Lettre d’Alain Caillé en réponse à Michel Freitag, Paris, le 14 février 1997

La RDMP publie ici une lettre inédite (enfin retrouvée dans les fonds de tiroir) d’Alain Caillé à Michel Freitag, en réponse à la substantielle lettre de ce dernier déjà publiée ici même :
http://www.journaldumauss.net/spip.php?article650

Si Michel Freitag disait découvrir tout ce qui sépare la pensée des deux hommes, Caillé fait plutôt apparaître ce qui les lie une fois quelques éclaircissements effectués. Dans un style franc et convivial, cette lettre va droit au but sur plusieurs questions en réponse aux critiques de Freitag, tout en faisant ressortir le noeud de désaccord. Le lecteur y trouvera ainsi des réponses éclairantes sur les points suivants : le statut de la distinction entre socialité primaire et secondaire, une réfutation de l’allégation suivant laquelle une pensée maussienne du don se rabattrait sur une conception individualiste, la nature symbolique de la société, les mobiles de l’action et les rapports entre don, symbolisme et politique. (FG)

Paris, le 14 février 1997


Mon cher Michel,


Cette période de l’année est un peu rude. 36 000 choses à faire. Je n’ai pu écrire ma réponse à ta lettre que par fragments. Elle est à peu près terminée depuis une dizaine de jours, mais c’est seulement aujourd’hui que j’ai trouvé le temps de la relire. Je me crois à peu près d’accord avec ce que j’y dis, même si certains passages m’ont paru moins clairs que dans mon souvenir. Je te l’expédie donc (ainsi qu’une copie à D. Dagenais qui m’adresse des critiques assez proches des tiennes, et une autre à J. Dewitte qui sera, je crois, un excellent arbitre de notre débat, puisqu’il a de la sympathie pour nos théorisations respectives).
¶Bien amicalement,
Alain Caillé

Paris le 25 Janvier 1996

Mon cher Michel,

Comme je te l’ai dit au téléphone, je suis, à la relecture, très content de la lettre critique que tu m’as adressée en réponse à mon article sur Mauss et le paradigme du don. Bien sûr, tu es ou crois être très critique, mais au moins y a-t-il un vrai début de discussion. Que je n’ai pas pu obtenir de la part d’autres collègues auxquels j’avais soumis également ce texte, et qui se bornent à des (non)réponses évasives et parfaitement à côté des questions posées. Que je n’avais pas pu obtenir non plus de toi lorsque j’avais soumis à ta discussion quelques thèses sur la place de l’utilitarisme dans l’histoire de la philosophie occidentale. A quoi tu m’avais répondu que l’important n’était pas l’utilitarisme mais le positivisme, et tu m’avais à nouveau résumé ton système. Un vrai dialogue de sourds. Ici ce n’est pas le cas. Même si tu réaffirmes la valeur de ta propre systématisation (le contraire serait étonnant), tu entres parfois véritablement dans mes raisons. Et d’ailleurs tu me concèdes plus de points que tu ne sembles le croire toi même. Et de tout cela je dois vraiment te remercier. Ce qui implique de prendre tes arguments au sérieux et d’essayer de te répondre dans le même esprit. En accordant la part la plus minime possible à certains agacements parfaitement symétriques à ceux que tu manifestes toi-même. Tu n’es guère content, par exemple, que je ne te cite que de manière expéditive et que je ne cite précisément pas le texte dans lequel tu tentes toi aussi de sortir de l’opposition du holisme et de l’individualisme. C’est curieux : la seule chose sur laquelle concordent tous mes interlocuteurs, c’est que cette opposition serait parfaitement dépassée et qu’en tous cas, eux, ne sont pas concernés par elle, alors que je les crois pour ma part totalement pris dedans. Si je ne cite pas ton texte c’est parce qu’il ne m’a nullement convaincu qu’il répondait aux objections que je t’adresse depuis longtemps et que tu ne sembles pas plus vouloir entendre que selon toi je n’entendrais les tiennes. Et, puisque tu remarques que ton article est sorti lui aussi dans la Revue Européenne des sciences sociales, note que je ne cite pas davantage l’article de J. Baechler, centré de manière exclusive sur la question de savoir comment on passe des actions des individus aux actions collectives — préoccupation typiquement individualiste méthodologique —, ce qui n’empêche pas Baechler de me répondre lui aussi qu’il n’est en rien concerné par cette opposition du holisme et de l’individualisme. J’en déduis que sitôt qu’un sociologue (ou un philosophe, ou un économiste) parvient à dire quelque chose du pôle opposé — l’individu ou la totalité — à celui dont il est parti — la totalité ou l’individu — il s’imagine avoir surmonté l’opposition de l’individualisme ou du holisme. Alors qu’il me semble pour ma part qu’une Aufhebung véritable implique qu’on ne se donne ni l’individu ni la totalité au départ (ce qui ne signifie bien évidemment pas qu’il n’existerait ni individus ni totalités). Mais alors, qui donne quoi, ou quoi donne qui, justement ? Là est la question qu’il faut affronter en tant que telle.

Socialité primaire, socialité secondaire et politique [1]

Mon agacement, quand agacement il y a, vient de ce que dans tout le début de ta lettre tu me fais manifestement des faux procès et qu’une lecture un peu plus attentive et bienveillante t’aurait empêché d’y perdre ton temps. Par exemple quand tu m’accuses de donner une version non dialectique de l’opposition entre socialité primaire et socialité secondaire (déjà utilisée, ajoutes-tu, par des auteurs américains. Horresco referens). C’est ainsi que tu crois devoir énoncer qu’il y a des champs de la socialité secondaire qui devraient échapper à l’instrumentalité pure et simple, qu’il y a du symbolique et du don qui ne se laissent pas si aisément chasser de l’univers de la socialité secondaire. Comme c’est ce que j’écris moi-même à chaque fois que je manie cette opposition, je trouve que tu as tort de vouloir transformer ton adversaire de l’heure en un fantoche théorique pour mieux le pourfendre. Je ne peux évidemment pas te demander de connaître par cœur mes œuvres complètes, mais il suffirait que tu lises de manière non biaisée les phrases que tu cites toi-même pour éviter ce genre de dérapage un peu énervant. De quoi s’agit-il ? Il me semble que dans ce que j’appelle la socialité primaire, domaine des relations entre les personnes (pas nécessairement ou exclusivement en face à face), la personnalité des personnes importe plus que les fonctions quelles accomplissent. Que l’exigence de personnalisation est hiérarchiquement dominante par rapport aux exigences fonctionnelles auxquelles elles sont aussi soumises. Cela ne signifie évidemment pas qu’il n’y ait pas d’exigence fonctionnelle du tout et que tout baigne dans le pur amour. L’affection des conjoints est une grande chose, mais qui ne tiendra pas jusqu’à la fin des temps si les nouilles sont toujours trop cuites et immangeables ou si l’un ou l’autre se révèle incapable d’assurer aucune des tâches que la société nous impartit, et nous impartit dans l’ordre des relations interpersonnelles aussi. Symétriquement, dans la socialité secondaire, les exigences de la personnalisation sont-elles hiérarchiquement subordonnées aux impératifs de la fonctionnalité. Ce qui ne signifie pas, tout aussi évidemment, quelles disparaîtraient. Subordonnées ne signifie pas inexistantes. Tout le travail du MAUSS, depuis ses origines, est là pour attester qu’on ne saurait justement nier leur importance essentielle et que sont profondément fautives toutes les visions rationalistes de la socialité secondaire. Tu accordes, bizarrement (mais c’est sans doute pour me faire plaisir, crois-tu, et je t’en remercie) la réduction du marché à la pure fonctionnalité. Jette un coup d’œil sur le n°3 de La Revue du MAUSS et sur le n°3 de la Revue du MAUSS semestrielle, « Pour une autre économie », et tu verras que tous les auteurs du MAUSS, à commencer (ou à finir) par moi, convergent pour soutenir l’idée que la valeur des marchandises ne peut pas être pensée dans la séparation d’avec la valeur des personnes, que celles-ci se regroupent en classes, en groupes de statuts ou en nations. Qu’il ne puisse exister d’État sans dévouement à la cause de l’État, d’État sans nation ou sans patrie pour laquelle on est prêt à verser son sang (encore une affaire de don, remarque-le...), c’est là encore une évidence, que je ne cesse de seriner. Bref, nous sommes bien d’accord sur tous ces points. Inutile, donc, de nous quereller et de m’imputer une radicale dichotomisation des formes de l’action humaine. Moi qui croyais me battre depuis si longtemps contre toute forme de pensée dichotomique !

