Les laboratoires de l’antipathie. A propos des suicides à France Télécom
L’antipathie est devenue une forme de compétence valorisée à France Télécom comme dans beaucoup de grandes entreprises. Désormais, plus on grimpe dans la hiérarchie, plus les salariés ont acquis cette grande qualité : savoir fermer les yeux et les oreilles à la souffrance d’autrui, savoir cacher les existences humaines meurtries derrière des ritournelles souriantes et aseptisées : productivité, efficacité, compétitivité, excellence, modernisation, leadership…
« On ne mesure pas la puissance d’une idéologie aux seules réponses qu’elle est capable de donner, mais aussi aux questions qu’elle parvient à étouffer ».
Günter Anders, L’Obsolescence de l’homme (1956)
On ne doit pas, dit-on, faire parler les morts. Mais on ne doit pas, non plus, se boucher les oreilles aux mots que nous adressent ceux qui sont sur le point de commettre - expression que l’on répète sans vraiment y réfléchir – « l’irréparable ». La vague de suicides que connaît France Télécom est d’une ampleur considérable : 24 suicides en 18 mois. Elle constitue aussi, selon nous, un symptôme d’un mal d’une gravité qu’il importe de décrypter pour prévenir d’autres tragédies, peut-être plus importantes. C’est avec cette conviction que nous essaierons, dans ce texte, d’articuler, sans doute trop schématiquement, les éléments d’une analyse, en vue lancer la discussion publique de fond que nous aimerions enfin voir s’engager.
Car ce qui tient lieu aujourd’hui de débat est très insuffisant. Les discours de réactions des dirigeants de l’entreprise sont inquiétants par l’aveuglement, volontaire ou non, qu’ils manifestent. Ils souhaitent faire entendre que les suicides ne frapperaient que des personnes déjà fragilisées dans leur vie privée, qu’il importerait donc de repérer pour prévenir le passage à l’acte. Jamais, ils n’expriment la prise de conscience de la part considérable de la politique de « gestion du personnel » menée, depuis plus de dix ans, dans les processus complexes aboutissant aux récents suicides. Les discours des représentants de l’Etat, visant à minimiser le phénomène [1], restent également en deçà l’enjeu. Rappelons-le, l’Etat est l’actionnaire principal de cette entreprise (26,97% du capital [2]. A ce titre, les représentants de l’Etat ont de véritables comptes à rendre aux citoyens mandataires, au sens où ils sont co-responsables de la politique menée à France Télécom.
Car il y a bien, au cœur de ce processus social, une véritable politique et non pas une simple épidémie, voire une « mode » [3]. Même si ses conséquences en vies humaines brisées ne sont pas souhaitées, cette politique est orchestrée, délibérément et savamment, du haut vers le bas de la pyramide de l’entreprise, mais de façon toujours euphémisée, avec des mots techniques qui voilent la cruauté des situations subjectivement vécues, des mots qui jamais ne disent explicitement ce que cette stratégie vise réellement. Car ce qu’elle vise, c’est la fragilisation psychique de nombreux salariés. Le lecteur s’interroge, à juste titre. Par quelle rationalité étrange une grande entreprise peut elle souhaiter rendre ses salariés psychiquement fragiles ? Comment ses dirigeants et ses cadres peuvent-ils apparemment renoncer à tout sens moral commun pour mettrent en œuvre de telles opérations ?
Pour répondre à la première question, il faut d’abord saisir une donnée capitale : l’activité de la firme France Télécom, comme toute entreprise cotée en Bourse, est aujourd’hui tournée vers un objectif d’attractivité financière. A France Télécom, cet objectif semble dépasser en importance celui de la qualité des prestations offertes aux clients (celle-ci reste correcte, tant les agents ont gardé un idéal de qualité du service public). Cette finalité ultime d’attractivité découle de l’introduction en bourse de son capital, décidée par le gouvernement L. Jospin (la « Gauche plurielle »), en 1997. Le marché financier attend sans cesse des signaux positifs envoyés par la communication des entreprises. Pour voir le cours de son action monter et pour compenser l’effet négatif de quelques coûteuses acquisitions pour le moins hasardeuses, France Télécom a donc établi comme priorité d’agir sur un signal qu’adorent les actionnaires censés être rationnels (mais en réalité mimétiques) : la masse salariale et surtout le nombre de salariés. France Télécom, garde de son passé de service public, une main-d’œuvre compétente et sérieuse, mais nombreuse et en partie sous statut public. Les marchés financiers n’aiment évidemment pas les fonctionnaires, insuffisamment flexibles. Depuis 1997, le cœur de la politique interne France Télécom a donc consisté à tenter de s’alléger d’agents pourtant attachés à leur entreprise, à des fins de compétitivité boursière. Ainsi, l’an passé, la direction a officiellement exprimé son objectif de se séparer de 22 000 agents en trois ans. Le maître mot de l’opération (son cache-sexe, plutôt) est l’incitation. L’entreprise propose de multiples carottes (une somme d’argent pour quitter l’entreprise). Chaque matin, en ouvrant leur ordinateur, des milliers d’agents reçoivent un message leur demandant où en sont leurs démarches de « mobilité externe » (de départ de l’entreprise). Mais comme les salariés ne sont guère sensibles à ces carottes parce qu’ils restent globalement attachés à leur métier, et que les objectifs d’allègement sont massifs, elle en est venue à manier aussi le bâton ou, plutôt, un très savant et très systématique arsenal de bâtons souvent camouflés derrière de toues autres apparences, tendant à suggérer avec insistance aux salariés de quitter leur poste.
