Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Bernard Andrieu

La fin du fair-play ? Du « self-goverment » à la justice sportive

Texte publié le 3 août 2011

Y a-t-il une moralité intrinsèque du sport (et du jeu) ? Autoréalisatrice ? Ou bien le respect de l’esprit du jeu ne peut-il être obtenu que par la contrainte externe ? Transposons : l’obligation de donner émerge-t-elle d’elle-même, et spontanément, ou bien ne peut-il exister de don, in fine, que comme résultante d’une obligation externe au sujet ? Les Maussiens mesureront tout l’intérêt de la question. A.C.

« Le geste de Zidane ignore les catégories esthétique du beau et du sublime,
il se situe au-delà des catégories morales du bien et du mal,
sa valeur, sa force et sa substance ne tiennent qu’à leur adéquation
irréductible à l’instant précis du temps où il est survenu
 »
J.P. Toussaint, 2006, La mélancolie de Zidane.

Le fair play (Simon, 2004, 6) est une attitude normalisée dans la conduite du corps et de l’esprit dans la pratique. Cesystème de normes morales (Loland, ed., 2001) implique un engagement éthique volontaire,mais l’éducation sportive (Lumpkin et al., 1999) s’est emparée de cette notion pour la faire incorporer dans l’habitus. Les valeurs sont elles incorporées (Simon, 2004, 234) chez le pratiquant dans sa maitrise technique et dans son rayonnement ? Issu selon Allen Gutmann de l’exaltation des règles sociales du libéralisme bourgeois, le fair-play serait un mode de conservation de la structure sociale en apprenant aux enfants à respecter les règles sociales qui favorisent leur classe « par l’adhésion » (Gutmann, 1978, 101).

Self-goverment ou permissivité de classe ?

