Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Jean-Louis Prat

« L’ontologie politique de Castoriadis », de Nicolas Poirier, un ouvrage de référence

Texte publié le 25 février 2011

A l’occasion de la parution du livre de Nicolas Poirier, appelé selon lui à devenir un ouvrage de référence, Jean-Louis Prat retrace brièvement le parcours de Castoriadis mettant en valeur le rapport intime qui se noue, chez ce « philosophe-militant », « entre la méthode philosophique et le contenu politique ».

Au début de l’ouvrage qu’il vient de consacrer à L’ontologie politique de Castoriadis, Nicolas Poirier nous rappelle que le jeune Castoriadis, en 1945, était venu en France pour y préparer une thèse, « dont le thème était que tout ordre philosophique rationnel aboutit, de son propre point de vue, à des impasses » [Fait et à faire, cité dans OPC, Payot, 2011, p. 23]. Bien qu’il ait, assez tôt, déserté la Sorbonne, la politique étant alors « trop absorbante », le militant de Socialisme ou barbarie n’avait pas délaissé l’objet de sa recherche, comme nous l’ont appris, il n’y a pas très longtemps, les esquisses, les notes et les articles rassemblés, justement par les soins de Nicolas Poirier, dans Histoire et création [HC, Paris, Seuil, 2009] : cette publication bouleversait le schéma qu’on avait pu se faire - dans un esprit qu’il faut bien appeler malveillant - du parcours de Castoriadis, qui ne serait venu à la philosophie qu’après avoir mené une double carrière, professionnelle et militante. Tel un autre Docteur Jekyll, doublé d’un ténébreux Mister Hyde, il aurait partagé son temps entre un travail respectable et bien rémunéré, en tant qu’économiste à l’OCDE, et l’activité plus ou moins clandestine d’un groupuscule marxiste, où il n’était connu que sous un pseudonyme. On a donc pu « construire la fiction d’un Castoriadis qui serait venu à la philosophie à la suite de sa rupture avec le marxisme » - tout aussi fallacieuse que « l’idée préconçue d’un Marx devenu économiste à la suite de sa rupture avec la philosophie » [OPC, p. 26]. Dans l’un et l’autre cas, on s’interdit de voir que, dès leurs premiers pas, le jeune Marx et le jeune Castoriadis ont visé, à la fois, « la totalité du pensable » et l’ambition « radicale » que nourrissent des philosophes pour qui il ne s’agit plus d’interpréter le monde, mais de le transformer.
Les inédits que publie Nicolas Poirier - y compris ceux qui n’avaient pas trouvé place dans Histoire et création - font justice de ces constructions arbitraires. C’est bien ce que nous montre la première partie de l’ouvrage, consacrée à « la pensée philosophique de Castoriadis à l’époque de Socialisme ou Barbarie ». Rappelons toutefois qu’à cette même époque, dès 1948, Castoriadis avait développé, dans un style hégélien, les thèses qui soutenaient son orientation politique, texte inédit qui a dû circuler dans le groupe, même si la revue, fondée un an plus tard, ne l’a pas publié : Castoriadis l’exhume en 1973, et le joint à des textes publiés dans la revue [Phénoménologie de la conscience prolétarienne, dans La société bureaucratique, p. 23]. Avant même d’accéder à d’autres inédits, tout le monde aurait pu - même Philippe Gottraux - se rendre compte que le militant politique n’était pas un néophyte en philosophie. Et Nicolas Poirier le sait mieux que personne, lui qui va expliquer, à partir de ce texte, les premières divergences, politiques et philosophiques, qui ont opposé Castoriadis et Lefort, dès la création de Socialisme ou Barbarie [OPC, p. 310-328] - mais ce texte avait bien sa place parmi tous ceux qui servent à reconstituer la pensée philosophique du jeune Castoriadis. L’analyse de ce texte aurait fait contrepoids à l’impression que donne l’abondance de textes destinés à une thèse universitaire, au risque d’établir un clivage trompeur entre des disciplines qui semblent enfermées dans des compartiments, strictement séparés par des cloisons étanches, bien qu’ils soient simplement les différents registres sur lesquels s’exerçait une même pensée. Analyse qui aurait permis d’éclairer la notion même d’ontologie politique, qui risquait d’être prise au sens où Pierre Bourdieu étudiait L’ontologie politique de Martin Heidegger, et où l’ontologie deviendrait l’instrument d’un projet politique, auquel elle servirait de légitimation. Ce que Castoriadis se refusait à faire, tout au moins dans sa dernière philosophie : « Nous ne philosophons pas - nous ne nous occupons pas d’ontologie - pour sauver la révolution (A. Honneth), mais pour sauver notre pensée, et notre cohérence. L’idée qu’une ontologie, ou une cosmologie, pourrait sauver la révolution, appartient à l’hégélo-marxisme, soit à une conception aussi éloignée que possible de la mienne. » [Fait et à faire, p. 9-10]. Ce qui montre, à la fois, que le dernier Castoriadis désavouait le projet d’une Phénoménologie de la conscience prolétarienne, mais aussi que ce texte révèle l’existence de liens inextricables, chez le premier Castoriadis, entre une politique et une ontologie, qu’il faut bien appeler « hégélo-marxiste » : comme ceux du noeud gordien, il faudra les trancher.
