Nous publions ici de nouvelles réactions au décès brutal de Michel Freitag, en novembre dernier. Tous ces auteurs témoignent de leur admiration pour le penseur autant que pour l’homme (voir aussi, dans cette même rubrique, l’hommage de Stéphane Baillargeon, et, dans le supplément, l’article récent de Michel Freitag intitulé « Symbolisme et reconnaissance. Au-delà du holisme et de l’individualisme »).
* Professeur à Concordia
Michel Freitag (1935-2009) In Memoriam
Michel Freitag est décédé le vendredi 13 novembre 2009. La nouvelle de sa mort subite s’est répandue instantanément à travers le Québec et à l’étranger. D’un coup, le petit monde de la sociologie a été ébranlé, révélant la place unique qu’il y occupait.
Sociologue d’origine suisse, né à la Chaux-de-Fonds en 1935, Michel Freitag, après des études de droit et d’économie à l’université Neuchâtel, s’est tourné vers la sociologie. Il déménage à Paris dans les années soixante pour participer au labo d’Alain Touraine et complètera son doctorat avec celui-ci à l’École des Hautes Études en Sciences sociales. Invité par ses anciens collègues du labo de Touraine à se joindre au département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal, tout juste fondée, il y enseignera la sociologie de 1970 à sa retraite en 2001 comme professeur emeritus.
Quelle que soit l’importance de son œuvre théorique, Michel Freitag fut d’abord et avant tout un professeur de sociologie. On a écrit à juste titre que l’imposante production intellectuelle qui fut la sienne ne constituait que le signe extérieur d’un patient travail de transmission et de renouvellement de la sociologie. Il a ainsi formé et profondément marqué plusieurs générations d’étudiants pour qui la rencontre avec Freitag a séparé leur vie entre un avant et un après.
Si réservé qu’il fut, en tant que personne et en tant qu’intellectuel, Michel Freitag n’en appartient pas moins à ce petit groupe de penseurs qui, en une coïncidence qui ne laisse pas d’être surprenante, ont renouvelé la compréhension de la socialité et de la société d’une manière post-classique, tout en se situant dans la tradition sociologique. Le maître-ouvrage de Michel Freitag, Dialectique et société (2 volumes), paru en 1986, accompagne la publication d’une série d’ouvrages majeurs, qu’on pense à la Théorie de l’agir communicationnel (Habermas, 1981), à la Structuration Theory de Giddens (1984) ou la théorie luhmannienne des Social Systems (1984), pour ne citer que quelques noms. Le titre du premier volume de l’opus magnum de Freitag, Introduction à une théorie générale du symbolique (le second s’intitulant : Culture, pouvoir, contrôle. Les modes formels de reproduction de la société) nous permet de signaler l’originalité de la ressaisie freitagienne du problème de la société. En lieu et place d’une théorie positive du fait de société, Freitag élabore une théorie du symbolique qui procède de la reconnaissance de la fragilité ontologique de l’ordre humain. L’idée de société se trouve ici paradoxalement réaffirmée sur la base de l’admission de son possible effondrement, la société étant alors le support réel d’un mode d’être (symbolique) ne disposant d’aucune assise matérielle ou organique, où il reposerait comme sur ses conditions suffisantes, un mode d’être voué dès lors à toujours réassumer projectivement ses conditions nécessaires, aussi bien historiques que naturelles (le volume II de Dialectique et société est consacré à distinguer ces différents types historiques de stabilisation du symbolique). Pour dire la même chose d’une manière différente, la rupture de Freitag avec les classiques n’est pas d’ordre méthodologique. Elle se comprend elle-même comme appartenant à ce moment de l’histoire où il est possible d’envisager, sans se faire prophète de malheur, l’effondrement de la socialité. La pensée de Freitag se trouve ici en profond accord avec celle de Hannah Arendt.