L’origine du fair play dans l’idéologie anglaise (Mangan, 1981 ; 1988) et dans le culte de l’amateurisme (Holt, 1992 ; Allison, 2001) s’inscrit dans la pratique collégiale du rugby mais dans la pratique libre du cricket notamment chez John Moberly (1866) et Georges Ridding (1884) (Gillmeister, 1993) à Winchester. Au collège de Rugby, les élèves s’adonnent à un football désordonné et violent, qualifié de footballrugby, qui bientôt pérennise ses propres règles. Homme d’église et directeur du collège de Rugby de 1828 à 1842, Thomas Arnold (1795-1842) tolère la pratique auto-organisée de ce jeu par les étudiants sur le Bigside. Ces jeux collectifs de plein air constituent un moyen efficace de selfgovernment des élèves et de restauration de son autorité. Thomas Arnold précise : « Je préfère que mes élèves jouent vigoureusement au football plutôt qu’ils emploient leurs moments de loisirs à boire, se saouler ou se battre dans les tavernes de la ville. Le sport est un antidote de l’immoralité et une cure contre l’indiscipline. ». Comme le fait remarquer Christian Pociello en attribuant au seul Arnold la réforme de la coopération des élèves et dans le maintien de la discipline, l’idéologie coubertienne maintient le fair-play dans tolérance et une permissivité de classe cherchant à contrôler, faute de pouvoir dans l’affrontement coercitif (Pociello, 1977, 44).
Le terme de christianisme musculaire apparaît dans les années 1850 dans les romans Charles Kingsley (1819-1875) et Thomas Hughes (1822-1896). Les méthodes du révérend ont été décrites dès 1856 par Thomas Hughes Tom Brown’s Schooldays qui est un roman en grande partie autobiographique dans lequel l’auteur rend hommage aux méthodes éducatives du directeur du Collège de Rugby, le révérend Thomas Arnold. De longs passages sont consacrés à la description de matchs de ce nouveau sport que l’on nomme encore le Football-Rugby. Sous le couvert d’une rigueur corporelle un ensemble de valeurs (Mathisen, 1994) doivent être incorporée dans un christianisme musculaire (Starkweather, 2010) [1] et musclé présent dans toute la littérature d’aventure et sportive de l’époque : loyauté, intégrité, obéissance, magnanimité dans la victoire et dignité dans la défaite et fair play. Le corps sain (Eisen, 1975 ; Haley, 1978), contre la masturbation et l’homosexualité (Harrington, 1971 ; Dobre-Laza 2003), s’inscrit dans une lecture théologique de l’activité physique mais aussi sous l’influence du British Young Men’s Christian Association (YMCA) créé à Londres en 1844 par George Williams (Dobbs, 1973, 89).
La culture du muscle rend « possible d’atteindre plus profondément la totalité de l’individu »(Andrieu, 1984, 4). Georges Hebert, dans son ouvrage La culture virile et les devoirs physiques de l’officier combattant, précise qu’ « il n’y a que les forts physiquement et virilement qui rendent de vrais services »(Hebert, 1913, XIV). La force (Defrance, 1978 ; Andrieu, 1986 ; Arnaud, 1991 ; Corbin, Courtine, Vigarello eds., 2011) est comprise à la fois comme fortification du corps et de l’esprit et comme une virilisation de l’énergie dans le cadre militaire de l’éducation physique. En 1890 Fernand Lagrange (1846-1909) défend cette hygiène du plein air au nom d’une « éducation respiratoire » (Lagrange, 1888, 93) qui devrait, dans une Physiologie des exercices du corps, faire partie de l’enseignement obligatoire. L’auto-intoxication, qui peut aller jusqu’à « l’autophagie et l’épuisement » (Lagrange, 1888,153) par l’acide carbonique, implique que le besoin de respirer puisse rencontrer un milieu défavorable et surtout une absence d’exercice : l’insolation, en empêchant l’homme de « se défaire de sa chaleur intérieure » (Lagrange, 1888, 137), comme le travail maintient le corps dans un miasme nauséeux. La force musculaire ne suffit pas pour être bien portant. Le travail des muscles amène « la soif de l’air » (Lagrange, 1888, 44) qui pousse chacun à introduire dans sa poitrine une grande quantité d’oxygène. Seule la vivification du sang par l’exercice à l’air libre, et non dans un air confiné, peut apporter un bien être. Produire des athlètes ce n’est pas forcément être bien portant : « le manque d’air pur » (Lagrange, 1888, 91), joint à une sédentarité excessive, nuit à l’acquisition d’une santé robuste sauf par les promenades et exercice « au grand air » (Lagrange, 1888, 237). Il est désormais établi que les exercices du corps (Couvreur, 1890, 265) doivent être les plus naturels à l’homme, comme la marche, la course et le saut là où la lutte, la lutte et la natation ont un caractère plus artificiel. Force, santé, hygiène et beauté sont des modes incorporations de l’éthique en transformant les mentalités et les attitudes.

Internalisme ou externalisme de la règle

Les valeurs comme le fair play, font-elles partie du sport lui-même ou sont-elles (devenues) extrinsèques à la pratique ? Dans une lecture internaliste, le fair play (Simon, 2000) est pour Hans-Jürgen Heringer(1939-) [2] une des “intrinsic morals of sports” le liant ainsi à la situation particulière produite par la pratique, sinon par la compétition sportive comme Hans Lenk(1935-) l’indique avec le terme de « contest fair¬ness” or “competition fairness” (Lenk, 1985). Mais les universalistes estiment aussi, et Lenk lui-même d’ailleurs, que la pratique sportive implique une obligation sociale de justice ou d’injustice au pratiquant dont le fair-play est la règle transcendant tous types de compétitions. Jürgen Schwier (1996) estime que la règle du fair play est plus ou moins directement reconnue comme morale dans la société car elle est strictement reliée à la pratique.
Le fair play est-il une valeur spécifique au sport ou appartient-il au fairness comme obligation sociale, le sport n’étant qu’un domaine particulier dans une morale plus universelle. Pour les universalistes comme H. de Mareés le contexte sportif est secondaire car « l’éthique sportive est une forme d’action responsable en accord avec les normes éthiques » (De Mareés, 1982, 165). Pour O. Grupe le principe de justice doit servir de guide à l’action sportive (Grupe, 1997, 228).
Sa codification en règlement légal est déjà un échec révélant un manque de fair-play (un-fair-play) : l’arbitrage en s’externalisant du champ de jeu aura indiqué combien l’auto-évaluation ne pouvait garantir à elle-seule une objectivité sur le terrain ; les joueurs n’avaient pas suffisamment internalisés les règles pour manifester dans leur corps un mode de régulation de la règle sur l’intensité de leur action. Au contraire pour Robert Butcher et Angela Schneider, le fair play est le respect pour le jeu qui est fondé « dans l’activité elle-même » comme un concept « conceptuellement cohérent » (Butcher, Schneider, 1998, 22). Cet internalisme suppose que les raisons intrinsèques définiraient des « motivations internes » (Butcher, Schneider, 1998, 45) suffisantes pour jouer.

