Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Alain Caillé , François Vatin

Refonder l’Université française

Texte publié le 18 novembre 2010

A propos de l’ouvrage collectif « Refonder l’Université », par Olivier Beaud, Alain Caillé, Pierre Encrenaz, Marcel Gauchet, François Vatin. Cet article a paru dans l’Humanité Dimanche du 4 novembre 2011. Nous remercions la rédaction du journal pour son aimable autorisation.

1 [1]
2 par Alain Caillé et François Vatin [2]

La Gauche ne regagnera pas la confiance des universitaires – et pas non plus celle des étudiants -, si elle ne se met pas en position de comprendre pourquoi la majorité d’entre eux se sont mobilisés au printemps 2009 contre la loi LRU. Par ce mouvement, ils se sont massivement élevés contre ce qu’ils ont perçu comme un coup de grâce porté à l’idée même d’Université, i.e. la liberté donnée à des hommes libres d’enseigner et de transmettre un rapport de liberté au savoir. Comme la Gauche de gouvernement partage en fait nombre des conceptions qui ont motivé la Loi LRU, il devient urgent pour elle de se demander si elle n’a pas fait radicalement fausse route car l’Université va mal en France, plus mal que dans la plupart des pays comparables.

Un diagnostic démographique de la crise de l’Université française

L’Université française a connu une croissance exponentielle de ses effectifs à partir du début des années 1960. Cette croissance mal contrôlée a eu des effets délétères bien connus : dégradation des conditions de logement des universités et d’encadrement des étudiants, recrutements parfois bâclés, etc. Mais la vague de croissance exponentielle des effectifs est derrière nous. Les conditions seraient donc réunies pour que l’Université française retrouve le lustre et le confort ébranlés par une croissance mal maîtrisée. Or il n’en est rien. Pourquoi ?
La phase de croissance des effectifs s’achève au milieu des années 1990. On entre alors, si l’on considère l’ensemble des effectifs de l’enseignement supérieur, sur un plateau un peu ondulé, avec une légère remontée au début des années 2000. Mais les effectifs de l’Université proprement dite, eux, s’écroulent. Comment expliquer ce phénomène ?
L’écart entre l’enseignement supérieur considéré dans sa totalité et l’Université proprement dite correspond en fait au développement de l’enseignement supérieur extra-universitaire : classes préparatoires aux Grandes Écoles, Sections de techniciens supérieurs et myriade d’écoles, « grandes », mais aussi moyennes, petites, voire minuscules. Encore faut-il distinguer deux secteurs bien distincts de l’Université : en totalité ou sans le droit et la médecine-pharmacie-odontologie, disciplines où l’Université a conservé un monopole professionnel et ne subissent donc pas la concurrence des autres formations. Qu’est ce qui caractérise les institutions d’enseignement supérieur non-universitaire (IUT compris) par rapport aux universités ? Le droit qui leur est accordé, quel que soit leur statut, public ou privé, de choisir leur public à l’entrée, quand l’Université a pour sa part l’obligation d’accueillir indistinctement tous les bacheliers. Cette dissymétrie produit un effet de fuite des formations universitaires. On adresse communément à l’Université deux critiques parfaitement contradictoires : - l’Université fournirait des formations de moindre valeur que les autres dispositifs d’enseignement supérieur, puisqu’elle ne serait pas sélective ; - la mauvaise qualité de l’enseignement supérieur serait corroborée par les taux d’échec considérables qui caractérisent ces formations en comparaison des formations concurrentes. Les deux phénomènes sont liés, bien sûr, mais d’une toute autre manière : l’Université, n’ayant pas le droit de sélectionner son public à l’entrée le sélectionne dans le cours de ses cursus. Mais, alors que la sélection à l’entrée est perçue comme un signal positif, la sélection dans le cours du cursus est perçue comme un signal négatif.
La tendance actuelle à la baisse des effectifs d’étudiants déstabilise profondément l’institution, car elle repose sur une logique de fuite : de plus en plus, et dans nombre de secteurs, ne « restent » à l’Université que ceux qui n’ont pu trouver de place ailleurs. Considérons les choix de poursuite d’études de deux promotions de bacheliers : celle de 1996 et celle de 2008. Le pourcentage de bacheliers entrant en licence universitaire (hors médecine-pharmacie) est passé entre ces deux dates de 36 à 24 %. Or les effectifs perdus par l’université ne vont pas dans les classes préparatoires et les IUT, dont le poids reste stable, ou dans les STS, dont le poids augmente légèrement, mais, pour partie, en médecine-pharmacie, et, surtout, vers l’enseignement supérieur privé.

La privatisation rampante de l’enseignement supérieur et les politiques publiques