Ainsi, l’entreprise a érigé en loi la réforme permanente des organigrammes de travail. Chaque année, voire plusieurs fois par an, les salariés sont affectés, sans concertation préalable, à une nouvelle structure, dotée d’un nouveau nom ésotérique, de nouveaux titres qui le sont tout autant, de nouvelles tâches. Ils se voient attribuer de nouveaux collègues, du jour au lendemain. Avant même d’avoir compris ce qu’on leur demandait, avant d’avoir renoué des liens de coopération avec d’autres travailleurs, une nouvelle réorganisation arrive d’en haut : il faudra à nouveau s’adapter. Dans le même temps, la hiérarchie accélère la fréquence et l’intensité de l’évaluation individuelle. Le travail n’est plus vu comme le résultat d’une coopération, mais – alors que c’est scientifiquement complètement erroné [4] – comme la somme de contributions individuelles mesurables par le management, dont la fonction devient en toute logique la chasse aux agents faiblement productifs. La confiance nécessaire à toute coopération cède la place à la méfiance entre agents que l’on pousse ainsi, structurellement, à tirer la couverture à eux aux dépens de leurs collègues. Au bout de quelques années, les agents sont évidemment désorientés, mais aussi inquiets pour leur avenir, comme nous le serions tous, dans la même situation. Ils ne savent plus avec qui ils font équipe, ni même quel est le sens de leur travail, puisque le service à l’usager n’est plus une référence, ni même l’invention de solutions par la collaboration des savoir-faire de chacun. A leurs yeux, leurs supérieurs ne semblent avoir d’autres objectifs que de les « fliquer », comme ils disent, de compliquer sans cesse la tâche des équipes de salariés. « Ils ne veulent pas que l’on connaisse trop bien notre boulot, ni qu’on s’implique mieux, ni qu’on s’entraide entre nous. C’est incroyable ! » [5].
L’objectif de l’entreprise – qui prend en charge, on l’a dit, l’intérêt pécuniaire de ses actionnaires (dont l’Etat) - n’est pas que le travail soit bien fait, mais bien qu’un maximum de salariés quittent l’entreprise. Les méthodes de désorientation collective ne suffisent pas. Alors, les responsables d’unités reçoivent, comme l’Observatoire du stress et des mobilités forcées [6] l’a mis en évidence, des objectifs chiffrés de départ volontaires par équipe. Il ne faut pas être grand clerc pour imaginer la conséquence logique de ce type d’injonction. La direction ne peut donc pas ignorer les conditions de ce qu’elle facilite dès lors à très grande échelle : le harcèlement moral et plus généralement encore le cercle vicieux du mépris. Les salariés de France Télécom constituent des victimes hélas particulièrement prédisposées pour ces processus pervers. En effet, la culture de cette entreprise était traditionnellement celle de techniciens scrupuleux, soucieux du « travail bien fait ». Dans cette culture, la mise en cause de leur compétence technique, acquise avec les années, constitue une offense considérable, potentiellement cause d’une grande douleur psychique. C’est donc paradoxalement le professionnalisme des agents de France Télécom qui se révèle leur talon d’Achille. Les recettes managériales vont amener, à tous les niveaux, à y porter leurs attaques ciblées. Le supérieur va en effet, au cours d’entretiens individuels rapprochés, répéter à l’agent qu’il n’est plus performant. Qu’il est dépassé par les évènements. Qu’il a fait son temps. Que la boîte va être généreuse quand même, et qu’on lui propose de commencer, à 45 ans, une carrière de commercial en agence, dans le département d’à-côté. Que les jeunes sont devenus meilleurs que lui. Qu’il ne va pas assez vite. Qu’il ne comprend pas assez vite. Que son « métier » (c’est-à-dire ses compétences multiples incorporées dans son organisme et son esprit au cours des années) ne vaut plus rien, à ses yeux. Le technicien est peu à peu anéanti psychiquement. Ce qui, par le travail, donnait l’une des consistances à sa vie, lui donnait une fierté, est réduit à néant par le mépris de la personne qui est la première référence intersubjective de son travail. Il ne vaut plus rien : tout le monde le lui répète. Il ressent un épuisement qui s’empare de son corps, à force de lutter, en vain, et de jamais ne se sentir ni « reconnu », ni « à la hauteur ». Alors, il vaut peut-être mieux en finir.