Méta-éthique ou éducation morale

Si le fair-play est la première valeur de l’éthique sportive qui est mise en avant dans tous les sports, est-ce en raison de son universalité ou de son efficacité ? Car le fair-play ne cesse d’être transgressé comme règle implicite du jeu sportif dès lors que l’enjeu compétitif prend le pas sur l’aspect ludique de l’engagement corporel. Le fair-play est une règle implicite de respect des règles, de l’adversaire et des résultats du jeu. Elle occupe une fonction transcendantale en fixant les conditions sans lesquelles la pratique ne pourrait avoir lieu. Le fait play est pour Peter McIntosh en 1979 une méta-éthique (McInstosh, 1979, 4) en accordant « au fair play une place intrinsèque à l’éducation morale dans le sport et l’éducation physique » : car issu du christianisme musculaire, le fair play est un « entrainement au comportement moral sur le terrain de jeu qui transférable à l’ensemble du monde » (McInstosh, 1979, 27).
Selon McIntosch deux théories s’opposent : d’une part celle intuitionniste selon laquelle « that a contract with the governing body or even with his opponents to play the rules . . . is a self-evident obligation, but that the rules themselves are not moral rules” (McInstosh, 1979, 67) mais cela supposerait que l’examen moral suffirait à la réalisation du fair play ; d’autre part la thèse utilitariste “for all its attractiveness rule-utilitarianism stops just short of giving a complete and sufficient explanation of fair play" (McInstosh, 1979, 101), les conséquences bonnes ou mauvaises de l’action, la réduction à ce qui est socialement acceptable pour être soi-même acceptée dans la société, les sources variables du bonheur… autant de cadres qui rendent nécessaires le fair-play pour développer une attitude de respect raisonnable des règles. Le fair-play indique

(1) Action X is required in order to conform to the standard which people generally accept
(statement of sociological fact).
(2) I have a feeling that I ought to do X (statement of psychological fact).
(3) I ought to do X (value judgment) (McInstosh, 1979, 119)<

