Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Jean-Louis Prat

Sartre, Camus, Clamence

Texte publié le 29 octobre 2011

Où il est montré tout ce que le personnage de Clamence, dans La Chute, nous dit des rapports entre Sartre et Camus. Un éclairage inattendu et saisissant. A. C.

« Antigone a raison, mais Créon n’a pas tort »

Sartre-et-Camus, les noms de ces penseurs restent indissociables, au-delà de ce que Sartre appelait leur « brouille » : « Nous étions brouillés, lui et moi : une brouille, ce n’est rien – dût-on ne jamais se revoir – tout juste une autre manière de vivre ensemble et sans se perdre de vue dans le petit monde étroit qui nous est donné. […] On vivait avec ou contre sa pensée, telle que nous la révélaient ses livres - La Chute, surtout, le plus beau peut-être et le moins compris - mais toujours à travers elle. C’était une aventure singulière de notre culture, un mouvement dont on essayait de deviner les phases et le terme final [1]. »
On dit Sartre et Camus, comme Castor et Pollux, Husserl et Heidegger, Danton et Robespierre, Antigone et Créon... Rien de tel, semble-t-il, n’évoque les rapports entre Sartre et Aron, Sartre et Merleau-Ponty, bien que Sartre ait appris du premier l’existence même de Husserl, et que l’autre ait été son mentor en politique... Faut-il s’en étonner, sachant que l’intérêt persistant des lecteurs s’attache à La Nausée, à Huis clos, ou aux Mots, beaucoup plus qu’à L’être et le néant, ou encore à L’étranger, La peste et La chute, plutôt qu’à L’homme révolté ? Sartre lui-même évoque un de ces livres, « le plus beau peut-être et le moins compris », « le meilleur livre de Camus, disait-il à ses proches, parce qu’il s’y montre et s’y cache tout entier [2]. »
Pour Sartre, évidemment, la figure de Clamence, bizarre Jean-Baptiste « clamans in deserto [3] », ne peut être qu’une projection de Camus, qui se montre et se cache dans la confession de ce « juge-pénitent ». Bien que Camus précise, dès 1956, que son « héros » n’est pas son porte-parole, même s’il n’est, comme lui-même, « pas chrétien pour un sou » : « Comme lui j’ai beaucoup d’amitié pour le premier d’entre eux. J’admire la façon dont il a vécu, dont il est mort. Mon manque d’imagination m’interdit de le suivre plus loin. Voilà, entre parenthèses, mon seul point commun avec ce Jean-Baptiste Clamence auquel on s’obstine à vouloir m’identifier. Ce livre, j’aurais voulu pouvoir l’intituler “Un héros de notre temps”. Ce n’était à l’origine qu’une longue nouvelle destinée à paraître dans un recueil qui aura pour titre L’Exil et le Royaume. Mais je me suis laissé emporter par mon propos : brosser un portrait, celui d’un petit prophète comme il y en a tant aujourd’hui. Ils n’annoncent rien du tout et ne trouvent pas mieux à faire que d’accuser les autres en s’accusant eux-mêmes [4]. »
Nous voici prévenus : même si nous trouvons, dans la confession de Clamence, bien d’autres points communs entre Camus et lui, l’image est composite, et prend modèle sur plusieurs « petits » prophètes, « comme il y en a tant aujourd’hui », et que Camus ne nomme pas – mais on pourrait y inclure Sartre et Merleau-Ponty, sans parler de Jeanson, déjà portraituré dans la Lettre au Directeur des Temps Modernes. Camus le situait parmi « ces intellectuels bourgeois qui veulent expier leurs origines, fût-ce au prix d’une contradiction et d’une violence faite à leur intelligence » : dans le cas de Jeanson, « c’est le bourgeois qui est marxiste, alors que l’intellectuel défend une philosophie qui ne peut se concilier avec le marxisme ». Comme existentialiste, il ne devrait pas croire « que l’histoire a un sens nécessaire et une fin », mais c’est ce qu’il professe, mené par « les passions du bourgeois repenti ». Argument tortueux, auquel Sartre réplique, en rappelant que « Marx n’a jamais dit que l’histoire aurait une fin : comment l’eût-il pu ? Autant dire que l’homme, un jour, serait sans buts. Il a seulement parlé d’une fin de la préhistoire, c’est-à-dire d’un but qui serait atteint au sein de l’histoire elle-même et dépassé comme tous les buts [5]. »
Bien que Sartre, on s’en doute, soit tout aussi capable de raisonner de travers - il le fera bientôt, dans sa fameuse Réponse à Claude Lefort, et dans sa polémique avec Merleau-Ponty -, il faut admettre que, cette fois, c’est bien lui qui remet les idées à l’endroit, dans une circonstance où les arguments de Camus prouvaient seulement qu’il n’avait guère lu Marx.

