Une anthropologie synthétique
Petit hommage à l’œuvre d’Edmund Leach
Des phares majeurs comme l’Essai sur le don (1925) de Marcel Mauss, ou Sex and temperament (1935) de Margaret Mead, ou encore Structure and Function in Primitive Society (1952) d’Alfred Radcliffe-Brown, ou bien sûr Le totémisme aujourd’hui (1962) de Claude Lévi-Strauss, ont peu à peu extrait l’anthropologie de ses évolutionnisme, diffusionnisme et autre fonctionnalisme originels, pour atteindre, en le second 20es., une certaine maturité conceptuelle : voilà beau temps que les diverses écoles anthropologiques s’affrontent,loin au delà de toute candeur initiale devenue insoutenable (le bon sauvage, la promiscuité sexuelle, le totémisme...), principalement dans le champ de ce que l’on nomme, sans précision excessive, « l’anthropologie cognitive ». Or il nous semble que ladite maturité fut bien entérinée par l’œuvre, si synthétique et très stimulant, d’Edmund Leach : non que nous suggérions que cet œuvre marquerait quelque point-oméga de la discipline (l’idée, ridicule, eût sans doute amusé Leach même) ni même qu’il serait, enquelque façon, plus important qu’un autre ; mais enfin ce bel esprit, heureux mélange de puissance, de rigueur et de liberté intellectuelle, nous paraît avoir quintessencié le meilleur de l’anthropologie, non certes « de toujours », mais de son temps : peut-être en raison de sa formation si diverse (d’abord ingénieur commercial, puis élève de Raymond Firth et Bronislaw Malinowski, enfin prudent disciple de Lévi-Strauss), il aurait synthétisé tous les acquis de l’anthropologie du milieu du siècle dernier auservice de superbes constructions toujours utiles aujourd’hui, dont il peut s’avérer encore didactique de souligner le grand intérêt. En somme, il fut à nos yeux the right man, anthropologue d’une splendide pénétration [1], in the right place, en une anthropologie enfin adulte.
{{}}Cette formule anglosaxonne s’impose à l’esprit tant Leach, tel son quasi-contemporain l’architaliano Curzio Malaparte, fut un « archianglais » : bien qu’attaché à Cambridge sa vie durant, ce cosmopolite était partout chez lui en un immense Empire britannique encore concret vers le milieu du siècle dernier, avec prédilection pour l’Asie du Sud-Est et notamment la Birmanie, dans le nord de laquelle il fut, pendant toute la Seconde Guerre mondiale, officier des supplétifs kachins ; de là son opus magnum : Political Systems of Highland Burma : A Study of Kachin Social Structure(1954).
Mais comme souvent en anthropologie, les meilleures prestations de Leach se trouvent peut-être en ces gros articles ou courts essais [2], en lesquels il mobilise avec bonheur quelques aspects saillants de l’épistémologie britannique depuis les scolastiques : scepticisme souriant, empirisme foncier, nominalisme appliqué. A quoi Leach ajoute un goût affirmé pour une assez anglosaxonnepassion de l’ambiguïtédéfinissant implicitement les cultures, toutes à jamais imparfaites, comme des machines à concilier l’inconciliable, à (prétendre) surmonter des apories que l’anthropologie a pour tâche majeure de décrire et expliciter ; pour ce faire, ilrecourt volontiers à un système d’analyse en trois temps, bien distinct toutefois du trop fameux plan dialectique (thèse/antithèse/synthèse) gréco-germanique : « (mon modèle méthodologique)… n’est pas la structure binaire - ou bien/ou bien - qui dominait tellement tous les premiers écrits structuralistes de Lévi-Strauss, mais la séquence en troisphases dont parle Van Gennep dansLes Rites de passage(1909), bien que j’admette, comme Lévi-Strauss l’a si souvent montré (...), quetoute triade de ce genre peut se décomposer en deux oppositions binaires » [3] . Exemple : où Lévi-Strauss oppose les femmes interdites par l’inceste à celles épousables selon telle règle d’alliance, Leach s’appuie sur l’idéologie kachin pour intercaler, à raison, l’énorme groupe des femmes - chez les Kachins comme en Europe - permises à Ego avec lesquelles il peut avoir,sous conditions« décentes »mais sans les épouser, des relations sexuelles sociétalement acceptées : d’où la triade « femmes interdites/permises/épouse(s) », décomposable en « femmes interdites/permises » d’une part et « femmes permises/épouse(s) » de l’autre. Ces subdivisions graduellesetempiriquesdu célèbre médiateur lévistraussien se révèlent non seulement très respectueuses du terrain ethnographique, mais aussi d’une très grande efficacité heuristique ; et ce système triparti, qui évoque tant la grande syllogistique antique et médiévale que Georges Dumézil, revient obstinément dans la plupart des analyses anthropologiques de Leach ; on va en voir d’autres exemples.