Ayant survécu aux années d’orthodoxie althussérienne qui ont régné à l’UQAM dans les années soixante-dix et quatre-vingt, Michel Freitag est parvenu à rassembler autour de lui un collectif de pensée (comparable à cet égard au Center for Critical Realism ou encore au mouvement du Mauss) auquel on réfère maintenant de plus en plus comme à L’École de Montréal. Le travail de ce collectif est repérable notamment dans la publication, à partir de 1987, de la revue Société (quelques 30 numéros parus à ce jour) et dans les Cahiers de recherche du Groupe interuniversitaire d’étude de la postmodernité (quelques 50 numéros parus à date), ces Cahiers condensant les débats qui ont animé les séminaires mensuels du Groupe de 1988 à 2000, et sur une base ad hoc depuis. Ces publications témoignent rétrospectivement de l’effort systématique de saisir, dans toutes ses dimensions institutionnelles et sur le plan des pratiques aussi bien que de la théorie, la rupture avec la société moderne proprement dite observable surtout depuis une cinquantaine d’années. Dans le débat qui anime la sociologie sur la nature de la société contemporaine, la sociologie de Freitag et de l’École de Montréal met en lumière le caractère aporétique de la modernité, à savoir l’impossibilité qu’elle a finalement révélée de fonder la socialité sur une base purement rationnelle et individualiste. Pour Freitag, si grandiose que fut le projet moderne d’agir comme si l’humanité était quelque chose qu’on pouvait se donner à soi même, out of the blue, il révèle l’appartenance actuelle de la socialité à une origine et une histoire contingentes qui n’a de cesse que d’être soutenue, jusques et y compris le fondement sensible de l’être-symbolique au monde.
Il est difficile de rendre compte succinctement de l’œuvre de Freitag, d’une richesse et d’une ampleur remarquables. On peut toutefois tenter d’en marquer la cohérence d’ensemble. Le projet initial de Dialectique et société comprenait cinq volumes, dont deux seulement sont parus à ce jour. Le troisième, qui devrait paraître dans un avenir pas trop éloigné, rassemble une série d’analyses portant sur les formations sociales concrètes. Ici encore, l’originalité de Freitag dans l’abord du matériau historique doit être soulignée. Puisque sa typologie des « modes de reproduction formels de la société » donne une forme conceptuelle à des manières idéaltypiques par où le symbolique se saisit lui-même, il va sans dire que le flux de l’histoire est loin de s’y résumer et de s’y abolir. La sociologie historique de Freitag témoigne d’un souci constant pour la compréhension des formes concrètes, typiques ou atypiques, qu’ont prises les sociétés (sociétés de castes, royaumes, cités-états, nations, empires, etc.). Freitag était aussi attentif à saisir les moments de transition ou de crise des sociétés (naissance du politique, crise de la modernité et montée du nazisme, place des USA dans l’histoire, etc.). Le troisième volume devrait rassembler ces écrits que Freitag souhaiter faire précéder d’une longue présentation qui manque maintenant à jamais. Le quatrième volume projetait de traiter du problème de la connaissance de la société d’une manière qui, tout en étant post-positiviste, demeure néanmoins dans de cadre d’une ontologie réaliste. Le cinquième volume devait s’intituler « Critique de la postmodernité ». On peut dire qu’il a, de différentes manières, été publié par Freitag et les membres de L’École de Montréal. Deux aspects de cette Critique peuvent être soulignés. Elle vise d’abord à exposer d’une manière systématique, en une série de typologies historiques, la mesure selon laquelle toutes les dimensions institutionnelles propres de la société moderne se trouvent profondément transformées à l’époque contemporaine (Art, droit, politique, économique, science, culture, travail, université, famille, etc.). En second lieu et d’une manière plus importante, Freitag voyait à l’œuvre dans cette remise en question cumulative du mode moderne d’institutionnalisation de la reproduction de la société un nouveau type de domination, à savoir le contrôle direct de la pratique et la substitution des organisations à la société. Ces pratiques systémiques de contrôle culminent virtuellement dans une forme organisationnelle de la société qui se reproduit hors du sens, requérant l’adaptation immédiate à la réalité. Paradigmatique de ce nouveau mode de régulation, la déconstruction des régulations politiques que la société moderne s’est données, culminant dans l’État-Nation keynésien, pour mettre en échec les processus économiques.
Ces dernières années, Freitag a mené à terme deux projets qui lui tenaient particulièrement à cœur et qui ne seront finalement publiés qu’à titre posthume. Il a réécrit et considérablement augmenté le premier volume de Dialectique et société afin d’élargir le cadre (essentiellement épistémologique à l’origine) par où il introduisait sa théorie du symbolique, pour présenter le symbolique à partir du lien indépassable qui le lie à la conscience sensible propre au vivant. Au moment d’apporter le manuscrit chez l’éditeur, au printemps 2009, il était manifestement heureux et soulagé : « C’est mon testament », disait-il. Au cours de l’année précédente, il avait complété, après maintes réécritures, un ouvrage qui sera sans doute considéré comme son ultime jugement sociologique et philosophique sur l’apport et les limites du projet moderne dans l’histoire humaine, ouvrage dont le titre est un clin d’œil à Hannah Arendt : L’Abîme de la liberté.
