Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Lucien Scubla

Françoise Héritier et l’avenir du structuralisme

Texte publié le 8 novembre 2009

En dégageant la logique des systèmes semi-complexes d’alliance, fondés sur l’interdiction de redoubler les unions matrimoniales, Françoise Héritier n’apporte pas seulement une contribution de poids à l’élaboration d’une théorie générale de la parenté. Elle a aussi découvert un grand principe, formellement analogue au principe d’exclusion de Pauli - le principe de non-cumul de l’identique - , qui pourrait permettre à l’anthropologie future de réaliser une autre ambition du structuralisme : celle de dresser un répertoire des formes sociales structurellement stables, analogue à la table de Mendéleieff. L.S.

Cet article a paru initialement dans En substances. Textes pour Françoise Héritier (sous la
direction de J.-L. Jamard, E. Terray et M. Xanthakou), Fayard, 2000, p.
37-45. Nous remercions Lucien Scubla de nous l’avoir aimablement transmis et Margarita Xanthakou de nous avoir autorisés à le publier. C’est le premier article d’une série en hommage à Claude Lévi-Strauss

« L’ensemble des coutumes d’un peuple est toujours marqué par un style ; elles forment des systèmes. Je suis persuadé que ces systèmes n’existent pas en nombre illimité, et que les sociétés humaines, comme les individus _ dans leurs jeux, leurs rêves ou leurs délires _ ne créent jamais de façon absolue, mais se bornent à choisir certaines combinaisons dans un répertoire idéal qu’il serait possible de reconstituer »
(Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, p. 183)

Il y a cinquante ans, forte de ses premiers succès, l’anthropologie structurale avait l’ambition de doter les sciences de l’homme et de la société d’une rigueur et d’une puissance comparables à celles des sciences de la nature. Dans son maître-ouvrage, rehaussé d’un appendice mathématique dû à André Weil, Claude Lévi-Strauss présentait son étude des systèmes élémentaires de parenté, non seulement comme le premier volet d’une théorie générale de la parenté, mais comme renfermant d’ores et déjà les fondements de cette théorie. « Sans être exhaustive, écrivait-il, notre étude est complète, en ce sens qu’elle traite des principes. Même si nous devions envisager de développer tel ou tel aspect du problème auquel elle est consacrée, nous n’aurions à introduire aucune notion nouvelle » (Lévi-Strauss 1967 : X).

Ce n’est pas tout. En dégageant les formes prototypiques de l’alliance matrimoniale, l’anthropologue avait le sentiment de mettre au jour les bases mêmes du lien social. La prohibition de l’inceste, corrélative de l’exogamie, n’étant pas à ses yeux une règle culturelle parmi d’autres, mais constituant « l’Intervention » de la culture dans la nature et cela même qui assure « l’existence du groupe comme groupe » (ibid. : 37), autrement dit ce qui donne à la fois au tissu social sa consistance et aux individus le plus propre de leur humanité.

Bien mieux. Ayant découvert les principes organisateurs de la culture et leur capacité à engendrer un nombre fini de formes cohérentes, dont les trois types élémentaires d’alliance (bilatéral, patrilatéral, matrilatéral) offraient un premier échantillon, il lui semblait que l’anthropologie avait vocation de dresser un inventaire systématique de toutes les formes sociales structurellement stables. « Chaque enfant apporte en naissant, écrivait-il, et sous forme de structures mentales ébauchées, l’intégralité des moyens dont l’humanité dispose de toute éternité pour définir ses relations au Monde et ses relations à Autrui. Mais ces structures sont exclusives. Chacune d’elles ne peut intégrer que certains éléments, parmi tous ceux qui sont offerts. Chaque type d’organisation sociale représente donc un choix, que le groupe impose et perpétue. » (Lévi-Strauss 1967 : 108) En effet, tous les possibles ne sont pas compossibles. Comme les particules élémentaires ne peuvent s’agréger qu’en un petit nombre de configurations stables, permises par les lois de la mécanique quantique, ainsi les phonèmes ne peuvent-ils se regrouper en systèmes cohérents que suivant quelques axes oppositionnels, et les schèmes générateurs des cultures, que suivant quelques règles d’exclusion et de compatibilité mutuelles. Si bien que les lois de la phonologie devaient permettre d’établir « une sorte de tableau périodique des structures linguistiques, comparable à celui des éléments dont la chimie moderne est redevable à Mendéleieff » (Lévi-Strauss 1958 : 66), et celles de l’anthropologie structurale, « une sorte de tableau périodique [...], où toutes les coutumes réelles ou simplement possibles apparaîtraient groupées en familles, et où nous n’aurions plus qu’à reconnaître celles que les sociétés ont effectivement adoptées » (Lévi-Strauss 1955 : 183).

