Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Jean-Louis Prat

La démocratie : utopie ou projet ?

Texte publié le 13 avril 2011

Après « Quelle démocratie ? », publié dans nos colonnes le 18 novembre 2010 (http://www.journaldumauss.net/spip.php?article732), et dont le fil conducteur était fourni par l’opposition entre le passé (démocratie athénienne) et le présent (démocratie moderne), Jean-Louis Prat nous livre une nouvelle réflexion sur la démocratie. Selon ses propres termes, la référence principale en est « le futur : illusoire et fantasmé dans le cas de l’utopie, enraciné dans la réalité présente dans le cas du projet, où il ne s’agit pas d’attendre l’apocalypse, mais de prendre appui sur les possibilités offertes par la réalité présente pour donner corps à des aspirations qui peuvent remonter à un passé plus ou moins éloigné ».

La démocratie est-elle une utopie, un rêve nostalgique, ou un projet d’avenir ? Ces questions n’ont de sens que si l’on s’interroge sur la réalité d’une démocratie qui est censée être, ici et maintenant, le régime politique des sociétés modernes dans lesquelles nous vivons : « La France est une république démocratique, laïque et sociale », déclare la Constitution française, qui reprend à son compte la formule de Lincoln, « le gouvernement du peuple, par le peuple, et pour le peuple » [Abraham Lincoln, discours de Gettysburg, en 1863 : « The government of the people, by the people, for the people, shall not perish from the earth »]. Belle phrase, qui est pourtant démentie par la pratique quotidienne des pouvoirs qui s’en réclament, et qui sont couramment nommés démocratiques, du moment que les dirigeants sont élus, et tirent leur pouvoir d’élections régulières, qui les habilitent à parler et à gouverner au nom du peuple. Même si, assez souvent, les suffrages exprimés sont moins nombreux que la moitié des électeurs : ceux qui s’abstiennent sont-ils de mauvais citoyens, qui s’excluent eux-mêmes du peuple, ou bien expriment-ils leur refus de choisir entre des candidats qu’ils jugent interchangeables, comme « bonnet blanc » et « blanc bonnet » ? Quels que soient les mobiles qui motivent l’abstention, que reste-t-il de la démocratie quand le peuple est absent ?
Rappelons que Rousseau, dans le Contrat social [livre III, chapitre IV], déclare qu’au sens propre du mot « il n’a jamais existé de véritable démocratie, et il n’en existera jamais. Il est contre l’ordre naturel que le grand nombre gouverne et que le petit soit gouverné. On ne peut imaginer que le peuple reste incessamment assemblé pour vaquer aux affaires publiques, et l’on voit aisément qu’il ne saurait établir pour cela des commissions sans que la forme de l’administration change » - avant d’énoncer une formule célèbre, souvent citée à contresens, comme si Rousseau était un antidémocrate : « S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes. » Cette formule nous étonne, parce que nous ne donnons pas un sens aussi précis au mot « gouvernement » : nous croyons être démocrates, et vivre dans un régime démocratique, si nous sommes gouvernés par des représentants à qui nous donnons le droit de nous gouverner. La pensée de Rousseau peut être mieux comprise si on sait qu’il établit une distinction entre le pouvoir souverain, qui appartient au peuple, et les fonctions gouvernementales, qui peuvent être déléguées, comme elles l’étaient dans les républiques de l’Antiquité grecque et romaine, à des magistrats qui pouvaient être élus ou désignés par le sort. Athènes, par exemple, élisait des stratèges, mais les autres magistratures étaient tirées au sort, qui est, selon Aristote, la procédure la plus démocratique, alors que l’élection est aristocratique, puisqu’elle a pour objet de choisir les meilleurs (aristoi), les plus capables, ou les plus compétents. Athènes n’est donc pas une démocratie pure, mais une forme de gouvernement « mixte », la Politeia tôn Athènaiôn, ce qui peut se traduire par « Constitution des Athéniens » ou « République des Athéniens » [ou Athènaiôn politeia, c’est le titre de deux ouvrages, dont l’un est issu de l’école d’Aristote, et l’autre, plus ancien, a longtemps été attribué à Xénophon, qui n’en est pas l’auteur : entre autres traductions, il figure dans un livre de Luciano Canfora, La démocratie comme violence, Desjonquères, 1989].