En outre, son tour d’esprit foncièrement britannique ressortit beaucoup à son évidente formation anglicane, rendue manifeste par sa solide connaissance de la Bible [4]qui lui permet de savantes et audacieuses interprétations structurales de l’Ancien Testament. Par exemple les beaux tableaux structuraux deGenesis as Myth (...) [5]démontrent clairement que la Genèse s’avère trop bien construite pour échapper au statut de mythe, étranger à toute historicité ; le second tableau (p. 20) notamment utilise le susmentionné système triparti pour illustrer, de façon très convaincante, que cette Genèse ne vise qu’à conduire le croyant, par paliers soigneux, du monde idéal de l’Eden au terrestre monde réel.The Legitimacy of Solomon [6] poursuit un but voisin avec la même méthode ; Leach y montre que la généalogie de Salomon se compose (c’est le mot) d’éléments probablement historiques -i.e.factuels du passé - mais épars, et réarrangés afin de fournir un récit vraisemblable : toutefois l’analyse structurale permet de lire, notamment avec des tableaux très élaborés, la généalogie de Salomon comme une pièce de théâtre en trois actes (!) soulignant son aspect profondément artificiel au service de besoins idéologiqueshic et nunc [7]. Simultanément, le même essai défend avec force les constructions structurales, de façon encore plus solide et convaincante, peut-être, que leur créateur même. Ah ! Lévi-Strauss : comment se soustraire à l’ampleur lyrique de ses vues, à la rigueur de ses analyses, à la beauté de son verbe ? Comme plusieurs autres grands anthropologues, Leach s’est intériorisé la théorie lévistraussienne en lui consacrant un petit livre l’exposant et la discutant au mieux [8] ; certes, l’influence de celle-ci est écrasante sur l’œuvre de Leach comme sur celui de tant d’autres : mais Leach fait partie des très rares à faire quasiment jeu égal avec « notre maître à tous » (Germaine Tillion), puisque d’évidence il renouvelle voire prolonge Lévi-Strauss en bien des points, et surtoutsans le répéter. D’ailleurs et contre une idée reçue, les relations s’avèrent depuis longtemps très fécondes entre anthropologies française et britannique : après que le structuralisme stricto sensu a retrouvé bonne part du « structuro-fonctionnalisme » de Radcliffe-Brown lui-même très durkheimien, l’école structuraliste française marquera fortement les anthropologues anglais d’après-guerre - comme Leach bien sûr, mais aussi l’excellente Mary Douglas, si proche de ce dernier. Comme celui de notre propre maître Jean Cuisenier (qui travaillait sur le problème des structures dites complexes), le structuralisme de Leach est moins coruscant car moins épuré que celui originel de Lévi-Strauss ; en revanche, ceux-là consacrent aux realia une attention conférant à leurs structures une consistance que n’a pas toujours, loin s’en faut, le pur cristal des Mythologiques. Par exemple, Leach structure la matière ethnographique principalement au moyen de ses fameux tableaux descriptifs tripartis, assortis de mille nuances, prudences et réserves, où Lévi-Strauss distille cette matière jusqu’à ses oppositions « +/- » et au célèbre « … est à... comme... est à... » de sa formule canonique ; quoiqu’admiratif, Leach sent la réalité anthropologique bien trop complexe, etsesent bien trop empiriste, pour s’autoriser pareil réductionnisme.
Autre différence majeure avec le maître français, l’attitude à l’égard de la psychologie. Ayant repensé toute sa discipline (bien au delà du seul structuralisme) pour la révéler à elle-même, Lévi-Strauss redoutait que l’on regardât son œuvre monumental comme philosophique, alors qu’il reste, pour nous du moins, foncièrement anthropologique ; de même a-t-il souvent critiqué les anthropologues recourant, fût-ce partiellement, à des explications psychologiques. Et plus que tout peut-être, il craignait que l’anthropologie fût trop influencée par l’œuvre de Sigmund Freud, sans doute en raison de la très sensible proximité « technique » entre psychanalyse et analyse structurale : toutes deux se veulent des herméneutiques de l’esprit humain. Aussi Lévi-Strauss ne manque-t-il pas une occasion, hélas, de brocarder psychanalyse et psychanalystes, par exemple en définissant (avec raison et comme bien d’autres, mais sans douceur) le meurtre originaire du père par ses fils, dansTotem et tabou, comme une pure fantaisie mythique inventéead hocpar Freud. Si l’on suivait à la lettre la doxa lévistraussienne, on devrait tenir à distance l’apport de Mead et de Ruth Benedict et celui, un peu moins connu mais non moins considérable, du passionnant Géza Rόheim [9]. Or Leach, autrement souple et nuancé, se soucie bien plus d’accueillir la psychanalyse en anthropologue :profitant, au sens positif, d’un livre de Charles Berg [10], analyste anglais et freudien très orthodoxe du milieu du siècle dernier, le « Magical Hair » [11]de Leach pointe les nombreuses différences (bien plutôt que les désaccords) entre les deux disciplines concernant la symbolique étendue des phanères pileux humains. Au début de l’article, Leach paraît s’opposer frontalement aux thèses de Berg, pour conclure avec une grande finesse qu’en l’espèce psychanalyse et anthropologie ne se confortent ni ne se contredisent : si bien qu’à la fin de l’article on se convainc sans peine que leurs deux interprétations symboliques, parallèles sinon complémentaires et cheminant de conserve, peuvent à tout instant dialoguer utilement - comme Leach l’illustre tout au long : sa critique même de la lecture freudienne des phanères pileux nourrit de données anthropologiques les propositions psychanalytiques de Berg, ou si l’on préfère, attire quelque lumière psychanalytique dans l’anthropologie. On ne saurait se montrer plus constructif pour les deux disciplines à la fois - et ce, sans nul artifice : Leach est synthétique même lorsqu’il se veut critique.