Sans doute, faute de bâtir lui-même la théorie dont il traçait les linéaments, Lévi-Strauss n’était-il pas encore le Mendéleieff des sciences sociales qu’il appelait de ses vœux. Mais, en construisant son célèbre « atome de parenté » (Lévi-Strauss 1958 : 58, 82) dans l’esprit de la nouvelle physique (1958 : 58, note 1), et en reconnaissant aux mythes, ou à leurs schèmes, le statut d’« objet absolu » (Lévi-Strauss 1958 : 231 ; 1964 : 21) au sens de P. Auger, c’est-à-dire une forme stable analogue à celle d’un atome ou d’une molécule (Auger 1952 : 16-27 ; Scubla 1996 : 489-490), il apparaissait comme un nouveau Moïse guidant le peuple des chercheurs vers la Terre promise, et donnait, à ceux que ses écrits éveillaient à la vocation d’anthropologue, le sentiment de participer à une aventure intellectuelle aussi captivante que la formation, trois siècles plus tôt, de la science classique.

Quelques lustres plus tard, il fallut déchanter. Les Mythologiques avaient beau se présenter comme l’achèvement d’un programme amorcé dans les Structures élémentaires de la parenté (Lévi-Strauss 1964 : 17-18), et Anthropologie structurale II, comme l’approfondissement de vues ébauchées dans un premier volume dont il reprenait le titre et la table des matières : la continuité entre eux était plus apparente que réelle. Non seulement Lévi-Strauss renonçait à écrire la deuxième partie de sa théorie générale de la parenté mais, égaré par des calculs spécieux, il se résignait à voir les structures complexes et même semi-complexes d’alliance échapper aux techniques, sinon aux principes, de la théorie structurale de la parenté (Lévi-Strauss 1967 : XXVIII-XXX). Bien plus, s’inclinant à son tour devant « l’incontestable primat des infrastructures » (Lévi-Strauss 1962 : 173) et de « la praxis des groupes » (1962 : 333), il se repentait d’avoir été jadis à la recherche de la genèse de l’échange matrimonial, alors qu’il avait seulement décrit les représentations que s’en font les hommes. Aussi, laissant à d’autres disciplines le soin d’étudier les fondements des sociétés humaines, réduisait-il désormais l’anthropologie à une étude des superstructures, et même à une psychologie (Lévi-Strauss 1962 : 173-174). L’idée de dresser une table de Mendéleieff des formes sociales était donc, ipso facto, abandonnée.

Signes d’épuisement d’un structuralisme vaincu par ses ambitions démesurées, et dont les Mythologiques seraient le crépuscule des dieux ? Sages révisions d’une anthropologie devenue plus mûre, et réduite à mettre un peu d’ordre dans le relevé empirique de la diversité humaine ? Ou simple temps d’arrêt d’une entreprise théorique légitime, mais assise sur des bases trop étroites ? À notre avis, c’est la dernière hypothèse qui est la bonne, en raison de du poids excessif que Lévi-Strauss accorde tant au « principe de réciprocité » qu’à un modèle linguistique étriqué.

En effet, même si la réciprocité est bien constitutive des réseaux d’obligations qui attachent les individus et les groupes les uns aux autres, elle ne suffit pas à fonder le lien social. À preuve, l’asymétrie des moitiés constitutives des « organisations dualistes », s’opposant comme « le Supérieur et l’Inférieur, le Bon et le Mauvais, le Fort et le Faible » (Lévi-Strauss 1967 : 80), qu’on ne saurait déduire des services réciproques qu’elles se rendent, et dont Lévi-Strauss lui-même doit bien reconnaître qu’elle forme un trait majeur de l’institution (Scubla 1985 : 152-159). Mais, chose étrange, il y voit une « contradiction » inhérente à la réalité sociale plutôt qu’un signe de faiblesse de sa « théorie de la réciprocité » (Lévi-Strauss 1958 : 179 ; Scubla 1985 : 48, 92-93, 110-114).