Le même traitement aurait pu s’appliquer aux irruptions soudaines que la philosophie devait faire, assez tôt, dans les pages de Socialisme ou barbarie. Tel était bien le cas, dans les années 1950, des polémiques avec Sartre et Merleau-Ponty, qui se situaient bien sur le plan politique, mais où Castoriadis donnait à ses lecteurs une vision de Marx déjà fort éloignée de la Vulgate marxiste, en le félicitant d’avoir approfondi « la révolution copernicienne commencée avec Kant, en montrant que non seulement toute connaissance est connaissance pour le sujet, mais que ce sujet est un sujet historique, donc pratique-actif. » : [L’expérience du mouvement ouvrier 1, p. 218-219]. Et qui d’autre qu’un philosophe aurait pu trouver dans le Rapport Khrouchtchev l’occasion de reprendre la critique d’un livre publié dix ans plus tôt (Humanisme et Terreur), pour faire grief à Merleau-Ponty « de supprimer les questions propres à la révolution par le « maléfice de la vie à plusieurs » et d’aboutir à ce désert du scepticisme politique où, quoiqu’on dise par ailleurs, tout se vaut, où tous les projets se fanent tôt ou tard, où toute perspective d’action rationnelle est finalement abolie » [« Rideau sur la métaphysique des procès », La société bureaucratique, p. 346] ? Cette phrase, d’ailleurs, vise tout aussi bien les Aventures de la dialectique, où Merleau reniait le crypto-stalinisme d’Humanisme et Terreur, mais se perdait dans le « désert du scepticisme politique », où on entrevoit, déjà, la « montée de l’insignifiance »... Condamnation hâtive, que Castoriadis aurait pu réviser quand il en viendrait à un pareil « scepticisme » à l’égard d’un texte fameux, où Marx présente l’activité révolutionnaire du prolétariat comme un processus nécessaire, objectivement déterminé, où la volonté consciente des prolétaires n’entre pas en ligne de compte : « Il ne s’agit pas de ce que tel ou tel prolétaire ou même le prolétariat entier se représente à un moment comme le but, il s’agit de ce qu’il est, de ce qu’il sera historiquement contraint de faire conformément à cet être » [La Sainte Famille, 1844]. Phrase qui, en 1955, motivait le « scepticisme » de Merleau-Ponty : « même si le marxisme et sa philosophie de l’histoire ne sont rien d’autre que le « secret de l’existence » du prolétariat, c’est un secret que le prolétariat ne possède pas lui-même, et c’est le théoricien qui le déchiffre. N’est-ce pas avouer que, par personne interposée, c’est encore le théoricien qui donne son sens à l’histoire en donnant son sens à l’histoire du prolétariat ? » [Aventures de la dialectique, p. 65.]
Castoriadis dirait bientôt la même chose, à l’égard d’une théorie qui prétend décider « si, en faisant ceci ou cela, le prolétariat agit sous l’empire de simples « représentations », ou sous la contrainte de son être. A quel moment peut-on encore parler d’autonomie ou de créativité du prolétariat ? A aucun, et moins que jamais au moment de la révolution puisque c’est précisément pour lui le moment de la nécessité ontologique absolue, où l’histoire le contraint enfin de manifester son être - que jusqu’alors il ignore, mais que d’autres connaissent pour lui » [L’expérience du mouvement ouvrier 1, p. 18]. Même s’il continue de monter en épingle - sans aucune référence au contexte de cette phrase - le « maléfice de l’existence à plusieurs », il retrouve Merleau dans ce « désert du scepticisme politique » où seront exilés tous ceux qui se refusent à faire de l’histoire une marche triomphale vers l’avenir radieux promis par des prophètes.

Rapide digression

Cette histoire de maléfice constitue, à nos yeux, une fausse querelle : penser, comme Merleau, que l’existence humaine est vouée au conflit, n’implique pas que ce conflit soit sans issue, ni que les hommes soient voués à la solitude. Dans un article où il commente la fameuse réplique où Garcin, dans Huis clos, déclare, comme chacun sait, que « L’enfer c’est les autres », Merleau-Ponty observe que « Si les autres sont l’instrument de notre supplice, c’est parce qu’ils sont d’abord indispensables à notre salut. Nous sommes mêlés à eux de telle façon qu’il nous faut, tant bien que mal, établir l’ordre dans ce chaos ». Et c’est encore lui qui, à partir de Hegel, soutient que les rivaux ne peuvent s’affronter que parce qu’ils sont pareils, et qu’ils aspirent à la même satisfaction : « La conscience du conflit n’est possible que par celle d’une relation réciproque et d’une humanité qui nous est commune (...) et cet autre en qui je voyais d’abord mon rival, il n’est mon rival que parce qu’il est moi-même » [Sens et non-sens, Nagel, 1948, p. 74 et 118]. Qui peut croire que Merleau, dans la phrase où il mentionne « l’existence à plusieurs », voulait dire autre chose que cette banalité : l’existence des hommes n’est jamais solitaire, ce qui peut, quelquefois, devenir infernal ?

