Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

J.-M. Harribey/P. Jorion

Paul Jorion-Jean-Marie Harribey, échanges critiques

Texte publié le 12 janvier 2010

On trouvera ici la correspondance entre Paul Jorion et Jean-Marie Harribey autour de la critique par ce dernier du livre de Paul Jorion, « L’argent mode d’emploi » (Fayard, 2009).

Correspondance Harribey – Jorion (10 décembre 2009)

Jean-Marie Harribey [1] : L’intérêt est toujours un prélèvement sur le fruit du travail productif, plus précisément une portion du surplus engendré par celui-ci. Vous réhabilitez d’une certaine manière l’économie politique et Marx. Est-ce le cas ?

Paul Jorion [2] : Oui. Dans la note aux pages 95 et 96 de « L’argent, mode d’emploi », je situe ma démarche par rapport à Quesnay et Marx.

J.-M. Harribey : Vous critiquez Keynes pour qui l’intérêt est le prix de l’arbitrage entre placement et thésaurisation et non pas entre placement et consommation. Pourquoi lui reprocher de voir dans l’intérêt « une prime de risque (…), dimension qui domine dans le crédit à la consommation » (p. 105), ou lui faire grief d’ignorer la répartition du revenu global ?

P. Jorion : Je ne pense pas nier la dimension prime de risque. Je décompose quelque part le coupon en 1) coût du financement, 2) frais de gestion, 3) prime de risque et 4) marge bancaire. Ce que je reproche à Keynes, c’est d’ignorer, comme la plupart des économistes depuis le XIXe siècle, le fait que les intérêts sont l’une des composantes résultant de la redistribution du surplus.

J.-M. Harribey : Pourquoi la fonction de réserve de valeur de la monnaie « ne lui est-elle pas constitutive » mais « n’apparaît que parce que l’argent stagne là où il existe en trop grande quantité pour être utilisé » (p. 285) ? L’incertitude radicale soulignée par Keynes n’existe donc pas ?

P. Jorion : Effectivement, la qualité de l’argent d’être marchandise spécialisée dans l’échange est à mon sens sa propriété essentielle  ; celle d’être une réserve de valeur est à mes yeux une de ses qualités accidentelles. Ce n’est pas l’incertitude, à mon sens, qui est rétribuée mais le risque effectif. Keynes me semble influencé ici par la qualité très « bayésienne », très « subjectiviste », de ses travaux sur la théorie des probabilités.

J.-M. Harribey : Le billet de 100 euros que j’ai en poche n’a pas le même statut que les 100 euros déposés sur un compte dans une banque ordinaire. L’un est de la vraie monnaie selon vous, la somme inscrite à mon crédit ne l’est pas car elle n’est qu’une reconnaissance de dette de la banque envers moi, dont je ne peux me prévaloir que si celle-ci n’a pas utilisé ailleurs mon dépôt. Mais le billet banque centrale est lui aussi une reconnaissance de dette de la banque centrale, et il n’est pas vrai que la banque ordinaire peut me priver de l’utilisation de mon dépôt pour le prêter à une autre. Le billet et le dépôt ne sont ni plus ni moins l’un que l’autre exempts de conditions : la principale étant d’ailleurs, pour fonctionner comme monnaie inaltérée, d’avoir en face d’eux des marchandises à acheter, immédiatement ou plus tard.

P. Jorion : « Le billet banque centrale est lui aussi une reconnaissance de dette de la banque centrale ». Je ne lis là qu’une métaphore – qui émerge historiquement comme on le sait, au milieu du XIXe siècle – et qui était plausible à l’époque du métallisme : on peut se faire échanger son billet pour une certaine quantité d’or en banque centrale, mais à mon sens – et comme je l’explique dans « L’argent, mode d’emploi » – le métallisme repose sur un malentendu quant à la nature de l’argent, que sa doublure par un métal précieux constituant son gage est nécessaire. En fait, l’argent ne peut pas fonctionner sans la garantie d’un État (qui poursuit les faux-monnayeurs, etc.) et du coup la doublure-gage n’est en réalité jamais nécessaire. On a attiré mon attention récemment sur le fait que je reproduis là un raisonnement qui se trouve déjà chez Locke.

J.-M. Harribey : Ce ne sont pas les crédits qui font les dépôts mais l’inverse pour vous. Plus encore, les banques prêtent à d’autres les dépôts effectués par leurs clients. « Dans leur pratique quotidienne, les banques commerciales prêtent à certains de leurs clients l’argent que d’autres déposent sur leurs comptes courants. Les sommes figurant sur ces comptes n’en restent pas moins disponibles aux déposants. Cette double utilisation est possible du fait que les banques s’organisent à partir de la constatation faite par elles que les sommes déposées sur un compte courant y restent en général un certain temps, dont elles peuvent tenir compte, et que tous les déposants ne réclameront pas simultanément l’ensemble des sommes qu’ils ont déposées. » (p. 131) Tandis que, plus loin, vous affirmez que ces sommes « ne peuvent pas être mobilisées simultanément » (p. 143).