« Une brouille, ce n’est rien »

Sartre, bien entendu, n’a pas pu méconnaître tout ce qui, dans La Chute, reconduisait à l’histoire de la polémique éprouvante qui avait mis fin à leur amitié difficile, mais il est peu probable qu’il se soit reconnu comme un des deux ou trois modèles de Clamence : il aurait fallu, pour cela, qu’il ait lu les Carnets et les lettres où Camus s’exprime au lendemain de cette passe d’armes, et dont Olivier Todd, dans sa biographie de Camus, nous livre des extraits fort significatifs.
Ainsi, dans une lettre à sa femme Francine, Camus se dit frappé par « cette explosion d’une détestation longtemps réprimée », qui prouve que « ces gens-là n’ont jamais été mes amis et que je les ai toujours irrités ou blessés dans ce que je sens. […] Le seul bénéfice de cette opération (l’opération « Piédestal« ) est qu’elle a mis de la clarté dans les désaccords. Ces messieurs veulent, appellent, exigent la servitude. Ils seront probablement servis ou asservis. A leur santé ! [6] » Ou encore, dans Carnets III, « Quelque chose en eux, pour finir, aspire à la servitude. Ils ont rêvé d’y aller par quelque noble chemin, plein de pensées. Mais il n’y a pas de voie royale vers la servitude. Il y a la tricherie, l’insulte, la dénonciation du frère [7]. » Le lecteur innocent, qui n’a pas lu ces textes, n’a aucune raison d’attribuer au « nihilisme » de Sartre la profession de foi dans laquelle Clamence dit être « un partisan éclairé de la servitude [8] » – car ce que dit Clamence en faveur de l’esclavage semble traduire un cynisme conservateur, peut-être nietzschéen, mais nullement le cynisme d’un crypto-stalinien, et encore moins celui que Camus, fort abusivement, imputait à Hegel.
Si violente que fût la Réponse de Sartre, elle était justifiée par l’inconsistance des prétentions de Camus, pour qui les détracteurs de L’homme révolté ne pouvaient être que des alliés de Staline, qui justifiaient les camps, le Goulag, dirions-nous, ou qui auraient même feint d’ignorer leur existence : « Je trouverais normal, déclarait-il à Sartre, et presque courageux, qu’abordant franchement le problème vous justifiiez l’existence de ces camps. Ce qui est anormal et trahit de l’embarras, c’est que vous n’en parliez point en parlant de mon livre, quitte à m’accuser de ne pas me placer au coeur des choses [9]. »
Sartre était bien en droit de lui faire grief de l’amalgame qu’il opérait entre « Monsieur le Directeur des Temps Modernes » (Sartre, auquel il s’adresse) et « votre collaborateur », « l’auteur de votre article », c’est-à-dire Jeanson, qu’il ne nomme jamais - avec ce résultat qu’on ne sait même plus qui est-ce qui feint d’ignorer l’existence des camps : Monsieur le Directeur, ou l’auteur de l’article ? Dans un cas, répond Sartre, quand vous lui reprochez de ne rien dire des camps à propos de votre livre, « vous vous adressez au seul Jeanson. C’est au critique que vous reprochez de n’avoir pas parlé dans son article des camps de concentration ». Reste à se demander si tel était l’enjeu d’une interprétation de L’Homme Révolté, livre où Camus s’en prend à la « divinisation de l’histoire » opérée, selon lui, par Hegel et par Marx, et ne s’attarde guère sur la nature du régime soviétique. Il n’en reste pas moins que, dans cette apostrophe : « Vous gardez le droit relatif d’ignorer le fait concentrationnaire en URSS tant que vous n’abordez pas les questions posées par l’idéologie révolutionnaire en général, le marxisme en particulier. Vous le perdez si vous les abordez, et vous les abordez en parlant de mon livre », c’est Sartre qui est en droit de se sentir visé, attaqué, calomnié : « C’est à moi que vous vous adressez. Eh bien je vous réponds que ces interpellations sont trompeuses : car vous mettez à profit le fait indéniable que Jeanson, comme c’était son droit, n’a pas parlé des camps soviétiques, à propos de votre livre, pour insinuer que moi, directeur d’une revue qui se prétend engagée, je n’ai jamais abordé la question, ce qui serait en effet une faute grave contre l’honnêteté. Seulement il se trouve que c’est faux : quelques jours après les déclarations de Rousset, nous avons consacré aux camps un éditorial qui m’engageait entièrement et plusieurs articles ; et si vous comparez les dates, vous verrez que le numéro était composé avant que Rousset soit intervenu [10]. »
Sur la question des camps, les Temps Modernes n’étaient pas négationnistes, et cet éditorial - rédigé par Merleau-Ponty - remettait même en cause « la signification du système russe », et les prétentions « socialistes » du régime : « Il n’y a pas de socialisme quand un citoyen sur vingt est au camp [11]. » Sartre n’était pas encore un compagnon de route, Merleau-Ponty ne l’était plus, et leurs errements successifs n’allaient pas faire d’eux, quoi qu’en ait dit Camus, des « partisans éclairés de la servitude ». C’est pourquoi, si La Chute avait été conçue comme un pamphlet contre les Temps Modernes, ou une réplique aux Mandarins de Beauvoir, l’échec serait flagrant, et l’oeuvre serait nulle. Mais fort heureusement Camus n’était pas un « ingénieur des âmes », comme les tenants du « réalisme socialiste », il ne planifiait pas les effets de son style, et s’abandonnait à l’inconscient créateur. Comment procédait-il ? Laissons-lui la parole : « Des notes, des bouts de papier, et tout cela des années durant. Un jour vient l’idée, la conception, qui coagule ces particules éparses. Alors commence un long et pénible travail de mise en ordre [12]. »