Les antinomies du savoir théorique

Si nous n’avions accès qu’aux textes inédits, nous devrions nous borner à une appréciation du travail prometteur d’un épistémologue, qui aurait repris sur nouveaux frais, mais dans un autre esprit, la recherche de Karl Popper sur « la logique de la découverte scientifique ». Travail où on retrouvait, quoique dans d’autres termes, une tension entre logique et découverte, « entre l’exigence d’achèvement et de systématisation », postulée par la logique, et « le caractère fragmentaire et inachevé de la connaissance telle qu’elle se réalise dans l’histoire » et qui rend compte du caractère improbable de découvertes inattendues, qui altèrent ou invalident le paradigme officiel : « si la visée de la connaissance consiste bien (...) à atteindre l’inconditionné à partir d’un « point de vue » absolu qui échapperait à la relativité de l’espace et du temps et où se trouverait abolie la distinction du sujet et de l’objet, l’effectivité de la connaissance implique que c’est seulement dans l’espace et dans le temps que celle-ci se déploie » [OPC, p. 42].
Telle est l’antinomie qui oppose le « criticisme », kantien ou néo-kantien, pour qui le réel empirique ne serait que « diversité chaotique privée d’ordre », à laquelle le sujet connaissant devrait imposer une forme rationnelle - et le « panlogisme » hégélien, pour qui le rationnel ne peut être réel que si le réel lui-même est déjà rationnel : « Ce que nous disons de l’impasse du criticisme et de la quasi-rationalité de l’objet, écrit Castoriadis, est absolument symétrique aux réfutations classiques de l’empirisme. De même que le sujet ne pourrait rien « apprendre » de l’objet s’il n’était pas déjà en lui-même puissance d’organisation, et s’il ne disposait pas déjà de la capacité de former rationnellement - de même le sujet ne pourrait jamais former l’objet si celui-ci n’était pas déjà en lui-même formable  » [OPC, p. 61].
Le kantisme est pris dans une contradiction, « que fait ressortir Castoriadis dans un texte du milieu des années 50 : si le sujet connaissant est pris dans le réseau des lois de son objet, aucun savoir sur cet objet n’est possible (...) ; à l’inverse, s’il ne l’est pas, il ne peut rien connaître. Il y a là une véritable antinomie, puisque les deux propositions comme telles sont aussi vraies l’une que l’autre : la proposition « Le sujet est pris dans le réseau des lois de l’objet à connaître, autrement il n’y a pas de savoir » est vraie car on ne voit pas comment il serait possible pour le sujet de connaître un objet sans avoir le moindre contact avec celui-ci (...). Mais la proposition contraire : « Le sujet n’est pas pris dans le réseau des lois de l’objet à connaître, autrement il n’y a pas de savoir » est tout aussi vraie puisque le savoir n’est savoir que pour autant que le sujet sait qu’il sait, la réflexion étant indissociable de toute connaissance, ce qui serait absolument impossible si le sujet était entièrement déterminé par les lois physiques » [OPC, p. 68-69].
Cette question philosophique - bien que Castoriadis déclare avoir « voulu mener l’activité et la réflexion politique sans y mêler directement la philosophie au sens propre du terme » [OPC, p. 23] - fera bientôt une apparition mémorable dans Socialisme ou Barbarie, dès le premier article où Castoriadis entreprend de dresser, en 1964, un « bilan provisoire » de l’héritage marxiste : « Il n’est guère possible, écrit-il, d’essayer de maintenir une orthodoxie comme le faisait Lukàcs en 1919 en la limitant à une méthode marxiste, qui serait séparable du contenu et pour ainsi dire indifférente quant à celui-ci (...) c’est que, à moins de prendre le terme dans son acception la plus superficielle, la méthode ne peut pas être ainsi séparée du contenu, et singulièrement pas lorsqu’il s’agit de théorie politique et sociale. La méthode, au sens philosophique, n’est que l’ensemble opérant des catégories. (...) Si le matériel porte en lui-même le « signe distinctif » permettant de le subsumer sous telle catégorie, il n’est donc pas simple matériel informe ; et s’il est vraiment informe, alors l’application de telle ou telle catégorie devient indifférente, et la distinction du vrai et du faux s’écroule. C’est précisément cette antinomie qui a mené, à plusieurs reprises dans l’histoire de la philosophie, d’une pensée criticiste à une pensée de type dialectique » [L’institution imaginaire de la société, p. 17-18, avec une note que signale OPC, p. 80, et où Castoriadis rappelle que « le cas classique de ce passage est évidemment celui de Kant à Hegel »].