S’il a été amené à se laisser convaincre de ce qu’on lui répétait à longueur de journée - qu’il ne valait plus rien - c’est aussi que le technicien n’avait plus, autour de lui, ses collègues d’équipe d’autrefois. Il aurait alors pu résister, en riant et se réconfortant mutuellement, aux mots si déstabilisants des chefs et aussi des collègues. Mais les uns sont tombés malades, d’autres ont été mutés d’office. Toutes les équipes soudées ont été sciemment démembrées par la hiérarchie, suivant les recettes proposées les sciences du management. La jalousie et l’égoïsme entre agents est stimulée et entretenue à coup de primes personnalisées. On se méfie maintenant les uns des autres, car on sait que, si l’autre craque, c’est bon pour soi, on aura un peu de répit, jusqu’à la prochaine fois. Ce contexte fait donc que la solidarité ne peut plus avoir cours. Alors que le travail était souvent un lieu de socialisation, il devient fréquemment une école de la méfiance [7]. Si se préoccuper du bien-être commun devient suspect, choisir de devenir défenseur du personnel – un droit du travail pourtant fondamental et théoriquement protégé – est considéré comme un véritable acte de rébellion contre l’entreprise. Comme nous l’a dit une syndicaliste marseillaise, « les élus syndicaux, s’ils ne sont pas costauds mentalement, la Boite les persécute. On les engueule (…). On leur dit qu’ils sont des irresponsables, des espions. On les met dans un placard. On ne leur donne pas de part variable, de prime de fin d’année. Cela veut dire qu’ils ne valent rien, professionnellement. Tu vois, c’est une humiliation. Je connais plusieurs copains cadres et syndicalistes, eh bien, ils craquent. » [8]
La réponse à la seconde question est encore plus cruciale. Comment les logiques économiques peuvent-elles imposer de telles dérives, sans résistance des acteurs ? Les cadres qui appliquent les mesures dictées par leur hiérarchie sont-ils tous des monstres sans morale ? Bien sûr que non. Il faut donc comprendre les conditions sociales de l’exercice du sens moral. France Télécom est devenu, depuis quelques années, un laboratoire de l’antipathie. L’antipathie s’oppose à la sympathie, qui se caractérise, elle, par une capacité de ressentir les affects et les émotions des autres. Dans les situations de deuil, on exprime notre sympathie aux proches du défunt. L’antipathie, telle qu’on l’entend ici, n’est pas la méchanceté, ni l’aversion. Elle oppose, terme à terme, au processus de « pâtir ensemble » (de la sympathie), un « pâtir séparément les uns des autres » [9], une indifférence délibérée et apprise, une volonté de ne pas partager d’affects avec autrui. Cette antipathie nous semble progressivement devenue une capacité professionnelle dont l’apprentissage est implicitement attendu par les gouvernements d’entreprise. Elle consiste par exemple à parvenir à dire d’une violence psychique envers un subordonné qu’elle n’est rien que « la contrepartie nécessaire d’un objectif opérationnel de réorganisation absolument capital à l’entreprise ». L’antipathie est donc devenue une forme de compétence valorisée à France Télécom comme dans beaucoup de grandes entreprises. Cette compétence a une valeur sonnante et trébuchante : plus on monte dans la pyramide de l’organigramme, plus les salariés ont acquis cette grande qualité : savoir fermer les yeux et les oreilles à la souffrance d’autrui, savoir cacher les existences humaines meurtries derrière des ritournelles souriantes et aseptisées : productivité, efficacité, compétitivité, excellence, modernisation, leadership…
Un manager, qui doit effectuer un « sale boulot » comme alléger son équipe de ce qu’on appellera pudiquement « deux unités », ne doit pas se laisser submerger par l’affect, ni s’identifier à la personne victime de l’acte qu’il commet. Il apprend donc à refouler le sentiment d’empathie avec celui qu’il fait souffrir. Il s’exonère de sa responsabilité envers l’autre en se disant que cet autre n’est pas comme lui : l’autre est faible, il est malade, il est sûrement dépressif. Il s’interdit de s’identifier à cet autre. Il se dit, comme le confirment les témoignages exprimés dans nos entretiens et sur le site de l’Observatoire du stress : « De toute façon, je sais bien que je ne dois pas m’attendrir sur son sort, car si je commence, je deviendrai faible à mon tour. Je deviendrai suspect pour ma hiérarchie. Je me dis que je n’ai pas le choix. Que c’est le système et que je ne peux qu’y obéir… Un jour, peut-être, ne supportant plus la somme de mensonges que je me suis adressés pour me donner bonne conscience, ne pouvant plus expliquer à mes enfants en quoi consiste l’essentiel de ma préoccupation au travail, ne pouvant pas, moi non plus, confier à un collègue ce sentiment de dégoût et de honte de peur d’apparaître comme un maillon faible, je déciderai, moi aussi, d’en finir avec la vie ».