Par ailleurs, Leach pratique en divers essais, notamment dans « Anthropological Aspects of Language : Animal Categories and Verbal Abuse » [12], une curieuse forme d’un nominalisme que l’on aimerait qualifierinversé ; alors que le nominalisme au sens premier affirme que les concepts se réduisent aux mots qui les portent, celui de notre auteur paraît impliquer que les mots n’existent que par les concepts culturels qui les soutiennent, point de vue assez logique pour un anthropologue : « (…) we can only arrive at semantically distinct verbal concepts if we repress the boundary percepts that lie between them » [13]. Soit l’exemple des noms de bêtes : dans le règne animal presque infini, l’immense majorité reste innommée ; seul reçoit un nom le petit nombre decelles que la culture nommeuse juge intéressantes, laquelle les désigne alors avec un luxe de détails : en Grande-Bretagne, où les animaux suivants tiennent grande place dans l’élevage et l’alimentation, on compte (selon leurs sexe, âge, castration ou non, proximité affective avec l’être humain, qualité alimentaire...), une douzaine de termes pour désigner le porc, onze pour les bovins, huit pour la volaille et sept pour les ovins, etc. [14]. Mais ce seul constat serait assez pauvre : repartant de cette qualité alimentaire, Leach élargit brusquement l’horizon nominaliste en s’appuyant sur l’association mentale entre consommations alimentaire et sexuelle : « it is thus a plausible hypothesis that the way in which animals are categorized with regard to edibility will have some correspondence to the way in which human beings are categorized with regard to sex relations » [15] ; donc de même que les animaux se classent en comestibles (bovins, ovins, volaille...), en incomestibles (carnivores exclusifs, très nombreux arachnides et insectes...), ou enplus ou moins comestiblesselon les cultures (cheval, porc, chien...), de même les partenaires sexuels se classent en époux, ou du moins en épousables (nombreux cousins, voisins non-apparentés, étrangers « proches »...), en interdits (ascendant et descendant biologiques, germains biologiques), ouen possibles mais non-épousables(ende nombreuses cultures, les germains classificatoires) : où l’on retrouve la tripartition et donc l’ambiguïté signalées en commençant, qui permettent à Leach de définir efficacement le tabou comme ce qui introduit une distinction arbitraire et autoritaire envers toutes choses dont le statut n’est pas net : ainsi des chairs humaine, équine, canine, comestibles en certaines cultures, mais aliments inconcevables, « tabous », pour un Anglais entre autres ; ainsi des excrétions humaines (salive, sperme, urine, fèces, menstrues...), à la fois soi et non-soi ; ou encore, des concepts linguistiquement ambigus, comme les termes anglaisqueen(reine) etquean(jadis prostituée, aujourd’hui homosexuel masculin), homophones et de plus phonétiquement très proches dequim(anciennementqueme : vagin) [16]. En ce dernier cas, le tabou (l’analyste dirait plutôt le surmoi sublimant) ferait que l’on « (…) talk of queens without thinking of queans, and vice versa (…) » - et donc, que ce tabou « (…) is simultaneously both linguisticandsocial » [17] : du coup, la question nominaliste de savoir si le concept n’est qu’un mot (ou si, inversement, le concept précède et porte le mot) perd l’essentiel de son sens ; pour autant, le pont méta-nominaliste lancé par Leach entre les concepts et leur lexique paraît susceptible de réconcilier l’Européen continental (car depuis Guillaume d’Occam, le nominalisme est surtout britannique) avec la pensée nominaliste : « Language then does more than provide us with a classification of things ; itactually molds our environment ; it places each individual at the center of a social space which is ordered in a logical and reassuring way » [18] : si notre langue va ainsi jusqu’à « mouler » notre milieu, on est là presque en avant de la linguistique contemporaine, qui soutient - pour faire vite - que l’on pense comme on parle. « Seulement » synthétique, l’anthropologie de Leach ? Eclectique voire syncrétique conviendraient mieux, si ces adjectifs n’avaient une teinture fâcheusement péjorative.
Impossible de ne pas s’arrêter enfin, fût-ce brièvement, sur « La nature de la guerre » [19], essai aussi court (une vingtaine de pages) que dense, magistral de profondeur et d’aisance [20]. On y retrouve l’attention de Leach aux « entre-deux », son vif intérêt pour les situations ambiguës, les personnages composites, et donc pour une herméneutique anthropologique par tripartitions soigneuses de la matière ethnographique [21]. En l’espèce, Leach part de l’idée, familière à l’anthropologue, que la société consiste en relations (de pouvoir, précise-t-il) du soi (individu ou groupe) à l’autre (individu ou groupe),entrelesquels il définit « une zone intermédiaire, d’importance cruciale, qui n’est ni tout à fait inconnue ni entièrement prévisible » [22] . En-deçà de cette zone intermédiaire, la zone du chez-soi comprend les parents et amis, les animaux domestiques, etc. - d’intérêt sociétal et anthropologique assez faible ; et au-delà se trouve la zone de l’altérité absolue, inaccessible, des parties les plus lointaines du monde réel, des ancêtres, du ciel et de l’enfer, des dieux et démons, etc. : soit la zone des relations symboliques avec la transcendance, zone de la religion, des rituels et des sacrifices. Reste la zone médiane d’un extérieur à soi mais bien accessible, des parents par affinité et des ennemis effectifs, celle en quoi le sociétaire peut et doit agir en permanence ; se partageant en deux parties positive et négative, cette zone médiane crée, dans l’initiale triade méthodologique et selon la leçon lévistraussienne reprise par Leach, deux oppositions binaires : d’une part la zone du soi, complétée de la partie positive de la zone médiane, zone des alliés et donc du mariage ; d’autre part la zone de l’autre+la partie négative de la zone médiane, celle des ennemis et de la guerre, à laquelle s’ajoute la zone de l’altérité absolue. Comme on s’en doute, la cohésion sociétale et la cohérence sociologique de l’ensemble sont assurées, au centre de la zone médiane, par l’incessante conversion, via le mariage, des ennemis en alliés puis des alliés en ennemis [23] ; d’où la superbe conclusion anthropologique de Leach, qui mérite citation exhaustive : « La socialisation est plutôt un processus de contrainte que de répression. L’homme a créé des institutions qui canalisent les besoins agressifs, dangereux, de l’individu dans des modes d’expression relativement sans danger pour la société à laquelle il appartient, quelles qu’en soient les conséquences pour ceux qui se trouvent dans le monde extérieur. La guerre, le rituel religieux, le mariage exogame sont tous des institutions de ce genre. » [24]. Donc la guerre s’avère phénomène sociologiquenormal, voire banal ; ayant publié en une revue visant à la prévention de la guerre, puis en des instances concernant le désarmement, Leach dut se sentir tenu à uneconclusion de morale sur le souhaitable contrôle de nos pulsions : comme elle se révèle en parfaite contradiction avec toute sa démonstration, sans doute croyait-il moins encore que Gaston Bouthoul à quelqu’invraisemblable éradication de la guerre. Comme religion et mariage, elle est une institution à peu près universelle.