Castoriadis, alors, est encore hégélien, même si nous savons qu’il va se détacher de ce « panlogisme hégélien » qui va faire « surgir de nouvelles antinomies » : il est bien vrai que l’affirmation d’un « savoir absolu » revient à « surmonter de façon illusoire une antinomie au fond analogue à celle qui, selon Castoriadis, formait le coeur de l’idéalisme transcendantal, et qu’on peut formuler de la manière suivante : « l’histoire ne peut avoir de sens que si le sujet n’est pas intégralement historique » ; « l’histoire ne peut avoir de sens que si le sujet est intégralement historique » » [OPC, p. 96]. Mais remarquons que la critique de Hegel, dans les fragments où Castoriadis l’esquissait, se présentait comme une « critique immanente », voulant « rester fidèle à l’exigence posée par Hegel lui-même » [HC, p. 51] : rien ne prouve que le « premier Castoriadis » ait déjà condamné le système hégélien, au moment même où il s’efforçait de résoudre des antinomies bien connues, et qu’il n’avait pas découvertes, car elles préoccupaient les « Jeunes Hégéliens », parmi lesquels figure l’auteur des Manuscrits de 1844, presque aussitôt après la disparition de Hegel. Le « Savoir absolu », et la « Fin de l’histoire », faisaient encore l’objet de débats passionnés vers 1950, après la parution des leçons de Kojève, et les travaux d’auteurs comme Jean Hyppolite, Eric Weil, et tant d’autres. Dire que Castoriadis en était bien conscient n’implique pas qu’il en ait déjà perçu toutes les implications, même quand il esquisse l’idée de création, et s’interroge sur ce qui est encore possible, si l’histoire est finie, depuis 1807 (datation de Kojève) - ou seulement plus tard, dira-t-on par la suite, avec l’effondrement de l’empire soviétique (datation de Fukuyama), et pourquoi pas, d’ailleurs, en cet an 2011, où les peuples arabes se dressent un peu partout contre leurs dictateurs. S’il apparaît ainsi que l’histoire continue, il reste à décider si les événements font encore surgir quelque chose d’inédit, ou s’ils ne font que répéter ce qui a déjà eu lieu, et qui revient toujours de manière cyclique, comme les heures inscrites au cadran des horloges : « La treizième revient... c’est encor la première ». Si l’on en croit Kojève, tout ce qui a suivi « Robespierre-Napoléon », y compris les deux guerres mondiales, n’a pas eu d’autre effet que « d’aligner sur les positions historiques européennes (réelles ou virtuelles) les plus avancées, les civilisations retardataires des provinces périphériques » (Introduction à la lecture de Hegel, Note de la seconde édition, p. 436) : « en réfléchissant à ce qui s’est passé dans le monde après la bataille d’Iéna, j’ai compris que Hegel avait raison de voir dans celle-ci la fin de l’Histoire proprement dite. Dans et par cette bataille, l’avant-garde de l’humanité a virtuellement atteint le terme et le but, c’est-à-dire la fin de l’évolution historique de l’Homme ». Thèse qui, après tout, n’est pas plus aberrante que celle qui voudrait que la fin de l’histoire (ou de la « préhistoire », comme l’a écrit Marx) soit rejetée dans un avenir incertain, quoique déterminé par les « lois d’airain » qui rendraient inévitable l’avénement d’une société communiste.
Nombreux étaient alors, même parmi les sympathisants du marxisme, ceux qui se refusaient à de telles conclusions : « Sans doute, écrivait Sartre en 1946, les marxistes intelligents admettent une certaine contingence de l’histoire : mais c’est seulement pour dire que, si le socialisme échoue, l’humanité sombre dans la barbarie. En un mot, si les forces constructives doivent triompher, le déterminisme historique leur assigne un seul chemin. Mais il peut y avoir bien des barbaries et bien des socialismes, peut-être même un socialisme barbare. Ce que réclame le révolutionnaire, c’est la possibilité pour l’homme d’inventer sa propre loi. C’est le fondement de son humanisme et de son socialisme. (...) Et précisément parce que l’homme est libre, le triomphe du socialisme n’est pas assuré du tout. Il n’est pas au bout de la route, à la manière d’une borne ; mais il est le projet humain. » [Situations III, p. 221-222].
C’est dire si, à cette époque, les antinomies du marxisme, qui reproduisaient celles du système hégélien, étaient dans l’air du temps, et le débat public. C’est encore une fois l’occasion de l’admettre, « chez le penseur le plus original, il n’y a qu’une infime partie de ce qu’il dit qui ne vient pas de la société, de ce qu’il a appris, de ce qui l’entoure, des opinions, de l’air du temps ou d’une élaboration triviale de tout cela, c’est-à-dire des conclusions qu’on peut en tirer ou des présuppositions que l’on peut y découvrir. Si l’on veut, métaphoriquement, quantifier, le noyau vraiment neuf chez un Platon, un Aristote, un Kant, un Hegel, un Marx ou un Freud représente peut-être 1% de ce qu’ils ont dit et écrit. » [Une société à la dérive, p. 67]. Peut-être faut-il dire que, chez Castoriadis, ce petit pourcentage inclut sa conviction que le temps historique, le temps proprement dit, présuppose une création, faisant apparaître des formes inédites, sans lesquelles il n’y aurait que l’écoulement de l’eau dans une clepsydre, ou quelque autre déplacement mesuré par l’espace, déterminé par des causes ou par des lois, aussi prévisible que le cours des planètes. Conviction qui interdit de se représenter une fin de l’histoire, programmée par la raison, ou déterminée par des causes nécessaires, qui la rendaient certaine dès le commencement : « La fin de l’histoire ennuie les commentateurs de Hegel, parce qu’il leur semble saugrenu de la situer en 1830 : intelligence insuffisante des nécessités de la pensée du philosophe, pour laquelle cette fin avait déjà eu lieu avant que l’histoire ne commence » [L’institution imaginaire de la société, p. 259-260 : ce qui revient à dire que le temps est aboli].