Par ailleurs, à supposer que la langue puisse passer pour le fondement de la culture, ou du moins pour une partie qui en représente la totalité (Lévi-Strauss 1958 : 78-79), on ne saurait réduire sa fonction à quelque chose d’aussi vague que la « communication » (Lévi-Strauss 1950 : XXXI-XXXVII ; 1958 : 69, 80, 95-96, etc. ; 1967 : 564-565), ni sa structure à un ensemble de relations aussi pauvre qu’un système phonologique (1958 : 39-44, 64-67, etc.). Si l’on en croit Chomsky, on n’a d’ailleurs rien découvert, dans les systèmes de parenté ou les taxinomies populaires, qui soit, « même grossièrement, comparable à la langue ». Et, comme « la véritable richesse des systèmes phonologiques ne réside pas dans les schémas structuraux des phonèmes mais plutôt dans les systèmes compliqués de lois par lesquels ces schémas sont formés, modifiés et élaborés », on ne saurait attendre de la phonologie structurale un modèle applicable à d’autres systèmes culturels et sociaux (Chomsky 1970 : 110-112).

La linguistique générative et transformationnelle serait-elle d’un plus grand secours ? On peut en douter (Scubla 1996 : 308-318, 397-400, 425-429 ; 1998 : 211-218, 267-269). Chomsky lui-même n’en souffle mot, et aucun résultat probant ne semble avoir été obtenu par ceux qui s’en réclament. L’analyse des nomenclatures de parenté effectuée par Lounsbury, à l’aide de grammaires formelles, relève de la théorie générale des monoïdes et ne doit rien aux travaux proprement linguistiques de l’école chomskienne.

En revanche, le structuralisme a reçu, de l’anthropologie elle-même, un double apport conceptuel dont l’importance semble avoir échappé à ses détracteurs. Celui du regretté Louis Dumont, dont nous nous limiterons à rappeller qu’il tente d’expliciter la conception holiste de la culture, postulée par le structuralisme, en subordonnant la réciprocité à la hiérarchie, et en réintroduisant ainsi dans le social la dimension du sacré (hieros), trop rapidement évacuée par Lévi-Strauss au profit d’une notion, en réalité, beaucoup plus équivoque, celle du « symbolique » (cf. Descombes 1980). Et celui de Françoise Héritier, en continuité plus directe avec les premiers travaux de Lévi-Strauss, et dont nous voudrions montrer, dans les pages qui suivent, qu’il devrait permettre de renouer avec toutes les grandes ambitions du structuralisme des années cinquante.

L’anthropologie structurale est, en effet, redevable à Françoise Héritier de trois contributions capitales : la modélisation des systèmes semi-complexes d’alliance, la prise en compte de la valeur différentielle des sexes, et la mise en évidence des effets structurants du principe de non-cumul de l’identique. Trois découvertes qui, nous allons le voir, proviennent de la même source : l’étude très fine des relations entre individus de même sexe et individus de sexes différents, qu’exige l’analyse des systèmes de parenté crow et omaha, caractérisés par un principe de non-redoublement de l’alliance, c’est-à-dire une règle interdisant le mariage dans le lignage où un parent proche a déjà pris son conjoint.

