend la logique des affaires. Ces instincts sont autant de propensions à satisfaire un intérêt personnel qui se trouve en contradiction avec « l’utilité impersonnelle » de la communauté des hommes (8) voir O. Brette, 2004 – Veblen, 1899.

Le capitalisme trouverait ainsi sa légitimité dans la croissance continue des biens et services mis à la disposition des homines oeconomici et dans leur libre consommation. Ceci explique sans doute les réticences devant les contraintes environnementales, d’autant que la culture du court terme interdit le plus souvent de se projeter dans le futur. Les difficultés à s’extraire de la stagnation séculaire suite à la gravité de la crise de 2007 ne sont sans doute pas pour rien dans la montée en puissance des courants nationalistes autoritaires, signe d’une perte de légitimité du capitalisme certes, mais pour le moment sans issue positive (sauf à considérer Donald Trump comme porteur d’un futur désirable).

Il reste des raisons d’espérer dans la quête de sens (19) de beaucoup de jeunes (jusqu’aux plus diplômés) qui s’interrogent sur leur travail et sur les défis environnementaux, économiques et sociaux posés à la société. Ces problèmes appelleraient à un investissement politique critique qui pourrait se manifester si les tensions liées aux contradictions sous-jacentes s’approfondissaient dans le domaine de l’emploi, du travail, de la formation, de l’environnement, des politiques sociales, de la répartition des revenus et des patrimoines… Nous en constatons les prémisses dans l’investissement dans l’économie sociale et solidaire et dans les mouvements sociaux de ses dernières années malgré leurs limites : lutte contre les expulsions en Espagne et en Grèce, Printemps tunisien, Nuit Debout en France… Il manque certainement à ces mouvements des perspectives positives susceptibles de leur donner sens. Il conviendrait de réfléchir sur les structures sociales du continent européen, leur évolution depuis la crise. L’ouvrage collectif intitulé Les classes sociales en Europe (26) est sans doute la meilleure introduction à ce travail de réflexion sur la situation des classes populaires et moyennes, fondés sur une solide analyse empirique.

Parmi les grandes questions à résoudre pour les courants critiques nous pouvons souligner celle du statut à donner au marché et à la monnaie. Karl Polanyi est sans doute un auteur à méditer qui soulignait les dégâts anthropologiques irrémédiables de la constitution d’un Grand Marché au XIX ° siècle, c’est-à-dire de la soumission des sociétés aux lois du marché par l’institution d’un marché du travail, de la monnaie, de la terre (donc de la nature) au delà de celui des biens et services (dégâts se concrétisant dans les totalitarismes et la Seconde Guerre Mondiale) (27) La solution du socialisme réel et de la planification centralisée mise en oeuvre en URSS ou sous la Chine de Mao s’est avérée tout aussi mortifère. Quel statut donner au marché ? Comment répondre aux aspirations au bien-être et à l’autonomie individuelle sans céder à nouveau à l’hubris capitaliste ? Comment concilier ceci avec la nécessaire contrainte collective qu’implique la vie en société ? L’autonomie collective est-elle conciliable avec les tendances oligarchiques caractéristiques des sociétés contemporaines ? These are the questions ...

Bibliographie

1 - « L’économie en tant que procès institutionnalisé », in Michele Cangiani et Jérôme Maucourant (dir.), Essais de Karl Polanyi, p. 53–77. Paris, Seuil, 2008.

2 - Antonin Pottier - Le capitalisme est-il compatible avec les limites écologiques ? - prix Veblen - 2017, Institut Veblen.

3 - Jérôme Maucourant - 26/1/2010 - Revue Cités.

4 - Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942, Payot, 1990.

5 - J. M. Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, 1936, Payot, 2017.

6 - Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, La Grande dévalorisation, Post-Editions, 2012.

7 - Luc Boltanski et Eve Chiappello - Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.

8- Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, 1899 - Gallimard 1970, cité par Olivier Brette « Connaissances technologiques, institutions et droits de propriété dans la pensée de Thorstein Veblen », Cahiers d’économie Politique / Papers in Political Economy, 2005/1 n° 48, p. 111-146. DOI : 10.3917/cep.048.0111

9 - André Orléan, L’empire de la valeur, La couleur des idées, Seuil, 2011.

10 - A. Orléan- M. Aglietta La Violence de la monnaie, PUF, 2012.

11 - voir Eugène Fama, article de mai 1970 du Journal of Finance, nommé « Efficient Capital Markets : A Review of Theory and Empirical Work ».

12 - Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, La Grande dévalorisation, Post-Editions, 2012.

13 – Patrick Artus, Marie-Paule Virard, La folie des Banques Centrales, Fayard, 2016.

14 - Daniel Cohen, Trois leçons sur la société post-industrielle - La République des Idées – Seuil, 2006 et Paul Mason, Postcapitalism : A Guide to our Future, Editions Allen Lane, 2015.

15 - Philippe Aghion et Peter Howitt, The Endogenous Growth Theory, 1998.

16 – Michel Aglietta, Natacha Valla, Macroéconomie financière, La découverte, 2017.

17 – Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale - Une chronique du salariat, coll. L’espace du politique, Fayard, 1995.

18 - Gosta Esping Andersen, Les trois mondes de l’Etat Providence. Essai sur le capitalisme moderne, coll. Le lien social, PUF, 2015.

19 - Voir les travaux d’André Gorz, Métamorphoses du travail - Quête du sens - Critique de la raison économique, coll. Débats, Galilée, 1988.

20 - Thomas Piketty, Le capital au XXI° siècle, Seuil, 2013

21 - G. Duménil et D. Lévy, La grande bifurcation, En finir avec le néolibéralisme, coll. L’horizon des possibles, La Découverte, 2014

22 - James K. Galbraith, L’Etat prédateur, Comment la droite a renoncé au marché libre et pourquoi la gauche devrait en faire autant, Economie humaine, Seuil, 2009.

23 - Hirschman, Albert O. [1977], Les passions et les intérêts : justifications politiques du capitalisme avant son apogée, Paris, P.U.F., 1980.

24- Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1920, Gallimard, 2004, p. 251. » in A. Pottier - Prix Veblen - 2017 .

25 - Anselm Jappe, La société anthropophage, La découverte, 2017, , Christopher Lasch, La culture du narcissisme. La vie américaine à un âge de déclin des espérances (1979), coll. « Champs », Flammarion, 2006, Sur ce thème voir aussi Gilles Dostaler et Bernard Maris, Capitalisme et pulsion de mort, Albin Michel, 2009.

26 – Cédric Hugrée, Etienne Penissat, Alexis Spire, Les classes sociales en Europe, L’ordre des choses, Agone, 2017.

27 - K. Polanyi, La Grande Transformation, Gallimard, 1944.

// Article publié le 8 mars 2018 Pour citer cet article : Bernard Drevon , « Capitalisme, capitalismes…  », Revue du MAUSS permanente, 8 mars 2018 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Capitalisme-capitalismes
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