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Bibliothèque du Mauss. Brèves de lectures (n° 29, 1er sem. 2007)

Texte publié le 26 novembre 2009

Les notes de lecture de la Revue du Mauss parues au cours des trois dernières années. Ci-après les « notes » du n° 29 (« Avec Karl Polanyi, contre la société du tout-marchand »).

Voilà, enfin, un ouvrage ambitieux. Économiste bien connu et professeur à Sciences po, membre du conseil national du Parti socialiste, Jacques Généreux ne propose pas moins qu’une critique anthropologique des fondements propres au néolibéralisme contemporain, une analyse des conséquences de son hégémonie – la restructuration des sociétés de marché en « dissociétés » – et l’esquisse d’une anthropologie alternative propre à inspirer un socialisme libéré tant de son fantasme d’une « hyper-société » collectiviste et productiviste que de la « dérive néolibérale » de la gauche européenne depuis les années 1980. Une question, faussement naïve, constitue le fil conducteur de cette enquête : « Pourquoi et comment des millions d’individus persuadés que la coopération solidaire est cent fois préférable à la compétition solitaire restent-ils impuissants à refonder sur elle leur système économique et politique ? »

Généreux suggère à la fois de démontrer la fausseté de l’anthropologie implicite du néolibéralisme et de démonter les ressorts de son emprise pratique sur nos représentations du monde, de nous-mêmes et d’autrui. À l’évidence, ces deux aspects sont liés. Si le néolibéralisme nous parle, c’est en raison du fait qu’il est « l’enfant naturel de tous les discours politiques jumeaux dont a accouché la modernité ». En ce sens, il y a là moins une « révolution culturelle » qu’une « involution » de l’individualisme, de l’économisme, du déterminisme et du productivisme dominants dans les principaux courants de la pensée moderne. Si le néolibéralisme passe si aisément, c’est bien qu’il prolonge la conception de la nature humaine et de la société la plus commune dans la pensée occidentale. Poussant à l’extrême l’idée moderne de l’individu « rationnel », les néolibéraux identifient rationalité et égoïsme absolu : l’individu cherche et calcule toujours, partout, uniquement et obsessionnellement son intérêt – l’entrepreneur en quête de marché, l’ami généreux en quête de reconnaissance, mais aussi le délinquant, balançant les coûts et les bénéfices de son forfait, ou le RMIste, arbitrant entre la perte de sa CMU et son retour sur le marché de l’emploi. Cette anthropologie utilitariste ouvre ainsi à une singulière « histoire naturelle de l’humanité », justifiant l’état de guerre économique mondial comme une lutte inévitable entre des êtres non seulement doués pour la compétition, mais naturellement prédateurs et agressifs. Elle justifie également une étroite conception de la société identifiée à un contrat d’association utilitaire entre des individus par nature dissociés et égoïstes. Des individus qui n’ont pas besoin des autres pour être eux-mêmes, mais pour satisfaire leurs intérêts mieux qu’ils ne pourraient le faire en restant isolés. Bref, non seulement ces individus autosuffisants pourraient exister sans lien, mais la société elle-même ne créerait aucun lien, seulement des connexions dans un réseau d’échanges. Une arithmétique simple régirait ainsi la vie sociale : ou bien chacun reçoit l’exact équivalent de ce qu’il donne et c’est là la seule justice – la justice comptable du donnant-donnant – ou bien certains reçoivent plus qu’ils ne donnent, et ceux-là, quels que soient les noms par lesquels on les désigne, sont des assistés, des parasites. D’où notamment cette rhétorique néolibérale du « on n’a rien sans rien » qui vient progressivement substituer le workfare au welfare.