C’est cette logique terrible qui s’est enclenchée avec une ampleur proportionnée à la taille gigantesque de l’entreprise France Télécom. Les suicides et tentatives connus à cette heure ne sont qu’une partie des drames causés, à France Télécom, par les dispositifs que nous avons mis en lumière. Nous ne savons pas combien de dépressions ont été engendrées par ces systèmes d’une grande perversité, puisqu’il décourage l’attention aux conséquences des actes de chacun, qu’il vise à prévenir l’apparition des formes de sympathie entre collègues ou entre supérieurs et subordonnés notamment par le turn-over imposé aux cadres (jamais plus de trois ans au même poste). Un dernier exemple : « J’ai été en contrat d’apprentissage durant deux ans chez France Télécom T. J’ai fait 40 heures sans majoration pour heures sup’ durant 4 mois au lieu des 35 prévues. Lorsque j’en ai parlé, l’intimidation fut la réponse : « tu n’as pas les épaules pour travailler ici », « tu n’arriveras à rien dans la vie avec ce comportement », « ton contrat on n’en a rien à faire »... puis ce sont les heures des jours fériés qui ont été réparties sur les journées ouvrées afin de ne pas en perdre, toujours sans contrepartie financière. Je me suis plaint au DRH (…). Mon responsable (…) m’a convoqué : « tu as des problèmes privés qui font que tu cherches des histoires ici ? », « je vais faire en sorte que tu ne fasses pas de vieux os ». J’étais en relation avec l’inspection du travail quand mes vacances aussi ont disparu : « c’est parce que tu as un contrat particulier qui fait que tu ne peux pas prendre tes vacances ». J’ai parlé de mes actions menées auprès de l’inspection qui me confirmait que rien de tout cela n’était possible, on m’a alors répondu : « ici tout le monde est au courant de ce que tu fais, tu ne trouveras personne pour te ramasser à la cuillère », « je ne signerai pas tes dossiers de stage si tu n’arrêtes pas de suite ». J’ai reçu un prix à un concours interne régional, mon responsable s’est vanté d’avoir jeté l’invitation et a refusé de me donner mon prix : « ce n’est pas mérité ! ». Allant et rentrant du travail en pleurs, j’ai fini en arrêt de travail, comme huit de mes collègues qui ont par la suite utilisé le droit de retrait. J’ai vécu un véritable enfer » [10].
Ce qu’il importe aujourd’hui de saisir, c’est combien les suicides de France Télécom sont les résultats de l’exaspération de logiques à l’œuvre dans de nombreuses grandes entreprises. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, les conditions d’autres drames se préparent ailleurs, hélas. Nous pensons notamment à La Poste [11]
Le travail salarié traverse certainement aujourd’hui l’une des crises les plus graves de son histoire. Le problème n’est plus prioritairement, comme auparavant, celui de l’exploitation du prolétaire, même si la peur de tomber en bas de la société, de devenir SDF, est devenue une crainte commune, parfois utilisée à des fins stratégiques par le management. La financiarisation de l’économie articulée aux innovations des sciences du management a modifié radicalement la donne. Le travail est en train de perdre son sens aux yeux des salariés, l’apport de chacun n’y étant plus reconnu, la joie tendant à y disparaître. Le salarié est sous tensions contradictoires : on l’incite vivement à se donner corps et âme à sa mission, un beau challenge à relever. Mais, dans le même temps, on le considère comme parfaitement remplaçable par n’importe qui dès qu’il rencontre une difficulté. Son implication n’est pas respectée : une fois sa mission accomplie, son travail ne sera pas reconnu. Il sera souvent anéanti par une nouvelle stratégie d’entreprise, venue d’on ne sait où. Le salarié est pourtant sans cesse jaugé, évalué. On lui demande d’être à lui-même le juge de ses incapacités et échecs via le dispositif de l’« auto-évaluation ». Il se retrouve souvent seul, la peur au ventre. On guette son moindre faux pas, on peut même être amené à s’en réjouir. Peu à peu, chacun tend à trouver ce fonctionnement tout à fait normal, tout à fait moderne même. « Il faut s’adapter à la réalité telle qu’elle est. La concurrence ne nous attendra pas » entend-on dire souvent, comme justification en dernière instance de cette indifférence, par ceux qui n’en sont pas - encore - victimes.