Ces quelque quinze dernières années, Michel Freitag, dont le lieu d’engagement intellectuel privilégié demeurait une salle de cours, les séminaires du Groupe ou un repas entre amis, s’est acquis une reconnaissance élargie. Défendant le rôle classique des universités en tant qu’enclaves dans la société rendant possible la synthèse du savoir, il s’est vu accorder, ironie du sort, le prix prestigieux du Gouverneur Général du Canada (1996) pour son recueil d’essais intitulé Le naufrage de l’université dont l’essai éponyme est une charge contre l’orientation contemporaine de l’université, son ouverture sur le milieu, et la substitution de la production des connaissances via la recherche subventionnée, au travail patient et irremplaçable de synthèse des connaissances. Son œuvre commence maintenant à être accessible en anglais et en espagnol. Il est juste d’affirmer que l’œuvre de Michel Freitag est appelée à recevoir une reconnaissance de plus en plus large dans les années à venir.
Il est impossible de conclure cet In Memoriam sans faire référence à la très profonde fraternité intellectuelle qui liait Michel Freitag et tous les membres du « Groupe ». Les séminaires mensuels du Groupe ont constitué un des lieux de discussions les plus vivants durant une vingtaine d’années. Alors que les discussions y étaient toujours passionnées, sérieuses, sans fin –car le souci du monde y prévalait– les séminaires se terminaient invariablement en interminables repas bien arrosés –car le monde est aussi à vivre et à partager. Chaque été, nous nous rencontrions à la ferme de Freitag à Acton Vale pour le méchoui annuel, dans une atmosphère où la discussion, le boire et le manger se confondaient dans le pur plaisir de partager le monde. Impossible non plus de saluer Michel Freitag pour une dernière fois sans faire allusion au fait qu’il a habité le monde de la façon la plus entière qui soit. Il a goûté à tout, il a saisi le monde dans tout ce qu’il était, du minéral au symbolique en passant par le vivant et le végétal. Les roches, les champignons, les plantes, les animaux, les êtres ; la jouissance, le plaisir, l’amitié, l’amour, la découverte de l’Autre ; la révolte, la passion et la contemplation. Rien de ce qui est mondain, de-ce-monde, ne lui était étranger. Il a participé de tout ce qui est.
Il a maintenant quitté ce monde qu’il aimait autant qu’il le désespérait parfois. Durant la cérémonie funèbre (une cérémonie laïque se tenant dans une église, selon son souhait), les témoignages furent unanimes, exprimant à l’unisson un profond sentiment de gratitude envers le simple fait que Michel Freitag ait existé, et la chance unique qui fut la nôtre d’avoir partagé le monde avec lui.
Daniel Dagenais
Janvier 2010
Obituary Michel Freitag (1935-2009)
Michel Freitag, a great, but unrecognized social theorist of the second twentieth century, died of a sudden heart attack in Montreal at the age of 73. Built like a woodcutter, the man fell like a tree, leaving a whole generation of fine dialecticians he had trained without mentor. The news of his death spread instantaneously across Québec, confirming belatedly that (like Charles Taylor, his Anglophone counterpart in Montreal) he had been recognized all along as one of Canada’s prominent intellectuals.
Born in Switzerland in 1935, Freitag went to Paris in the 1960´s. Under the supervision of Alain Touraine, he started writing a Ph.D. on economic theories of development in Africa. After a detour via Algeria and extended traveling through South Asia and the Middle East, he arrived in Montreal in 1970, joining ex-colleagues from Touraine´s labo in the newly founded sociology department of the Université de Québec à Montreal (better known by its acronym UQAM) from which he retired in 2001. Working at the margins of the institution, more at home in the countryside than in high society, he nevertheless succeeded in gathering a strong group of young sociologists and philosophers of high caliber around his ideas. He also animated a monthly seminar at UQAM and founded in 1981 the journal Société (some 30 issues).