Avec la dégradation massive de l’Université c’est en effet la privatisation croissante de l’enseignement supérieur français qui constitue le fait massif de la dernière décennie. D’un côté, une part importante des STS est installée dans des établissements privés. De l’autre, un enseignement privé se développe aussi, en contiguïté avec l’enseignement public, comme en médecine (et dans une moindre mesure en droit) où, pour réussir le concours d’entrée en deuxième année, il est devenu indispensable de suivre des cours privés en parallèle. Enfin et surtout, l’enseignement supérieur privé a de longue date pignon sur rue dans l’enseignement de niveau master, avec de nombreuses écoles d’ingénieurs, la quasi-totalité des écoles de gestion, et de plus en plus d’écoles de tous types, y compris dans le secteur des humanités (journalisme, communication, médiation culturelle, etc.)
On dispose en France d’un enseignement universitaire d’accès très démocratique. La nation, comme les universitaires eux-mêmes sont très attachés à ce caractère démocratique de l’institution. Mais, parallèlement, s’est mis en place depuis le XIXe siècle un enseignement supérieur non-universitaire : les « grandes écoles », vouées au recrutement des élites, d’abord de la fonction publique, puis de l’ensemble des professions. Or, du fait du discrédit actuel de l’Université, ce secteur s’est considérablement étendu par un phénomène de capillarité : les « moyennes » écoles se protégeant derrière les « grandes » et les « petites » derrière les moyennes, en même temps qu’il se privatisait massivement. Une fraction croissante d’étudiants parvient donc à « échapper » à l’Université pour entrer dans des cursus qui, pour beaucoup, là est le paradoxe insupportable, sont de qualité largement inférieure à ceux offerts dans les universités.
Ainsi, la défense d’un idéal universitaire démocratique s’est retourné contre elle-même sur trois modes : social, scientifico-économique et culturel. Socialement, l’évolution en cours est particulièrement injuste puisqu’elle se traduit par la croissance de l’enseignement supérieur payant. D’un point de vue scientifico-économique, puisqu’on demande à des chercheurs de haut niveau, de prendre en charge ceux des étudiants dont les résultats au sortir du baccalauréat ne les prédisposaient pas à la poursuite d’études supérieures, alors qu’on prive les élites scolaires du savoir universitaire. Culturellement enfin, cela conduit au développement d’un enseignement supérieur étroitement utilitariste, visant à la formation professionnelle de court terme.
Il faut donc rendre à nouveau les études universitaires « désirables ». On ne pourra y parvenir sans modifier les règles de l’accès à l’Université. Les pouvoirs publics ont, avec la complicité active des syndicats d’étudiants et la complicité passive du corps universitaire, mené en la matière une politique aveugle et non dénuée de cynisme, le pouvoir gérant pour une part le chômage des jeunes par leur déversement dans l’université et les syndicats permettant à une population guère encline en fait à des études supérieures d’accéder à certaines formes de protection sociale. Refonder l’Université est donc un objectif primordial aujourd’hui.

Les voies de la réforme : le premier cycle et les grandes écoles

Bornons-nous ici à deux séries de considérations.
Aucune réforme de l’université ne pourra porter ses fruits sans que soit mis un terme à ce que la domination symbolique et sociale des « grandes écoles » comporte désormais d’outrancier et de contreproductif. C’est aujourd’hui le sommet de la formation universitaire, le niveau doctoral, qui est en péril. La France forme moins de docteurs, proportionnellement à sa population, que la plupart des pays de développement comparable et, pourtant,lLeur taux de chômage est en moyenne égal voire supérieur à celui des titulaires d’un simple master. C’est que dans un pays qui recrute toute son élite, dès le baccalauréat, par le système prépa-grandes écoles vers l’âge de 18-20 ans, il n’y a pas de place pour des personnes, qui arrivent sur le marché du travail à 25-30 ans avec un important bagage réflexif. Pour mettre fin à ce processus aberrant il est nécessaire de rééquilibrer les ressources entre les deux composantes du système universitaire.
Reste que l’Université française ne redressera pas la tête si on ne lui offre pas la possibilité de reconquérir prestige et attrait. Le droit de tous les bacheliers à poursuivre des études supérieures ne saurait être mis en cause, mais il faut admettre qu’une partie de la population qui entre à l’Université le fait en effet « par défaut ». Inversement, des étudiants qui auraient la capacité et le désir de suivre de telles études s’en abstiennent en raison de l’image négative de l’Université. Il faut offrir à la première population une formation supérieure conforme à ses attentes et rendre l’Université à nouveau attractive pour la seconde.
On ne pourra parvenir à un tel résultat sans un système cohérent et global d’orientation-sélection ou de sélection-orientation après le baccalauréat portant sur l’ensemble des premiers cycles universitaires. Certains ont préconisé dans cet esprit la création de « Lycées d’enseignement supérieur ». Une autre solution consisterait dans la création d’une « année zéro » de remise à niveau pour le public désireux de poursuivre des études universitaires, mais ne disposant pas des bases nécessaires à cette fin. Elle aurait pour but de remplacer l’actuelle sélection par l’échec, cantonné aux seules universités par un authentique dispositif de sélection-orientation-remédiation qui concernerait l’ensemble de l’enseignement supérieur.
Il est en tout état de cause indispensable que, tout en restant soumise à une obligation d’accueillir des publics variés, laquelle doit être élargie à l’ensemble de l’enseignement supérieur, l’Université accède au droit de les orienter explicitement dans des filières plus ou moins difficiles et exigeantes en instaurant entre elles toutes les passerelles nécessaire. Mais il faut prendre garde à maintenir un cadre national de reconnaissance des diplômes, déjà bien fragilisé, sans quoi on se bornerait à sauver peut-être du désastre à-venir quelques rares universités d’élite, dès lors assimilées à des grandes ou moyennes écoles.

Conclusion

C’est un véritable aggiornamento que doit faire la gauche gouvernementale. Il faut qu’elle se convainque que le système actuel, qui privilégie les « grandes » écoles et les formations extra-universitaires n’est ni démocratique ni favorable à la formation d’élites de qualité. Mais, pour réaliser cet aggiornamento, il faut lever deux tabous qui ont jusqu’ici verrouillé le débat : le caractère intouchable du système des Écoles, dispensé de toute exigence de démocratisation, et le dogme de l’absence de sélection à l’Université.

NOTES

[1Les thèses présentées ici sont développées, étayées et argumentées dans O. Beaud, A. Caillé, P. Encrenaz, M. Gauchet, F. Vatin (sous la dir. de), Refonder l’université, La Découverte, octobre 2010.

[2A. Caillé, directeur de La Revue du MAUSS comme François Vatin, directeur de l’école doctorale Économie, organisations et Société sont tous deux professeurs de sociologie à l’université Paris Ouest- Nanterre-La Défense.