Du marxisme à l’imaginaire

Nous n’avons pas suivi, pour aborder ce livre, la méthode critique qui aurait pu consister à le couvrir de fleurs, dans un tout premier temps, avant de l’accabler d’objections insidieuses. Nous avons préféré déclarer tout d’abord ce qui nous décevait, dans son parti-pris de traiter séparément des textes politiques connus depuis longtemps, et des fragments philosophiques exhumés depuis peu, en feignant d’ignorer, à la manière de l’époché husserlienne, les rapports indéniables qui se nouaient entre eux, et qui, en fin de parcours, devaient bien reparaître. Mettre entre parenthèses les rapports qui unissent, chez un penseur qui n’est nullement schizophrène, la passion du logos et celle de la polis, pouvait certes avoir une fonction heuristique, si cela permettait d’aborder chaque texte sans se préoccuper d’autre chose que de lui, et surtout pas des positions à venir, qui infléchiraient son sens, ou le démentiraient. C’est à bon droit que nous devons nous interdire de projeter sur un texte notre connaissance de textes ultérieurs, ce qui reviendrait à importer dans notre propre lecture les idées toutes faites que nous impose une tradition héritée... Mais nous avons affaire à des textes écrits à une même époque, et par le même auteur, qui ne s’adressait pas de la même façon à des publics divers, formés de philosophes, ou bien de militants : en s’adressant aux uns, il parlait de Kant, de Hegel et de Frege, mais s’il parlait aux autres, il se référait à Marx, à des penseurs marxistes, par exemple à Trotski. C’est justement ce que nous permet de comprendre cet autre inédit, qui exposait en style hégélien les positions de Socialisme ou Barbarie : dès la première phrase, l’en-soi et le pour-soi (la classe en-soi et la classe pour-soi) s’y trouvent introduits à partir de Trotski, et nullement de Hegel. Il ne s’agit pas d’un artifice oratoire, conforme à ce que Leo Strauss appelle un « art d’écrire » : c’est plutôt un indice du rapport intime qui noue, dans la pensée d’un philosophe-militant, la méthode philosophique et le contenu politique.
Maintenant que c’est dit, plus rien ne nous empêche d’exprimer notre admiration pour ce livre appelé à devenir un ouvrage de référence, tant il est riche d’informations, d’aperçus stimulants, et d’analyses approfondies - dont la plus remarquable est fournie par un excursus qui occupe un peu plus de cent pages [OPC, p. 307-420], où il met en parallèle les parcours respectifs des fondateurs de Socialisme ou Barbarie, Castoriadis et Lefort, dont il montre à merveille « à quel point ceux-ci peuvent se montrer étonnamment proches sur un certain nombre de problèmes (l’analyse du phénomène bureaucratique, la volonté de ne jamais céder sur l’exigence démocratique notamment), tout en divergeant de manière importante sur ces mêmes questions, les croisements de leurs itinéraires étant inséparables de leurs points de rupture, les rencontres entre leurs pensées ne se métamorphosant jamais en recoupements purs et simples. » [OPC, p. 308]. C’est bien, nous semble-t-il, ce qui ressort d’une étude minutieuse où il parcourt des textes qui s’échelonnent sur une trentaine d’années.
Mais procédons par ordre : la deuxième partie de l’ouvrage, « Les antinomies du marxisme », et la troisième partie, « Chaos et institution », vont nous ramener sur un terrain familier, où Nicolas Poirier nous a déjà conduits dans son précédent livre, à une date où il était en droit de dire que la pensée de Castoriadis n’avait « encore fait l’objet d’aucune étude systématique, ni d’un véritable travail de réflexion critique » et qu’ « aucune analyse de fond ne lui a été consacrée » : si la situation est désormais tout autre, c’est bien dans le sillage de ce livre pionnier que des travaux sérieux ont trouvé leur public [Castoriadis L’imaginaire radical, PUF, collection Philosophies, Paris, 2004, p. 7]. Nous en parlerons donc de manière plus rapide, mais il ne s’agit pas d’une amplification de l’ouvrage antérieur : il ne se borne pas à nous montrer comment Castoriadis a pu, à partir du marxisme, critiquer tout d’abord la bureaucratie stalinienne, la nature de classe du régime soviétique, et la politique des partis communistes ; puis comment il a dû remettre en cause la théorie marxiste, et les postulats qui la fondent dans les écrits de Marx, avant de découvrir les « significations imaginaires sociales », le « social-historique », et l’auto-création des sociétés humaines. Ces questions donnent lieu à de nouvelles enquêtes, parmi lesquelles on pourra commenter celles qui se rapportent à l’interprétation du marxisme, et à la nostalgie qui entraîne maint auteur à la recherche du « vrai Marx » qu’il voudrait remettre à la place du marxisme, qui est, pour Michel Henry, « la somme des contresens qui ont été faits sur la pensée de Marx », Marx étant, selon lui, « un penseur de la subjectivité condamnant par avance toutes les réductions scientistes de son oeuvre », cependant que « Louis Althusser au contraire fait de Marx un penseur de l’objectivité ridiculisant d’emblée les illusions des idéologues humanistes ». Dans l’un et l’autre cas, il s’agit de lectures qui prétendent « retrouver le noyau originel du marxisme, moyennant sa « surinterprétation » (...) selon des schèmes interprétatifs plus ou moins inattendus pour qui se réclame du marxisme orthodoxe », et qui nous reconduisent au traitement théologique des dogmes religieux, qui prétend remonter aux sources, et à l’intégrité d’une foi orthodoxe (reprenons ce terme éloquent), recouverte et corrompue par les traditions successives. Mais on peut aboutir au même résultat quand on « sous-interprète », comme Rubel et Janover, en croyant qu’on ne fait que « redonner la parole à Marx ». Prétention dérisoire, quand on a compris que la question n’est pas d’identifier « ce que Marx a vraiment dit », mais de juger si ce qu’il a pu dire est vrai : rompre avec le marxisme, c’est aussi rompre avec une exégèse pieuse, qui a fait du Capital une nouvelle Bible, sans se préoccuper du rapport effectif de cette oeuvre avec « ce qui existe, notamment l’économie capitaliste et les lois de son évolution » [OPC, p. 220-234].