Pour McInstosh, l’autoréflexivité morale du jugement de valeur (3) devrait suffire pour garantir dans l’action corporelle le fair-play même si (1) et (2) sont des injonctions comportementales susceptibles d’obligation plutôt que d’adhésion morale du sujet. Si le sujet agit par prudence pour se conformer à une injonction ou par moralité par adhésion à la vertu de Bien le fair-play n’aura pas la même signification s’il ne devait être qu’un entrainement social à la sociabilité ou un principe de l’éducation morale. Car du point de vue du pratiquant, jamais isolé du groupe social, le fair-play n’est plus seulement une valeur abstraite et universelle mais confronté aux réactions des autres. Ainsi l’obéissance aux règles du fair-play est une préparation à la bonne conduite sociale, un entrainement mais aussi une incorporation régulière.
Cette continuité entre sport et société place l’éducation morale comme un principe dont le fair-play devrait être le fer de lance dès l’enfance. La rationalité de ces exercices utilise la pratique physique pour une éducation morale et non pour un simple entrainement social. En assimilant le fair-play à une socialisation, la dénonciation de l’idéologie du conditionnement a pu s’établir en ignorant la portée morale de l’éducation physique. McInstosh voudrait faire du fair-play le moyen d’abandonner la critique idéologique de la normalisation pour décrire la constitution morale du sujet. Le fair play dans l’universalité de sa valeur ne doit pas nous faire oublier le caractère bienfaiteur, pour avoir une bonne vie, de ses principes. Ce lien entre intérêt pratique et éducation morale trouve dans le fair play.
En 1994 dans leur manuel à l’usage des éducateurs et étudiants en sport Angela Lumpkin, Sharon Kay Stoll et Jennifer M. Beller Sports Ethics : Applications for Fair Play, reprennent dès le premier chapitre cette question du raisonnement moral dans le sport : refusant l’analyse méta-éthique, ce raisonnement doit se fonder sur l’impartialité, sur la consistance et la réflexion des valeurs morales de celles non-morales et immorales qui ne tiennent pas compte des effets sur autrui de nos actions. Il conviendrait d’ajouter ci celles qui portent atteintes à notre dignité et à notre intégrité morale, psychologique ou physique comme la dépendance, l’adduction, le dopage ou la corruption. Seules quatre valeurs préparent au fair-play, la justice, l’honnêteté, la responsabilité et bienfaisance (Lumpkin, Stoll et Beller, 1994, 21) malgré les dilemmes de la compétition sportive qui proposent d’atteindre le but, gagner à n’importe quel prix, sans ces quatre valeurs qui produisent le fair-play.

Habitus ou beau geste ?

Le fair play est un habitus anglais acquis par l’éducation stricte des collèges à partir d’une règle de contrôle de soi, de retenue et de distanciation : la raison doit primer sur l’émotion, l’analyse du geste est jugé à l’aune de sa valeur morale ; ainsi gagner à n’importe quel prix n’a pas de sens pour Wilander dès lors qu’un doute est soulevé par l’incertitude d’une balle jugée par son adversaire hors jeu alors même qu’elle le qualifiait pour la finale de Rolland Garros ? L’esprit du sport domine ici le corps du sportif dans un dualisme principe/acte. Dans son article de 1988 republié en 2000, Debra Shogun (1999) discute la distinction entre légalité et moralité dans le sport car il y a trois types de règles dans le sport : les règles descriptives qui ont trait aux conditions techniques (dimensions, calcul, finalités du jeu), les règles prescriptives qui identifie les actions qu’un sportif pratiquant telle discipline doit faire et ne doit pas accomplir (la faute y trouve son cadre réglementaire) sont souvent transgressées pour des raisons tactiques ; enfin des règles neutres qui s’imposent à tous dans la structuration de l’activité. La confusion entre ces trois règles produit des situations d’abus (Brackenridge, 1994).
La figure du Sportman ou Sportwoman représente cet idéal type d’une morale incorporée dans l’attitude par le moyen d’un bain culturel constant en dehors de la compétition sportive. Le sport-man est très proches des termes anglais de « gentleman » et d’ « amateur ». Pour James W. Keating le sport-man s’oppose au compétiteur en pratiquant l’activité par « pleasant diversion, amusement, joy »(Keating, 1995, 147) : le plaisir doit y être au fondement. Le fair play y est alors un concept positif. Le sportman pratique le sport comme une activité culturelle qui enrichit la société et l’amitié entre les nations, à condition d’être pratiqué loyalement. Le sportman est une vertu qui permet une interaction sociale toujours source de plaisir, de bien-être et de santé. Si le fair-play est une façon d’être (Borotra, 1985).