En effet, L’Exercice de la parenté révèle que, si les prohibitions matrimoniales de ce type valent également pour les deux sexes, cette « réciprocité n’implique pas la symétrie » (Héritier 1999 : 82). Dans un système omaha, par exemple, un frère ne peut répéter l’alliance de son frère, ni une sœur se marier comme sa sœur, car les uns et les autres constituent des paires de même sexe ; mais un frère et une sœur, formant une paire de sexe différent, « peuvent se marier dans le même groupe, à condition de changer de ligne » (Héritier 1999 : 82). Ils peuvent même épouser un frère et une sœur de ce groupe, c’est-à-dire se marier suivant la forme la plus simple de l’échange restreint (Héritier 1981 : 90-91, 112). Telle est la découverte fondamentale qui a permis à Françoise Héritier d’écrire le deuxième volet de la théorie générale de la parenté promise par Lévi-Strauss, en montrant qu’un système omaha fonctionne comme un « super-système aranda » (Héritier 1981 : 122), et que les systèmes qualifiés de semi-complexes sont des extensions des systèmes élémentaires (Héran 1995 : 331-345).

La théorie structurale de l’alliance a toutefois ceci de particulier qu’elle traite la différence des sexes comme une relation dont les termes sont interchangeables. Si l’on interprète l’alliance en termes d’échange, on peut dire indifféremment que ce sont les hommes qui échangent les femmes, ou que ce sont les femmes qui échangent les hommes. Comme l’écrit son fondateur, la théorie repose entièrement sur « l’idée que la relation frère/sœur est identique à la relation sœur/frère, mais que l’une et l’autre diffèrent de la relation frère/frère et de la relation sœur/sœur, ces deux dernières semblables entre elles » (Lévi-Strauss 1967 : 149). Les règles matrimoniales des systèmes semi-complexes s’accordent avec ce point de vue. Elles tiennent seulement compte, nous venons de le voir, de l’opposition entre relation croisée et relation parallèle, paire hétérogène et paire homogène, mais non de leurs termes constitutifs ; car, dans les deux cas, hommes et femmes sont soumis exactement aux mêmes règles de redoublement (possible ou impossible) de l’alliance. S’ensuit-il que la relation croisée soit, comme les relations parallèles, une relation symétrique ? Françoise Héritier le nie (1981 : 47). La relation frère/sœur, soutient-elle, est antisymétrique, comme le suggèrent déjà, à leur manière, les nomenclatures de parenté de type crow-omaha qui l’assimilent à une relation de filiation (mère/fils en régime matrilinéaire, père/fille en régime patrilinéaire). En effet, ce qui distingue essentiellement la relation parallèle de la relation croisée, ce n’est pas la simple différence des sexes, c’est son lien avec la procréation. Comme le montre la figure ci-dessous, dans une paire homogène, deux sœurs ou deux frères ont toujours la même valence, soit que tous les deux héritent, soit que ni l’un ni l’autre n’hérite du pouvoir qu’avait leur mère de mettre au monde les enfants. Alors qu’un frère et une sœur ont des valences opposées, la fille étant la seule à recevoir de sa mère le pouvoir de procréer. À moins, bien sûr, de greffer un utérus à son frère, comme le proposent certains courants féministes, dont la littérature fantastique est une variante combinatoire des récits fabuleux disant qu’à l’origine les femmes possédaient les prérogatives culturelles des hommes (cf. Héritier 1979b : 801-802).

Les mythes et les rites du monde entier confirment cette hypothèse : loin d’être marquées par le signe moins, comme le croyait Freud, les femmes sont dépositaires d’un pouvoir que les hommes leur envient, car il est essentiel à la continuité du groupe, celui de mettre au monde les enfants (Héritier 1979b : 808-811). Par suite, ce qui est en jeu dans les systèmes de parenté, ce n’est pas tant l’échange que « l’appropriation des femmes et de leurs capacités reproductrices par les hommes » (Héritier 1981 : 70, note 18). De là découlent les relations que les hommes entretiennent avec leurs compagnes aussi bien qu’entre eux. À preuve, la place centrale de la relation avunculaire dans l’atome de parenté, ou le rachat des premiers-nés. Le frère de la mère est comme un dieu _ en italien zio est très voisin de dio (Lévi-Strauss 1958 : 38) _ qui exigerait le sacrifice de son neveu, sauf à recevoir du mari de sa sœur une compensation (Scubla 1985 : 60) : les Gimi de Nouvelle-Guinée, par exemple, appellent « tête de l’enfant » les offrandes faites à l’oncle maternel lors de la naissance de son neveu, et disent que le frère de la mère « mange la tête de l’enfant » lorsqu’il les reçoit (Gillison 1986).