Dernier élément contribuant à la qualité synthétique des travaux de Leach : sa mesure, une sorte de réserve spontanée que l’on pourrait être tenté d’attribuer au flegme britannique, mais où nous verrions plutôt l’effet de son prudent scepticisme, tempéré toutefois par sa passion du dialogue avec ses pairs : Malinowski, Lévi-Strauss, Radcliffe-Brown, Berg, etc. Une exception toutefois, et de taille, confirmant cette règle de courtoise retenue : son acrimonie et ses charges contre James Frazer, si violentesque celui-ci apparaît comme un négatif, un compendium de ce que Leach n’est pas - ne voulait surtout pas être [25]. Après un très bref hommage liminaire au grand helléniste et latiniste que fut Frazer, viennent de longues pages d’une critique aussi fouillée que sévère éreintant non seulement l’ethnologue (ou supposé tel), mais aussi l’écrivain et jusqu’à l’homme, dont même la probité intellectuelle se voit prise en défaut... Etrange ethnologue en effet, qui n’a jamais mis un pied sur le moindre terrain, et dont l’évolutionnisme simplet (même au début du vingtième siècle) soutient son plus parfait dédain positiviste pour les populations porteuses des innombrables mythes et rites auxquels, par un curieux amour-haine, il consacra pourtant sa vie de compilateur compulsif : ethnologue paradoxal qui n’aimait pas, remarque Leach, la plus grande part de l’humanité ! Aux yeux de celui-ci, Frazer apparaît surtout comme un littérateur maniaque republiant indéfiniment, entre autres, un Golden Bough au contenu diffus et même bavard, dont le style très fleuri n’ajoute rien à ses essais de démonstration : soit un écrivain certes inspiré, mais par les croyances les plus diverses, traitées comme autant d’aimables et innocentes fantaisies exotiques nourrissant sa propre imagination, laquelle s’épanche en une sorte de roman-fleuve transposant la réalité ethnographique au profit de la littérature ; grave accusation, pourtant assez justifiée, car une production romanesque, activité respectable par ailleurs, ne saurait se donner comme interprétation anthropologique. Leach en effet, toujours très précis, montre que Frazer sollicite facilement lematériau ethnographique, le tirant dans son sens par petites touches pour lui faire énoncer ce que ce matériau n’énonce nullement : exemple. Les Massims de Kiriwina (la plus grande des célèbres « Iles Trobriand ») font un annuelmilamila, fête de récolte des ignames, aux festins et réjouissances duquel sont conviés lesbalomas, bienveillants ancêtres disparus ; ainsi symboliquement pourvus pour un an de toute la provende souhaitable, ils sont chassés à la fin de la fête : mais Frazer, traitant de l’expulsion périodique des maux, n’hésite pas à « enrichir » un texte ethnographique original par quelques verbes et adjectifs bien placés transformant lesbalomasen redoutables esprits malfaisants - dont l’« expulsion » est a posteriori censée comparable - cheveu sur la soupe - à l’expulsion des maux chez les Hos du Togo [26]. Anthropologue, ou romancier amateur d’exotisme ? Ce n’est pas tout : Leach observe d’autre part qu’il fallut attendre vingt ans après la première édition de The Golden Bough(1890) pour que Charles Seligman crût avoir enfin trouvé, chez les Shilluks (peuple nilotique du Soudan du Sud), la première preuve ethnographique de la célèbre conjecture du meurtre rituel d’un « roi divin » par son successeur, argument fondamental de tout l’ouvrage - preuve toutefois ruinée par Edward Evans-Pritchard ayant établi en1948 que ce meurtre shilluk n’était qu’imaginaire, au mieux symbolique ; conclusion de Leach : la conjecture du fameux meurtre rituel ne s’est jamais appuyée que sur une vieille légende romaine, base minuscule sur laquelle Frazer a bâti un monument fantastique au premier sens. Cette fois pourtant, il semble que Leach se soit laissé emporter un peu trop loin par son élan critique ; en effet, on sait depuis longtemps, notamment par les beaux travaux de Luc de Heusch, que divers petits royaumes bantous d’Afrique centrale possèdent un même type de souverain, demi-dieu vivant reclus dont toute la personne et son corps sont sources et garants de la prospérité du pays et de la santé de ses sujets mêmes : qu’il décline, que sa propre santé s’altère, et toute la société s’en trouvant menacée, il faut le remplacer d’urgence en hâtant sa mort. En 1959 (donc plusieurs années avant la critique de Leach), Monica Wilson avait dûment documenté la mise à mort très ritualisée du Lwembe,divine kingdes Nyakuysas (au centre-ouest de la Tanzanie), lorsqu’il tombait gravement malade [27]. Toutefois, différence majeure avec le meurtre rituel de Frazer, ce Lwembe n’était en rien brutalement tué par un quidam lui succédant aussitôt en tant que meurtrier ; mais on ne peut nier, en l’espèce, ni une certaine ressemblance entre ce dû témoignage ethnographique et le supposé meurtre rituel du roi divin selon Frazer, ni la prémonition frazérienne d’un certain type anthropologique de monarchie, prémonition sans doute exsudée de ses innombrables lectures des sources ethnographiques les plus mélangéeset les moins vérifiées. Pour autant, cette critique un peu excessive que fait Leach à Frazer n’enlève rien à son reproche majeur : aujourd’hui encore, on peut suivre Leach - agressivité en moins - lorsqu’il induit que Frazer, bon littérateur à l’érudition exceptionnelle, n’a pas manqué de réelles intuitions anthropologiques, à jamais mal étayées toutefois par une sorte d’impatience lyrique du poète ; et par là, Leach tend à prévenir tout anthropologue, actuel comme à venir, d’un certain risque de facilité littéraire, dont il préserve sa propre prose, au style si clair et maîtrisé.