Un portrait de l’homme moderne

Nous découvrons Clamence au Mexico-City, un bouge d’Amsterdam, où il interpelle un voyageur de passage : « Puis-je, Monsieur, vous proposer mes services, sans risquer d’être importun ? Je crains que vous ne sachiez vous faire entendre de l’estimable gorille qui préside aux destinées de cet établissement. Il ne parle, en effet, que le Hollandais [13]. » La situation rappelle un récit de Jean Lorrain, Monsieur de Bougrelon, qui dépeint la déchéance d’un gentilhomme normand, exilé dans la même ville, où il se fait cicerone pour des touristes français. Cette situation, qui inspire la lecture de Jean-Jacques Brochier [14] , permet de mettre en place le cadre temporel d’un récit où alternent l’évocation trompeuse d’un paradis perdu et la conscience trouble d’un voyage aux Enfers, dans une ville dont les canaux concentriques évoquent, pour Clamence, les cercles que Virgile fait traverser par Dante, au premier chant de la Divine Comédie [15]. On sait que le récit n’est qu’un long monologue, où on devine sans mal les gestes et les répliques d’un interlocuteur qui nous apparaît comme un double de Clamence : « Vous avez à peu près mon âge, l’oeil renseigné des quadragénaires qui ont à peu près fait le tour des choses, vous êtes à peu près bien habillé, c’est-à-dire comme on l’est chez nous, et vous avez les mains lisses. Donc, un bourgeois, à peu près ! Mais un bourgeois raffiné [16] ! »
Et Clamence lui-même peut faire penser à Sartre (il est fils d’officier, toujours célibataire, et il a été « pape » dans un camp de prisonniers), mais plutôt à Camus, par son aspect physique, et le charme dont il a joué sans vergogne : « La nature m’a bien servi quant au physique, l’attitude noble me vient sans effort. […] j’ai toujours réussi, et sans grand effort, avec les femmes. Je ne dis pas réussir à les rendre heureuses, ni même à me rendre heureux par elles. Non, réussir, tout simplement. J’arrivais à mes fins, à peu près quand je voulais. On me trouvait du charme, imaginez cela ! Vous savez ce qu’est le charme : une manière de s’entendre répondre oui sans avoir posé aucune question claire. Ainsi de moi, à l’époque. Cela vous surprend ? Allons, ne le niez pas. Avec la tête qui m’est venue, c’est bien naturel. Hélas ! après un certain âge, tout homme est responsable de son visage. Le mien... Mais qu’importe ! Le fait est là, on me trouvait du charme et j’en profitais [17]. »
Quant à la profession exercée par Clamence, avocat qui s’était voué aux « nobles causes » , elle nous conduit sans peine au rôle ambigu d’un « écrivain engagé » , qu’il s’exprime dans Combat ou dans Les Temps Modernes. Tout est dit, dès l’abord, de l’imposture qui guette ce défenseur de la veuve et de l’orphelin : « J’avais une spécialité : les nobles causes. La veuve et l’orphelin, comme on dit, je ne sais pourquoi, car enfin il y a des veuves abusives et des orphelins féroces. Il me suffisait cependant de renifler sur un accusé la plus légère odeur de victime pour que mes manches entrassent en action. Et quelle action ! Une tempête ! J’avais le coeur sur les manches. On aurait cru vraiment que la justice couchait avec moi tous les soirs. Je suis sûr que vous auriez admiré l’exactitude de mon ton, la justesse de mon émotion, la persuasion et la chaleur, l’indignation maîtrisée de mes plaidoiries. […] je prenais leur défense, à la seule condition qu’ils fussent de bons meurtriers, comme d’autres sont de bons sauvages [18]. »