Il s’ensuit que donner la mort est pour les hommes ce que donner la vie est pour les femmes. Pierre Clastres l’avait déjà relevé (1977 : 100-101), mais le principe de non-cumul de l’identique, découvert par Françoise Héritier (1979a), permet de reconstruire cette équation fondamentale qui gouverne toutes les sociétés humaines, et d’en saisir mieux la portée et les ramifications.

Revenons encore une fois à la règle de non-redoublement de l’alliance. Elle s’accompagne de prohibitions sexuelles qui font apparaître un « inceste du deuxième type » (Héritier 1979a, 1994), consistant pour deux personnes apparentées à avoir des relations non pas entre elles, mais avec un(e) même partenaire. Cette forme d’inceste est d’ailleurs virtuellement présente dans la forme standard, entre une fille et sa mère, en cas d’inceste paternel, entre un fils et son père, en cas d’inceste maternel, sans qu’on puisse y voir une généralisation de la définition usuelle, puisque l’inceste frère-sœur n’y semble pas réductible. Quoi qu’il en soit, son étude apporte de nouvelles lumières sur la nature des relations incestueuses en général et celle de nombreux autres interdits (Héritier 1979a). En effet, les cérémonies de purification consécutives à ce type d’inceste, montrent que la souillure ne provient pas de la relation sexuelle elle-même mais d’un excès d’identité, dû au partage d’un même partenaire sexuel entre deux personnes qui sont déjà proches par la parenté. Ainsi, chez les Baulé, en cas de rapports sexuels d’un homme avec deux sœurs ou deux cousines utérines, on procède à un rite sacrificiel auquel prennent part les deux femmes, mais non le garçon (Héritier 1979a : 219) : car ce dernier n’est pas touché par le cumul d’identité qui frappe ses deux compagnes.

Comme c’est le même rituel de lustration qui sanctionne un inceste (au sens usuel) entre une cousine et un cousin utérins (ibid.), il en ressort que les deux formes d’inceste relèvent, en fait, du même principe : le principe de non-cumul de l’identique, dont Françoise Héritier montre par ailleurs qu’il régit beaucoup d’autres aspects de la vie sociale.

Les travaux d’Alain Testart sur la division du travail dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs (Testart 1986) ont permis de vérifier la puissance de ce principe. Ils établissent l’impossibilité de cumuler le sang menstruel, spontanément versé par la femme en âge de procréer, et le sang du gibier, délibérément versé par le chasseur. D’où ce qu’on pourrait appeler « la loi de Testart » (une des très rares lois universelles _ avec le tableau ordonné des termes de couleur dû à Berlin et Kay _ que l’anthropologie puisse inscrire à son actif) : dans toute société, si la chasse est la prérogative d’un des deux sexes, c’est toujours une activité masculine ; si les deux sexes peuvent chasser, mais que la mise à mort est réservée à l’un des deux, c’est toujours aux hommes qu’elle revient ; si l’un et l’autre peuvent tuer le gibier, mais qu’un des deux seulement peut utiliser les armes faisant couler le sang, c’est l’homme qui en aura le monopole, la femme pouvant seulement assommer ou étouffer sans épanchement sanglant ; si la femme peut elle aussi faire couler le sang, ce ne sera jamais en période menstruelle ou après un accouchement.

Il est très facile d’étendre cette loi aux autres activités sanglantes et notamment sacrificielles (Scubla 1993 : 257-264). Mais ce n’est pas tout. De même que le sang menstruel est incompatible avec le sang versé dans les activités cynégétiques, guerrières et rituelles, le sang du sacrifice est incompatible avec le sang du meurtre. C’est une règle générale que le sacrificateur ne fasse pas la guerre ou doive être désarmé dans l’exercice de ses fonctions, et que, devenu homicide, il soit privé de sa charge ou soumis à des rites de purification. Or, il suffit d’associer ces deux incompatibilités entre les trois types de sang pour obtenir la matrice du schéma trifonctionnel de Dumézil (souveraineté, guerre, fécondité) dont la formule générale, ainsi reconstruite, devrait couvrir le monde entier (Scubla 1998 : 273-282).