Beaucoup plus difficile est la reconstruction du travail qu’accomplit Castoriadis dans les années 60, où il introduit très tôt l’imaginaire social, formule emblématique qui marque la rupture avec toutes les théories déterministes - hégéliennes, marxistes, ou encore structuralistes - mais dont le concept reste encore indéfini. L’imaginaire reste un signifiant flottant, dans la plupart des textes, inédits ou publiés pendant cette période où le structuralisme était partout présent. Castoriadis lui-même ne s’en est expliqué qu’à partir de 1972, dans l’Introduction générale où il entreprend de retracer son parcours : « Loin d’incarner le déroulement « rationnel » hegelo-marxiste, l’histoire est, à l’intérieur de limites amples, création immotivée. Loin de représenter une machine fonctionnelle (quelle que soit la définition, du reste impossible, de la fin à laquelle cette fonctionnalité serait asservie), ou une combinatoire logique (« structurale »), l’organisation de toute société excède de loin ce que la fonctionnalité ou la logique du symbolisme (par ailleurs toujours essentiellement indéterminée) peuvent exiger. Toute société présente, dans toutes ses manifestations, un foisonnement sans fin d’éléments qui n’ont rien à faire ni avec le réel, ni avec le rationnel, ni avec le symbolique, et qui relèvent de ce que j’ai appelé l’imaginé ou imaginaire second. (...). Soulignons en passant que le terme imaginaire n’a, dans cette utilisation, rien à voir avec le sens qui lui est couramment attribué, de « fictif » ou même de « spéculaire ». Il est ce dans quoi s’originent les schèmes et les figures qui sont conditions dernières du représentable et du pensable, ce qui donc aussi les bouleverse lors d’un changement historique. (...). Significations qui, à partir de leur institution mènent une vie indépendante, créations de la société instituante auxquelles celle-ci s’asservit aussitôt qu’elle s’est instituée. Il devenait dès lors clair que l’aliénation, au sens social-historique, n’était rien d’autre que cela : l’autonomisation des significations imaginaires dans et par l’institution, ou, autre façon de dire la même chose, l’indépendance de l’institué relativement au social instituant. » [La société bureaucratique, p. 50]
Texte qu’il nous aurait plu de citer en entier, mais qui reste assez long, en dépit des coupures : il présente à la fois une idée du grand livre qui allait paraître en 1975, une définition de l’imaginaire qui ne rentre plus dans les schémas habituels, puisqu’il met en oeuvre des significations, et ne se réduit pas à une imagerie, ni à une fonction de la « conscience imageante ». Mais il rappelle aussi quelques-uns des problèmes à partir desquels la notion est apparue. C’est bien « l’aliénation, au sens social-historique », qui exprimait la domination de ces significations imaginaires sur des hommes qui croyaient devoir se soumettre aux lois de la nature, à la volonté divine, à la fatalité, à des puissances ressenties comme étrangères. C’est justement l’objet d’un des textes inédits, qui examine « la vue théologique de l’aliénation », et qui l’impute, en fait, à des penseurs modernes, qu’on pouvait croire athées, comme Sartre, Merleau-Ponty, Lévi-Strauss et Lacan : « Il ne faut pas se leurrer, la philosophie la plus moderne n’a pas fini de réchauffer la preuve ontologique. Le vieil Anselme ou Descartes se servaient de l’idée d’être infiniment parfait pour prouver l’existence de Dieu. On s’en sert aujourd’hui (...) pour prouver l’inexistence de l’homme, que l’homme est manque à être. » [HC, p. 155]
C’est là, bien entendu, un des thèmes qui vont être repris plus tard, sous une forme épurée, dans la seconde partie de L’institution imaginaire [p. 275-276], lorsque Castoriadis se demande « pourquoi, selon Kant et selon Heidegger (et en fait selon toute la philosophie) l’homme est-il un « être fini » ? », ce qui l’amène à souligner « l’étrangeté de cette expression, visiblement privée de sens - l’homme n’est pas un nombre, et je ne sais pas ce que fini veut dire hors les mathématiques ou le mathématisable - et qui n’en acquiert que par référence à et en opposition avec le phantasme théologique et sa traduction en thèse philosophique sur l’infinité de Dieu » : « L’homme est un être fini non pas en fonction de ces « banalités » que sont sa mortalité, son ancrage « spatio-temporel », etc. ; philosophiquement parlant et en bref l’homme est un être fini parce qu’il ne peut rien créer. Mais créer quoi ? Créer un milligramme de matière, c’est de cela qu’il s’agit en fait. Lorsque l’homme crée des institutions, des poèmes, de la musique, des outils, des langues - ou bien des monstruosités, des camps de concentration, etc. - il ne crée Rien (...) La « finitude » de l’homme veut dire cela et uniquement cela : qu’il ne peut pas faire exister un électron à partir de rien. Tout le reste, qu’il fait être à partir de rien, ne compte pas : la norme de l’être, pour ces philosophes non matérialistes, c’est un grain de matière ». Nous ne retrouvons plus, dans l’ouvrage achevé, la trace des polémiques où l’idée s’est formée, plus la moindre allusion à Merleau ou à Lacan, bien qu’on puisse retracer, grâce aux inédits, le chemin parcouru à partir de sa première formulation, et les remaniements qu’elle a dû traverser [HC, p. 153-169, commenté dans OPC, p. 280-305].