Mais dans cette Constitution, il ne s’agit pas de représentants, il s’agit de magistrats, dont les attributions correspondent à ce que les Modernes appellent pouvoir exécutif, et pouvoir judiciaire. Quant au pouvoir législatif, il reste inséparable du pouvoir souverain, et ne peut être délégué à des assemblées parlementaires, telles qu’elles sont apparues dans l’Europe moderne : « La souveraineté ne peut être représentée par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point ; elle est la même, ou elle est autre ; il n’y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi. Le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement : sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde ».
Dans ce chapitre du Contrat social [livre III, chapitre XV], Rousseau rejetait le modèle de « gouvernement libre » qu’avait proposé Montesquieu dans l’Esprit des lois, et qui définissait une monarchie parlementaire, encore une forme de gouvernement « mixte » où « le pouvoir arrête le pouvoir », et où s’impose un équilibre entre l’autorité du monarque, celle des grands seigneurs qui siègent à la Chambre des Lords, et celle des « Communes » où est censé siéger l’élément populaire... Rousseau ne s’attarde pas sur la composition du corps électoral qui élit les « Communes », et dont la masse du peuple était alors exclue : il lui suffit de rappeler que « L’idée des représentants est moderne : elle nous vient du gouvernement féodal, de cet inique et absurde gouvernement dans lequel l’espèce humaine est dégradée, et où le nom d’homme est en déshonneur. Dans les anciennes républiques et même dans les monarchies, jamais le peuple n’eut des représentants ; on ne connaissait pas ce mot-là ».
L’argument n’est pas décisif, parce qu’on peut lui opposer l’expérience des révolutions encore à venir, que Rousseau n’a pas pu connaître, lui qui se référait, comme ses contemporains, à l’histoire des républiques de l’antiquité grecque et romaine, et n’imaginait pas ce qu’allait faire, en Amérique, une révolution qui commence en 1776, deux ans avant sa mort - ni celle qui allait bouleverser la France, à partir du moment où les députés du Tiers-Etat, sortant du rôle que leur assignaient les institutions de l’Ancien régime, vont proclamer qu’ils représentent la Nation... Et nous ne savons pas ce qu’il aurait pensé de l’action d’hommes qui se réclamaient de lui, comme Robespierre et Saint-Just, action qui se fondait sur l’autorité souveraine d’une assemblée élue, la Convention nationale - ce qui est aussi contraire à la pensée de Rousseau que la dictature d’un parti unique, instaurée au cours de la révolution russe, allait contredire la théorie marxiste telle que l’exposait, en 1917, le futur dirigeant de ce parti unique, dans son livre L’Etat et la révolution. Dans ce livre autrefois traité comme un classique, Lénine soutenait que la révolution devait, dès le début, abattre les structures hiérarchiques de l’Etat bourgeois, et mettre en place une autre forme de pouvoir, celle que préfiguraient la Commune de Paris et les Soviets russes formés, depuis 1905, de délégués élus par les « masses » en lutte, et qui restaient révocables à tout moment. Comme l’Etat n’était, dans la pensée marxiste, qu’un instrument de lutte au service d’une classe exploiteuse qui l’emploie pour maintenir sa domination, cette nouvelle forme de pouvoir, au service de la classe prolétarienne, était destinée à dépérir et à s’éteindre, comme un feu sans combustible, dès lors qu’il n’y aurait plus de classe dominante. Reste à se demander si le pouvoir « soviétique », tel qu’il a fonctionné, pendant trois quarts de siècle, était toujours un instrument de la classe ouvrière, s’il était toujours exercé par des délégués élus et révocables, ou s’il représentait une nouvelle classe, dont la domination se perpétuait au moyen de cet « instrument »...