Ce n’est pas le lieu de développer ces idées. Il y faudrait un livre. En revanche, il nous reste à relever deux propriétés du principe de non-cumul de l’identique qui sont essentielles pour notre propos, car de nature à relancer le programme de recherche du structuralisme tel qu’il se présentait il y a cinquante ans.

Premièrement, ce que le principe de non-cumul « informe », au sens aristotélicien du terme, ce sont les pratiques elles-mêmes (cynégétiques, sacrificielles, politiques, etc.) et non pas seulement le « symbolisme » ou « l’idéologie » qui les accompagnent, comme pourraient le faire croire certaines déclarations de Françoise Héritier ou d’Alain Testart. Il s’agit d’un principe organisateur de la société elle-même et de ses institutions, et pas seulement des représentations qu’en ont ses membres. Autrement dit, c’est un principe formel qui donne à l’anthropologie un nouvel accès aux infrastructures.

Deuxièmement, le principe de Françoise Héritier est formellement analogue au principe d’exclusion de Pauli, qui donne la clé des structures atomiques. Plus exactement, le principe d’exclusion est, lui aussi, un principe de non cumul de l’identique : il stipule que, dans un même atome, deux électrons ne peuvent avoir leur quatre nombres quantiques identiques. Or, il s’agit d’une loi structurale sans laquelle la matière ne serait qu’un magma informe et indifférencié. De plus, il permet de reconstruire a priori la table périodique des éléments qui avait d’abord été obtenue empiriquement. Si donc on pouvait montrer que le principe de Françoise Héritier détient, à l’égard des configurations culturelles, les mêmes capacités morphogénétiques que le principe de Pauli à l’égard des structures matérielles, on pourrait reprendre la suggestion qu’avait risquée Lévi-Strauss de dresser une table de Mendéleieff des cultures, un « répertoire idéal » des formes possibles qui s’offrent à toutes les sociétés humaines. On établirait ainsi la légitimité d’une anthropologie théorique aussi distincte et complémentaire de l’ethnographie, que la physique théorique est distincte et complémentaire de la physique expérimentale. On pourrait enfin dépasser le conflit entre individualisme et holisme, en montrant que la sociologie, qui étudie des agrégats d’individus à l’aide de « modèles statistiques », et l’anthropologie, qui étudie les sociétés comme des touts, à l’aide de « modèles mécaniques » (Lévi-Strauss 1958 : 311-317), entretiennent l’une avec l’autre le même type de rapports que la thermodynamique et la mécanique quantique, qui, de leur côté, étudient respectivement le comportement collectif et la structure interne des atomes et molécules. En un mot, on parviendrait à rapprocher l’anthropologie des sciences de la nature sans la dissoudre dans la physique ou la biologie.
Bien entendu, tout cela res
te à faire, mais nous voulions seulement montrer que la tâche semble possible et digne d’être tentée. L’anthropologie française est forte d’une tradition théorique dont le structuralisme représente un des plus beaux fleurons. Seule la dispersion des efforts en bride la vitalité. Mais les pistes ouvertes par Françoise Héritier devraient donner, aux nouvelles générations de chercheurs, le goût et les moyens de fédérer leurs travaux au sein de la tradition qu’elle-même a si bien su prolonger et enrichir.

BIBLIOGRAPHIE

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On pourra utilement compléter la lecture de cet article par l’ouvrage de Lucien Scubla : Lire Lévi-Strauss, Odile Jacob, 1998.

4e de couverture. Lire Lévi-Strauss, c’est avoir à réunir deux versants de son œuvre. Le versant sociologique des structures de parenté et le versant symbolique de l’interprétation des mythes. Curieusement, l’articulation des deux versants est un point aveugle de son oeuvre, une « formule canonique du mythe » qu’il a énoncée sans prendre toute la mesure de son rôle. Dans ce livre, Lucien Scubla explique cette formule canonique et montre sa très grande richesse d’utilisation, retrouvant ainsi la source vive de l’une des pensées les plus marquantes de ce siècle. Anthropologue, Lucien Scubla est membre du CRÉA (École polytechnique).

NOTES