Clamence ne plaidait pas pour les parties civiles, mais pour des accusés, dont l’innocence présumée n’était sûrement pas celle du capitaine Dreyfus, mais plutôt celle des truands pour lesquels on invoque les traumatismes d’une enfance malheureuse, les mauvais traitements qu’ils ont eux-mêmes subis, ou le fait qu’ils aient pu être jugés coupables, parce qu’ils n’ont pas pleuré à la mort de leurs parents... Rhétorique associée à des valeurs « de gauche« , et à l’oeuvre de Sartre, comme à celle de Camus : la figure de Clamence mérite l’épigraphe que prévoyait Camus dans un de ses brouillons, où il citait Lermontov : « Un héros de notre temps est effectivement un portrait, mais ce n’est pas celui d’un homme. C’est l’assemblage des défauts de notre génération dans toute la plénitude de leur développement [19]. »
C’est le portrait de l’homme moderne, tel qu’il apparaîtra aux historiens futurs : « Une phrase leur suffira pour l’homme moderne : il forniquait et lisait des journaux. Après cette forte définition, le sujet sera, si j’ose dire, épuisé. » Phrase qui a suscité de nombreux commentaires, qui ont surtout insisté sur la fornication, comme si les journaux n’avaient rien à nous dire.
Les hommes forniquaient avant d’être modernes, cette expression elle-même est surtout employée comme allusion biblique, et elle n’apparaît guère dans l’usage courant. La lecture des journaux est beaucoup plus moderne, surtout si on la rapporte à une autre formule, celle que Clamence appliquait d’abord aux Français, avant d’ajouter que « toute l’Europe en est là » : « Il m’a toujours semblé que nos concitoyens avaient deux fureurs : les idées et la fornication [20]. »
Les idées, dira-t-on, ne sont pas plus modernes, et les peuples anciens savaient en faire usage... Mais leurs idées ne circulaient pas dans la presse, où elles sont devenues des idéologies, et prennent la place de l’expérience immédiate, des émotions vécues, et des passions sincères : Clamence évoque lui-même une « fausse passion » qu’il éprouvait pour « une charmante ahurie qui avait si bien lu la presse du coeur qu’elle parlait de l’amour avec la sûreté et la conviction d’un intellectuel annonçant la société sans classes ». C’est dire que les journaux ne sont pas seulement des journaux de partis, ni les revues de chapelles ésotériques, et que la presse du coeur substitue, elle aussi, des idées toutes faites aux enseignements de l’expérience vécue. Clamence avoue s’être laissé prendre à la force entraînante de telles convictions : « Je m’essayai à parler aussi de l’amour et finis par me persuader moi-même. Jusqu’au moment du moins où elle devint ma maîtresse et où je compris que la presse du coeur, qui enseignait à parler de l’amour, n’apprenait pas à le faire. Après avoir aimé un perroquet, il me fallut coucher avec un serpent. Je cherchai donc ailleurs l’amour promis par les livres, et que je n’avais jamais rencontré dans la vie [21]. »
Conscience malheureuse, Clamence ne croit plus à sa propre innocence, ni à celle des autres, il n’y a plus, pour lui, de victimes innocentes. C’est ce que pensait Sartre, citant Jules Romains, à propos de la guerre : « A la guerre, il n’y a pas de victimes innocentes » – mais cette citation, qui est faite de mémoire, durcit le sens d’une phrase qui décrivait la guerre comme « une affaire où il y a beaucoup de victimes, mais bien peu de victimes innocentes [22] ». Mais il rejoint Camus, dans la mesure où c’est le propre du tragique, qui peut se définir contre le mélodrame, où s’exprime une vision morale du monde : « Les forces qui s’affrontent dans la tragédie sont également légitimes, également armées en raison. Dans le mélodrame ou le drame, au contraire, l’une seulement est légitime. Autrement dit, la tragédie est ambiguë, le drame est simpliste. Dans la première, chaque force est en même temps bonne et mauvaise […] Antigone a raison, mais Créon n’a pas tort. De même Prométhée est à la fois juste et injuste et Zeus qui l’opprime sans pitié est aussi dans son droit [23]. »