Sauf que, nécessairement, je te reposerai la question de savoir, si, comme moi, tu ne crois pas éclairante cette distinction de la socialité primaire et de la secondaire, dès lors qu’on la construit de façon pas trop stupide. Au passage (et, connaissant ton horreur de l’Amérique, voilà qui pourrait te rassurer), elle ne fonctionne pas exactement sur le mode que lui attribue la psychologie sociale américaine, dans le sillage de Cooley, et il y a d’autres origines qu’américaines. Par exemple, Max Weber distinguant (comme moi à sa suite) entre sociabilité et socialité. Distinction reprise en France par Paul Mus.

Mais tu me diras sans doute, puisque c’est là ta deuxième critique, que quoi qu’il en soit, rien ne m’autorise à prétendre engendrer le social à partir du don, niant ainsi le politique. Chez moi, le don prendrait donc formellement la place du politique. Bref, je mettrais le don à la place du concept véritablement approprié : le politique. A certains égards, cette critique me surprend encore plus que la première, puisque j’ignorais que le concept de politique avait pour toi l’importance que tu sembles soudain lui attribuer [2]. Alors qu’à l’inverse je le dis explicitement essentiel depuis La démission des clercs (notamment chapitre Vlll et conclusion) que tu m’avais dit avoir lue avec sympathie et accord. Et ici encore, dans l’article que tu commentes, n’écrivais-je pas : « Voici donc les trois termes que le paradigme du don nous enjoint de penser ensemble et dans leur interdépendance complexe : le don, le symbolisme et le politique » (p. 221). Ou encore : « Entre ces deux sphères, celle d’une part de la petite société qui communie tant bien que mal dans le don-partage ou le don agonistique, celle, d’autre part, de la société tendanciellement infinie, faite de tous les alliés virtuels, celle de l’humanité entière, le politique trace la frontière entre les amis et les ennemis du moment en répétant à l’échelle des grandes sociétés le geste ancestral du don agonistique » (id.). As-tu un désaccord réel avec cette formulation ? J’en doute, puisque nombre de tes propres phrases me semblent reproduire la même idée. Par exemple quand tu écris : « Je pourrais encore être d’accord avec toi s’il s’agissait ici seulement de circonscrire la figure du don comme une forme particulière de constitution du rapport social. Ou encore, il s’agit (dans le don ainsi compris) peut-être surtout d’un mode prépolitique et pré-juridique d’élargissement (alors précaire...) des liens et rapports sociaux au-delà de leur étroite assise « éthico-culturelle » originelle, tribale, d’où cette signification d’« alliance » et de « pacte » qu’il possède alors entre des individus et des groupes étranges ». C’est en effet grosso modo ce que je dis, à cela près — et c’est là dessus que porte je crois la presque totalité de notre différend théorique - que tu ne veux donner d’efficace au don que comme processus d’élargissement de la société parce que tu as absolument besoin de poser que l’ « assise » « éthico-culturelle », elle, serait donnée, alors quelle ne me semble quant à moi jouir d’aucune naturalité substantielle, et que j’en déduis donc qu’elle aussi,

  • 1°) a été créée par des dons d’alliance antérieurs, et que,
  • 2°) elle doit sans cesse être reproduite par la circulation des présents (qui font l’amitié, comme on sait).
  • On pourrait même ici distinguer trois registres du don : a) le don partage, régnant entre ceux qui se reconnaissent parents ; b) le don agonistique, qui règne entre les alliés, ceux chez qui l’on prend femme ou à qui on en octroie, ceux qui manifestent la prégnance de l’étrangeté et du lointain au sein même du proche et du familier ; c) le don d’alliance proprement dit, inaugural, celui qui forme société avec de vrais étrangers, ceux chez qui on ne se marie pas. D’un type de don à l’autre il existe de nombreuses passerelles, mais je crois les frontières assez affirmées.

Le politique, ajoutes-tu ne se réduit pas au don, et surtout pas « au modèle purement synchronique du don ». « Il y a dans le politique proprement dit quelque chose de plus que dans les réseaux ou les systèmes d’alliance ». Comme c’est très exactement ce que je dis dans La démission des clercs (cf. notamment ma critique de J.P. Dupuy, au chapitre V) et que c’est bien pour cette raison qu’ici même je distinguais entre don, symbolisme et politique, il me semble que, là encore, tu me donnes infiniment plus raison que tu ne le crois. Pourrons-nous dire ensemble, donc, que dans la société sauvage le don est la forme dominante du politique ? Et que (mais là tu ne me suivras sans doute pas), dans les sociétés plus vastes, le politique est le don, anonyme et multidimensionnel, que les sociétés se font à elles-mêmes d’elles-mêmes. C. Lefort estime absurde cette idée que les sociétés puissent ainsi se donner leurs propres règles. Je crois qu’il a tort.

Je termine cette première série de considérations en abusant de l’avantage que je crois avoir acquis en relevant tes erreurs, guère charitables, de lecture, pour te dire qu’il y a là chez toi [3] un travers qui te nuit profondément, et qui a trait lui aussi à notre différend théorique. Au fond, tu ne supportes pas de lire d’autres auteurs que ceux qui t’ont servi à élaborer ton système. Comme ton système, à tes yeux, ne vaut et n’est parfait que s’il est parfaitement systématique, tout ce qui n’y entre pas facilement t’est odieux. Tu ne lis donc pas tes contemporains sauf pour stigmatiser durement leurs erreurs, i. e. le fait qu’ils disent des choses qui n’entrent pas dans ton système, et, du coup, tu les lis mal, puisque tu cherches avant tout à épingler les phrases qui te semblent témoigner contre eux et être symptomatiques de leur turpitude — la turpitude morale allant chez toi de pair avec la défaillance épistémologique. Je crois qu’ici tu as profondément tort (ce pourquoi je me permets de te le dire aussi brutalement) et que ton élaboration conceptuelle, qui impressionne par son envergure, serait infiniment plus riche si tu t’astreignais au principe de charité qui consiste à donner des thèses de l’adversaire l’interprétation qui les fait paraître les plus intelligentes et profondes possibles. Et non le contraire. Encore une affaire de don agonistique.
Si je me permets de te dire cela, c’est parce qu’il me semble que c’est ce que tu commences à faire dans la seconde partie de ton commentaire critique où tu soulèves des points qui touchent au fond et méritent en effet discussion. Là, tu es effectivement généreux puisque tu acceptes d’entrer ne serait-ce qu’un temps dans mes formulations — peu importe que ce soit pour en traquer l’éventuelle inconsistance — au lieu de juger de l’extérieur. Discutons, donc.

Une conception individualiste du don ?