La contre-anthropologie que mobilise Généreux avance sur un terrain bien connu et bien balisé par la Revue du MAUSS dont il mobilise les travaux, comme ceux de nombreux ethnologues (Salhins, Hoccart, Polanyi), paléo-anthropologues (J. Cauvin), psychologues (Damasio, Cyrulnik), éthologues (de Waal) et théoriciens de l’évolution (Pelt, Picq). Il renoue ainsi avec toute une tradition intellectuelle que le matérialisme historique marxien avait enterrée et ridiculisée, avec ce projet d’un fondement indissociablement anthropologique et moral du socialisme. Projet au cœur de la « socialo-sociologie » de Marcel Mauss, mais aussi du « socialisme intégral » de Benoît Malon ou de l’anarchisme de Kropotkine, et avant eux des socialismes français dits « utopistes » (Saint-Simon et les saint-simoniens, Leroux, Fourier, Considérant, etc.). Bien sûr, affirmer que l’être humain est avant tout un être de relation, voire un animal sympathique, que l’individuation suppose la socialisation, ou plutôt l’association donc la coopération, que l’être-soi et l’être-ensemble sont corrélatifs, pourrait paraître banal ou même irénique. Mais tel n’est pas le cas. Si Généreux appuie sa morale social(ist)e sur une synthèse solide de travaux scientifiques qui font légitimement autorité, il en explore, ce qui est plus neuf, toutes les implications pour démonter ces diverses fables du néolibéralisme, naturalisant tout aussi bien la violence des rapports humains que le prétendu penchant de l’homme pour l’échange marchand ou son « aspiration productiviste ». Plus encore, Généreux n’esquive pas la question qui fâche : il y a bel et bien « une vérité » du néolibéralisme. En effet, dans un contexte de compétition débridée, les individus semblent n’avoir d’autre choix que de se conduire effectivement comme cette anthropologie, fallacieuse, le prétend. L’auteur s’en explique longuement, en s’appuyant non pas sur la théorie marxiste (qui partagerait avec le néolibéralisme « 90 % de son patrimoine génétique ») du « reflet », mais sur les récentes recherche en psychologie sur la résilience ainsi que sur les ressorts de la servitude volontaire (notamment à partir de l’ouvrage de notre ami Michel Terestchenko). Ainsi montre-t-il comment cette dissociété piège les communautés humaines dans un gigantesque « dilemme du prisonnier ». L’immense majorité d’entre nous aurait intérêt à une société coopérative et solidaire, mais dans le contexte anxiogène qui est désormais le nôtre, la réaction la plus rationnelle pour faire face et sauver son intégrité psychique consiste à adopter ou à tolérer ce modèle « dissociétal » de la compétition solitaire généralisée.

On le voit, le diagnostic est sévère. Clinique même. Cette « mutation anthropologique » majeure définit « la plus imminente des catastrophes qui nous menace », cette « maladie sociale dégénérative » qui dresse – au double sens du terme – les individus les uns contre les autres et « altère les consciences en leur inculquant une culture fausse mais autoréalisatrice ». Fasciné par l’hégémonie de l’idéologie néolibérale, Généreux semble parfois perdre confiance dans les potentialités même de la nature humaine et des formes de solidarité ordinaire dont il reconnaît pourtant, théoriquement, toute la portée. Affirmer, avec raison, que la menace d’une dissociété ne résulte pas d’un simple dysfonctionnement technique le conduit ainsi, à tort selon nous, à poser que l’invention de politiques nouvelles ne saurait faire face à ce stade suprême de l’aliénation qu’elle incarnerait. Suggérer que « la majorité résiliente n’a pas besoin d’être convaincue par un exposé détaillé des politiques alternatives », car ces solutions – celles qui feraient le choix de la coopération – existeraient déjà et que cette majorité souffrirait avant tout d’un sentiment d’impuissance politique savamment entretenu, pour en conclure que « le seul moyen dont dispose un citoyen pour reprendre la main » consiste à « adhérer aux partis politiques et [à] y mener la bataille interne pour changer la ligne majoritaire », paraît un peu court. Car ce dont il s’agit, c’est bien de rendre possible, réaliste – et agréable – ce pari du don et de la coopération constitutif de la démocratie elle-même. Si ce pari démocratique suppose, comme le soulignait John Dewey, une « foi dans la nature humaine », totalement étrangère à l’anthropologie néolibérale, cette foi peut-elle être ravivée seulement d’en haut, par une croisade contre-hégémonique menée à partir de nos seules vieilles Églises partisanes ? Rien n’est moins sûr.
S’il y a bien une contradiction entre ce que nous tenons pour vrai dans nos relations interpersonnelles, dans l’espace de la socialité primaire – le primat de la solidarité, de la coopération et du don – et ce que nous tolérons ou même valorisons dans la vie sociale, dans l’espace de la socialité secondaire – la compétition généralisée –, n’est-ce pas en vertu de la structure même des jeux peu coopératifs dans lesquels nous nous trouvons prisonniers et qui, en quelque sorte, laissent en friche notre sens ordinaire – et naturel – de la solidarité ? La professionnalisation outrancière de la démocratie représentative, un néocorporatisme étroit, une division du travail anomique, la bureaucratisation et la marchandisation de la solidarité, etc., ne ferment-ils pas, pratiquement, tout horizon au déploiement de cet « appât du don » (Jacques Godbout) qui caractérise les Homo non-œconomicus que nous sommes aussi ? Dès lors, plutôt que de privilégier la seule lutte idéologique et partisane, cette politique de la coopération ne suppose-t-elle pas davantage de subvertir, pratiquement, la structure de ces jeux non coopératifs, d’ouvrir d’autres espaces de jeux et de valoriser toutes les expérimentations sociales qui réussissent à faire un usage efficace de cette force productive que constitue la solidarité ?