L’utopie révolutionnaire


C’est là ce qui peut nous faire parler d’utopie - quand l’action qui se prétend révolutionnaire produit des résultats qui contredisent les principes qu’elle invoque, et emploie des moyens incompatibles avec les buts qu’elle prétend viser : un révolutionnaire peut admettre que la fin justifie les moyens, encore doit-il veiller à ce que les moyens aboutissent bien au but qui doit les justifier. Comme l’a dit Trotsky, dans un texte qui a retenu l’attention de Merleau-Ponty, l’action est justifiée si elle « mène réellement à la libération des hommes ».
« Serait-ce, ajoute-t-il, que dans la lutte des classes contre le capitalisme tous les moyens sont permis ? Le mensonge, le faux, la trahison, l’assassinat et cætera ? (...) ne sont admissibles et obligatoires que les moyens qui accroissent la cohésion du prolétariat, lui insufflent dans l’âme une haine inextinguible de l’oppression, lui apprennent à mépriser la morale officielle et ses suiveurs démocrates, le pénètrent de la conscience de sa propre mission historique, augmentent son courage et son abnégation. Il découle de là précisément que tous les moyens ne sont point permis. Quand nous disons que la fin justifie les moyens, il en résulte pour nous que la grande fin révolutionnaire repousse, d’entre ses moyens, les procédés et les méthodes indignes qui dressent une partie de la classe ouvrière contre les autres ; ou qui tentent de faire le bonheur des masses sans leur propre concours ; ou qui diminuent la confiance des masses en elles-mêmes et leur organisation en y substituant l’adoration des “chefs”. Par-dessus tout, irréductiblement, la morale révolutionnaire condamne la servilité à l’égard de la bourgeoisie et la hauteur à l’égard des travailleurs, c’est-à-dire un des traits les plus profonds de la mentalité des pédants et des moralistes petits-bourgeois. (...) L’émancipation des ouvriers ne peut être l’oeuvre que des ouvriers eux-mêmes. Il n’y a donc pas de plus grand crime que de tromper les masses, de faire passer des défaites pour des victoires, des amis pour des ennemis, d’acheter des chefs, de fabriquer des légendes, de monter des procès d’imposture, - de faire en un mot ce que font les staliniens. » [Léon Trotsky, Leur morale et la nôtre, cité et commenté par Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique ; sans doute peut-on penser que l’action de Trotsky, d’après ses propres critères, n’a pas toujours été impeccable, mais il nous semble avoir bien posé la question]

Une nostalgie passéiste ?


Revenons au problème soulevé par le Contrat social  : ce qu’il nomme « démocratie » est bien une utopie, c’est-à-dire un régime parfait, tellement parfait qu’il n’a jamais existé, n’existera jamais, et restera toujours en-dehors de l’histoire, mais son évocation de Rome et de la Grèce nous renvoie bien à des précédents historiques de ce qui est, à nos yeux, une démocratie : ébauches imparfaites, dont l’image fort embellie est parvenue jusqu’à Rousseau, à travers une tradition littéraire, répandue dans toute l’Europe depuis les humanistes de la Renaissance, nourris par la lecture d’auteurs comme Plutarque, dont les Vies parallèles ont inspiré la nostalgie chez Montaigne, Shakespeare, Corneille, et tant d’autres classiques qui ont préparé l’esprit du dix-huitième siècle. Nostalgie dont témoigne la phraséologie - pour parler comme Marx - des révolutionnaires français, qui se comparaient eux-mêmes à Caton, à Brutus, ou aux Gracques, et cherchaient dans l’histoire romaine le modèle des institutions et des titres qu’ils donnaient à leurs magistrats : consuls, tribuns et sénateurs, en attendant la dictature qui serait exercée par un nouveau César... Rome est au premier plan, mais l’exemple d’Athènes est parfois invoqué, fût-ce par les lecteurs d’un roman didactique, les Voyages du jeune Anacharsis, qui est justement paru en 1788. Mais cette nostalgie s’est encore nourrie des récits de voyage qui ont mis en scène la figure du « bon sauvage » qui a circulé notamment dans les Essais de Montaigne, les Discours de Rousseau, l’Ingénu de Voltaire, et le dialogue rédigé par Diderot, en Supplément au Voyage de Bougainville. Dans ces ouvrages littéraires, elle a pris la forme d’un mythe, au sens où on peut parler du mythe de Sisyphe, mais le « mythe du bon sauvage » n’est nullement tiré d’une mythologie, en tout cas chez Montaigne, dont l’essai sur les « Cannibales » est fondé sur des témoignages directs qui attestent l’existence de rapports sociaux égalitaires chez les Indiens d’Amérique, à partir d’observations qui anticipent sur celles de Pierre Clastres [La société contre l’Etat, 1973].
Il n’est donc pas étonnant que l’on ait pu se permettre de réduire à une nostalgie « rousseauiste » les positions défendues par Castoriadis, comme l’ont fait, par exemple, les auteurs d’un pamphlet sur « La pensée 68 », Alain Renaut et Luc Ferry : lors d’un colloque sur Mai 68, Luc Ferry attribue à Castoriadis une « analyse quasi rousseauiste » des événements de 1968, alors que, d’après Renaut, son « enthousiasme pour Mai ne peut guère être séparé de sa fascination pour le modèle de la démocratie grecque » [Pouvoirs 1986, p. 88]. Nous ferons donc appel, pour aborder la pensée de Castoriadis, à un texte publié en 1957 dans la revue Socialisme ou barbarie, où il ne parlait guère d’Aristote ou de Thucydide, mais s’inspirait plutôt d’événements tels que la Commune de Paris, la révolution espagnole et la révolte hongroise de 1956.