Et, pour commencer, le mieux est sans doute de revenir sur ton reproche selon lequel je développerais une conception purement synchronique et purement individualiste du don. Dois-je comprendre que si tel n’était pas le cas, tu me donnerais quittus théorique ? Eh bien, ce n’est pas le cas ! Pour le dire dans le langage vieilli de l’existentialisme sartrien (mais ne sont-ce pas toujours les mêmes questions sur lesquelles on butte et on revient sans cesse [4]  ?), le don est toujours en situation. Je croyais l’avoir assez suggéré en parlant d’un pari toujours singulier, qui lie des personnes concrètes, autrement dit des personnes inscrites dans des histoires, des temporalités et des spatialités qui leur sont propres. Rien de plus éloigné, donc, de l’échange purement rationnel et intemporel, uchronique et utopique des individus, introuvables parce que situés nulle part, campés par la théorie économique. Bien évidemment (excuse-moi d’abuser de cet évidemment, mais tu m’y forces en affectant de croire que j’ignorerais le b-a bade ce qu’était la tradition sociologique lorsqu’elle n’avait pas encore été transformée en un ectoplasme individualiste méthodologique), les dons font toujours référence à un passé partagé — et d’ailleurs la répartition des rôles entre donneurs et receveurs est le plus souvent instituée, en effet - de même qu’ils jettent un pont vers l’avenir. Le don fait alliance entre des personnes singulières en créant des liens également particuliers entre le passé et l’avenir. Bref, il n’est pas affaire d’individus, mais de personnes. Rappelle-toi, sur ce point, l’intérêt de Mauss pour cette notion de personne, justement. Il est fait par des personnes, autrement dit des sujets sociaux déjà constitués comme tels, i. e. dotés d’attributs sociaux, supports de l’ensemble des créances et des dettes (des relations de don passés et emmagasinées) qui les ont constitués. Il est fait par des personnes, et c’est lui qui fait les personnes, des sujets qui ne soient pas seulement des individus singuliers ou des hommes abstraits. Là encore, je ne pense pas que tu aies de graves objections à ce que je viens d’écrire. Sur quoi porte alors la discussion ? Toute entière sur la part respective qu’il convient d’accorder au poids de la situation et à la liberté du don. Tu t’imagines, ou veux t’imaginer que je ne voudrais voir que la liberté (et tu me prêtes un biais individualiste parce que, semble-t-il, tu n’accordes de liberté qu’aux individus), alors qu’il me semble que tu ne veux voir que le poids absolument déterminant et contraignant de la situation historique héritée. Il est d’ailleurs significatif que tu ne discutes justement pas de ce que je dis dans la note de mon article qui t’est spécifiquement consacrée. Je t’y reproche, souviens-t’en, de ne raisonner qu’en termes de reproduction et de ne pas voir que même dans ce que Marx appelle la reproduction simple, il y a toujours en fait de la production, création de nouveauté. Concluons sur ce point : je n’ignore nullement l’historicité ou le poids du temps, mais j’essaye d’isoler le moment du don en tant que tel, en tant qu’il s’arrache à l’institué même quand il semble s’y coller au plus près et ne vise qu’à le réinstituer. C’est la même opération que tentait Sartre en disant, non pas du don mais de la liberté, qu’elle était en situation, ce qui ne l’empêche nullement d’être. Si je suis (encore un peu) sociologue, c’est parce que cette opposition de la situation et de la liberté me semble trop simple. Le génie de M. Mauss est de découvrir que la liberté du don est obligatoire ; que les sociétés instituent une obligation de la liberté, et que l’obligation ne se réalise que par le détour de la liberté (et réciproquement, sans doute). Tout en concédant que la liberté est toujours en situation, Sartre ne s’intéressait en fait qu’au seul moment (epochisé) de la liberté. Tout en concédant qu’il y a du don empirique, je crains que tu ne veuilles voir que le seul moment de l’obligation. Je crois qu’il faut se donner les moyens de comprendre effectivement (et pas seulement en paroles, comme chez Sartre) la dialectique complexe de la liberté et de l’obligation.

La théorie de l’action

Les moyens ? Quels moyens, justement ? Tu me reproches ensuite d’utiliser des moyens théoriques douteux pour cerner le don. Par exemple, la tentative de l’insérer dans une théorie multidimensionnelle de l’action sociale, montrant l’irréductibilité du registre de l’obligation à celui de la spontanéité et l’irréductibilité de l’intérêt instrumental (de l’intérêt à) au plaisir (l’intérêt pour) et à l’harmonie, serait viciée dès le départ par un argument que je croyais au contraire devoir militer en sa faveur. Cette théorie entretient en effet des harmoniques avec l’antique théorie brahmanique des buts de l’homme, distinguant les mobiles du plaisir (kama) et de l’intérêt (artha) d’une part, ceux de l’obligation cosmique (dharma) et de la libération (moksa) d’autre part. Or, écris-tu, d’une part ces dimensions disjointes sont assurées par des castes séparées (mais cela ne renforce-t-il pas ma thèse de leur irréductibilité intrinsèque ? (A.C.)) —, et, d’autre part et surtout, il n’y a en Inde, ou plus précisément dans le système des castes, aucun don. Là je dois dire que les bras m’en tombent, et d’autant plus que tu as pas mal travaillé sur l’Inde. Le système jajmani n’est-il pas un exemple parfait d’exacerbation ritualiste du don-partage dans une société profondément divisée (en castes) ? Et tout le système des castes n’est-il pas polarisé par l’organisation des dons aux brahmanes qui vient couronner l’ensemble des autres obligations de donner ? Tu ne peux quand même pas ne pas avoir observé que les Vedas sont de part en part imprégnés par le thème du sacrifice. Et si tu me dis que le sacrifice n’a pas de rapport avec le don, je te renverrai à l’excellent n° 5 de La Revue du MAUSS semestrielle, A quoi bon (se) sacrifier ? Don, intérêt et sacrifice, tout entier consacré à cette question. Mais je te renverrai surtout au n° 8, L’obligation de donner et au long article de Camille Tarot, Danger, don  ! qui commente le livre de l’anthropologue Gloria Goodwin Raheja, The Poison in the Gift. Ritual Prestation and Dominant Caste in a North lndian Village, The University of Chicago Press, 1988. Le titre est suffisamment éloquent.

Ce même numéro du MAUSS comporte également, en compagnie de cet article consacré au don aux brahmanes, un article de Shmuel Trigano sur le don aux lévites dans l’Israël ancien (qui analyse admirablement la fonction politique - au sens du politique-, de ce don), et l’article d’Ilana Silber sur les dons aux monastères au Moyen-Âge européen. Permets-moi un peu d’autosatisfaction. La publication de tous ces textes montre que le MAUSS a fait pas mal de chemin depuis une quinzaine d’années et que nous ne nous contentons pas de pures discussion de principe, plus ou moins dogmatiques. Je regrette que tu n’aies manifestement à peu près rien lu de ce que nous faisons depuis une bonne dizaine d’années. Si j’ai cité l’exemple de ces articles portant sur des aires culturelles et des périodes historiques bien contrastées, c’est pour montrer que ce n’est pas moi qui, dans le sillage de Mauss, inventerais et plaquerais arbitrairement la thématique du don. Elle est bel en bien dotée d’une certaine dimension d’universalité. Jai tenté d’y insister dans mon article que tu critiques : la découverte de M. Mauss vaut d’abord comme une extraordinaire découverte empirique. Qu’elle laisse ouverte énormément de questions proprement théorique et conceptuelles, je n’en doute pas. Mais aucun diktat ontologique ou épistémologique a priori ne me semble pouvoir tenir qui ne fasse pleinement droit à l’importance de cette découverte empirique. Tentons de la conceptualiser correctement. Mais ne cédons pas à l’ivresse de prétendre faire engendrer des concepts par d’autres concepts et de les substituer à l’histoire concrète des hommes concrets. Commençons donc par nous mettre d’accord sur l’existence de certains faits : par exemple la centralité du don en Inde !