Nous ne saurions clore la présente avalanche d’exégèses positives sans manifester quelque humeur concernant « L’unité de l’homme : histoire d’une idée » [28], où Leach revient, après Michel Foucault mais avec une conclusion surprenante, sur la genèse de la notion occidentale d’être humain ; effectivement, cette notions’avère comme toute autre très construite, en l’occurrence depuis les Temps Modernes, et demeure donc parfaitement modifiable. Elle le fut d’ailleurs une dernière fois, last but not least, autour de 1970 (soit une dizaine d’années avant l’article en question de Leach), lorsque la biologie contemporaine précisa ne pas savoir distinguer quelque variété naturelle objectivable entre individu et espèce humains [29] : en d’autres termes, les êtres humains sont tous cousins, et les prétendues races n’existent qu’en tant que très superficielles, labiles et anciennes - voire périmées - adaptations au milieu ; à preuve, nous sommes tous interféconds, alors que tout croisement naturel est à jamais impossible entre notre taxon et celui du Chimpanzé, avec lequel nous avons pourtant quelque 99% d’A.D.N. en commun... Et bien sûr Leach n’en ignorait rien, qui concèdein fine« (...) que l’homme en tant qu’espèce zoologique esteffectivement un » [30] : aussi est-il fort surprenant de le voir suggérer que « (...) Linné, en tant que naturaliste classificateur, a mieux résolu le problème d’ordonner les diverses variétés de l’espèce humaine en fonction de leurs relations mutuelles, que ne l’ont fait les philosophes idéalistes, tels que Rousseau et Jefferson » [31] : car en quoi y aurait-il « problème d’ordonner » des variétésnaturellesqui n’existent pas, puisque l’espèce humaine estune ? Et Leach d’ajouter que « pour Linné, les variétés d’hommes sont comparables aux races de chiens » [32] : comparaison justifiée seulement si l’on ajoute que les Chiens, sous-espèce parfaitement artificielle de l’espèce Canis lupus, sont également tous interféconds, quoi que spécialisés en souches [33]- et non en races - effectivement très diversifiées par la domestication tant leur métissage est facile - comme le métissage d’Homo sapiens, justement. Mais s’il faut l’écrire, l’être humain n’est pas un chien, et le rêveeugéniste de créer quelque souche humaine semble heureusement voué à échec perpétuel : inverse de l’eugénisme, le métissage humain, d’ailleurs intense et permanent, ne résulte jamais que de cooptations inter-individuelles où le souci de sélection naturelle n’a aucune part. S’il est exact,comme l’observe Leach, que l’Occident tend à imposer - reste d’impérialisme idéologique - aux autres sociétés notre actuelle conception scientifique de l’unité de l’être humain, il n’est pas moins vrai que celle-ci se révèle outil très puissant pour combattre racisme, sexisme, et tous les ostracismes imaginables, tous également ravageurs. Aussi un anthropologue de l’envergure de Leach ne devrait peut-être pass’amuserà se réclamer du naturaliste Carl von Linné pour prétendre classer d’imaginaires variétéshumaines, car brutes et imbéciles pourraient fonder leurs délires sur Linné... et sur Leach même : celui-ci manifeste en l’occurrence un tout britannique dandysme intellectuel, mais potentiellement risqué. De même avons-nous récemment osé reprocher à la grande Tillion d’avoir écrit que de nombreuses populations ’pratiquent l’inceste’ du fait de la fréquente union entre cousins : l’inceste est trop précieux aux sciences humaines pour qu’elles jouent sur les mots avec celui-ci, de même que racisme et eugénisme se montrent trop dangereux pour fournir des traits d’esprit dans les colloques d’anthropologues : car leur discipline peut contribuer à combattre - fût-ce sans illusions - les redoutables absurdités du prétendu sens commun.
Notre reproche épidermique et secondaire ne vise peut-être qu’à nous soustraire à complète inféodation aux magnifiques propositions de Leach. Qui a dit que l’anthropologie anglaise, essentiellement descriptive, se ramenait à une ethnographie un peu élaborée ? C’est l’effet et la leçon de l’empirisme habilement conduit : lorsque les matériaux ethnographiques sont bien classés et abondants, la proposition théorique - souvent formulée clairement d’une phrase initiale - exsude presque d’elle-même de ces matériaux, à peine soutenue par une phrase ou deux de résumé ; ainsi chez Mauss, chez Rόheim, et tout particulièrement chez Leach, où l’hypothèse - toujours prudente - est comme engluée dans la pâte des exemples : méthode qui reste un modèle épistémologique, pour aujourd’hui et demain.