L’innocence perdue

La Chute nous conduit dans un autre univers que celui où Meursault fait figure de victime. Tout au long du récit, Clamence s’accuse lui-même dans une confession dont les détails sont délivrés au compte-gouttes, durant six entretiens répartis sur cinq jours, mais dont tous les thèmes sont présents dès le début : depuis l’énigme policière que suggère, à l’étranger qui entre au Mexico-City, « ce rectangle vide qui marque la place d’un tableau décroché », jusqu’à l’effondrement moral, et la « chute » sociale, du héros qui défendait la veuve et l’orphelin, signalés par la chute, nullement métaphorique, d’une jeune fille qui s’est jetée dans la Seine. Et même si Clamence n’explique pas encore quelle est l’activité d’un juge-pénitent, il la pratique déjà sur l’interlocuteur, sans lui permettre de se tenir sur ses gardes, comme il pourra le faire, quand il l’aura nommée : « Permettez-moi de vous poser deux questions et n’y répondez que si vous ne les jugez pas indiscrètes. Possédez-vous des richesses ? Quelques-unes ? Bon. Les avez-vous partagées avec les pauvres ? Non. Vous êtes donc ce que j’appelle un saducéen. Si vous n’avez pas pratiqué les Ecritures, je reconnais que vous n’en serez pas plus avancé. Cela vous avance ? Vous connaissez donc les Ecritures ? Décidément, vous m’intéressez. » Il importe assez peu que, dans les Ecritures, le jeune homme riche et pieux, qui ne se résout pas à distribuer ses biens, ne soit pas présenté comme un Saducéen, mais comme un Pharisien : la question signifie « Vous êtes un bourgeois, comme je le suis moi-même, ou comme je l’étais ». Cela même que Sartre objectait à Camus, qui prétendait parler au nom de la misère : vous avez été pauvre, mais vous ne l’êtes plus, vous n’avez aucun titre à donner des leçons... Clamence, pour sa part, a cessé d’être riche : « Une seule chose est simple dans mon cas, je ne possède rien. Oui, j’ai été riche, non, je n’ai rien partagé avec les autres. Qu’est-ce que cela prouve ? Que j’étais aussi un saducéen [24]... »
Les mêmes Ecritures inspirent à Clamence une méditation sur la Passion du Christ : « Tenez, savez-vous pourquoi on l’a crucifié, l’autre, celui auquel vous pensez en ce moment, peut-être ? Bon, il y avait des quantités de raisons à cela. Il y a toujours des raisons au meurtre d’un homme. Il est, au contraire, impossible de justifier qu’il vive. C’est pourquoi le crime trouve toujours des avocats et l’innocence parfois, seulement. Mais, à côté des raisons qu’on nous a très bien expliquées pendant deux mille ans, il y en avait une grande à cette affreuse agonie, et je ne sais pourquoi on la cache si soigneusement. La vraie raison est qu’il savait, lui, qu’il n’était pas tout à fait innocent. S’il ne portait pas le poids de la faute dont on l’accusait, il en avait commis d’autres, quand même il ignorait lesquelles. Les ignorait-il d’ailleurs ? Il était à la source, après tout ; il avait dû entendre parler d’un certain massacre des innocents. Les enfants de la Judée massacrés pendant que ses parents l’emmenaient en lieu sûr, pourquoi étaient-ils morts sinon à cause de lui ? Il ne l’avait pas voulu, bien sûr. Ces soldats sanglants, ces enfants coupés en deux, lui faisaient horreur. Mais, tel qu’il était, je suis sûr qu’il ne pouvait les oublier. Et cette tristesse qu’on devine dans tous ses actes, n’était-ce pas la mélancolie inguérissable de celui qui entendait au long des nuits la voix de Rachel, gémissant sur ses petits et refusant toute consolation ? La plainte s’élevait dans la nuit, Rachel appelait ses enfants tués pour lui, et il était vivant [25] ! » : Jésus lui-même n’est devenu innocent qu’une fois mis à mort, tout homme est un coupable aussi longtemps qu’il vit, ou survit à la mort de victimes innocentes comme celles qu’évoquait le premier entretien : « Savez-vous que dans mon petit village, au cours d’une action de représailles, un officier allemand a courtoisement prié une vieille femme de bien vouloir choisir celui de ses deux fils qui serait fusillé comme otage [26]. »
La faute de Clamence ne risque pas de le mener sur l’échafaud, c’est un péché par omission, qu’il laisse deviner, dans les premières pages, bien avant de passer aux aveux explicites : « À demain donc, monsieur et cher compatriote. Non, vous trouverez maintenant votre chemin ; je vous quitte près de ce pont. Je ne passe jamais sur un pont, la nuit. C’est la conséquence d’un voeu. Supposez, après tout, que quelqu’un se jette à l’eau. De deux choses l’une, ou vous l’y suivez pour le repêcher et, dans la saison froide, vous risquez le pire ! Ou vous l’y abandonnez et les plongeons rentrés laissent parfois d’étranges courbatures [27]. »
Le thème étant posé, dans sa forme initiale, il reste encore ouvert aux interprétations : il insinue l’idée que Clamence est en faute, mais il pourrait seulement traduire son embarras - comme c’est le cas, d’ailleurs, dans l’entretien suivant, où, sur le Pont des Arts, il croit être visé par un rire moqueur, fantasme annonciateur de la mauvaise passe où il deviendra la risée d’un microcosme, où on reconnaît sans peine les « athées de bistrots » qu’on retrouvait alors à Saint Germain des Prés. Chute et crise que nous pouvons entendre dans un sens littéral, qui renverrait à la biographie de Camus, époux volage dont la femme délaissée peut succomber à la tentation du suicide – mais sûrement aussi dans un sens figuré, où Clamence est visé dans sa prétention à plaider de nobles causes, ce que prétend aussi l’écrivain engagé, qu’il s’appelle Camus, Sartre ou Francis Jeanson. Ceux qui ont « laissé tomber » les victimes de Staline croyaient défendre la patrie du socialisme, quand d’autres sacrifiaient, pour la défense des régimes coloniaux, les peuples indigènes auxquels la France Libre avait promis un statut de « peuples associés »...