Le don et ses mobiles. Ses mobiles comme dimensions du don

Cela n’empêche pas les problèmes théoriques d’exister. Tu le rappelles : j’explique qu’il existe plusieurs entrées dans le don (il y a de la place dans la maison du père). L’entrée par l’agôn et la rivalité (qui renvoie à une certaine forme d’intérêt de gloire. p. ex. Jean-Luc Boilleau, mais bien d’autres encore, p. ex. J. Huizinga ou R. Jamous) ; l’entrée par l’obligation (G. Nicolas, D. de Coppet, toi aussi sans doute si tu écrivais là-dessus) ; l’entrée par l’harmonie et l’alliance (Jacques Godbout), l’entrée par la liberté de la donation (Jacques Dewitte). Mais, conclus-tu, si tout entre a priori dans le don, n’est-ce pas que le don n’est qu’une traduction somme toute verbale pour le plaisir, l’intérêt, l’obligation et la donation ? La question est légitime, et m’a pas mal préoccupé [5]. Pour y répondre, je te ferai d’abord observer que je me borne en un sens à prendre acte, là encore, d’un fait empirique : des auteurs très divers, raisonnant respectivement et à titre principal en une des quatre clefs de l’action que je crois éclairant de distinguer, se réclament tous, chacun à sa manière, de la découverte de Marcel Mauss et se reconnaissent un air de famille malgré leurs divergences évidentes. Et la distinction conceptuelle de ces quatre clefs est présente tout au long de L’Essai sur le don. De façon assez implicite, il est vrai, mais elle est affirmée explicitement dans L’lntroduction à l’analyse de quelques phénomènes religieux (avec H . Hubert) de 1906. Mais quel rapport entre la généralité de cette typologie de l’action (dont je rappelle que je la crois supérieure aux autres typologies de l’action sociale existantes, par exemple celle de Weber ou celle de Parsons) et la spécificité du don ? Pour avancer, accorde-moi tout d’abord qu’il est normal qu’une théorie générale vaille pour une pratique sociale spécifique. Et je t’accorderai en retour qu’il reste à montrer comment la généralité se spécifie. Mais le problème est plus complexe que cela. Dans le cas qui nous occupe, celui du don, il n’y a pas seulement à mettre en rapport généralité de la typologie et spécificité d’un phénomène. Il me semble en effet qu’il existe une certaine coextensivité entre le phénomène du don et la multidimensionnalité de l’action humaine. Et que le don n’existe que pour autant qu’il se tresse de ces quatre dimensions.

Comment comprendre cela ? Supposons que la distinction des quatre dimensions de l’action à laquelle je procède (dans le sillage de Mauss et des Hindous) soit fondée. A partir de là il y a deux manières de raisonner, parce qu’il coexiste deux tendances inverses dans la réalité sociale et historique : soit distinguer analytiquement chacun des mobiles et raisonner exclusivement, conformément à une logique de la disjonction, dans les termes de l’un deux (ou des quatre, mais toujours analytiquement distingués). Soit, poser le fait de leur irréductible différence, mais raisonner et/ou agir du point de vue de leur conjonction. Exemples du premier choix : il existe manifestement des hommes ou des sociétés très monodimensionnels, ne vivant, par exemple, et au moins apparemment, que dans la logique de l’intérêt calculé ou bien dans celle de l’obligation rituelle (les deux types sont d’ailleurs des types obsessionnels). De même, nombre de théories en sciences sociales sont monodimensionnelles. La Rational action theory et l’individualisme méthodologique ne raisonnent qu’en clef d’intérêt. Les divers holismes (culturalisme, fonctionnalisme ou structuralisme, sans compter, probablement, le freitagisme) raisonnent d’abord en termes d’obligation. Une des forces du structuro-fonctionnalisme parsonien puis luhmannien auquel tu fais allusion, c’est d’affronter une certaine multidimensionnalité en reconnaissant la pluralité des logiques fonctionnelles. Sa limite c’est de penser chacune de ces logiques uniquement dans sa séparation analytique d’avec les autres, dans le seul registre de la disjonction, en oubliant complètement le mouvement inverse, le contre-mouvement dirait Karl Polanyi, de la conjonction [6]. Je pose, au contraire, que le don, comme le politique, se manifestent comme des phénomènes sociaux totaux, et totalisants, pour autant qu’ils conjoignent ce qui est séparé. Que pour autant, comme le dit la phrase de moi que tu cites mais sans trop la saisir, apparemment, qu’ils « forment un pacte entre les personnes… qui est également un pacte entre les « diverses modalités de l’action ». Tu parles toujours pour ta part de « totalité sociale a priori » et y rapportes tout acte ou toute pensée comme à un fond sur lequel elles se détachent et hors lequel elles seraient inintelligibles, ou n’existeraient même pas. Mais tu ne poses pas la question de ce qui produit cette totalité, de ce qui synthétise. Ma réponse, une fois encore : le don et le politique, phénomènes sociaux totaux et totalisants, qui lient les personnes en liant les mobiles irréductiblement divers de leurs actions.

O.K. pour cette idée que, à l’inverse des actions monodimensionnelles, celles qui s’organisent socialement dans des systèmes d’action de plus en plus spécialisés, il existe des actions totales et totalisantes, m’accorderas-tu peut-être (je n’en suis pas sûr). Mais pourquoi les englober sous le concept de don ? demanderas-tu sûrement. A quoi je répondrai que c’est parce que c’est comme cela que ça se passe. Toujours, tu le vois, la justification empirique. Mais il faut aller plus loin et tenter de préciser le concept même du don. Je propose d’entendre par don non seulement la prestation des présents, empiriquement constatable, de biens, de mots, de femmes ou de services, mais, plus généralement, toute offre (ou prestation) effectuée sans attente d’un retour déterminé ou garanti (ce qui ne signifie pas : sans aucune attente d’aucun retour). Empiriquement, et conformément à ma typologie de l’action, une telle offre peut être effectuée :

  • 1°) par intérêt, le risque encouru d’un non retour étant compensé par la possibilité que le retour soit plus élevée qu’il ne l’aurait été s’il avait été garanti et déterminé à l’avance.
  • 2°) par obligation, rituelle, sociale ou morale ;
  • 3°) librement ;
  • 4°) par plaisir, en vue de créer ou nourrir le rapport social.
    L’idée de M. Mauss, que je reprends à mon compte est qu’anthropologiquement, un tel don est à la fois libre et obligé, intéressé et effectué par plaisir. C’est donc une action totale, synthétique et synthétisante, comme je viens déjà de l’affirmer. Mais allons plus loin. Il est clair que deux des mobiles de l’action en général entretiennent des affinités électives et plus particulières avec le don. Conformément au sens commun, on n’est manifestement pas dans l’orbe du don authentique aussi longtemps qu’on donne par intérêt et/ou par obligation. Déduisons-en que l’élément de la liberté et celui du désintéressement (au sens où l’on sacrifie une partie de son intérêt personnel à l’établissement d’une relation) constituent la dimension positive, constituant justement du don, alors que l’obligation et l’intérêt représentent sa dimension négative, ce dont il faut s’écarter. Mais s’écarter comment, et à quel degré ? Ce qui obscurcit toute la discussion c’est que les représentations dominantes du don, tant dans l’esprit populaire que dans l’esprit savant, posent que le don doit pour être exister, être absolument gratuit, effectué de façon parfaitement libre et totalement expurgée de toute dimension d’intérêt ou d’obligation. lntérêt et obligation doivent se retrouver par rapport au don en situation que je propose de qualifier d’exclusion externe. Cette position me paraît intenable. Le don se pose en subordonnant intérêt et obligation à autre chose (en enveloppant l’instrumentalité, dirait J. Dewitte), mais ils ne les nient ou ne les suppriment nullement. Les cadeaux d’un égoïste calculateur et roublard sont bien des cadeaux ; ce ne sont pas des dons. Mais les dons d’un Dieu ou d’un saint infiniment bons n’en sont pas plus, puisque Dieu ou saints disposent de réserves de générosité si grandes ou infinies que leurs dons ne leur coûtent rien. Ce que nous pensons être leurs dons est en fait de l’ordre de la donation. Pour qu’il y ait don, il faut que ce dernier coûte quelque choses à celui qui le fait. Le coût est donc à la fois constitutif du don, sa substance, et la mesure de sa valeur. On ne saurait donc l’expulser du don, pas plus que l’intérêt et l’obligation. Intérêt et obligation, tout au plus, se retrouvent en exclusion interne (et non externe), mais mieux vaudrait dire que le don assure la domination hiérarchique d’enveloppement) des mobiles de liberté et d’harmonie sur ceux de l’intérêt et de l’obligation sans supprimer ces derniers. Tout le discours, à la fois populaire, savant, philosophique et religieux, qui ne veut penser le don que gratuit, identifié au pur amour, repose sur une confusion entre don et donation [7]. Ou encore, dans le don tel que je le conçois, il y a nécessairement un double mouvement : un mouvement de négation, d’arrachement à l’intérêt borné et à la compulsion, et un moment positif d’affirmation du désir d’amitié et d’harmonie d’une part, de la spontanéité, du plaisir et de la vie de l’autre. Si on nie le second moment, on a toutes les théories du soupçon (ou les fonctionnalismes) ; si on nie le premier, on a tous les idéalismes.
    J’espère que ces explications auront apporté quelques clartés dans un débat qui comporte encore, j’en conviens, de nombreuses zones d’obscurité. A la réflexion, je me demande si une part des confusions, en plus de l’incapacité courante à distinguer entre don et donation, ne naît pas de ce qu’il existe peut-être deux types de don, ou deux dimensions du don, qui ne coïncident jamais totalement : d’une part le don effectué en vue de constituer la relation sociale, le don d’alliance, celui qui fonde les pactes et nourrit l’amitié ; et, d’autre part le don, qui est en effet le plus proche de la donation, celui qui s’effectue dans la logique de la dépense, de la liberté, de ce qui se fait tout seul. De même que, par exemple, un artiste doué, crée plus ou moins spontanément (mais aussi par obligation, obligation de la liberté), faisant advenir ce qui n’aurait jamais existé sans lui. Deux types de don, liés à deux types de générosité. La première est la générosité au sens usuel du terme, celle de l’homme munificent, magnanime ou simplement soucieux de l’harmonie avec les autres. La seconde générosité (pensons à la gerbe généreuse de Booz endormi) devrait plutôt être nommé générativité : elle renvoie à !a capacité d’engendrer ou de faire naître. Pour finir sur ce point et toujours à la réflexion : je me demandais à l’instant comment les quatre grands mobiles de l’action que je distingue suscitent et expliquent le don. Mais on pourrait inverser la démarche en formulant ces mobiles eux-mêmes dans le langage du don. Dans l’intérêt on se donne (ou se fait donner) à soi même. Dans l’alliance, on donne à l’autre ou aux autres. Dans l’obligation, on donne à Dieu, aux dieux, à la Loi, à la mort, au grand Autre. Dans la spontanéité on donne à la vie et à la création.