ADDENDUM :
de la théorie, de la méthode – mais pas trop.
« (...) les superstructures sont des actes manqués qui ont socialement˝réussi˝. »
Claude Lévi-Strauss [34].
En anthropologie, les documents à disposition permanente forment une sorte de maquis épistémologique sans bornes : pourquoi partir en telle direction plutôt qu’en telle autre, commentchoisir, et comment ne pas dériver ? Exemple quasi systématique : après avoir interrogé le témoin sur les règles matrimoniales de sa population, l’ethnographe découvre que les mariages réels ne se conforment guère à ces règles d’alliance ; cherchant alors d’autres déterminants, il glisse vers des contraintes démographiques, des stratégies sociales, des intérêts économiques, des calculs politiques, etc., qui l’entraînent fort loin de la parenté à quoi il souhaitait se tenir. Contre cette profonde intricationdes faits sociétaux, qui le souciait fort, Marcel Mauss a proposé de rechercher les fameux « faits sociaux totaux » condensant en eux tous les aspects (ou du moins la plupart, et les plus saillants) de la société étudiée : ainsi de l’institution contraignante de donner, recevoir et rendre, caractéristique de divers peuples des côtes du Pacifique (Kwakwaka’wakws de Colombie-britannique, Massims de Papouasie-Nouvelle-Guinée, etc.), institution ensuite extrapolée au reste du monde, bien qu’ailleurs réduite enmodeste bon usage sociétal ; où l’on voit que, comme évoqué plus haut après que notre collègue Sylvie Malsan nous l’a fait fortement remarquer, Mauss ne sépare pas vraiment théorie et terrain : « accrétant » de nombreux cas culturels semblables, bien choisis dans les cultures les plus variées et finement distingués les uns des autres, il fait émerger lentement et sûrement le principe universel de la masse ethnographique même [35] ; en cela, pas de théorie anthropologique au sens propre,mais plutôt une rigoureuse discipline intellectuelle servie par un bel esprit de synthèse. Ce faisant, Mauss procède selon un empirisme, non-exempt d’un certain cadre positiviste, proche de la pratique des meilleurs Anglais qui lui est familière, celle par exemple de Bronislaw Malinowski ou Alfred Radcliffe-Brown. Au milieu de cette relative doxa anthropologique franco-anglosaxonne (Etasuniens compris) surgit et s’impose, dans la décennie 1920, la psychanalyse avec sa batterie de nouveaux concepts et les questions qu’ils soulèvent ; l’anthropologie ne pouvait la négliger, puisque les deux disciplines se donnent chacune comme herméneutique du comportement humain : concourantes, concurrentes ? On sait que la belle école culturaliste naîtra de ce fonds commun.
Toutefois, sur un plan plus essentiel encore, comme l’anthropologie, la psychanalyse pose, « la reconnaissance d’une unité fondamentale de l’homme » [36] : progressant « par traversée et effraction des dichotomies traditionnelles : normal et anormal, sain et névrosé, masculin et féminin, adulte et enfant, civilisé et primitif, vie et mort... » [37], elle refuse « de dissocier les problèmes de méthode et les problèmes d’élaboration théorique » [38]. Ainsi les deux disciplines partagent, non seulement une semblable préoccupation herméneutique, mais aussi ce même substrat épistémologique : l’unité fondamentale de l’être humain ; à quoi s’ajoute, au moins chez Mauss et les Anglais évoqués ci-dessus (soit une bonne part de la meilleure anthropologie d’alors), une prudence fort voisine de celle psychanalytique envers méthode et théorie : triple convergence interdisciplinaire pouvant offrir à l’anthropologue un modèle de travail, que nous tenterons de présenter ici.
Dans le bref hommage à l’œuvre d’Edmund Leach, nous avons souligné plus haut combien ce grand anthropologue, plutôt acceuillant envers la psychanalyse, nous semble avoir emprunté à diverses œuvres deRóheim [39] ; encore postulons-nous que de tels emprunts vont beaucoup plus loin qu’il semble. On a vu que se réclamant de la définition en trois temps (séparation, marge, agrégation) [40]des rites de passage par Arnold Van Gennep, Leach analyse volontiers les matériaux ethnographiques au moyen d’un système de décomposition triparti explicitement revendiqué, avec un goût prononcé pour les situations médianes, les personnages ou objets ambigus [41]qui, en position centrale dans la tripartition, assurent une transition qui permet à Leach de comprendre et expliquer les phénomènes culturels qu’il étudie ; peut-être d’origine scolastique et très heuristique chez lui, ce principe ternaire revient sans cesse en son œuvre, au point d’apparaître comme untransitional objectintellectuel, défini par le psychanalyste et pédiatre Donald Winnicott, concitoyen quasi-contemporain de Leach etcréateur du délicat concept de « transitionalité » : aire virtuelle de l’expérience infantile, intermédiaire entre réalités intérieure (moi) et extérieure (non-moi) ; selon Winnicott, cette aire se condense, dans le second semestre après la naissance individuelle et pour quelques années, en cetransitional object, typiquement un morceau de tissu ou une peluche ; ultérieurement, la transitionalité du sujet s’étendrait indéfiniment aux champs créatifs les plus divers : artistique, religieux, imaginaire,scientifique, etc. [42]. Or ce transitional object semble un développement (à moins qu’il n’y ait invention parallèle ?) de l’intermediate objectqueRóheim n’a que sommairement caractérisé [43] : objet matériel (par exemple un tjurunga- anciennement churinga- des Arrerntes, une croix chrétienne...) ou immatériel (ainsi un procédé intellectuel, un système religieux...), mais toujours médiateur entre moi et monde extérieur,intermediate object que Róheimregarde comme l’objet culturel par excellence. Dès lors, l’ambiguïté et les objets ambigus chers à Leach paraissent bien relever de la transitionalité et destransitional objectswinnicottiens ainsi que de l’intermediate objectróheimien : ce quiplace très spontanément anthropologue et indigèneà même niveauen une même humanité, puisque le procédé opératoire triparti leachien s’avère objet transitionnel intellectualisé au même titre qu’un tjurunga par exemple, objet transitionnel religieux ; d’où s’ensuit que ce procédé triparti de Leach se révèle précieux outil méthodologiquea minima, puisqu’en toute rigueur anthropologique, l’objet transitionnel indigène, implicitement triparti (moi/tjurunga cultuel/société de mes ancêtres) est explicitement reparcouru par l’objet transitionnel de l’anthropologue (moi/analyse valorisante du tjurunga/ma société) ; insistons : en s’appliquant à l’objet transitionnel de l’indigène, l’anthropologue procèdepar une transitionalité identique à celle de celui-ci [44] - la transitionalité s’avérant processus psychique propre àtoutêtre humain.