L’ontologie du chaos

Dans son dernier chapitre, « L’institution démocratique », Nicolas Poirier développe une idée capitale, quoique fort méconnue, qui concerne à la fois la pensée politique et la philosophie d’un Grec moderne qui n’était nullement un penseur nostalgique, et qui s’est tourné assez tard vers la Grèce classique, avec autant de droit, et pas plus de raison, que chacun d’entre nous, s’il fait le même choix : cette expérience grecque doit être dégagée de l’interprétation qui s’est imposée depuis près de 25 siècles, et qui comprend la Grèce à partir de Platon, et de toute une philosophie occidentale, dont Whitehead a pu dire qu’elle se réduisait à une série de notes marginales sur le corpus platonicien. Platon, assurément, est un grand philosophe, doublé d’un grand artiste, ce qui fait encore plus obstacle à notre accès à l’aventure grecque, quand elle passe par lui. Certes, il ne le rend pas tout à fait impossible : il écrit des dialogues, et donne la parole aux adversaires qu’il cherche à discréditer, Protagoras, Gorgias, Calliclès ou Thrasymaque. Nous pouvons retrouver, en lisant ces dialogues, quelque chose de l’esprit qui animait encore la cité démocratique, et que nous retrouvons, de façon plus directe, dans l’oeuvre des poètes et celle des historiens : d’Homère à Thucydide, en passant par Hésiode, Eschyle, Sophocle et Euripide, Hérodote et Sapho. Sans oublier, bien sûr, les premiers philosophes dont nous n’avons parfois que d’infimes fragments : nous avons, aujourd’hui, accès aux commentaires qu’en a fait Castoriadis, dans Figures du pensable, et dans les trois volumes de Ce qui fait la Grèce. Cette Grèce est bien loin de la bienheureuse innocence que lui ont attribuée tant de pieux humanistes, pour qui elle incarnait le sens de la mesure, et la sérénité dont peut jouir le sage qui contemple un cosmos, un monde hiérarchisé où tout est à sa place, celle où la nature (phusis) a placé chaque chose. Mais la pensée des Grecs n’a conçu le cosmos qu’à partir d’un chaos primordial, mis en scène par Hésiode, dans sa Théogonie, un poème mythologique qui rapporte, ou invente, des légendes au sujet de l’origine et de l’enfantement des dieux. Il y déclare que
le premier de tous les êtres fut le Chaos, puis la Terre au large sein,
et le Chaos, ce n’est pas seulement le désordre et la confusion, c’est l’ouverture, la béance d’un espace vide (Castoriadis dira « l’Abîme, le Sans-Fond »). Aristote va prendre ce vers d’Hésiode au sérieux, et le traiter comme une thèse philosophique, qu’il soumet à l’épreuve d’une réfutation par l’absurde. Hésiode a, selon lui, prétendu que le lieu (topos), l’espace vide, existait avant toute autre chose, et indépendamment de toute autre réalité : l’espace serait alors la première réalité, celle dont dépendrait l’existence même des autres choses : « Mais s’il en est ainsi, lui objecte Aristote, la puissance du lieu est prodigieuse et prime tout ; car ce sans quoi nulle autre chose n’existe et qui existe sans les autres choses est premier nécessairement ; en effet, le lieu n’est pas supprimé quand ce qui est en lui est détruit. » [Aristote, Physique, livre IV]
C’est l’ontologie du Chaos, irrecevable dans ce que Castoriadis définit comme logique ensembliste-identitaire, pour laquelle toute chose doit être ce qu’elle est, seulement ce qu’elle est, sans jamais se confondre avec ce qu’elle n’est pas. Ce qui exclut, aussi bien, la pensée d’Héraclite, pour qui « tout s’écoule et rien ne demeure » (ne résiste, ou ne persiste, ou ne subsiste pas identique à lui-même). Si nous pouvons juger que cette ontologie est, plus que celle de Platon, fidèle à l’expérience grecque, ce n’est pas seulement à partir de raisons d’ordre philosophique : « c’est en effet parce qu’ils reconnaissent, sans le recouvrir, l’existence de l’abîme comme ce sur quoi émerge un monde humain que les Grecs vont créer l’activité philosophique - mise en question de la vérité instituée par la tradition -, et l’activité politique - mise en question des lois établies -, se donnant ainsi pour tâche l’institution d’un dire et d’un faire qui reconnaissent explicitement l’absence de fondements assurés » [OPC, p. 435-436].