Selon William J. Morgan (1994) le fair-play relève d’une logique de gratuité par laquelle l’échange est inégal et la valeur est seulement immatérielle. L’acte gratuit de remettre une balle gagnante (Wilander) qualificative de finale à Roland Garros ou de rejouer un match gagné contre les règles (Arsène Wenger) est la manifestation que le gain est secondaire par rapport à l’esprit du jeu. Le beau geste définit une esthétique du sport comme beauté formelle de la valeur morale en dehors de toute référence au gain ou à la perte. La recherche sensorielle du beau geste définit une aesthésique, plus qu’une esthétique en développant une culture de l’impression du sportif qui est devenu un « mode gestionnaire de son économie pulsionnelle » (Birouste, 1981, 181). La finalité sportive doit-elle rechercher la fin sportive comme exploit extrême et final ou « la maitrise d’un style »(Baudry, 1991, 33) ?
Une attitude un-fair comme la main de Dieu (Tamburini, 2000) de Maradona lors de la coupe du monde en 1986 posait déjà la question de l’intention volontaire de briser les règles. Cette capacité de reconnaître ses propres fautes par une conscience corporelle toujours réflexive dans l’action sportive aurait pu faire de Thierry Henry un héros du fair play, s’il avait renoncé à son but qualificatif pour la Coupe du Monde malgré les enjeux financiers, symboliques et sportifs. Dans un premier moment ce fut sans doute un geste reflexe et involontaire lié à la motricité du joueur. Mais après cette circonstance de jeu il devient un geste volontaire car la main de Thierry Henry ramène la balle dans l’axe de son corps. Il a dans ce second moment conscience de ce qu’il fait. A ce moment là il a conscience qu’il triche. En tant que sujet moral il aurait du s’arrêter si la règle du fair-play avait été suffisamment intériorisée pour rendre impossible en lui la légitimité de cette action.
La déloyauté (Mouret, 1975 ; Sabatier, 1993) technique, comme lorsque que Laurent Fignon(2009) refuse de porter plainte après sa défaite pour cinq secondes dans le Tour de France contre Greg Lemond lequel a utilisé dans le dernier contre la montre un cadre profilé, matériel non homologué, est comprise comme une tricherie ou un dopage technologique : l’inéquité du dopage introduit une inégalité cachée recouvrant l’inégalité physique.

Quelle justice par le sport ?

Le fairness (Heringer, 1993), justice sportive, selon Sigmund Loland, est le résultat de la théorie de la justice formulée par John Rawl en 1971 selon laquelle la coopération mutuelle avec les autres implique un accord commun sur des règles qui viennent restreindre leur liberté de manière suffisamment nécessaire pour que les avantages soit supérieur aux inconvénients. A la différence du fair play qui est une règle incorporée par l’éducation corporelle, le fairness est un engagement coopératif à suivre des obligations individuelles et inter-individuelles. Les règles sont : « - not disadvantaging others ; being unbiased, impartial or neutral on our treatment of others ; - sharing burdens and benefits equally or maintaining a proper proportion between benefit and contribution ; - treating equal or similar cases equally or similarly ; - adhering to the rules ; - treating others with the concern and respect they deserve”(Loland, 2009, 116). Le progrès conceptuel du fairness sur le fair play est de poser la communauté de jeu comme le terrain d’une négociation et d’un accord sur des règles là où seule la rectitude et l’intégrité individuelle pouvaient garantir l’exercice du fair play.
Face à la crise suscitée par l’individualisme des intérêts et l’hédonisme du bien être, par lesquels chacun croit pouvoir se satisfaire d’abord de la situation de jeu à son profit sans toujours penser en terme kantien aux conséquences universelles de ses actes, le fairness (Pawlemka, 2005) voudrait réintroduire l’altérité au cœur de l’éthique sportive. Ainsi l’auto-arbitrage des playgrouds de street-ball est, selon Pascal Duret, le retour d’une justice sans intermédiaire par les pratiquants-eux-mêmes dans « un moment de l’histoire des activités physiques où la transgression de l’éthique des sports traditionnels a tellement été répétée » (Duret, 1999, 108).
Mais, comme le souligne Loland, la pétition de principe kantienne d’un impératif catégorique, même très socialisé par l’accord avec les autres de la communauté sportive, rencontre un certain nombre d’obstacles : l’inégalité dans les conditions climatiques celle des circonstances de la compétition avec d’autres personnes imprévisibles peuvent être diminué par la « standardisation des stades »(Loland, 2009, 119), mais ne les feront jamais disparaître. L’inégalité liée aux personnes dans leurs capacités motrices par exemple ou le degré d’explosivité de leur force musculaire trouvent dans la nature : les prédispositions génétiques des corps, dans un contexte de génie génétique qui altère désormais l’équité et l’éthique (Murray, Maschke, & Wasunna, 2009), sont redoublées par des systèmes techno-économiques
Ce critère de la loyauté garantit non seulement une justice morale mais une équité dans la reconnaissance de l’autre comme un pair dans le jeu. Gagner de manière déloyale procure un gain sans gloire, en profitant par exemple de ce qui est appelé aujourd’hui un incident de course comme l’accélération d’Alberto Contador après le saut de chaîne d’Andy Schlek dans le Tour de France 2010 là où la tradition arrête pour attendre le champion défaillant ou passe un bidon comme Coppi à Bartali sur L’Izoard. Le sport est également considéré comme une activité qui, exercée de manière loyale, permet à l’individu de mieux se connaître, de s’exprimer, de s’accomplir ; de s’épanouir, d’acquérir un savoir-faire et de faire la démonstration de ses capacités.
Le fair-play développe un rapport à soi, ce que Robert L . Simon appelle « competition with one-self » : “« Competition with self » suggests that athletes play against ghostly images of their earlier selves…It is less paradoxical to speak of individuals as striving for self development or self-improvement, not for self competition”(Simon, 2004, 28). Plutôt qu’une lutte contre les autres, le fair-play est une technique de connaissance de soi en approfondissant, non pas la soumission à la règle, mais le rapport conventionnel à la règle : le fair play n’est pas une obligation externe de se rendre conforme à la règle mais une épreuve incorporée en soi pour se dégager de l’excès du jeu qu’est la passion. L’aspect ludique du jeu doit primer sur son résultat.