Le projet démocratique

Castoriadis, alors, était encore loin des thèses philosophiques qu’il développera dans L’institution imaginaire de la société. Le groupe et la revue qu’il animait alors, et que nous traiterions aujourd’hui de « gauchistes », se référaient encore à la pensée de Marx, pour qui le socialisme ne désignait pas la mainmise de l’Etat sur les moyens de production, mais l’autoémancipation de la classe ouvrière, proclamée comme but de la Première Internationale : « L’émancipation des travailleurs doit être l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes », ce qui impliquait une critique du régime – nullement socialiste – instauré en Russie et dans les pays satellites, où la bourgeoisie avait certes disparu, mais où une nouvelle classe dominante, la bureaucratie, perpétuait l’exploitation des travailleurs, sous la forme d’un régime dictatorial.
Pas plus que la démocratie, le socialisme ne s’appliquait à la réalité d’un régime déjà existant, même s’il ne s’agissait pas d’une utopie : suivant une formule de Marx, c’était « le mouvement réel qui détruit la société existante », à travers les luttes des travailleurs exploités.
« Pour que le fonctionnement et les institutions de la société socialiste puissent être dominés par les hommes, au lieu de les dominer, il faut réaliser, pour la première fois dans l’histoire, la démocratie. » : réaliser la démocratie « pour la première fois dans l’histoire », cette première phrase n’exprime aucune nostalgie pour aucun modèle passé... mais elle n’exclut pas que le passé ait quelque chose à nous apprendre.
Le mot « réaliser », c’est-à-dire accomplir, compléter ou achever, nous rappelle l’existence de précédents historiques, ébauches inachevées d’une démocratie qui ne concernait pas encore tous les hommes (et encore moins les femmes), des germes qui ne se sont pas encore épanouis, et ne s’épanouiront que quand tout être humain aura voix au chapitre. L’emploi du mot démocratie va donc nous ramener aux origines lointaines d’une idée que Castoriadis explicite à partir d’une traduction du mot grec, traduction insolite, parce que très littérale, sinon même brutale, excluant tout euphémisme : kratos, ce n’est pas le « gouvernement », c’est la force, la « domination », le pouvoir coercitif par lequel on peut imposer sa volonté ; démos, ce n’est pas le « peuple », c’est-à-dire l’ensemble d’une population qui inclut les riches et les pauvres, la plèbe et la noblesse, et qui s’exprime dans la « volonté générale », c’est justement la plèbe, « les masses » - comme le montre bien le sens péjoratif que presque tous les auteurs de l’Antiquité donnaient au mot « démocratie ». Evitons tout malentendu : il s’agit seulement là de l’analyse d’un mot, il ne s’agit pas de la réalité historique de la démocratie athénienne, mais de sa perception dans l’esprit des oligarques, telle qu’elle apparaît dans de nombreux écrits. Pour ce qui est de la réalité historique, nous l’avons déjà dit, le régime athénien n’était pas une démocratie pure, mais un gouvernement mixte, où des aristocrates comme Périclès, Nicias ou Thucydide ont pu être stratèges, et jouer un rôle de premier plan.
Retour au texte :
« Démocratie signifie étymologiquement la domination des masses. Mais nous ne prenons pas le mot « domination » en son sens formel. La domination réelle ne peut pas être confondue avec le vote ; le vote, même libre, peut être, et est le plus souvent, la farce de la démocratie. La démocratie n’est pas le vote sur des questions secondaires, ni la désignation de personnes qui décideront elles-mêmes, en dehors de tout contrôle effectif, des questions essentielles. La démocratie ne consiste pas non plus à appeler les hommes à se prononcer sur des questions incompréhensibles ou qui n’ont aucun sens pour eux. La domination réelle, c’est le pouvoir de décider soi-même des questions essentielles et de décider en connaissance de cause. Dans ces quatre mots, en connaissance de cause, se trouve tout le problème de la démocratie. Il n’y a aucun sens à appeler les gens à se prononcer sur des questions, s’ils ne peuvent le faire en connaissance de cause. Ce point