P. Jorion : Oui : il y a « double utilisation » : comme reconnaissance de dette pour l’un et comme argent pour l’autre. Ce qui permet la double utilisation, c’est le fait qu’il n’y ait pas double utilisation comme « argent ». Une double utilisation comme argent, c’est ce que j’appelle « double mobilisation », celle-là n’est pas possible : « ne peuvent pas être mobilisées simultanément ».

J.-M. Harribey : L’économie capitaliste est une économie mue par la logique de l’accumulation du capital. Or l’accumulation n’est possible que si le système bancaire anticipe par le crédit l’accroissement de la production qui résultera de l’investissement.

P. Jorion : Il n’y a pas pour moi de « logique de l’accumulation du capital » : celui qui a de l’argent en trop le prête, il ne réclame pas d’intérêts en compensation de la privation qu’il subit : il n’est privé en aucune manière puisqu’il n’a pas d’usage alternatif (rentable – par opposition à la thésaurisation) pour cet argent que de le prêter. Il le prête parce qu’il sait qu’il sera utilisé comme « avances » et que cet usage lui donnera accès à une part du surplus qui sera créé grâce à ces avances.

Pour moi, il n’y a pas d’anticipation : il n’y aurait anticipation que s’il y avait création monétaire ex-nihilo par les banques commerciales. Ou, si l’on veut, l’anticipation est banale : anticipation du remboursement du principal et anticipation du paiement des intérêts. D’une certaine manière, c’est là la beauté de la chose : que le système fonctionne parfaitement sans qu’il y ait la moindre anticipation quant à l’accroissement de la production.

J.-M. Harribey : Pourquoi ne différenciez-vous pas, d’un côté, le prêt consenti par l’individu A à l’individu B d’une somme dont A ne disposera pas durant toute la durée du prêt, et, de l’autre, le prêt consenti par une banque à B, qui ne privera A de quoi que ce soit ?

P. Jorion : Je ne suis pas sûr de comprendre la question. Pendant la durée du prêt il y a deux parties : l’une dispose de l’argent et l’autre de la reconnaissance de dette qui entérine « l’absence » de l’argent ou, si vous préférez, sa « privation ». Que l’une de ces deux parties soit une banque ne change rien. Bien sûr une banque, étant une personne morale, ne ressent pas de privation, mais je ne pense pas que ce soit ce que vous voulez dire. Bien sûr si la banque créait l’argent qu’elle prête, il n’y aurait pas pour elle de « privation », mais vous savez que je rejette cette hypothèse.

J.-M. Harribey : Vous pouvez objecter que la création monétaire est le fait de la seule banque centrale. Mais lorsque les banques ordinaires se refinancent auprès de la banque centrale, le mécanisme est le même que celui qui s’opère à l’échelon inférieur : la banque centrale ouvre une ligne de crédit aux banques ordinaires ou bien prend en pension des titres.

P. Jorion : « La banque centrale ouvre une ligne de crédit aux banques ordinaires ou bien prend en pension des titres ». Oui, tout à fait mais ce mécanisme n’est pas le même qu’à l’échelon supérieur : la prise en pension est un échange à titre provisoire (si la banque veut récupérer ses titres, il faut qu’elle rende les fonds empruntés), quant à la ligne de crédit, elle met des fonds à disposition en échange d’une reconnaissance de dette du même montant. Ce que j’appelle le « principe de conservation des quantités » est parfaitement respecté : il n’y pas eu création monétaire à proprement parler – à l’inverse de ce qui se passe lorsque la banque centrale crée de la monnaie (avec impact sur M0).

J.-M. Harribey : Votre thèse n’entre-t-elle pas en résonance avec celle de l’épargne préalable nécessaire à l’investissement, donc néo-classique ?

P. Jorion : Pas nécessairement « épargne préalable » mais en tout cas hétérogénéité dans la distribution de l’argent, avec du coup certains agents économiques ayant de l’argent « en trop » et d’autres « en trop peu », nécessitant pour la production – et dans certains cas pour la consommation – leur mise en relation.

J.-M. Harribey : Vous sous-entendez que la monnaie a été inventée parce que le troc « présente des limitations » (p. 73), a contrario de l’anthropologie et des travaux contemporains sur la monnaie. Cela m’a surpris.

P. Jorion : Comme je l’indique, la thèse anthropologique à laquelle je souscris est celle de l’argent inventé par un État pour permettre la collecte d’un impôt. Mais vous pensez peut-être à d’autres conjectures posées par des anthropologues. Cela dit, dans « L’argent, mode d’emploi », je ne me situe pas dans une perspective anthropologique, je pose – comme un politologue plutôt – un « état de nature » et un « état de culture », qui sont tous deux des fictions à la Hobbes ou à la Rousseau mais qui permettent des expérimentations mentales, comme le fait le physicien, sur un « avant » et un « après », dans un souci didactique essentiellement.