Des campagnes de prévention ou d’éducation ?

Le sport est une convention, un jeu de rôle dans lequel le corps peut être pris au jeu au point, par l’intensité des contacts et des émotions engagées, de perdre le sens ludique du jeu (Huizinga, 1938) et de l’esprit du sport (Vigarello, 2004) par la lettre d’une faute, d’une erreur ou d’une victoire. Mais la dégradation du sport, selon le sociologue Christopher Lasch, trouve dans « la rage nationaliste »( Lasch, 1977, 369) une des raisons de la perte de lucidité du jeu. Pour préserver l’esprit du sport, un équilibre entre la lettre et l’esprit est mis en avant par les codes éthiques à travers des campagnes promotionnelles (Marivoet, 1992).
Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, en vertu de l’Article 15.b du Statut du Conseil de l’Europe (2001), prône que « qui joue loyalement est toujours gagnant (fair play, the Winning Way) ». Les objectifs sont éloquents de l’utilisation du fair-play comme cheval de Troie pour amener dans le concept un ensemble de pratiques positives et négatives dans une axiologie :

Le fair play est même devenu, tant il est devenu extérieur aux pratiques, un prix pour récompenser par un système d’attribution de points. Le prix du fair play UEFA est un classement des associations européennes, établi par l’UEFA sur la base du comportement des clubs et des équipes nationales de chaque association lors des matchs de toutes les compétitions de l’UEFA entre le 1er mai et le 30 avril. Le respect de l’arbitre, le jeu actif qui est attrayant pour les spectateurs, le respect de l’adversaire, le nombre de cartons rouge et jaunes trouvent dans la manière de jouer des critères positifs (tactique offensive plutôt que défensive, accélérer le jeu, ne pas perdre de temps, s’efforcer de marquer un but supplémentaire) et des critères négatifs (ralentir le jeu, gaspiller du temps, tactique fondée sur le jeu dur, simulation).
En septembre 2009, le Comité exécutif de l’UEFA a approuvé à l’unanimité le concept de fair-play financier pour le bien-être du jeu. Ce concept a également été soutenu par la famille du football dans son ensemble. Le fair-play est devenu désormais financier (Dermit-Richard, 2010), déplaçant ainsi l’éthique de la compétition à son financement. L’objectif principal du concept de fair-play financier est de tendre vers plus d’équité financière dans les compétitions européennes et vers plus de stabilité à long terme des clubs européen. Ses principaux objectifs sont les suivants :