Well versed in classical theoretical traditions, both sociological and philosophical, Freitag´s dialectical sociology is both impressive and demanding. What strikes the reader immediately is the systematic nature of his work. His sociology is part of a larger unified framework that integrates ontology, epistemology, philosophical anthropology and civilizational analysis into a coherent vision of the world. Inspired by Kojève’s reconstruction of Hegel, Freitag has developed a monumental social theory that foregrounds the symbolic mediations that constitute society as a meaningful totality and analyzes its transformations through the ages – from primitive and traditional societies to modern and postmodern ones. Like Levi-Strauss, Freitag is obsessed with the relation between nature, culture and society ; like Weber, he wants to reorganize his vast knowledge of civilizations into a universal developmental history ; and like the Frankfurt School, his ontology of the present is animated by a radical critique of the dehumanizing tendencies of globalization.
Dialectique et société is Freitag´s magnum opus. Published in two volumes in 1986, its depth, scope and reach are comparable to Giddens´s Constitution of Society, Habermas´s Theory of Communicative Action and Luhmann´s Social Systems. Thematically and theoretically, it is part of the ‘new theoretical movement of the eighties’ – but written in French and published outside of France, it did not have the impact it would undoubtedly have had if Freitag had stayed in Paris. The original project of Dialectique et Société comprised five volumes, only two of which have been published so far (a revised version of the first volume and the third volume will be published soon). In the first volume, the Swiss born sociologist presents a general theory of symbolic practice. Its basic idea is that practice is always already and inevitably caught in a web of symbolic representations and significations that functions as an a priori and transcendental order of determination that regulates and unifies the practices, which in turn reproduce society. By introducing culture as a virtual totality that a priori forms, informs and regulates the symbolic practices that produce and reproduce society, Freitag has successfully forged a dialectical connection between the regulation of practices and the reproduction of society. This ‘double dialectic’ between agency and structure forms the starting point of the developmental theory of the modes of formal reproduction of society that is presented in the second volume. Analyzed in a historical and diachronic perspective, the idealtypical description of a society that is conceived as a community of language reappears now, formally, as the first mode of reproduction of society, the ‘symbolic-cultural’ one, which, “sublated”, will be succeeded in modernity by the “political-institutional” one and, subverted and tendentially abolished, in post-modernity by the “decisional-operational” one.
Freitag´s vision of postmodernity remains rather bleak and totalizing, akin to the one of the Frankfurt School. The ‘totally administered world’ may now look more like a Luhmannian world-system that is out of control, the diagnosis eerily echoes Horkheimer and Adorno’s : end of society, end of culture, end of subjectivity, end of history. Sympathizing with ecological and anti-utilitarian critiques of capitalism, he unrelentingly denounces America, capitalist chrematistics, technocratic education and postmodern totalitarianism. Convinced that the world would soon destroy itself – lest humanity decides to revert to a simpler, autarchic lifestyle – he became increasingly negative and radical. When I last saw him in Montreal in September, he argued in earnest that to save the world we needed a ‘global war cabinet’ that would drastically restrain consumption, ban publicity and prohibit stock markets.
Although Michel was in good shape – cutting trees in the forest, repairing cars, producing his own wine - he knew that his time was up. Having finished a major book on globalization (L´impasse de la globalization. Une histoire sociologique et philosophique du capitalisme) and another one on the genealogy of liberalism (L’abîme de la liberté, forthcoming), he started working frenetically on a major revision of Dialectique et société. When he brought the manuscript of the first volume to the publisher, he felt relieved : “C´est mon testament”, he said. Although he suffered from the fact that his work had been largely ignored outside of Québec, he was confident that its time would come. It will come and, hopefully, the coming publication of a book in English with some of his best articles will help to establish his reputation as one of the great thinkers of our age, comparable perhaps to Habermas or Luhmann.
The two volumes of Dialectiques et société, as well as some other texts by Freitag can be freely downloaded at the site “Les Classiques des Sciences Sociales” http://classiques.uqac.ca/contemporains/freitag_michel/freitag_michel.html
*Professeur au département de philosophie de l’UQAM (texte paru dans Le devoir.com, 20 novembre 2009)
Géant, Michel Freitag l’était physiquement, intellectuellement, moralement. Taillé dans le fût d’un chêne de son Jura natal, il nourrissait un projet critique immense. Il est tombé, comme un arbre tombe dans la forêt qu’il aimait tant, abattu dans l’instant. Je me suis toujours émerveillé de ses mains, paluches immenses qui surent bûcher et construire. Être de paradoxes, il enchaînait les certitudes, mais tout son discours était inquiété en profondeur par les ravages du libéralisme.