Car la philosophie n’est elle-même apparue, et n’a pu instaurer sa rationalité, qu’à partir de cette expérience, celle de la polis, où les magistrats doivent rendre compte, logon didonai, de la manière dont ils ont géré les affaires, et où chaque citoyen - qu’il soit ou non « expert », « compétent » ou « habile » - s’exprime librement sur la place publique, ce que les Athéniens appellent « iségoria », complément rigoureux de cette « isonomia » qui définit pour eux le seul régime où les hommes sont vraiment libres. Telle n’est pas, on le sait, la pensée de Platon, qui interpelle Protagoras, par le truchement de Socrate, sur cette absurdité : dans tout autre domaine, on se fie à l’homme de l’art, on s’adresse à un architecte, si on veut construire un bâtiment, mais s’il s’agit de régir la chose publique, n’importe qui peut donner son avis, et la voix des plus sages ne compte pas plus que celle des ignorants... Mais le même Platon, qui est antidémocrate, ne peut philosopher que parce qu’il a reçu quelque chose de la démocratie athénienne. Il fait dire à Socrate, quand celui-ci va débattre avec Calliclès, qu’il est tout aussi prêt à réfuter son interlocuteur qu’à être réfuté par lui, et sera satisfait, même s’il est réfuté, puisqu’il aura appris ce qu’il ne savait pas. Contrairement à la thèse de Leo Strauss, la sagesse n’est pas bannie de la cité, la pensée philosophique n’a pu s’épanouir que grâce à celle-ci : elle est d’ailleurs absente des cités où prédomine une oligarchie, et ne survivrait pas dans une cité régie par les Lois de Platon (Karl Popper, sur ce point, est bien du même avis). Ce qui implique, aussi bien, que la philosophie demeure une recherche, et ne constitue pas un savoir souverain qui dicterait ses normes à l’activité politique : « La démocratie est, autant dire, reconnaissance de ce que l’institution de la société est toujours auto-institution, que la loi ne nous est donnée par personne, qu’elle est faite par nous. Elle rend ce fait ouvert : elle est auto-institution explicite, puisque rien ne limite le pouvoir légiférant du peuple - et que toute limite qui serait imposée à ce pouvoir résulterait encore d’un acte du pouvoir » [Castoriadis, cité dans OPC, p. 440].
Cela n’implique pas qu’il n’y ait pas de limites, mais seulement que ces limites ne soient pas imposées par une autorité qui n’émane pas du peuple, comme un conseil des sages, ou un tribunal suprême, qui serait souverain à la place du peuple : l’autonomie d’une cité démocratique n’est limitée que par auto-limitation, elle ne peut être fondée sur des prescriptions intangibles, et gravées dans le marbre. C’est encore là un point qui oppose Castoriadis à toute pensée de type platonicien : Platon a occulté « ce fait central de l’auto-institution dans sa volonté d’établir le modèle de la cité juste, qui soit comme l’incarnation d’une justice parfaite, où chaque être et chaque classe d’être accomplit, selon sa nature (phusis), la fonction qui lui a été attribuée. » Modèle des utopies, le platonisme cherche « à abolir le devenir, puisque l’histoire est ce qui condamne par principe l’utopie d’une cité parfaitement ordonnée selon la theoria - de là l’impérieuse nécessité de confier le gouvernement de la cité aux philosophes, les seuls à détenir la connaissance de l’être en soi de la justice. » [OPC, p. 447]. On comprendra, bien sûr, que le mot « platonisme », tout aussi bien d’ailleurs que le mot « philosophie », ne s’applique pas seulement à des doctrines qui auraient adopté les « idées » de Platon : ces mots peuvent s’appliquer à tout système qui, prétendant détenir la « science » politique, aspire à exercer un pouvoir absolu, celui-là même qu’on nomme totalitaire.
Pour la philosophie, et pour l’ontologie, il est tout aussi clair que ces mots peuvent prendre des sens contradictoires, s’il s’agit de penser l’être et tous les étants comme déterminés par des lois rigoureuses, accessibles au savoir de spécialistes qui établiraient les règles d’une gouvernance « éclairée », ou s’il faut reconnaître que l’être est un magma, que toute société s’auto-altère à tout moment, et que l’action lucide ne peut s’autoriser d’aucune omniscience. Il n’est donc pas question, dans cette alternative, de viser l’instauration d’une société parfaite, qui aurait, une fois pour toutes, adopté de « bonnes » institutions, il s’agit de créer un rapport dynamique entre la société et ses institutions, qui rende les sociétés - et chacun de ses membres - aptes à remettre en cause les lois qui les régissent, sans les traiter comme des règles intangibles : « La politique est désormais lutte pour la transformation du rapport de la société à ses institutions ; pour l’instauration d’un état de choses dans lequel l’homme social peut et veut regarder les institutions qui règlent sa vie comme ses propres créations collectives, donc peut et veut les transformer chaque fois qu’il en a le besoin ou le désir. » [Castoriadis, cité dans OPC, p. 490].

NOTES