Exemplifions avec soin, tâchant de montrer en outre qu’une lecture par l’objet transitionnel, psychologisante bien que se voulant anthropologique, est complémentaire de celle sociologique par le fait social total. Parmi les véritables anthropologues-et-psychanalystes (peu nombreux, et dont bien sûrnous ne sommes pas), l’excellent Devereux nous paraît trop soucieux de thérapie appliquée (tout sociétaire est à quelqu’égard « malade »), tandis que l’excellente Jeanne Favret-Saada nous semble traiter d’un terrain vraiment très proche de la culture académique de l’anthropologue (même culture française, même fonds religieux) ; alors queRóheim, équilibrant exactement psychanalyse et anthropologie, ne se soucie que de recherche fondamentale : ayant de surcroît ethnographié des cultures fort lointaines et diverses, il s’impose pour notre essai de démonstration. Entre autres terrains, il a beaucoup travaillé sur l’île dite Normanby, toponyme anglais auquel nous préférons celui indigène de Duau, dans l’est de la Papouasie-Nouvelle-Guinée : île oblongue, de 65 km. est-ouest sur 26 km. nord-sud, montueuse, dont le culmen dépasse de peu 1100 m. ; à quelques km. au nord-est se trouve la minuscule île Dobu (c.10 km2), rendue célèbre par la magistrale étude de Reo Fortune [45] : or les populations de Duau appartiennent au mêmeorbe culturel que les Dobuens. Mais surtout, Róheim a retrouvé, à Duau, une partie méridionale du circuit dukoula(localement ditkune) bien connu depuis les beaux travaux ethnographiques de Charles Seligman, Malinowski et Fortune :kuneque Róheim évoque longuement en plusieurs ouvrages et d’assez nombreux articles [46]. Ce choix d’un terrain mélanésien avait une raison précise : la théorie freudienne avançant l’œdipe universel - mieux : constitutif de l’être humain -, Malinowski le prétendait inconnu en Mélanésie ; c’est donc presque en mission de Sigmund Freud - du moins, avec sa bénédiction explicite - que Róheim partit à la recherche de la version mélanésienne de l’œdipe... que non seulement, analyste de grand talent et bien formé, il trouva sans grande peine, mais pour le prolonger par une conclusion des plus insolites : les donneurs compulsifs dukoulaoukuneseraient foncièrement des... avares obsessionnels, le don parkoulaconstituant ce que la psychiatrie nomme un syndrome restitutionnel,i.e.une formation réactionnelle collectivement valorisée. L’inconscient freudien allant tellement à l’encontre de la morale consciente la plus banale, on ne saurait s’étonner que jusqu’à aujourd’hui, il peine tant à convaincre ; mais d’un autre côté, on ne peut nier que cette irrésistible compulsion culturelle à donner présenteun côté un peu bizarre : en règle générale, l’animal se sert le premier, accumule pour soi seul ou pour ses seulspetits, et si l’être humain est loin d’un « simple » animal, on se surprend moins de l’accumulation disproportionnée de richesses que de la dilapidation voire la destruction de biens - celles-ci, pratiques humaines pourtant très courantes.