La riche analyse de Jacques Généreux nous invite ainsi à donner davantage de prolongements à un autre aspect de la tradition socialiste avec laquelle il appelle à renouer : cette dimension indissociablement morale et expérimentale si chère à Pierre Leroux, à Benoît Malon ou à Marcel Mauss – qui aujourd’hui encore nous rappellent que l’idéal socialiste est moins un dogme qu’une morale pratique de la solidarité et de l’association, et la politique réformiste moins un renoncement qu’une expérimentation constante et pluraliste.

Guère besoin d’avoir des connaissances approfondies en matière juridique pour apprécier le dernier livre d’Alain Supiot qui, indéniablement, se lit – et mérite d’être relu – avec attention et surtout avec un grand plaisir. Les questions qui y sont traitées, pour variées qu’elles soient, tiennent toutes d’un seul souffle, celui d’un juriste qui s’efforce de montrer comment l’existence du droit implique déjà une certaine conception du monde et comment il se trouve, aujourd’hui comme toujours, au cœur d’enjeux de premier ordre.
L’ouvrage se présente d’abord comme une étude de « dogmatique », dans la lignée de Pierre Legendre, qui écarte toutes les conceptions technicistes du fait juridique pour le considérer comme l’un des meilleurs outils pour déceler nos croyances les plus profondes, autrement dit comme le support d’une véritable réflexion anthropologique. « Le droit n’est pas l’expression d’une vérité révélée par Dieu ou découverte par la science ; il n’est pas davantage un simple outil qui pourrait se juger à l’aune de l’efficacité (efficace pour qui ?). Comme les instruments de mesure de la Melencholia de Dürer, il sert à approcher, sans jamais pouvoir l’atteindre, une représentation juste du monde. »
Dans le fil de cette conception du droit se trouvent des développements étonnants de vigueur sur la question de la personnalité (la « clef de voûte » sans laquelle « notre modèle anthropologique s’effondre »), sur les abus récurrents et dangereux de l’économisme et du contractualisme en la matière (des analyses toujours urgentes, au cours desquelles Mauss est appelé en renfort), sur les biotechnologies ou encore sur le droit du travail…
S’il fallait ne choisir qu’un aspect de cet ouvrage, ce serait certainement la critique des théories de la gouvernance, qui, aux yeux de Supiot, sont bien plus qu’une mode passagère puisqu’il s’agit là d’une véritable transformation, et plus précisément d’un affaiblissement, de notre façon de concevoir et d’évaluer les liens sociaux et politiques. « La gouvernance est au gouvernement ce que la régulation est à la réglementation et l’éthique à la morale : une technique de normalisation des comportements qui tend à combler l’écart entre la loi et le sujet de droit. Il s’agit dans tous les cas d’obtenir des êtres humains un comportement spontanément conforme aux besoins de l’ordre établi. » Ainsi, l’affaiblissement des États et des puissances publiques ne s’accompagne pas d’un accroissement des libertés individuelles, mais du risque de leur inféodation à des intérêts privés, que le droit serait amené à reconnaître comme pleinement légitimes, en plaçant par-dessus tous les autres principes celui de la liberté contractuelle et marchande.
Il est encore nécessaire de répéter que, dans nos sociétés, la liberté « ne peut se déployer pleinement que si la loi prend en charge tout ce qui n’est pas réductible à un échange de biens et services, c’est-à-dire tout ce qui excède la négociation des valeurs mesurables ». Plus d’un siècle après la Division du travail social de Durkheim et bien que les approches soient différentes, le lecteur trouvera dans cet ouvrage une inspiration et une profondeur d’analyse de même nature, à partir d’une analyse du droit fermement et conséquemment anti-utilitariste.
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