Don et symbolisme

J’en viens maintenant à ce qui, dans la discussion avec toi, constitue certainement le thème principal, celui de la place et de la nature du symbolisme (je préfère ce terme à celui de symbolique) et de ses rapports avec le don. Dans l’article que tu critiques, j’ai fait une tentative, timide et assumée comme telle, pour lier intrinsèquement don et symbolisme. Quant à toi, tu sembles vouloir affirmer l’absolue antériorité du symbolisme sur l’activité oblative des sujets. Le symbolisme serait toujours déjà là. Si je t’accordais ce point, tu m’accorderais sans doute celui de l’importance des pratiques de don, mais à titre de phénomène somme toute secondaire par rapport au fait premier de l’existence du symbolisme. Comme je ne le fais pas, ou au moins pas sans réserves, tu en conclus que je mets en scènes des individus sans liens réciproques, sans obligations, autonomes, et (que) toute obligation, toute réciprocité entre eux naîtrait du don — ou du contrat Et, ajoutes-tu, à juste titre : Qu’en est-il de la nécessaire précompréhension symbolique des protagonistes du don comme personnes capables de s’obliger en tant que donneur ou receveur ? Des concepts de prestige et d’honneur ?...On voit bien qu’en subsumant le symbolique au paradigme du don, tu t’es déjà donné la structure entière du symbolique, que tu ne fais plus qu’évoquer, de la même manière que t’es déjà donné la reconnaissance, l’obligation, l’autonomie des individus dans l’échange etc. Et que tu te donnes en même temps toutes les différences, toutes les variations des formes du don d’une société à l’autre, d’un moment historique à d’autres, d’un contexte de vie sociale à d’autres. Tout tombe dans la formule du don, mais le don n’explique ou ne permet de comprendre aucune de ces différences, y compris les siennes propres. Voilà beaucoup de critiques, très fortes, apparemment et parfois réellement fondées. Je vais avoir beaucoup de mal à m’en dépêtrer. Essayons.

En commençant par le plus facile, la fin. Le don, écris-tu, n’explique aucune différence. Je ne sais pas trop ce que tu entends par expliquer. Mais ce qui me paraît évident c’est que les différences, les différences de symbolisme, justement, ne se comprennent que comme des différences de scénarios collectifs de dons collectifs. Qu’il s’agisse des grands récits religieux ou des grands récits propres aux idéologies modernes, la question centrale à laquelle s’affronte ce que tu appelles le symbolisme est toujours celle de savoir qui donne, ou doit donner (ou prendre), quoi et à qui ? Quels sont les auteurs et les destinataires des dons premiers ou derniers ? les donateurs ou les donataires transcendants ou immanents ? et, si transcendants, d’une transcendance externe ou immanente. ? Et encore : le don doit-il être exhibé ou caché ? réservé au petit nombre, aux proches, à la petite société, à la grande ou à l’humanité entière ? Et qui est habilité à donner (ou à recevoir) au nom et place, en lieu-tenant des autres etc.? Si tu t’intéresses à l’histoire concrète des symbolismes concrets, autrement dit à l’histoire des religions et des idéologies [8], et pas seulement au concept de symbolisme, tu verras vite, je crois, qu’ils ne se comprennent que comme autant de variations historiquement spécifiques sur le thème général du don (et du vol). Parler de symbolisme sans de demander autour de quoi il gravite et s’ordonne me fait penser à ces philosophes qui discutant inlassablement sur la Raison morale ou politique, sans jamais se rappeler que le problème de la Raison pratique s’organise tout entier autour de la question de savoir si la maxime d’universalisation signifie autre chose que raisonner du point de vue de l’avantage, du bonheur ou de l’utilité de tous (ou du plus grand nombre), s’imaginent que la problématique utilitariste serait toute mineure et de seconde importance [9]. Ou qui invoquent la Raison (pure) sans jamais s’interroger sur l’articulation des concepts et de l’empirie.
Ces premières remarques me permettent d’avancer vers une réponse à ta critique principale, la plus forte : je me donnerais la structure entière du symbolisme pour pouvoir penser le don. En quel sens me la donné-je ? La chose peut s’entendre de deux manières, l’une empirique et l’autre conceptuelle. Sur le plan empirique, je t’ai déjà largement répondu, en disant que le don est toujours en situation. Et donc, aussi bien, en situation de symbolisme. Antérieurement aux dons concrets, beaucoup de choses sont en effet déjà données (tiens !) et présupposées. A commencer par le langage. Et à continuer par les systèmes symboliques déterminés, qui énoncent qui doit donner et/ou recevoir etc. En un mot, qu’il y ait empiriquement de lalangue, qu’il existe dans la dimension du langage, et pour employer tes concepts, une totalité signifiante a priori, je pourrais difficilement en douter. Et si tu limites le symbolisme à la langue, l’affaire est entendue et nous pouvons en rester là. Mais la vraie question n’est elle pas de savoir de quoi la langue permet de parler, ce qui fait sens pour ceux qui en usent ? Et c’est là que nous débouchons sur le problème proprement théorique et conceptuel qu’il est peut-être possible de reformuler au mieux en disant qu’il est celui de savoir comment le paradigme du don contribue à l’herméneutique, en quoi il fournit les clés dune interprétation de la pratique sociale, individuelle ou collective. Vaste sujet ! Confronté à une telle exigence il semble bien que le paradigme du don doive vite s’effondrer sous le poids de la charge de la preuve. Et clair que, comme le dit Serge Latouche, le don, il n’y a pas que ça dans la vie.