Le panneau des Juges Intègres


Reste à s’interroger sur le seul vrai délit, au sens pénal du mot, dont s’accuse Clamence, et qui, nous semble-t-il, s’accorde plutôt mal avec sa confession, où aucune de ses fautes ne peut être prouvée, encore moins punie, puisque ces fautes ne sont attestées que par lui, et qu’il est « bien difficile de démêler le vrai du faux dans ce que je raconte [28]. » Mais il s’agit du recel d’un tableau volé, depuis plus de vingt ans, à la cathédrale Saint-Bavon, « un des panneaux du fameux retable de Van Eyck, l’Agneau Mystique ». C’est le panneau des « Juges Intègres », que Clamence va montrer à tous les visiteurs qu’il amène dans sa chambre : « J’espère toujours, en effet, que mon interlocuteur sera policier et qu’il m’arrêtera pour le vol des Juges Intègres. Pour le reste, n’est-ce pas, personne ne peut m’arrêter. Mais quant à ce vol, il tombe sous le coup de la loi et j’ai tout arrangé pour me rendre complice ; je recèle ce tableau et le montre à qui veut le voir. Vous m’arrêteriez donc, ce serait un bon début. Peut-être s’occuperait-on ensuite du reste, on me décapiterait, par exemple, et je n’aurais plus peur de mourir, je serais sauvé. Au-dessus du peuple assemblé, vous élèveriez alors ma tête encore fraîche, pour qu’ils s’y reconnaissent et qu’à nouveau je les domine, exemplaire. Tout serait consommé, j’aurais achevé, ni vu ni connu, ma carrière de faux prophète qui crie dans le désert et refuse d’en sortir [29]. »
Fantasme incohérent : dans l’Europe du vingtième siècle, on ne décapite pas les receleurs de tableaux, fussent-ils affublés du nom de Jean-Baptiste, comme le père de Sartre, et comme Sartre lui-même, dans un libelle de Céline, où « Jean-Baptiste Sartre » est présenté comme « l’agité du bocal ». On décapite encore, mais pour d’autres motifs, comme le crime expié dans le neuvième cercle de l’enfer, tel que le décrit la Divine Comédie : le crime de trahison, qui peut seul expliquer ce dernier épisode. Si on le prend à la lettre, ou au « premier degré », il est invraisemblable, et ne rappelle rien de ce qu’on peut savoir sur Sartre, sur Camus, ou sur d’autres intellectuels engagés. Mieux vaut se rappeler la « trahison des clercs », définie par Benda, même si la trahison, pendant la guerre froide, et les guerres coloniales, pouvait être motivée par des intentions nobles, comme le savait Camus, familier des Tragiques, pour qui, nous l’avons vu, « Antigone a raison, mais Créon n’a pas tort ». C’est bien de trahison qu’on accusait tous ceux qui aidaient le FLN, et qu’on appellera des « porteurs de valise » – quelque temps après la rédaction de La Chute, écrite avant que le réseau Jeanson se soit formé... Nous n’irons pas plus loin, pour éviter des hypothèses anachroniques, mais la prise de position des Temps Modernes, et celle de Jeanson dans L’Algérie hors la loi, pouvaient se comparer, dans l’esprit de Camus, aux louches tractations que Clamence menait au Mexico-City. Sartre n’avait pas tort de soutenir la lutte du FLN pour l’indépendance algérienne, mais avait-il raison de soutenir sans nuances l’action d’un mouvement qui luttait aussi pour le monopole du pouvoir, et n’offrait aucun autre choix que « la valise ou le cercueil », à des « Français » qui n’étaient pas de « gros colons » et qui, comme Camus, se disaient algériens ? Une position que Sartre défendait encore en 1973, dans une interview au magazine Actuel : « La révolution implique la violence et l’existence d’un parti plus radical qui s’impose au détriment d’autres groupes plus conciliants. Conçoit-on l’indépendance de l’Algérie sans l’élimination du MNA par le FLN ? Et comment reprocher sa violence au FLN quotidiennement confronté pendant des années à la répression de l’armée française, à ses tortures et à ses massacres ? Il est inévitable que le parti révolutionnaire en vienne à frapper également certains de ses membres. Je crois qu’il y a là une nécessité historique à laquelle nous ne pouvons rien. » Castoriadis observe, après avoir cité cette interview de Sartre, que ses sophismes sont purement staliniens : « parce que l’armée française exerce la répression, les révolutionnaires doivent s’exterminer les uns les autres ; mais que disaient d’autre les avocats de Staline, lorsqu’ils invoquaient le danger nazi pour justifier les procès de Moscou ? » (L’expérience du mouvement ouvrier, tome 1, 1974, p. 248).