Sa conversation était un fleuve, mais il savait la ponctuer de fréquents « tu vois », où chacun était invité à comprendre que l’effort de penser exigeait temps et labeur. Il n’avait rien de socratique, mais il aimait discuter et son séminaire fut pendant des années le lieu d’un échange authentique et vivant. Chaque séance était un événement, parce qu’elle était d’abord une rencontre. Privé d’ironie, il avait cependant le pouvoir de la colère des justes. Son caractère prophétique mettait bien des savants à distance, mais ceux qui l’aimaient chérissaient d’abord en lui cette volonté de la justice, cette capacité du scandale.
Le commerce qu’il entretint toute sa vie avec les plus grands, un dialogue où il convoquait Jürgen Habermas, Niklas Luhmann, Karl-Otto Appel, Axel Honneth et combien d’autres, était fait d’une vénération philosophique juste et reconnaissante, mais ce respect n’allait pas sans une critique impitoyable des errances de la théorie critique.
Son oeuvre est unique, car elle conjugue une perspective historique qui doit beaucoup à la philosophie hégélienne et à une réarticulation de la grande théorie wébérienne des idéaltypes. Son ambition, perceptible dès ses premiers travaux, ne s’est jamais repliée, il l’a toujours maintenue à la hauteur d’un idéal critique : comment résister à l’ensemble des processus de déshumanisation dont la science sociale descriptive était devenue rapidement complice ? La possibilité de produire une sociologie historique qui ne succombe pas devant les apories d’une philosophie du sens de l’histoire constitue un des principaux enjeux de sa pensée. Dans la discussion du naturalisme, auquel il n’a cessé de vouloir faire échec en tentant de rétablir une perspective humaniste, les arguments les plus importants étaient pour lui de nature épistémologique : il en était convaincu, nous pouvons connaître les règles de ces processus, nous pouvons introduire des normes.
Michel Freitag était fasciné par l’histoire de la modernité, ce qui l’a conduit à une réflexion sur l’historicité. Produire une théorie des catégories et des institutions, il le croyait encore possible. Cette théorie, nous le savons maintenant, avait été maintenue artificiellement dans un état d’inertie par la double influence du naturalisme systémique et de la théorie marxiste des idéologies. Ces deux entreprises majeures ayant atteint leur point de saturation, l’émergence d’un nouveau paradigme critique devenait nécessaire, et c’est ce qu’il est parvenu à formuler. Pour une raison finalement très simple et qui est aussi le tribut payé à l’époque : cette pensée accepte de rompre radicalement avec le synchronisme paradigmatique des sociologies modernes. Michel Freitag ne craignait pas les effets d’une épistémologie de la transformation, il a eu le courage de penser l’introduction du facteur temps.
Travaillant à la marge, résistant obstinément aux entreprises topiques et systémiques, ce penseur hors du commun a donc pris le risque d’assumer plusieurs dimensions refoulées dans le projet de la théorie critique. [...] Freitag n’était sans doute pas le premier à vouloir penser la postmodernité ; il fut cependant très certainement un des seuls théoriciens à mettre en oeuvre une conceptualité de l’historicité capable de légitimer cette pensée.
[...] En tenant à un concept fort de société, en insistant sur la nécessité de déborder une approche limitée aux organisations et aux systèmes, l’humanisme de Michel Freitag nous met en présence d’une volonté de produire un cadre théorique dans lequel les sujets pourront penser une liberté et un sens dont ils étaient dépouillés par la théorie naturaliste. [...]
Michel Freitag fut mon collègue pendant quatre décennies à l’UQAM. Ensemble nous avons vu notre université, comme les autres, se transformer et devenir l’objet de cette sujétion systémique qu’il ne cessait de critiquer. J’ai admiré sa ténacité et son courage. Dans un recueil de ses essais, publié sous le titre Le Naufrage de l’Université, ouvrage couronné par un Prix du Gouverneur général du Canada, il a montré les liens entre l’épistémologie politique et l’évolution des institutions du savoir, en proie à cette érosion critique.
Tous ceux qui travaillèrent avec lui, dans son séminaire et autrement, et qui se retrouvent dans des institutions aux prises avec les mêmes défis, recueillent aujourd’hui un héritage précieux, une responsabilité unique. Continuer de résister à cette érosion, développer ces lieux où la critique est encore possible et à son image, faire de ces lieux des lieux d’amitié indéfectible, de solidarité intellectuelle, de générosité humaine.
» philosophie, Université du Québec à Montréal (UQAM)