Qu’il n’y ait pas que cela, la chose est probable. Pourtant, je dois bien l’avouer, il me semble que correctement manié, le paradigme du don doit permettre de penser l’essentiel de ce qui fait sens pour les hommes. Autrement dit, et encore une fois, si l’on range sous l’étiquette de symbolisme non pas la totalité du langage et des mots, mais les mots en tant qu’ils signifient au-delà de leur référent explicite, alors la thèse de l’équivalence, ou, à tout le moins, de l’interdépendance entre don et symbole, entre processus du don et symbolisme, a de sérieux titres à faire valoir. On pourrait, peut-être, formuler les choses ainsi : de même que les dons sont ce qui crée des alliances entre les hommes, des liens dotés d’une certaine pérennité, de même la dimension proprement symbolique des mots réside-t-elle dans les liaisons stables (des alliances) établies entre eux [10] au-delà de leur individualité et de leur référentialité (de leur utilité, serais-je tenté d’ajouter). Par exemple : de même que les gens du clan de la tortue sont preneurs de femmes auprès du clan du lièvre et en donnent au clan de l’ara, de même existe-t-il des affinités entre toutes les choses qui relèvent de l’élément terre, dont dépend le lièvre ; et des affinités encore et respectivement entre les choses qui appartiennent à l’élément eau, dont relève la tortue, ou à l’élément air propre à l’ara. Telle était en tout cas l’intuition centrale de Mauss et Durkheim dans ce qui reste à mes yeux la matrice de toute réflexion sur le symbolisme, L’Essai sur quelques formes de classification primitive. A quoi il convient d’ajouter que la question première posée par le symbolisme est celle de la fidélité. De la fidélité des hommes les uns envers les autres et donc également envers les signifiants qui les ont liés autrefois. De la fidélité des mots entre eux et des signifiants aux signifiés.

Ambitions et modestie d’une théorie donatiste de symbolisme

Je n’ignore pas que l’ambition affichée ici est considérable. Poussée à son terme elle doit, dans mon esprit, pouvoir déboucher sur une reformulation de la psychanalyse et de la nosographie psychiatrique (dont je me sens personnellement bien incapable). Et contribuer, en effet, à l’élaboration d’une anthropologie normative générale, qui nous tient à cœur à tous deux. Je me donnerais le prestige et l’honneur ? Non, je ne me donne rien. Je sais simplement qu’ils sont là, quelque part dans le système global du don global. Ce qui est bien le moins si, en effet, il s’agit du système matriciel de l’existence sociale. Et qu’il est même possible de les situer avec une certaine précision au sein de cet ensemble. L’honneur et le prestige ne vont-ils pas, dans la société archaïque et traditionnelle, à ceux qui savent prendre la vie des adversaires, les défier d’accepter le risque de la mort et de la perte, et qui, en même temps, savent donner la vie aux leurs, accumuler le plus grand nombre de femmes et d’enfants, de gages de fécondité etc. ? A ceux, donc, qui savent faire à la fois la guerre et la paix, accepter la mort et accepter la vie (la donation) [11]. Où l’on retrouve les quatre archémobiles de l’action. Dans tes références hégéliano-kojeviennes, tu ne diras pas grand chose d’autre, j’imagine.
À vrai dire, plutôt que de nous quereller sur des principes épistémologiques a priori, j’aimerais mieux que nous disputions des grandes lignes de cette anthropologie que nous visons en commun. Comment articuler, par exemple, les travaux de notre ami Jacques Dewitte sur Adolf Portmann et la donation de l’apparence (je sais que tu as ces travaux en haute estime), Hegel, Nietzsche Kojève, Arendt ou notre autre ami, J. L. Boilleau ?
Ce qui rend de prime abord dérisoire ce projet de reconstituer le système global (ou une part importante) du sens à partir du système du don, c’est que les catégories à partir duquel on tente de le repérer sont assez pauvres au départ, le don d’un côté, et, de l’autre, l’obligation et la spontanéité, l’intérêt et l’amitié. Mais, sil est possible de parler du système du don, ou à tout le moins de sa dimension de fait social total (et totalisant) par excellence, c’est justement parce que nous n’y parlons pas du seul don, saisi dans son abstraction, mais de la triple obligation de donner, recevoir et rendre. C’est aussi parce que celle-ci ne prend probablement tout sons sens qu’articulée à une triple obligation opposée et symétrique, celle de prendre, refuser et garder (par devers soi) [12]. Et, à chacun des moments du cycle, il est possible de différencier les pratiques et les intentions selon le mobile qui l’inspire de façon prépondérante. Et, par ailleurs, les mobiles que je distingue, sont tous susceptibles d’être formulés en d’autres termes, selon qu’on raisonne en termes métaphysiques, protosociologiques, psychologiques etc. Ils sont tous, pour le dire autrement, sujets à un grand nombre de traductions possibles. Un grand nombre de symbolisations, justement Du côté de l’obligation, on peut trouver aussi bien la mort que la Loi, la contrainte, la compulsion etc. L’intérêt est probablement à penser dans le cadre plus général de la guerre, du conflit et de la rivalité entre les hommes. A son opposé, on trouvera l’harmonie, l’amitié, l’alliance. A l’inverse de l’obligation et de la Loi, on trouve : la vie, la spontanéité, la générativité etc. La grosse difficulté est ici de choisir des appellations qui soient cohérentes entre elles, de même niveau hiérarchique de sens [13]. A supposer cette première difficulté levée, ce qui est loin d’être le cas - i.e. je ne suis nullement satisfait des termes que j’emploie, et qui ne servent qu’à s’orienter un peu dans le brouillard — il faudrait trouver des règles à peu près claires de combinaison des mobiles (à travers les différentes formes de don), permettant de comprendre comment les divers degrés de l’expérience sémantique et affective en même temps, se déploient selon que chacun des mobiles initiaux — ou, plutôt, saisis initialement dans une pureté idéaltypique — incorpore, ou introjecte, certaines dimensions de son opposé (la guerre dans la paix, ou la paix dans la guerre, par exemple) ou de ses contraires (p. ex. l’obligation à l’intérêt ou l’intérêt dans la spontanéité etc.). A quoi il faut ajouter que, nécessairement, le don ne signifie pas la même chose selon qu’il porte sur des biens, des services, des mots, des baisers, des coups ou des insultes etc. Un seul exemple des implications possibles de cette manière de raisonner : il est, en un sens, légitime de placer du même côté, typologiquement, la rivalité en général, et, de manière plus spécifique, la rivalité agonistique par le don, ou l’intérêt instrumental de l’homo oeconomicus. Voilà deux formes que rapproche leur commune appartenance au champ général du conflit. Mais, pourtant, tout les oppose (comme tout oppose l’aristocrate ou le guerrier au bourgeois et à l’épicier), l’un gagne en donnant (ou en perdant) et/ou en prenant, l’autre en gardant, en refusant et en ne donnant pas (ou en gardant tout en donnant, giving while keeping). Il y a bien de l’intérêt dans les deux cas, mais l’un est un intérêt de gloire là où l’autre est un intérêt matériel etc.
En un mot, il me semble qu’en maniant correctement toutes ces notions, on devrait pouvoir à la fois mettre à jour certaines formes et certains contenus élémentaires du symbolisme et envisager de produire des typologies anthropologiques, historiques et sociologiques pas trop arbitraires.

Mais, arrivé à ce stade, il me faut faire machine arrière et prendre aussitôt mes distances avec certaines interprétations possibles du propos qui précède. Qui pourrait laisser croire, en effet, que mon ambition serait d’élaborer une théorie positive et, pour tout dire, scientiste, du symbolisme. Que je viserais à en dégager le système universel, celui qui permettrait de ranger définitivement l’infinie variété des expériences et des sensations humaines dans les petites cases d’un tableau vaguement structuraliste. Or, je n’aspire nullement au système. Tenter de s’orienter dans l’univers mouvant et instable du sens, ne signifie pas ambitionner de dissoudre le sens dans la typologie des repères. Chaque expérience nouvelle, chaque pensée nouvelle, sont le résultat d’une combinaison imprévue et imprévisible des éléments du système sémantique du don. Il importe ici au plus haut point de ne pas commettre l’erreur de Lévi-Strauss qui, pour avoir dégagé, de splendide façon, les règles de transformation des mythes, a cru pouvoir en déduire que les mythes ne pensaient rien, étaient vides de sens, et se réduiraient à l’entreprise de transformation structurale à laquelle le savant structuraliste se livre sur leur forme en se débarrassant de leur contenu.