Chaque année, la Fédération Internationale de Football Association (FIFA) renouvelle elle aussi ses journées du fair-play. Parmi les personnes invitées à s’exprimer sur le fair-play du 5 au 9 septembre 2009. Roda Antar, Alain Giresse, Miroslav Klose, Joseph Blatter, et Raymond Domenech. Le sélectionneur français avait alors déclaré, avant la main de Thierry Henri : « Le fair-play est la plus belle valeur. Elle implique dès le départ que la pratique du football, à quelques niveaux que ce soit, se déroule dans le respect. Celui de l’adversaire, des partenaires, de l’arbitre, des spectateurs, et donc de soi-même. Cette notion est indispensable au football ». La campagne du fair-play de la FIFA, intitulée « Mon jeu est fair-play », ne manque jamais de souligner le rôle particulièrement important du fair-play dans le football et la nécessité de le promouvoir - notamment auprès des enfants et des adolescents : « Les enfants et les adolescents ont besoin de valeurs solides telles que la solidarité, la tolérance, le respect et la discipline, des valeurs que nous défendons et que nous véhiculons dans notre sport. Le football est une école de la vie », explique Joseph S. Blatter : « Il ne nous apprend pas seulement à célébrer ensemble des victoires, mais il nous apprend aussi à perdre ».

Conclusion

Le défaut de socialisation par la seule reproduction de classe dominante est désormais patent, ce qui pose, comme nous l’avons démontré, la question de la fin du fair-play, devenu une valeur refuge. Huizinga pouvait encore espérer en 1938 dans Homo Ludens : A Study of the Play-Element in Culture que le jeu puisse se réaliser à l’intérieur des limites de temps et d’espaces selon des règles fixées et de manière méthodique »(Huizinga, 1988, 32). Mais le recours à la justice sportive afin de régler par un jugement arbitral plutôt que par une autorégulation de manque de fair-play signe l’externalisation, sans doute décorporée, de la loi.

Bernard Andrieu est philosophe.
Faculté du sport UHP Nancy Université.
EA 4360 APEMAC/ EPSaMetz & USR 3261 MSH Lorraine.
Associé à l’UMR 6578 CNRS.
bernard.andrieu@staps.uhp-nancy.fr->mailto:bernard.andrieu@staps.uhp-nancy.fr

Références

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NOTES

[1« Throughout the entirety of this study, I root my examination in the textual analysis of literary texts Victorian and early Twentieth Century British Literature. Each chapter focuses on a particular author or set of authors : chapter 1, J.K. Rowling, chapter 2, William Makepeace Thackeray ; chapters 3 and 4, Thomas Hughes ; chapter 5, Charles Dickens : chapter 6, Ford Madox Ford ; chapter 7, Siegfried Sassoon ; chapter 8, Edgar Rice Burroughs and Jack London ».

[2Nous suivons ici l‘analyse réalisée par Claudia Pawlenka, 2005, The Idea of fairness : A General Ethical Concept or One Particular to Sports Ethics, Journal of Philosophy of Sport, XXXII, 49-64.
Heringer, H.J. “Fairneß und Moral.” In Fairneß und Fair play, V. Gerhardt and M. Lämmer (Eds.). St. Augustin, Germany : Academia, 1993, pp. 55-67.

[3Conseil de l’Europe : Recommandation N° R (92) 14 Fev. du comité des ministres aux états membres sur le code d’éthique sportive révisé (adoptée par le Comité des Ministres le 24 septembre 1992 lors de la 480e réunion des Délégués des Ministres et révisée lors de la 752e réunion le 16 mai 2001).

[4http://fr.uefa.com