J.-M. Harribey : Vous discréditez le verbe « considérer » alors que vous aviez affiché auparavant votre conviction que la monnaie était acceptée pour la confiance qui lui est accordée : « parce que tout le monde le fait » dites-vous p. 70. Qu’est-ce donc que cette confiance sinon de la considération ?

P. Jorion : « Parce que tout le monde le fait », c’est si vous voulez une praxéologie, c’est un mimétisme qui ne suppose même pas nécessairement de représentations. Cela ne nécessite pas une opération mentale du type : « Est-ce un bon calcul ? » Je sais que l’homo œconomicus est censé se poser ce genre de questions en permanence, mais pour ce que j’ai pu en observer, seuls les hommes d’affaires procèdent ainsi. Dans un précédent livre : « « La crise. Des subprimes au séisme financier planétaire » (Fayard 2008), je tente d’opérationnaliser la notion de « confiance » (p. 175 -182) en la remplaçant par un algorithme. Cela fait partie de mes efforts en vue d’éliminer l’« individualisme méthodologique », qui me paraît le principal obstacle pour que l’économie puisse devenir une science objective comme les autres.

Quant à « considérer », il me semble que j’en parle uniquement dans mon commentaire d’une phrase extraite d’un article d’Allais, pour dire que ce que deux agents « considèrent » comme étant le cas est sans impact sur la mécanique effective des flux économiques, et en particulier sur la conservation des quantités.

Correspondance Harribey – Jorion (11 décembre 2009)

J.-M. Harribey : Merci pour vos réponses. De manière générale, je suis content de ce dialogue, mais si vos réponses sont cohérentes entre elles, elles me laissent dubitatif car vous affirmez (les banques ne créent pas de monnaie) mais les analogies et contes ne peuvent tenir lieu de démonstration.

De plus, je suis très surpris de deux choses : la conception de la monnaie aux antipodes des conceptions « sociales » de la monnaie qui ont considérablement renouvelé l’approche traditionnelle, et puis le refus de voir dans le capitalisme une logique d’accumulation. Sur ce dernier point, on peut démontrer pour le coup que la croissance n’est pas possible sans création monétaire, comme l’ont montré tous les « circuitistes », qu’ils soient marxiens, keynésiens, kaleckiens ou post-keynésiens.

Paul Jorion : Oui vous avez raison : le dernier, historiquement, par rapport à qui je n’ai aucun mal à me situer est Ricardo. Tout ce qui vient ensuite, à mon sens, est contaminé d’individualisme méthodologique. Je viens de la sociologie et de l’anthropologie et tout « psychologisme » m’est méthodologiquement inacceptable. J’ajouterai qu’ayant été formé à la psychanalyse, si je devais adopter un psychologisme sur des questions économiques (je le fais brièvement dans « L’argent, mode d’emploi »), ce serait celui-là, et non la psychologie anglo-saxonne du milieu du XIXe siècle qui imprègne toute la science économique depuis lors. C’est pour cela que quand je vois une critique de mon livre en forme de parallèle entre Locke et ce que je fais, je me dis : « Formidable ! Tu n’as pas entièrement échoué ».

Quant aux « analogies et contes », vous le savez, j’ai travaillé dix-huit ans dans la banque et dix ans en particulier dans l’industrie du crédit comme spécialiste du pricing et de la validation des modèles, je pourrais écrire un traité sur les prêts hypothécaires et leur titrisation où je ne recourrais pas à l’analogie ou à la métaphore, mais je m’adresserais à un nombre de personnes très restreint. Pour le public à qui je veux m’adresser avec « L’argent, mode d’emploi », ces choses-là, c’est vrai, sont beaucoup trop complexes. Aussi, quand je démonte le mécanisme de la titrisation, les chiffres sont là dans les tableaux pour celui qui veut suivre le raisonnement pas à pas, mais je distrais l’attention du lecteur qui sauterait les pages parce qu’il y voit des chiffres, en évoquant les flonflons du Grand-Duché de Gérolstein. Quand Nagel et Newman expliquent la démonstration du deuxième théorème de Gödel en livre de poche, ils recourent eux aussi à l’analogie à certains endroits. Il est impossible de faire autrement.

NOTES

[1J.-M. Harribey, rappelons-le, est vice-président d’Attac. Lire sa critique du livre de Paul Jorion sur le site d’Alternatives économiques : http://alternatives-economiques.fr/blogs/harribey/2010/01/05/de-quoi-largent-est-il-le-nom/

[2Paul Jorion est anthropologue.