Et puis, je dois maintenant te l’accorder plus franchement, que de choses essentielles font cruellement défaut encore dans mon rudiment de système (s’il s’agissait d’un système) ! Je n’ai rien dit du temps ou de l’espace, qui sont pourtant essentiels, en effet, tant au symbolisme qu’au don. J. Derrida a raison de poser que le don ne va pas sans différance et que donner c’est d’abord donner le temps. Mais c’est aussi donner, en les ouvrant, des possibles, de la diversité et de la pluriellité. Il y a une métaphysique du don, tout aussi irréductible à ses avatars sociohistoriques déterminés qu’indispensable à leur compréhension effective. De même, je n’ai rien dit du désir, de la peur, de la crainte, de la honte, de la modestie, de l’arrogance ou du plaisir etc. Et de tant d’autres choses encore. Bref, interpréter ce n’est pas ranger dans des petites cases, même si les petites cases aident à l’interprétation. Et, tout en cherchant une rigueur, indissociable d’une certaine systématicité ; je me méfie comme de la peste de l’esprit de système (ton péché mignon, me semble-t-il...). Il ne s’agit pas d’avoir réponse à tout, mais question à tout. Pas de déclarer nuls et non avenus les divers programmes de recherche qui s’affrontent dans le champ des sciences humaines et sociales mais de les placer dans une autre perspective en rendant manifeste l’importance des questions qu’elles font passer au second plan. Pas de substituer une combinatoire universelle à la variété nécessaire des savoirs, historique, ethnologique, philosophique, pragmatique, etc. mais de se demander, à nouveaux frais à chaque fois, ce qui permet de nouer entre eux des alliances (encore..) nouvelles et déterminées. Dotées de sens.

Cela étant, je ne méconnais pas le fait que je me suis dérobé jusqu’ici face à la pointe la plus forte de ton objection. Tout simplement parce que je la partage. Qu’en est-il, telle est la question cruciale, qu’en est-il du statut de l’obligation ? Lorsque les sujets donnent, ils présupposent l’existence d’une obligation, reconnue comme telle par les autres. Note qu’ils peuvent se tromper. Une bonne part de la colonisation s’est effectuée ainsi, à partir de la méprise des futurs colonisés croyant que leurs dons allaient leur valoir les dons en retour des Blancs. Qui n’en avaient cure. Mais, en règle générale, c’est vrai, le système anthropologique du don est incompréhensible en dehors de l’existence de la règle de réciprocité. Sur ce point, le livre de Dominique Temple et Mireille Chabal, La réciprocité et la naissance des valeurs humaines [1996, L’Harmattan], est particulièrement éclairant. Moi même, dans les chapitres anthropologiques de L’Esprit du don, je m’étais interrogé sur les déterminants d’une forme particulière de la règle de la réciprocité, si étrange en un sens. Celle qui fait obligation de n’agir que chacun à son tour, qu’il s’agisse de donner des biens ou de donner des morts. Nul n’a le droit de jouer, par exemple de tuer, avant d’avoir laissé l’autre jouer (par exemple, avant d’avoir laissé l’autre tuer quelqu’un à son tour). Alors qu’il semblerait plus habile — s’il s’agissait de cela —, de tuer tout le monde chez les adversaires, avant même que ces derniers aient pu se venger. Il existe donc bien une exigence générale de réciprocité antérieure au déploiement des dons concrets. Mais, pour moi, je ne distingue pas ce que j’appelle le système du don de celui de la réciprocité. Et c’est pour cette raison que je parle, comme M. Mauss, non pas tant du don, que de l’obligation de donner. D’où naît cette obligation ? Je n’en sais rien. Je constate quelle est là. Et présente aussi sans doute dans le monde animal [14]. Tout reste à penser en la matière. Reste que si le don n’est en effet intelligible que dans le cadre anthropologique et sociologique général de l’obligation [15], la part faite par les diverses sociétés aux registres respectifs de l’obligation et de la liberté, de l’intérêt ou de l’amitié, est fort variable. Et qu’il ne revient pas au même d’être obligé plutôt à l’obligation ou plutôt à la liberté.
Je conclus sur cette question des rapports entre don et symbolisme par une tentative de conciliation. Dans ce que j’appelle le paradigme du don, qui repose sur l’évocation d’un système anthropologique du don, ce que tu nommes le symbolisme est inclus à titre de dimension essentielle. Mais, aussi essentielle soit-elle, elle ne doit pas masquer ce qui dans le don en acte est irréductible au symbolisme institué, sa part irréfragable de liberté par laquelle s’engendre concrètement le rapport social et s’effectue la sociation (Vergesellschaftung). Dire que le symbolisme est partie constitutive du système du don ne signifie pas que je connaîtrais la part respective du don et du symbolisme originel ou préalable, d’ailleurs variable selon les sociétés et les cultures [16]. Cherchons donc à avancer sur le terrain de cette question. Et, si possible, ensemble.

Et pour finir

J’ai accompli maintenant l’essentiel du parcours que je m’étais assigné. Il m’a pris nettement plus de temps que je ne l’imaginais. J’en déduis que c’est parce que j’avais été moins clair que je ne le pensais. Dont acte. Il faudrait sans doute, pour finir, revenir sur deux points. D’abord celui de la représentation contractualiste de la naissance du social que tu m’imputes. Au début, il y aurait des individus sans liens réciproques, sans obligation, autonomes, et toute obligation, toute réciprocité entre eux naîtrait du don - ou du contrat, me reproches-tu de laisser entendre. Eh bien ! Non. Le don n’est justement pas le contrat, pour les raisons que nous venons de voir. Par contre, je n’aurais pas trop de réticence à le penser dans le cadre du concept de quasi-contrat qui naît de ce que j’appelle l’inconditionnalité conditionnelle. Excuse-moi sur ce point, les pages s’accumulant et la fatigue aidant, de te renvoyer, si le cœur t’en dit à mon texte sur la question [17]. C’est de ce point de vue qu’il faudrait reprendre ta critique, selon laquelle je ne me distinguerais finalement qu’assez peu de l’individualisme méthodologique contractualiste, que je critique pourtant. Le paradigme du don ne serait que son frère jumeau, puisqu’il reste de ce même niveau en posant l’individu à son point de départ. J’ai déjà répondu à l’essentiel, et toi-même m’accorde in fine que l’entrée par le don change déjà énormément de chose.

Si bien que, pour finir vraiment, c’est le statut du holisme que je t’impute en échange, qu’il faudrait discuter, entrant ainsi sur ton terrain propre. Tu me reproches de ne pas l’avoir assez fait, et tu m’attribues une certaine mauvaise volonté. Puis-je plaider non coupable ? Je crois que, le plus souvent, je ne comprends tout simplement pas ce que tu veux dire. Peut-être le désaccord le plus central porte-t-il sur le point suivant : Mon holisme, écris-tu, consiste donc seulement dans la reconnaissance de ce moment de la totalité [18], et non pas comme tu sembles me le reprocher, dans l’identification de la réalité effective avec ce moment qu’elle comporte nécessairement mais qui n’existe précisément comme moment que par rapport aux actes et dans les actes toujours singuliers qui l’actualisent (p. 17) ». Deux remarques seulement :