Pourquoi acceptons nous passivement de voir saccagés les « cadres de coexistence » au travail, ces formes de co-opération qui ne prétendent pas calculer l’apport respectif des uns et des autres car elles les habilitent ? Pourquoi ne nous battons-nous pas pour protéger ces modes d’être ensemble qui soutiennent, de façon déterminante, le si précieux et fragile « sentiment d’exister » de chacun [12] ? Pourquoi acceptons-nous ces véritables désastres d’écologie sociale et psychique [13], perpétrés par des techniques délibérées d’anéantissement des liens du « sentir ensemble » (la sympathie), qui s’avèrent au final dictées avant tout par des intérêts financiers de court terme ? Jamais ces derniers ne remplaceront nos cadres de coexistence sans lesquels, on le découvre toujours trop tard, la société devient parfaitement invivable. Les salariés de France Télécom font ainsi la difficile épreuve des conséquences de la disparition de ces précieux milieux d’affiliation par le mécanisme anthropologique vertueux de la reconnaissance réciproque, sous l’action conjointe et délibérée de politiques publiques et privées irresponsables. Puisse cette douloureuse expérience servir à tous de leçon de sociologie grandeur nature. Tant que l’importance de ce mécanisme anthropologique fondamental - c’est par la médiation du « nous », de ce qui est commun, indivis, que nous pouvons avoir la chance de devenir quelque chose comme un « je » - restera systématiquement sous-estimée, sinon refoulée, dans notre culture occidentale, tant que l’on survalorisera le succès individuel de quelques-uns se singularisant de la multitude, tant que l’on pensera pouvoir « faire société » en faisant l’économie du tissu conjonctif primordial qui nous a donné accès aux sentiments, à la parole, à la pensée, à la confiance, et qui continue à chaque minute à nous l’offrir tant que nous sommes en vie, alors nous verrons abonder des apprentis sorciers – managers mais aussi élus, experts, etc. - continuant à faire le malheur des gens tout en affirmant œuvrer pour leur bonheur et leur liberté. En toute bonne conscience. Pour inverser la tendance, il ne s’agit pas de s’en remettre à une solution toute faite, mais plutôt à œuvrer à la confection de contrepoisons et d’outils, y compris intellectuels, permettant, sur les lieux de travail comme ailleurs, de sortir de cette impuissance collective où l’hégémonie du modèle individualiste nous a amené [14].
Le seuil d’alerte est donc aujourd’hui atteint quand notre société semble accepter d’ériger l’antipathie et l’indifférence comme des grandeurs dignes d’êtres encouragées. Même aux sommets de l’Etat, l’exemple est désormais donné. Notre société récompense – par le prestige, les promotions de carrière et les primes – l’insensibilité morale, la myopie intellectuelle volontaire, la capacité technique d’anéantissement psychique de l’autre par la disparition de l’empathie. Oui, si elle persévère à considérer comme « admirables » des conduites qui génèrent les cercles vicieux de la déliaison sociale mais aussi les ferments de la dislocation soudaine des liens économiques [15], notre société sera bien malade [16].
Tout compte fait, ceux qui ont quitté les vivants avec une juste idée de ce qu’est la vie en société étaient, peut-être, bien moins « malades » que ceux qui ont accepté d’être les complices de ces dispositifs proprement infernaux [17]inventés par le management. Ils étaient sans doute moins « malades » que ceux qui cherchent à minimiser l’ampleur du message adressé contenu dans leur acte. Car, en refusant de vivre dans un monde où l’on détruit, l’une à l’autre, les « parties communes », ils nous parlaient sérieusement de la société telle qu’elle va. Ils s’adressaient à nous, qui détournons parfois le regard pour ne pas entendre et voir, en face, la réalité d’une machine sociale devenue assez folle pour dévorer ceux-là mêmes qui ont contribué à la fabriquer.
28 septembre 2009