NOTES

[1France-Observateur, 7 janvier 1960, repris dans Situations IV. Le mot « brouille » apparaît déjà dans l’article de 1952, Réponse à Albert Camus, Les Temps Modernes, n° 82, août 1952 (nous citerons TM), p. 334 : « ...l’amitié, elle aussi, tend à devenir totalitaire ; il faut l’accord en tout ou la brouille et les sans-parti eux-mêmes se comportent en militants de partis imaginaires. » (repris, également, dans Situations IV)

[2Témoignage d’Olivier Todd, dans son livre « Albert Camus, une vie », p. 880 et 1128, dans l’édition de poche, collection « folio ».

[3On lit dans la Vulgate (Isaïe, 40, 3 ; Matthieu, 3,3 et Jean, 1, 23) : vox clamantis in deserto, la voix de celui qui crie dans le désert, mais Camus a formé le nom de Clamence à partir du nominatif, vox clamans in deserto, la voix qui crie dans le désert...

[4Interview dans Le Monde, 31 août 1956, reprise dans les notes de Théâtre, récits, nouvelles (Pléiade, 1956, que nous citerons désormais TRN), p. 1881 et 2011.

[5TM, p. 329 (Camus) et 353 (Sartre).

[6Todd, p. 790. L’opération « Piédestal » correspond à une phrase de Sartre, TM, p. 335 : « En nous faisant l’honneur d’entrer dans ce numéro des Temps Modernes, vous y amenez avec vous un piédestal portatif. »

[7Todd, p. 794.

[8TRN, p. 1543 : « En philosophie comme en politique, je suis donc pour toute théorie qui refuse l’innocence à l’homme et pour toute pratique qui le traite en coupable. Vous voyez en moi, très cher, un partisan éclairé de la servitude. »

[9TM, p. 329.

[10TM, p. 341. Il s’agit d’un éditorial rédigé par Merleau-Ponty, qui l’a repris plus tard dans Signes, p. 330-343, mais qui, signé « TM », engageait aussi Sartre, qui le répète encore en 1961, dans son article d’hommage à Merleau-Ponty.

[11Signes, p. 332.

[12TRN, p. 1935.

[13TRN, p. 1477.

[14Jean-Jacques Brochier, Albert Camus philosophe pour classes terminales, Paris 1970 et 1979.

[15Jacqueline Lévi-Valensi, Albert Camus, La Chute, Paris 1996.

[16TRN, p. 1480. Il ne s’agit pas d’une recherche formelle, comparable à celles des écrivains qu’on regroupait alors sous l’enseigne du Nouveau Roman : « C’est beaucoup plus simple », déclare Camus lui-même en 1959, « J’y ai utilisé une technique de théâtre (le monologue dramatique et le dialogue implicite) pour décrire un comédien tragique ? J’ai adapté la forme au sujet, voilà tout. » (cité par Lévi-Valensi, op. cit., p. 182).

[17TRN, p. 1484 et 1504.

[18TRN, p. 1484-1485.

[19TRN, p. 2015.

[20TRN, p. 1479.

[21TRN, p. 1526-1527.

[22Cf. Les mots et autres écrits autobiographiques, Paris, 2010, p. 294, et surtout la note de Juliette Simont, p. 1420.

[23TRN, p. 1705.

[24TRN, p. 1480.

[25TRN, p. 1532-1533.

[26TRN, p. 1481.

[27TRN, p. 1483.

[28TRN, p. 1537.

[29TRN, p. 1550-1551.