  • 1°) je ne vois pas en quoi présenter les actes singuliers de sujets singuliers comme « actualisation » de la totalité pourrait te préserver du reproche de holisme. Tout est déjà donné en creux dans la structure du tout. C’est bien, en effet, ce que je te reproche.
  • 2°) Si la réalité effective ne s’identifie pas au moment de la totalité, comment rend-on compte de la réalité effective ?
    Mais c’est sans doute dans ton Post Scriptum que l’essentiel du débat se révèle le plus clairement. Tu y déplores « la disparition peut-être irrémédiable de la sociologie, en voie de se dissoudre dans la prolifération indifférente des paradigmes et l’arbitraire des rapports analogiques qu’ils entretiennent entre eux ». On peut, en effet, dire les choses ainsi, et il m’arrive à moi-même de le faire. Mais il est aussi possible de raisonner autrement. De reconnaître par exemple, comme A. Touraine l’a à juste titre observé il y a une quinzaine d’années, que l’objet et la prétention à la scientificité de la sociologie classique, notamment durkheimienne, étaient étroitement liés à la croyance en l’existence naturelle de la société et que cette croyance n’était tenable que du fait de l’identification inconsciente entre la nation et la société. Quand la figure de la nation se désagrège, il est naturel que l’image de la société en prenne un coup, et que la sociologie ait du mal à encaisser. Et notamment la tienne. La totalité sociale a priori que tu invoques comme cadre de toutes les actions et pensées des individus (qui ne font que l’actualiser) est-elle autre chose, en effet, que la totalité organique et hiérarchique de la nation ? J’en doute. Or, je ne vois pas pourquoi cette forme historique particulière devrait jouir d’une dignité sociologique à ce point éminente. Je n’ai pas souvenir que tu aies jamais répondu à ma question de savoir comment tu définissais concrètement l’ensemble de ceux qui dépendent de cette totalité a priori que tu évoques. Par la sujétion à un même Etat ? Par le fait de parler une même langue ? D’avoir la même religion ? D’occuper un même territoire ? De participer de la même culture ? Chacun de ces critères ne définit-il pas une totalité a priori passablement différente ? Je ne nie pas, quant à moi, qu’il existe un moment de la totalité, même si ce dernier se présente sous des modalités historiques éminemment variables (la question de la morphologie). Reste, au lieu de le poser comme toujours déjà-là, dans sa pure contingence, à se demander comment il est produit. Telle est, je crois, la question du politique, la question de la frontière tracée entre nous et les autres (mais il n’y a pas une seule frontière). Or cette question, à une autre échelle, est aussi celle du don. La boucle est donc boudée.
    Voilà, mon cher Michel, ce que je voulais te répondre. Sans concession ou faux-fuyant moi non plus. Mais avec le sentiment, du coup, de parler du fond, et, dans l’opposition théorique déclarée qui nous unit, de retrouver avec toi un sentiment de fraternité qui s’émoussait à force de constater nos divergences profondes sans jamais pouvoir les approfondir. Sois donc profondément remercié d’être ainsi venu me défier sur mes terres théoriques. Un beau don, en vérité, face auquel j’ai tenté de réciproquer. Affaire à suivre ?

Bien amicalement à toi et à Aloyse.
Alain

// Article publié le 31 mars 2010 Pour citer cet article : Alain Caillé , « Lettre d’Alain Caillé en réponse à Michel Freitag, Paris, le 14 février 1997 », Revue du MAUSS permanente, 31 mars 2010 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Lettre-d-Alain-Caille-en-reponse-a
Notes

[1En relisant ma lettre, je n’ai pas pu m’empêcher d’y ajouter des sous-titres. Déformation (quasi) professionnelle

[2Mais une lettre de D. Dagenais, que je reçois à l’instant m’apprend que dans le dernier n° de Société tu consacres un article, un des tes meilleurs selon Dagenais, à ce thème.

[3Cela étant, je viens d’écrire, en beaucoup plus bref, une réponse du même type que celle-ci à Michel Callon et Bruno Latour qui, dans un article que nous allons publier, croient utile d’épingler un anti-utilitarisme de pacotille qu’ils se sont taillé sur mesure pour les besoins de leur argumentation. Je dois reconnaître qu’à côté de la leur ta lecture est une merveille de précision et d’attention.

[4Sans compter que dans ses Cahiers pour une morale, Sartre a deux ou trois dizaines de pages tout bonnement excellentes sur le don, où tout est dit ou presque, et ce dans une fidélité exemplaire à l’inspiration de Marcel Mauss, qui coulait encore de source à l’époque.

[5L’objection ma déjà été faite il y a quelques années par Dominique, mon épouse.

[6Les choses sont en fait plus compliquées. Parsons, en produisant le concept de système intégratif voit bien la nécessité que la société reconjoigne quelque part ce quelle a disjoint. Mais le système intégratif est lui-même pensée comme un système spécialisé, un système disjoint. Toutes les difficultés du parsono-luhmannisme tiennent à cela, qui revient d’ailleurs à l’incapacité à penser le politique... et le don. Of course.

[7Je développe une bonne partie de ces points dans Don, intérêt et désintéressement, La Découverte, 1984, où est repris l’article du même nom que tu connais, puisqu’il s’agit de ma communication à Lausanne.

[8Sur l’interprétation du christianisme comme réponse (par l’universalisation, la radicalisation et l’intériorisation) aux problèmes inhérents au système du don judaïque traditionnel, je te renvoie à l’article de Camille Tarot, « La naissance de Ia grâce en Palestine », dans La Revue du MAUSS semestrielle n°1, Ce que donner veut dire. Et sur la place centrale, quoique méconnue, de la thématique du don au cœur de l’idéologie communiste, je te renvoie à l’excellent petit article de l. Ditchev dans le n°9 de La Revue du MAUSS semestrielle, « Comment peut-on être anticapitaliste ? ».

[9Je n’essaye évidemment pas de laisser entendre que Kant voudrait identifier la maxime d’universalisation à l’injonction de rechercher en toutes choses le bonheur du plus grand nombre, puisqu’il tente très clairement de disjoindre la loi morale de la loi de l’utilité. Mais y parvient-il vraiment ? That’s another question. Je te rappelle que John Stuart Mill, pour sa part, ne voyait au fond pas de différence entre le message du Christ, celui de Kant et la doctrine utilitariste.

[10Cf. sur ce point Paul Jorion, Les systèmes intelligents, Dunod.

[11Tu me diras peut-être que tout cela rend compte des mécanismes de l’imputation sociale de l’honneur, mais ne nous donne pas le concept de l’honneur en tant que tel. On ne peut pas tout définir. Et je vois mal, en l’occurrence, comment on pourrait le définir autrement que par ce qui, dans un nombre considérable de sociétés, celles justement qui y attachent de l’importance, le produit et l’augmente, ou bien, au contraire, le détruit ou l’entache.

[12Chacune de ces triples obligations étant affublée de son contraire, ne pas donner, ou bien ne pas prendre. Il faudrait insérer ici le registre batailien de la perte et de la dépense.

[13L’autre question est, bien sûr, de savoir pourquoi il faudrait procéder par distinctions quaternaires. Outre le fait que je reprends les distinctions de Mauss lui-même et réfléchis à partir d’elles, je m’abriterais volontiers ici derrière les analyses de A. J. Greimas qui impute au sens cette structure quaternaire (A. J. Greimas, D sens).

[14Je crois tes distinctions entre monde humain et animal trop tranchées. Comme chez la quasi-totalité des philosophes ou sociologues. Mais je ne lance pas la discussion là-dessus.

[15Raison pour laquelle le dernier n° du MAUSS s’appelle L’obIigation de donner.

[16Ne crois pas que ma proposition soit purement diplomatique ou que je « découvrirais » soudain la force du symbolisme. A une demi-page de la fin, n’écrivais-je pas : « Nous avons appréhendé le don à partir des acteurs plutôt que de l’entre-deux qui les unit en les séparant, du champ d’intermédiation que le phénomène du symbolisme institue et en quoi il consiste... C’est cet excès d’analytisme que devrait permettre de pallier une approche plus sensible à la réalité du symbolisme. Et la suite, que je relis, répond à l’avance à pas mal des critiques que tu m’adresses.

[17Dans le n° 7 de la Revue du MAUSS semestrielle, « Vers un revenu minimum inconditionnel ? ».

[18Dont je ne crois nullement méconnaître l’existence et l’importance pour ma part...