Il faut donc suivre Róheim pas à pas pour épouser son point de vue, finalement convaincant. Remarque liminaire, la famille de base des Dobuens et assimilés ne se compose pas de mère+père+enfants, mais du fameuxsusu(le terme signifiant aussi « sein » [féminin]...) groupant densément mère+ses enfants+son frère et onclede ceux-ci : en ce cas, non seulement la mère et son frère sont liés par intérêts très étroits et sentiments très serrés, mais l’œdipe n’en existe pas moins, qui oppose alors, évidemment, oncle et neveu ; d’ailleurs un témoin, par lapsus, dit « mon père » en racontant une altercationavec son oncle : et voilà pour la dénégation malinowskienne de l’œdipe. Mais bien au delà de cette rectification initiale, Róheim - et lui seul - dresse un tableau révélateur de l’attitude envers bébés et jeunes enfants à Duau : les pratiques sexuelles, évoquant celles de l’adolescence, ne cherchent pas spécialement à engendrer des enfants, peu désirés ; l’accouchement, public, investit tout le village d’une sorte de collective responsabilité maternelle ; l’allaitement s’opère par soustractions répétées et rythmées du mamelon hors de la bouche du nourrisson ainsi méthodiquement frustré, et le sevrage se fait sans douceur dès la fin de la première année ; les parents se débarrassent autant que possible de l’enfant auprès de proches ; quoique chargé de gâter ses enfants, le père biologique ne cesse « par jeu » de les menacer de castration ; et à la moindre sollicitation de l’enfant, la mère le rabroue en lui criant qu’il n’est qu’un quémandeur jamais content. D’où Róheim conclut que l’enfant est tenu dans un état de frustration, orale notamment, pré-œdipien mais définitif, par une « mauvaise » mère qui resurgit sans cesse chez l’adulte sous la forme de ces sorcières marines omniprésentes (familièrement nommées « nos mères » par les indigènes...) cherchant à couler les bateaux lors des expéditions maritimes ; l’anthropologue décrit cet adulte en deux sous-types inverses et complémentaires, mais également bien socialisés, d’un même type que les culturalistes nommeraient la personnalité de base de Duau [47]. L’un, Ramoramo, est un homme jeune, ouvert et sympathique, à peine sorcier (comme chacun en ces îles), unesa-esaqui nourrit sans compter tout le monde autour de lui, personnification de la formation réactionnelle donatrice qu’accomplit lekune ; l’autre, Kauanamo, vieux sorciergewana : revendicatif, réclamant en permanence de nouveaux présents, personnification de l’insatisfaction morbide issue des frustrations de l’enfance, à qui nulkunen’apportera jamais assez. A quoi nous ajouterons trois caractères culturels de ces îles, logiquement de même sens que ce qui précède : d’abord la fréquence du suicide mi-anomique mi-égoïste (cf.Durkheim), remarquée par Róheim entre autres auteurs ; et deux caractères sociologiques signalés par divers ethnographes : la parfaite instabilité matrimoniale des couples de ces îles, qui se forment, se défont et se reforment en permanence, sans mariage ni divorce très ritualisé - à quoi s’ajoute l’anthropophagie de l’ennemi vaincu.
Enfin Róheim - et lui seul, à nouveau - a collecté un petit mythe qui raconte spécifiquement l’origine des mwaris et bagis [48], ces objets précieux et prestigieux échangés dans lekoulaoukune ; résumons.
Une femme accouche d’une truie, qui à son tour mettra bas, dans la forêt, un garçon et unefille humains ; puis la truie s’introduit dans un jardin potager : elle est tuée à la lance,découpée, et partagée entre les habitants alentour. Le garçon et la fille pleurent leur mère etreprochent à leur père de l’avoir tuée, mais reçoivent la partie centrale de la bête (variante :ils trouvent ses entrailles) ; en nettoyant les intestins, ils y découvrent, à la place des excréments, les mwaris et bagis, qui dès lors commencent à circuler par kune [49].
Ce mythe est bien néoguinéen : immédiatement riche et compliqué, il induit d’emblée, entre autres implications, une certaine proximité biologique entre être humain et porc ; mais surtout, il jette une aveuglante lumière freudienne sur le lien psychique, d’évidence universel, entre richesses et excréments, dont Róheim donne d’autres exemples locaux. Ce qui ramène soudain à Leach (v. ci-dessus, n. 7 et 41) : à la fois moi et non-moi comme les excréments, par leur statut ambigumwarisetbagissont de typiquesintermediate objectsfaçon Róheim,transitional objects selon Winnicott ; à l’acmé du kune, ces riches objets sont cédés avec une feinte réticence (de constipé) et reçus avec une fermeture affichée (de dégoûté). Or par soi-même, une telle théâtralité valide l’inattendu point de vue analytique de Róheim : le don public, ostentatoire voire exhibitionniste, dukoulamalinowskien se révèle bien formation réactionnelle de compromis entre avares obssessionnels, fabriqués comme tels par éducation. Cekoulaoukunes’avère donc ce que les Massims, populations de ladres verts (ainsi Kauanamo) qui de surcroît ne s’aiment guère entre elles, ont inventé de mieux pour entretenir de bonnes relations sociétales (ainsi Ramoramo), et notamment commerciales : bilan analytique et anthropologique valant aussi pour lepotlatchdes Kwakwaka’wakws, chez lesquels il n’est pas pire offense que l’accusation d’avarice,i.e.de retour sans filtre du refoulé ; ce qui laisse le moraliste sans illusions excessives concernant les ultimes ressorts du don apparemment le plus généreux...
Terminons en constatant que massim comme kwakwaka’wakw ou tout autre,le don detransitional objects, selon la psychanalyse de Róheim et Winnicott, ne contredit en rien le don comme fait social total défini par l’anthropologie maussienne. Bien au contraire : que lestransitionalobjectséchangés mobilisent la totalité de la société et de ses institutions ou seulement un grand nombre d’institutions lorsque l’échange ne concerne que les individus [50], cela n’aboutit qu’à souligner unecomplémentaritécertaine des regards psychanalytique et anthropologique, et représente, du moins pour l’anthropologue, un éclairage supplémentaire très enrichissant. Donc la méthode en troisphases, minimaliste et répétée, de Van Gennep et Leach, s’en trouve largement validée ; mais ce dernier n’a pas entièrement raison : certes, non seulement psychanalyse et anthropologie ne se contredisent pas, mais ces transitional objects, supports du fait social total par définition, montrent qu’elle se corroborent dûment, voire se complètent.
Richard Bucaille,
La Côte-en-Couzan (Loire), 06/05-20/06/2024.