a été souligné depuis longtemps par les critiques réactionnaires ou fascistes de la « démocratie » bourgeoise, et on le retrouve parfois dans l’argumentation privée des staliniens les plus cyniques. Il est évident que la « démocratie » bourgeoise est une comédie, ne serait-ce que pour cette raison, que personne dans la société capitaliste ne peut se prononcer en connaissance de cause, et moins que tout autre les masses, à qui l’on cache systématiquement les réalités économiques et politiques et le sens des questions posées. La conclusion qui en découle n’est pas de confier le pouvoir à une couche de bureaucrates incompétents et incontrôlables, mais de transformer la réalité sociale, de façon que les données essentielles et les problèmes fondamentaux soient saisissables par les individus, et que ceux-ci puissent en décider en connaissance de cause. » [Le contenu du socialisme, collection 10-18, 1979, p. 117-118, repris dans l’anthologie Socialisme ou barbarie, Acratie 2007, p. 164-165]
Autrement dit : l’argument réactionnaire qui condamne la démocratie (depuis le Protagoras de Platon) comme pouvoir livré aux masses, incompétentes et irresponsables, peut être retourné, une fois qu’on a compris qu’il ne s’agit pas d’une fatalité inscrite dans la nature des masses (et qu’un prince, ou une « élite », peut être aussi incompétente). Pour retourner cet argument, il suffit de remettre en cause les conditions dans lesquelles chaque société permet, ou exclut, la circulation des idées pertinentes, et l’information du public. C’est ce que Castoriadis, hors du cadre marxiste qui était le sien en 1957, nous rappelle longtemps après, à l’occasion d’une rencontre avec le MAUSS, où il examine, entre autres choses, la fiction juridique d’une loi que chacun est supposé connaître [« Nul n’est censé ignorer la loi »], alors qu’elle constitue un système si complexe que même les avocats doivent se spécialiser, et ne connaissent bien que leur spécialité. Au lieu d’en tirer argument pour exclure la masse ignorante, il propose de rechercher comment la société doit être organisée pour permettre à chacun de prendre part aux affaires communes, aux « affaires qui le regardent » [1] :
« (...) nous voulons un système de droit tel que n’importe quel citoyen puisse le comprendre et se débrouiller avec ; nous voulons un système économique et productif tel que tous les producteurs puissent participer d’une façon ou d’une autre à la gestion de la production. Vous voyez ce que je veux dire ? On part en disant : il y a un décret de Dieu qui dit qu’il doit y avoir des usines de ce type avec 50 000 travailleurs et qui produiront tel type de produits ; donc, les ouvriers ne peuvent être, comme le disait Benjamin Constant, qu’abrutis par le travail qu’ils font. Pour que le marché fonctionne à plein, il faut qu’il y ait la concurrence ; et donc, au niveau macro-économique, le chômage, qui peut aller jusqu’à 12 ou 15% de la population, est inévitable, etc. Pourquoi ? Pourquoi on n’inverse pas la question en disant : nous voulons une société dans laquelle tous les citoyens peuvent participer aux affaires communes. Et devant cette exigence, très peu de choses sont des données irrécusables. Par exemple le système du droit, dans sa structure, est contestable de ce fait même, qu’il est antidémocratique parce qu’il est ce qu’il est ; ou l’économie est contestable, la production est contestable dans sa structure, parce qu’elle impose l’abrutissement pendant quarante heures par semaine, etc. et que, sur cinq ou six jours d’esclavage, on ne peut pas instaurer des dimanches de liberté politique. Ce serait une connerie - à laquelle Lénine croyait, mais est-ce qu’il y croyait de bonne foi ? Le dimanche soviétique, ça n’existe pas. Il faut peut-être inverser le problème, il faut le radicaliser. Il faut se demander quelle société on veut vraiment. » [Démocratie et relativisme. Débat avec le MAUSS, Paris, Fayard, 2010, p. 127-128 ; je cite la version publiée par le MAUSS, Revue du MAUSS semestrielle, numéro 14]

NOTES

[1« La politique est l’art d’empêcher les gens de se mêler des affaires qui le regardent. » (Paul Valéry)